Médecine clandestine et vasectomie volontaire dans l’Europe de l’entre-deux-guerres
Résumés
Le renouvellement de la perception des processus de génération a accru l’implication des hommes dans la reproduction en même temps qu’il a renforcé la médicalisation des questions sociales. En parallèle de ses indications thérapeutiques et eugéniques relativement courantes dans les années 1920 et 1930, la vasectomie est employée en Europe à partir de 1929 dans un but anticonceptionnel. De façon marginale, cette pratique se répand à travers des réseaux libertaires à l’initiative de médecins et de néo-malthusiens. Le cadre légal et les significations sociales d’un même geste mettent ici en exergue les enjeux discursifs dans l’intégration et la diffusion d’une technique médicale. Tandis que patients et médecins se font complices d’un acte hors-la-loi, la criminalisation de la stérilisation volontaire interroge autant les limites de la disposition de soi que celles de l’autonomie du savoir médical
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- 1 MC LAREN Angus, Histoire de la contraception de l’Antiquité à nos jours, Paris, Noêsis, 1996.
- 2 ARIES Philippe, « Le triomphe de la contraception », dans Amour et sexualité, Paris, Fayard, 2012, (...)
- 3 GONZALES Jacques, Histoire naturelle et artificielle de la procréation, Paris, Bordas, 1996.
- 4 FISCHER Jean-Louis, L’Art de faire de beaux enfants, Paris, Albin Michel, 2009.
- 5 CAROL Anne, « Médecine et eugénisme en France, ou le rêve d’une prophylaxie parfaite (XIXe-première (...)
1En matière de procréation et de contraception, l’inégale division sexuelle place de longue date l’essentiel des responsabilités et des conséquences du côté des femmes. Cependant, il convient de ne pas considérer l’histoire des pratiques anticonceptionnelles occidentales comme une permanence anhistorique qui n’impliquerait les hommes à aucun moment ni en aucun lieu1. Si l’idée d’une « pensabilité » de la contraception dans les sociétés d’ancien régime démographique est débattue par les historiens2, il semble que le XIXe siècle a fait naître en Europe une perception de l’individu, de la famille et de la société qui renouvelle la manière de penser les responsabilités de la génération, et qui partant, redéfinit l’implication des hommes en ce domaine3. Au début du siècle, l’art de faire de beaux enfants, la callipédie4, s’efface progressivement pour laisser place aux projets de perfectionnement de l’espèce humaine, telle la mégalanthropogénésie, puis aux prémices de l’eugénique5. La procréation devenue science s’en trouve soumise aux pouvoirs médical, scientifique et politique masculins, et la rationalisation des naissances nécessite une participation des citoyens mâles à un élément fondateur du devenir collectif : le renouvellement et l’amélioration de la population. Premiers à contrôler le rythme des naissances dès la fin du XVIIIe siècle, les Français semblent avoir adopté largement la méthode du coït interrompu pour limiter leur descendance sans se soumettre à une fâcheuse abstinence.
2Dans les années 1920 et 1930, les moyens de « la fraude conjugale » demeurent, pour l’essentiel, le coït interrompu et, dans une moindre mesure, le préservatif ; deux méthodes contrôlées par les hommes. De façon marginale, une autre technique anticonceptionnelle masculine est employée, qui ne relève pas de la contraception – en soi réversible et temporaire – mais d’une méthode anticonceptionnelle définitive : la stérilisation par vasectomie. La dimension symbolique de la castration plane bien évidemment, et la vasectomie suscite à cet égard un émoi particulier chez les hommes. Mais au-delà, elle pose des questions spécifiques : sa technique très simple ne lui oppose que peu de limites et des cas de stérilisations clandestines émergent çà et là en Europe dès la fin des années 1920. Une propagande en faveur de sa pratique est diffusée dans divers pays, plusieurs médecins et réseaux de praticiens proposent leurs services pour stériliser des volontaires, et des opérations clandestines ont lieu entre 1929 et 1936 en Autriche, en France, en Belgique, en Espagne, en Angleterre ou encore en Roumanie.
- 6 SERNA Élodie, L’Affaire des stérilisations de Bordeaux (1935-1936). Virilité, race et nation en pér (...)
3Les médecins ne sont alors pas les seuls à participer aux controverses que suscitent ces affaires : au cœur d’une période où l’eugénisme fait débat, la stérilisation dépasse la dimension du choix individuel. Choisir entre une procréation consciente, raisonnée, saine (selon les uns), ou prolifique, vigoureuse, « naturelle » (selon les autres), se pose alors comme un choix lourd de conséquences politiques. Des médecins de renom, des hygiénistes, des eugénistes, des sexologues, des militants de la réforme des modes de vie, des moralistes, des criminologues, des hommes d’Église et des hommes politiques, débattent alors de la légitimité à intervenir sur le sexe masculin pour stériliser les hommes, et plus particulièrement les prolétaires6.
4Pour juguler le risque de contagion d’une pratique nocive aux projets populationnistes, la lutte contre l’initiative téméraire d’hommes désireux de ne plus procréer et la répression des activités illégales de praticiens s’imposent comme nécessité. Pourtant, l’opération en elle-même n’est pas inédite ni interdite et, dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, différents types de vasectomies coexistent sans être équivalentes devant la loi. Si leurs statuts juridiques dépendent en premier lieu du consentement, d’autres éléments interviennent, que nous tenterons d’identifier. C’est sous l’angle de la dichotomie légalité/illégalité que nous nous intéressons ici aux vasectomies pratiquées durant la période, et particulièrement à l’exercice d’une médecine clandestine. Au-delà du terrain du droit, la stérilisation masculine volontaire, pratiquée de manière « sauvage », peut être observée comme une expérience d’insubordination face à la tentative d’un contrôle médical sur le corps. Ainsi établirons-nous une typologie des vasectomies selon leurs cadres institutionnels ; nous accompagnerons brièvement quelques praticiens hors-la-loi qui se sont livrés à l’exercice de la vasectomie clandestine ou à sa propagande ; et mènerons une rapide réflexion sur ce qui fonde le caractère subversif de la stérilisation masculine volontaire qui contraint stérilisateurs et stérilisés à la clandestinité. Pour ce faire, un corpus de sources constitué d’un ensemble hétérogène a été rassemblé : archives judiciaires, archives et presse militante libertaires et néo-malthusiennes, essais, thèses de médecine.
Usages et mésusage de la vasectomie
- 7 SHEYNKIN Yefim, « History of vasectomy », Urologic clinics of North America, 2009, vol. 36, n° 3, p (...)
- 8 FLOERSHEIM Dr, Le Traitement opératoire moderne de l’hypertrophie de la prostate, Paris, Asselin et (...)
5La vasectomie ne date pas de l’entre-deux-guerres. En 1885, le chirurgien et urologue français Félix Guyon emploie pour la première fois la résection du vas deferens comme alternative à la castration dans un cas d’hypertrophie prostatique7. La résection produit une diminution du volume de la prostate sans provoquer d’atrophie. Dès le premier congrès d’urologie qui s’est tenu à Paris le 22 octobre 1895, la recherche de méthodes substitutives à la castration est une préoccupation des médecins, conscients du sacrifice de leurs testicules et prétendument de leur virilité que doivent faire leurs patients8. Plusieurs centaines de vasoligatures (ligatures des canaux spermatiques) sont expérimentées jusqu’à la fin du siècle et de nombreux ouvrages médicaux font état des expériences et observations de chirurgiens à travers le monde. Des thèses de médecine des années 1930 témoignent de la pérennité de l’emploi de la vasectomie pour traiter le prostatisme.
- 9 FAUSTO-STERLING Anne, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, (...)
- 10 BROWN-SEQUARD Charles Edouard, « The effects produced on man by subcutaneous injection of a liquid (...)
- 11 CAROL Anne, « La virilité face à la médecine », Histoire de la virilité. La virilité en crise ?, Pa (...)
6En parallèle des interventions des urologues, et grâce aux premiers travaux menés par l’allemand Berthold en 1849 sur les sécrétions internes des organes génitaux, les recherches des endocrinologues fondent les prémices de l’andrologie à la fin du XIXe siècle9. Le français Brown-Séquard expérimente une injection à base de testicule de cobaye sur son propre corps en 1896 et restitue les résultats de ses expériences trois ans plus tard devant la Société de biologie de Paris10. D’autres médecins se prêtent à des expériences tout aussi téméraires, tel l’américain Lydston qui greffe, notamment sur lui-même, des tranches de testicules de prisonniers décédés, tandis qu’au même moment, d’autres prisonniers, bien vivants, sont vasectomisés pour résoudre la question du crime par traitement chirurgical. L’exploration du masculin et la volonté de reviriliser amènent de nombreux médecins à tenter les expériences qui nous semblent aujourd’hui les plus folles. Le plus célèbre d’entre eux, Serge Voronoff, s’est particulièrement illustré avec l’institutionnalisation des greffes de testicules de singes11.
- 12 SENGOOPTA Chandak, « ‘Dr Steinach coming to make old young!’: sex glands, vasectomy and the quest f (...)
- 13 Sigmund Freud et William Yeats figurent parmi les plus célèbres patients opérés selon cette méthode (...)
- 14 CORNERS George F., Rejuvenation. How Steinach Makes People Young, New York, Thomas Seltzer, 1923, p (...)
7Le professeur autrichien Eugen Steinach, dont les travaux s’inscrivent dans cette lignée, théorise quant à lui l’utilisation de la vasectomie pour régénérer le corps12. L’idée ancienne d’une énergie contenue dans la semence masculine est réactualisée par des travaux de recherche sur les cellules des gonades : ligaturer les vas deferens pour stopper la production de cellules de reproduction favoriserait la production de cellules de puberté à l’origine du développement des caractères masculins. On dirait aujourd’hui que, selon Steinach, la suppression des fonctions exocrines des testicules favorise l’activité endocrine. Ainsi pense-t-il pouvoir intervenir sur les caractères physiques et les caractères comportementaux – telle l’attirance par les femmes. L’opération n’est jamais appelée vasectomie, mais « opération de rejuvénation » ou « opération de Steinach ». Elle vise à traiter des hommes vieux, déclinants, affaiblis, des hommes impuissants, des hommes en mal de virilité13. À travers la régénération d’individus dits faibles, elle a aussi le pouvoir de régénérer le corps social, en remettant des hommes au travail14, en clarifiant la binarité hommes/femmes, en normalisant les comportements sexuels. Pathologisation de la vieillesse, vision utilitariste des corps, réassignation de la bonne sexualité : dans un processus de double assimilation, les caractères de la jeunesse sont associés à la masculinité, et les représentations de la masculinité à la virilité. De nombreux praticiens à travers le monde reconnaissent la validité de ces travaux et la grande circulation des connaissances et des pratiques médicales permettent à l’opération de Steinach de bénéficier d’une forte reconnaissance institutionnelle, surtout en Europe et en Amérique du Nord.
- 15 WEINDLING Paul, Health, Race and German Politics between National Unification and Nazism, 1870-1945(...)
- 16 MOREL Benedict-Auguste, Traité des dégénérescences physiques, mentales et morales de l’espèce humai (...)
- 17 HELLER Geneviève, JEANMONOD Gilles et GASSER Jacques, Rejetées, rebelles, mal adaptées. Débats sur (...)
8Une médicalisation croissante des questions sociales est visible en Europe au XIXe siècle et dans le premier XXe siècle, jusqu’à l’emploi du bistouri dans la panoplie des instruments d’ingénierie démographique – qui trouve son apogée dans l’Allemagne nazie15. Comme sur le continent américain, l’intérêt porté à la sexualité masculine est très nettement lié à ce processus. Les parties génitales masculines sont devenues l’objet de nombreuses attentions, afin de redonner aux hommes toute leur virilité, mais aussi dans l’idée de favoriser les meilleures naissances, puis d’opérer un tri parmi les procréateurs potentiels. Dans la science de la bonne naissance, l’eugénique, la stérilisation est la clé d’une gestion rationnelle de la population. En dignes successeurs de Benedict-Auguste Morel16, c’est aux médecins de repérer les porteurs d’« une déviation maladive du type primitif » dont la reproduction serait susceptible de modifier les qualités acquises par la population au cours des générations. Dès la fin du XIXe siècle, la théorie de la dégénérescence dépasse largement le champ médical et contamine l’ensemble du corps social. L’eugénique se pose alors comme une science nouvelle, humaniste et généreuse, qui ravive la responsabilité de la procréation pour mettre fin à la reproduction de ceux dont les maux accablent la société tout entière. L’homme nouveau n’a plus seulement la charge de faire de beaux enfants pour sa famille, il a aussi celle de générer une belle race pour sa nation, pour l’espèce. Entre 1928 et 1935, plusieurs lois instituant la stérilisation forcée en Europe font entrer la vasectomie dans le registre des méthodes institutionnelles coercitives de rationalisation socioéconomique des populations : en Suisse (dans le canton de Vaud), au Danemark, en Allemagne, en Norvège, en Suède et en Finlande17.
- 18 RONSIN Francis, La Grève des ventres : propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité françai (...)
- 19 MALTHUS Thomas, Essai sur le principe de population, [1798], Paris, Gonthier, 1964.
- 20 Lettre de Jeanne Humbert à Alain Kersauze du 9 janvier 1978. IIHS fonds Humbert 641.
9La notion de dégénérescence dépasse les théories racialistes et contamine jusqu’aux franges les plus progressistes. Les mouvements néo-malthusiens, nés à la fin du XIXe siècle, œuvrent pour une génération consciente qui soit le chemin vers le pacifisme, la libération prolétarienne, l’émancipation des femmes et la libération sexuelle18. Ne reprenant de la loi de Malthus19 que l’analyse arithmétique des rapports entre population et moyens de subsistance, ils se livrent à une propagande en faveur de la contraception et à la distribution de procédés de préservation contraires aux préceptes du célèbre pasteur anglican. Dès 1910, lors du congrès néo-malthusien de La Haye, la vasectomie est « présentée comme destinée à empêcher la reproduction des malades, des criminels, des tarés de toutes sortes ». Le Docteur Rutgers, présentant les bienfaits de la vasectomie, suggère « qu’un fonds soit créé qui permette de pratiquer ces opérations sur tous les tarés qui le désirent et cela gratuitement. Il fait appel aux chirurgiens pour qu’ils brisent les traditions néfastes, les préjugés meurtriers de la race et tentent courageusement de sauver les individus, les sociétés, l’espèce20. »
- 21 BARTOSEK Norbert, La Stérilisation sexuelle. Son importance eugénique, médicale, sociale, Bruxelles (...)
- 22 LANVAL Marc, La Stérilisation sexuelle, Bruxelles, Le Laurier, 1934.
10Ce n’est toutefois pas seulement sur le plan de la régénération de la race humaine que se placent les vasectomistes néo-malthusiens pour défendre la stérilisation masculine. S’il faut limiter les naissances d’enfants défectueux et éviter la multiplication d’enfants sains, il faut aussi limiter le trop-plein de main-d’œuvre qui entraîne tous les maux – misère, vices, maladies, taudis, tares, dégénérescence, ignorance, prostitution, guerre. Rien ne sert de stériliser les anormaux si les sains ne limitent pas aussi leur descendance. La stérilisation volontaire masculine est donc une mesure complémentaire à la stérilisation eugénique. Elle est défendue en tant qu’instrument contre les stratégies populationnistes de la bourgeoisie industrielle, en tant qu’arme de résistance portée au plus profond de soi contre le capitalisme – véritable cause de la dégénérescence. Parmi les vasectomistes convaincus, certains ne tarissent pas d’éloges pour cette méthode anticonceptionnelle. Des brochures sont publiées, des articles paraissent dans la presse anarchiste, des réseaux s’organisent pour que les hommes volontaires puissent recourir librement à la stérilisation. La vasectomie, « nouvelle aube de l’humanité21 », s’inscrit dans un projet de reproduction conscient et collectif, où la science guide l’humanité22. Et où le pénis, fertile ou non, guide finalement le monde.
11Des quatre types de vasectomies pratiquées dans l’Europe de l’entre-deux-guerres (thérapeutique, réjuvénatrice, eugénique, anticonceptionnelle), toutes ne sont pas assumées comme des opérations de stérilisation. Une seule et même technique s’inscrit dans des cadres discursifs et institutionnels divers qui fractionnent sa pratique et lui octroient un caractère pluridimensionnel, polysémique. Les opérations sur les hommes dont la virilité est déjà pensée comme anéantie par le vice ou la maladie sont susceptibles d’être considérées comme légitimes et donnent lieu à une controverse dans tous les pays européens, tandis que les vasectomies volontaires d’hommes ne présentant aucune pathologie – ou prétendue pathologie – ne sont quant à elles défendues activement que dans des milieux militants restreints.
12L’annihilation des capacités génésiques d’hommes considérés comme vigoureux semble perturber une certaine appréhension du masculin. Par ses effets démographiques supposés (surtout là où la dénatalité effraie comme en France et en Autriche) et par sa transgression des normes de genre, elle menace de bouleverser l’ensemble des rapports sociaux. La vasectomie volontaire à visée anticonceptionnelle sort des cadres légaux dans tous les pays concernés et, par conséquent, sort des cadres médicaux institutionnels pour n’être exercée qu’en clandestinité.
13On pourra s’interroger sur le caractère toujours relatif de la volonté sous l’effet des pressions sociales, mais il importe ici de distinguer clairement une pratique pleinement désirée, de celle des stérilisations institutionnelles contraintes qui ont lieu dans le même temps dans différents pays européens, et des prescriptions thérapeutiques (fondées ou non) qui légitiment l’emploi de la vasectomie dans un cadre médical.
Médecins clandestins et réseaux vasectomistes
14Plus qu’aux hommes qui ont fait le choix de la vasectomie en dehors de toute prescription médicale ou légale, nous nous intéressons ici à ceux qui leur ont offert les moyens de mettre en œuvre leur projet de stérilisation. L’insubordination à l’injonction de procréation a trouvé à s’allier à l’insubordination au pouvoir médical. La potentialité subversive du geste est incarnée en deux éléments, deux figures qui ne sont plus patient et médecin, mais complices hors-la-loi. Parmi eux figurent des praticiens de deux sortes : des médecins reconnus qui opèrent dans la clandestinité, et des non-médecins qui maîtrisent la technique de vasectomie – comme d’autres maîtrisent discrètement celles de l’avortement.
15En 1929, dans un pénitencier autrichien, un prisonnier explique ingénument au médecin de détention que ses cicatrices au niveau des bourses sont dues à une stérilisation pratiquée par un certain Docteur Schmerz. Le médecin s’empresse alors de dénoncer ces agissements qui constituent selon lui « une lourde menace contre la vitalité de la nation ». S’ensuivent nombreuses perquisitions, des arrestations et interrogatoires dans des foyers ouvriers. Treize personnes avouent avoir été opérées par le même Schmerz mais, solidaires, refusent de déposer contre lui. Les experts convoqués pour l’occasion, embarrassés, ne savent pas quelle opération a été pratiquée : la stérilité est-elle définitive ? S’agit-il d’une ligature ou d’une section du canal spermatique ? Quels en sont les effets à long terme ? Dans le doute, le professeur Schmerz est inculpé pour blessures corporelles légères. Ce procès est le premier d’une série d’affaires retentissantes qui ont lieu durant les deux premiers tiers de la décennie 1930 en Autriche, dans les régions proches de Graz. Des médecins locaux, jusqu’au directeur d’un sanatorium, des étudiants en médecine, des militants anarchistes et des ouvriers, s’associent à répétition dans le crime de lèse-fécondation pour organiser des stérilisations masculines.
- 23 BARTOSEK Norbert, La Stérilisation sexuelle…, op. cit., p. 12-36.
16La première enquête de 1929 révèle que les stérilisés sont majoritairement des travailleurs mariés qui doivent élever plusieurs enfants. Selon la police de Linz, « la chose était très connue et […] les hommes allaient en masse à Graz pour se faire stériliser par le prof. Schmerz ». Cinq cents employés de chemins de fer figureraient parmi les opérés, dont le nombre est estimé à environ sept cents. La peine infligée au professeur Schmerz, symbolique puisqu’aucun texte ne prévoit ce délit, suscite un grand meeting de protestation le 26 novembre 1929. Cependant, sa pratique est loin de faire l’unanimité et son nom est rayé de l’Association des médecins allemands-autrichiens : ses opérations menacent l’avenir de la nation et s’opposent à l’éthique médicale allemande. Les réactions des confrères de Schmerz sont parfois vives : « Il n’existe pas une injure plus grande pour un Allemand que de s’entendre dire qu’il n’est pas un homme ! Pour cette raison aucun Allemand ne se laissera déposséder de sa virilité ! », profère le Dr Jerzabeck23. Pourtant, la demande persiste et Schmerz continue à stériliser. Malgré cette première condamnation, il est arrêté encore à deux reprises en 1933 et en 1934.
- 24 Communiqué de Comité anarchiste de défense du droit de la vasectomie en Autriche, 26 décembre 1932. (...)
17Schmerz est loin d’être le seul en Autriche à se prêter aux volontés stérilisatrices. Une deuxième affaire éclate fin 1932, en lien avec l’Union des socialistes antiautoritaires, dont fait partie le théoricien anarchiste Pierre Ramus, principal animateur du Comité anarchiste de défense du droit de la vasectomie en Autriche (qui défend aussi le droit à l’avortement). Ce comité organise de nombreux meetings et diffuse des textes en faveur de la stérilisation libre, après qu’un groupe de médecins et d’étudiants, la plupart anarchistes, a réalisé des opérations dans une démarche d’entraide sociale. Pour que l’opération soit accessible à tous les prolétaires, le tarif fixé est bas, et l’opération est même gratuite pour les chômeurs. Une partie des médecins reverse les gains aux organisations anarchistes. Selon un communiqué du Comité, des centaines d’hommes sont ainsi vasectomisés24.
18Dans cette deuxième affaire, quatre-vingt-quatre personnes sont arrêtées à Graz et à Vienne en septembre 1932, et vingt personnes, dont Ramus considéré comme l’organisateur du réseau, sont emprisonnées. En décembre, celui-ci entame une grève de la faim pour revendiquer ses idées anarchistes et sa ferveur vasectomiste. Quatre-vingt-quinze stérilisés sont examinés par des experts et vingt-trois personnes sont inculpées de « crimes anticonceptionnels ». Après l’insurrection de février et l’instauration de l’austrofascisme de Dollfuss, le procès relancé annule l’acquittement général. En mai 1934, Ramus et dix-huit de ses camarades sont condamnés aux travaux forcés.
19Plus discrètement, d’autres affaires suivent : en avril 1935, un chirurgien impliqué dans l’affaire de Graz de 1929 est écroué durant neuf mois pour avoir pratiqué des vasectomies dans les régions de Graz et de Leoben. Son complice, un mécanicien, est écroué lui aussi. En 1937, c’est un ancien étudiant en médecine qui est arrêté à son tour, parmi d’autres vasectomistes, pour avoir stérilisé dans plusieurs villes d’Autriche. Combien sont ceux qui ne se sont pas faire prendre ? L’ensemble de ces procès autrichiens révèle que les stérilisations volontaires ont pu être une pratique significative dans certains milieux politiques et ouvriers de l’entre-deux-guerres. Les conditions de réalisation des opérations – accessibilité, voire gratuité, prise de risque, désintéressement personnel, soutien aux organisations anarchistes – font de cet acte médical un acte militant.
20Parmi les praticiens présents dans ces procès figure une fratrie : Klemens et Norbert Bartosek Tous deux sont anarchistes. Le premier, qui est chirurgien, enseigne au second la technique de la vasectomie. Impliqué dans l’affaire des stérilisations de 1932, Norbert fuit l’Autriche et voyage en Europe à partir de 1933 au sein des réseaux libertaires à qui il offre ses talents de chirurgien ès-stérilisation. Une partie de son parcours peut être retracée.
Une pratique libertaire
- 25 LIGUDA Gerardo, Vasectomia, Amor sin consecuencias, Valencia, Solidaridad obrera, 1933.
- 26 Interview de J. Angel Aransaez Cacicedo, Manuel Chiapuso Hualde, Emiliano Serna Martinez. « Protago (...)
21Le premier pays où l’on retrouve Norbert Bartosek est l’Espagne. Il aurait été arrêté à Madrid en décembre 1933, à la suite d’une série de stérilisations sur des travailleurs anarchistes membres ou proches de la Confédération nationale du travail (CNT). C’est d’ailleurs la même année qu’est publié dans le pays le principal support de propagande en faveur de la vasectomie. Signée par un militant de la Ligue internationale pour prévenir le repeuplement, filiale de l’Association internationale des travailleurs, la brochure Vasectomia. Amor sin consecuencias est publiée par les éditions de la CNT25. À la même période, il semble que Bartosek ait aussi opéré à Saint-Sébastien26. Si l’on a pu retrouver quelques traces de stérilisations qui se seraient déroulées dans les milieux anarcho-syndicalistes, aucune affaire n’est aussi visible qu’en Autriche. La question est cependant débattue et la force du mouvement anarchiste peut laisser penser que des réseaux efficaces ont existé. La diffusion de textes appelant à la pratique de la vasectomie suppose également la présence des moyens de s’y soumettre.
- 27 Un medico rural, « La Vasectomia », Estudios, n° 118, 1933, p. 24-25.
- 28 MASJUAN BRACONS Eduard, La Ecología humana en el anarquismo ibérico: urbanismo “orgánico” o ecológi (...)
- 29 PUENTE Isaac, « Sobre la vasectomía », La Revista blanca, 27 décembre 1935, p. 7-8.
- 30 MONTSENY Federica, « Dos palabras sobre la vasectomia », La Revista blanca, 29 novembre 1935, p. 9- (...)
22C’est encore au Pays Basque que l’un des défenseurs notoires de la vasectomie, Isaac Puente, figure du mouvement anarchiste espagnol, exerce comme médecin. Théoricien du communisme libertaire, il collabore à de nombreuses revues acratas, et y publie des articles de théorie politique comme des informations et des conseils en sexologie. En 1933, alors que Bartosek séjourne dans cette région, il publie anonymement son premier texte en faveur de la vasectomie27. Puente nous amène à inscrire cette technique dans une théorisation de la conscience de soi propre au mouvement naturiste libertaire qui mêle nudisme, végétarisme, abstinence alcoolique, et proto-écologie28. Il fait une critique en acte de la médecine institutionnelle et défend une approche holistique de la santé qui rétablit le lien entre l’individu et son corps, entre l’environnement et l’organisme, entre l’émancipation personnelle et l’émancipation sociale. À ce titre, si la pratique de la vasectomie à visée anticonceptionnelle fait concorder les aspirations individuelles (famille restreinte) et l’amélioration de la qualité de vie humaine, elle n’est qu’un pis-aller : « Le perfectionnement des moyens anticonceptionnels physiologiques balaiera la vasectomie29. » Il n’en demeure pas moins que son intégration dans le champ social, avec l’ensemble des questions relatives au corps et à la santé, lui confère un sens politique certain. Elle ne fait pas pour autant l’unanimité chez les anarchistes. Dans un article de la revue Revista blanca, Federica Montseny s’y oppose et dénonce « cette ultime extravagance » parfois présentée comme « la panacée universelle30 ». La multiplication des articles et des conseils aux lecteurs de la presse libertaire espagnole sur la stérilisation volontaire laisse penser que Bartosek n’est pas le seul à avoir opéré dans le pays. Mais qui sont ces stérilisateurs ? Leur prudente clandestinité nous interdit de le savoir, et on ne peut se contenter, pour le moment, que de continuer à suivre le parcours de Bartosek.
- 31 AUZIAS Claire, Mémoires libertaires : Lyon 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 251-252.
23Après son passage en Espagne, et semble-t-il son expulsion suite aux stérilisations qu’il a pratiquées fin 1933 à Madrid, Norbert Bartosek rejoint la France. Selon des témoignages recueillis par Claire Auzias, il séjourne un moment à Lyon, où il offre ses services et stérilise un bon nombre de volontaires31. Il rencontre ensuite deux ouvriers anarchistes de la région parisienne qui deviennent ses assistants. Ensemble, ils font un passage remarqué à Bordeaux où, fin mars 1935, une série de stérilisations masculines a lieu dans l’appartement d’un couple d’employés des postes. Comme dans le cas de la dénonciation de Schmerz en 1929, la police en est informée par un médecin qui constate des cicatrices sur les bourses de l’un de ses patients.
- 32 Ibidem.
24L’enquête permet rapidement de savoir comment se sont déroulées les opérations. Du linge, du matériel d’asepsie et une lessiveuse utilisée comme étuve sont mis à la disposition du chirurgien qui a amené le reste du matériel. Les volontaires à la stérilisation qui défilent dans l’appartement tout le week-end paient entre 150 et 500 F – sommes alors considérées comme modiques. L’intervention commence avec une anesthésie par piqûre de cocaïne, puis une petite incision permet de sortir le canal déférent. Un ancien assistant de Bartosek, un Lyonnais, explique : « C’est facile, il est corné, il est blanc ; tu ouvres le testicule tout petit, tu dégageais le canal déférent, tu ligaturais avec un fil de chirurgie, puis on le coupait ; le morceau d’en bas descendait dans les testicules, et on ligaturait32. »
- 33 « Une extraordinaire affaire de stérilisation à Bordeaux », Le Matin, 1er avril 1935, p. 1.
- 34 La Dépêche du centre, 2 avril 1935.
- 35 LE NAOUR Jean-Yves, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs sexuelles d (...)
25L’affaire, qui éclate le 1er avril 1935, suscite l’intérêt immédiat de la presse régionale et nationale et alimente une vive controverse pendant plusieurs semaines. On parle d’« un défi à la raison », « de mœurs sauvages33 », on débat de l’opportunité de la vasectomie, on s’interroge sur le sens du refus de procréer, on fait le parallèle avec l’eugénisme négatif, et on se demande si l’autrichien Bartosek n’œuvre pas pour le compte de l’Allemagne en « agent de l’étranger désireux d’atteindre la France dans ses sources vives34 ». Ceci rappelle « la dénonciation du mal allemand » dont le préservatif soupçonné d’importation faisait l’objet durant la Première Guerre mondiale35. Les peurs de la désagrégation de la nation persistent. Immédiatement, la stérilisation volontaire est donc liée à la possibilité d’une affection collective. Parce qu’elle ramènerait l’homme à l’état primitif, qu’elle affaiblirait la race, ou parce qu’elle mettrait en péril la jeunesse, elle concerne davantage la communauté qui la subit que l’individu qui la choisit. C’est au nom de cette conséquence sociale que la majorité des commentateurs condamnent un acte jugé inconséquent, égoïste, imbécile et déraisonné.
- 36 ARRU André, « Hier », Les Cahiers des Amis d’Aristide Lapeyre, n° 2, avril 1986, p. 17-25.
26Des incarcérations ont rapidement lieu : les hôtes, les organisateurs présumés, les assistants et Bartosek lui-même sont incarcérés ou recherchés activement. La police soupçonne que d’autres lieux aient servi de lieux de stérilisation en région parisienne, sur la Côte d’Azur, en Belgique ; des commissions rogatoires sont lancées dans plusieurs villes de France ; des centaines de personnes sont interrogées36. Police et experts médicaux constatent les cicatrices de l’opération sur les témoins pour définir de quelle opération étrange il s’agit : l’enjeu est d’abord de savoir s’il y a castration ou non et si l’opération peut ou a pu mettre en danger les patients, afin de qualifier juridiquement un fait inédit pour un tribunal français.
- 37 Notons qu’il n’est pas fait référence à l’exercice illégal de la médecine dans le jugement puisque (...)
27La castration est d’abord envisagée comme chef d’inculpation : le crime, prévu par l’article 316 du Code pénal, est passible des travaux forcés. Mais en première instance, les faits sont qualifiés de coups et blessures avec préméditation. Bartosek et ses acolytes sont condamnés à des peines de six mois à trois ans de prison, à des amendes et des interdictions de séjour. Les peines sont finalement réduites en appel et le stérilisateur est libéré après 15 mois de prison37. Peu avant cela, en 1936, Bartosek est loin de faire acte de contrition durant son incarcération puisqu’il travaille à la publication d’un livre, La Stérilisation sexuelle. Il y cite le médecin autrichien Schmerz : « La stérilisation permanente sur l’homme est une intervention extrêmement répandue et sans cesse pratiquée. » Nous n’avons pas assez d’éléments pour confirmer ce point de vue, ou cette constatation, mais il semble important d’envisager la pratique de la vasectomie clandestine comme un signe des temps qui apporte des informations sur les méthodes anticonceptionnelles, les rapports de genre et les enjeux de pouvoirs sur le corps – enjeux dans lesquels l’influence du corps médical est partie prenante.
Disposition de soi et pratiques médicales autonomes
- 38 MAGNOL, « Consentement de la victime et blessures volontaires », Science criminelle et droit pénal (...)
- 39 Ibidem.
28Au cours de cette procédure, comme lors de précédentes en Autriche, des médecins analysent les actes commis, puis les magistrats les qualifient. La démarche, aux apparences scientifiques, ne met pas le jugement à l’abri de critères moraux. Ainsi, Magnol, professeur en droit, résume-t-il la situation de façon cavalière : « les patients voulaient se priver, au moins temporairement, de la faculté de procréer dans un but immoral, pour pouvoir se livrer à la débauche sans risque de paternité38 ». La question juridique qui se pose est celle de l’influence du consentement de la victime sur la responsabilité pénale du praticien. Magnol écrit à ce propos : « L’intégrité physique de la personne humaine, et plus spécialement la faculté de procréer, est certainement un de ces droits dont la conservation importe à la Société et à la patrie comme à la famille. Ce droit se trouve par suite placé au-dessus de la volonté des particuliers39 ». Soumise aux expertises et aux jugements, la faculté de procréer ne perdrait-elle donc pas son caractère de droit ?
29La vasectomie, largement pratiquée par le corps médical dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, entre dans un processus de rationalisation de la sexualité masculine : contre la reproduction des dits « tarés » dans le cas des stérilisations eugéniques, pour la revirilisation dans le cas de l’opération de Steinach, pour une procréation consciente dans celui des stérilisations volontaires. Pour autant, ces trois formes d’intervention médicale dans le processus de reproduction ne sont pas traitées comme une unique technologie. La notion d’autorité scientifique est ici de premier ordre dans l’appréhension juridique et sociale des interventions : la licéité de l’acte est conditionnée par l’encadrement médical, à tel point qu’il semble pouvoir moduler l’effet stérilisateur de l’opération – l’opération de Steinach ne s’en préoccupe guère. La prescription par une autorité reconnue, en terme de légitimité plus que de compétence, détermine l’approbation sociale et l’emporte sur l’intérêt particulier. La condamnation de pratiques médicales autonomes procède alors du même principe que la répression de la propagande anticonceptionnelle votée en France en juillet 1920 : le corps et la sexualité ne sont pas des biens personnels, mais les objets et instruments d’une volonté collective défendue par l’État.
30Si la stérilisation volontaire contrevient à la morale traditionnelle, elle n’enfreint pas toujours le droit positif ; en Autriche comme en France, les praticiens sont davantage condamnés que les stérilisés, dans les actes juridiques comme dans les débats populaires. En France, la pratique sauvage de la vasectomie est dénoncée par le corps médical officiel, entre autres, en tant que menace pour la défense nationale (manque de soldats), pour les rapports sociaux de classe (manque de main d’œuvre), et les rapports sociaux de sexe (libéralisation des mœurs). Le recours à la notion de perturbation d’un ordre prétendument naturel apparaît ici comme argument superfétatoire : l’intervention humaine dans la reproduction est déjà établie et le corps médical lui-même participe à sa technologisation. À travers la question de la vasectomie volontaire à visée anticonceptionnelle, la question du pouvoir sur le corps, du pouvoir sur soi, et des pouvoirs face à soi est posée. C’est parce qu’elle interroge les limites de la libre disposition de soi, mais aussi parce qu’elle constitue un exemple d’autonomisation des pratiques médicales que la stérilisation volontaire est objet de controverse.
*
31Dans les cas dont nous avons connaissance concernant des militants anarchistes et des ouvriers, la pratique clandestine de la vasectomie s’inscrit dans une réappropriation de la médecine au bénéfice de la classe ouvrière. La signification du geste tient tout autant en sa finalité (stérilité) qu’en la manière dont il est mis en œuvre (clandestinité). C’est un mode d’affirmation de l’autonomie du prolétariat, à double titre : refus de produire de la « chair à canon, chair à patron », autrement dit de se soumettre toujours davantage aux intérêts des classes bourgeoises et de l’État ; volonté de s’organiser hors du contrôle des autorités pour que prime la souveraineté individuelle. Pour les vasectomistes, trouver des praticiens, médecins ou non, qui leur permettent de mettre en œuvre un projet émancipateur, c’est organiser des réseaux, se fournir en matériel, partager des informations et multiplier dangereusement les contacts. C’est prendre la mesure de la dimension politique de la santé au-delà du discours, de la manière la plus concrète qui soit, en affrontant les risques inhérents à l’illégalité.
32Si la singularité de la stérilisation volontaire clandestine par rapport aux autres types de vasectomies tient essentiellement à sa signification sociale, sa dimension discursive n’est pas séparée de la matérialité : des dispositifs légaux sont mis en place pour organiser la répression policière et judiciaire des contrevenants aux bons usages de la vasectomie, à ses usages institutionnalisés. Au-delà de la joute rhétorique entre partisans et opposants à la stérilisation volontaire, une lutte réelle oppose contrôle des corps et autonomie des individus. La revendication de la libre disposition de soi, c’est-à-dire le libre usage de ses capacités génésiques et de la souveraineté individuelle, se heurte aux dispositifs de maintien de l’ordre. Si ceux-ci sont mis en évidence lors d’affaires policières et judiciaires, les pressions culturelles sont plus insidieuses. Les réactions qu’engendre la pratique clandestine de la vasectomie révèlent que le corps masculin et la sexualité masculine ne sont pas exempts d’injonctions sociales, soumis eux aussi aux nécessités de la reproduction de la force de travail. La question des répercussions sociales de la transformation de l’homme (masculin) se pose ici, aussi bien concernant les rapports sociaux de sexe que les rapports de classes.
33Il ne s’agit pas d’établir un parallèle entre sexualité des hommes et oppression des femmes, mais de souligner l’ambigüité d’une sexualité masculine, et plus largement d’une masculinité, qui se trouvent à la fois soumises aux logiques fonctionnalistes du mode de production capitaliste, et dans une position de domination sur les femmes. Autrement dit, il s’agit d’intégrer l’homme, en tant qu’être sexué et non en tant que figure universelle, dans une hiérarchie complexe des pouvoirs sur le corps et de mettre en avant l’enjeu du monopole d’une médecine d’État dans les rapports de reproduction et de production.
Notes
1 MC LAREN Angus, Histoire de la contraception de l’Antiquité à nos jours, Paris, Noêsis, 1996.
2 ARIES Philippe, « Le triomphe de la contraception », dans Amour et sexualité, Paris, Fayard, 2012, p. 173-191.
3 GONZALES Jacques, Histoire naturelle et artificielle de la procréation, Paris, Bordas, 1996.
4 FISCHER Jean-Louis, L’Art de faire de beaux enfants, Paris, Albin Michel, 2009.
5 CAROL Anne, « Médecine et eugénisme en France, ou le rêve d’une prophylaxie parfaite (XIXe-première moitié du XXe siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 43-4, octobre-décembre 1996, p. 618-631.
6 SERNA Élodie, L’Affaire des stérilisations de Bordeaux (1935-1936). Virilité, race et nation en péril, mémoire de master 2 en histoire, sous la direction de Sylvie Aprile et Florence Tamagne, Université Lille III, 2012.
7 SHEYNKIN Yefim, « History of vasectomy », Urologic clinics of North America, 2009, vol. 36, n° 3, p. 285-294.
8 FLOERSHEIM Dr, Le Traitement opératoire moderne de l’hypertrophie de la prostate, Paris, Asselin et Houzeau, 1897.
9 FAUSTO-STERLING Anne, Corps en tous genres. La dualité des sexes à l’épreuve de la science, Paris, La Découverte, 2012.
10 BROWN-SEQUARD Charles Edouard, « The effects produced on man by subcutaneous injection of a liquid obtained from the testicles of animals », Lancet, n° 137, 1889, p. 105-107.
11 CAROL Anne, « La virilité face à la médecine », Histoire de la virilité. La virilité en crise ?, Paris, Seuil, 2011, p. 31-69.
12 SENGOOPTA Chandak, « ‘Dr Steinach coming to make old young!’: sex glands, vasectomy and the quest for rejuvenation in the roaring twenties », Endeavour, vol. 27, n° 3, septembre 2003, p. 122-126.
13 Sigmund Freud et William Yeats figurent parmi les plus célèbres patients opérés selon cette méthode. Le premier s’y est soumis pour lutter contre les effets d’un cancer, le second pour lutter contre ceux de la vieillesse.
14 CORNERS George F., Rejuvenation. How Steinach Makes People Young, New York, Thomas Seltzer, 1923, p. 49 [rééd. Kessinger Legacy Reprints, n.d.].
15 WEINDLING Paul, Health, Race and German Politics between National Unification and Nazism, 1870-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1989.
16 MOREL Benedict-Auguste, Traité des dégénérescences physiques, mentales et morales de l’espèce humaine, Paris, Jean-Baptiste Baillière, 1857.
17 HELLER Geneviève, JEANMONOD Gilles et GASSER Jacques, Rejetées, rebelles, mal adaptées. Débats sur l’eugénisme. Pratiques de la stérilisation non volontaire en Suisse romande au XXe siècle, Genève, BHMS, 2002 ; BROBERG G. et ROLL-HANSEN N., Eugenics ant the Welfare State. Sterilization policy in Denmark, Sweden, Norway and Finland, Michigan State University Press, 1996.
18 RONSIN Francis, La Grève des ventres : propagande néo-malthusienne et baisse de la natalité française, XIXe-XXe siècles, Paris, Aubier-Montaigne, 1980.
19 MALTHUS Thomas, Essai sur le principe de population, [1798], Paris, Gonthier, 1964.
20 Lettre de Jeanne Humbert à Alain Kersauze du 9 janvier 1978. IIHS fonds Humbert 641.
21 BARTOSEK Norbert, La Stérilisation sexuelle. Son importance eugénique, médicale, sociale, Bruxelles, Pensée et action, 1936.
22 LANVAL Marc, La Stérilisation sexuelle, Bruxelles, Le Laurier, 1934.
23 BARTOSEK Norbert, La Stérilisation sexuelle…, op. cit., p. 12-36.
24 Communiqué de Comité anarchiste de défense du droit de la vasectomie en Autriche, 26 décembre 1932. IIHS fonds Ramus 239.
25 LIGUDA Gerardo, Vasectomia, Amor sin consecuencias, Valencia, Solidaridad obrera, 1933.
26 Interview de J. Angel Aransaez Cacicedo, Manuel Chiapuso Hualde, Emiliano Serna Martinez. « Protagonistas de la historia vasca (1923-1950). Ciclo de mesas abiertas, 21-23 mayo 1984 », Cuadernos de sección Historia-Geografía, vol. 7, Soc. de Estudios Vascos, 1985, p. 156-157.
27 Un medico rural, « La Vasectomia », Estudios, n° 118, 1933, p. 24-25.
28 MASJUAN BRACONS Eduard, La Ecología humana en el anarquismo ibérico: urbanismo “orgánico” o ecológico, neomalthusianismo y naturismo social, Barcelone, Icaria, 2000.
29 PUENTE Isaac, « Sobre la vasectomía », La Revista blanca, 27 décembre 1935, p. 7-8.
30 MONTSENY Federica, « Dos palabras sobre la vasectomia », La Revista blanca, 29 novembre 1935, p. 9-10.
31 AUZIAS Claire, Mémoires libertaires : Lyon 1919-1939, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 251-252.
32 Ibidem.
33 « Une extraordinaire affaire de stérilisation à Bordeaux », Le Matin, 1er avril 1935, p. 1.
34 La Dépêche du centre, 2 avril 1935.
35 LE NAOUR Jean-Yves, Misères et tourments de la chair durant la Grande Guerre. Les mœurs sexuelles des Français. 1914-1918, Paris, Aubier, 2002, p. 35.
36 ARRU André, « Hier », Les Cahiers des Amis d’Aristide Lapeyre, n° 2, avril 1986, p. 17-25.
37 Notons qu’il n’est pas fait référence à l’exercice illégal de la médecine dans le jugement puisque l’acte n’est pas considéré à valeur médicale.
38 MAGNOL, « Consentement de la victime et blessures volontaires », Science criminelle et droit pénal comparé, n° 1, 1937, p. 680.
39 Ibidem.
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Référence papier
Élodie Serna, « Médecine clandestine et vasectomie volontaire dans l’Europe de l’entre-deux-guerres », Histoire, médecine et santé, 4 | 2013, 91-104.
Référence électronique
Élodie Serna, « Médecine clandestine et vasectomie volontaire dans l’Europe de l’entre-deux-guerres », Histoire, médecine et santé [En ligne], 4 | automne 2013, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/368 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.368
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