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Dossier thématique : Santé en chiffres

La « croissance des dépenses de santé », entre enjeux intellectuels et politiques (France, 1920-années 60)

Growth of healthcare spending”, between intellectual and political issues (France, 1920-60s)
Bruno Valat
p. 19-39

Résumés

L’article traite de la réception de la notion de « croissance des dépenses de santé » dans le débat public, en France, entre les années vingt et la fin des années soixante. Loin d’être un simple objet de connaissance, elle est prise d’emblée dans des enjeux politiques et sociaux qui lui confèrent une portée particulière. Révélée par la croissance économique et les transformations sociales qu’elle entraîne, la croissance des dépenses de santé revêt dès l’origine les traits d’un problème public, indissociable de l’avènement de l’Etat social et des politiques de régulation qui l’accompagnent. Elle apparaît ainsi inséparable de la « maîtrise des dépenses de santé ».
L’article suit le cheminement de la notion et les controverses qui l’accompagnent à travers trois moments clés : l’entre-deux-guerres, qui en voit l’émergence ; la Libération et les années d’après guerre, qui en consacrent la réalité en tant que phénomène social ; enfin les années soixante, apogée des « Trente glorieuses », qui la voient s’imposer comme un progrès de civilisation, en même temps que la maîtrise des dépenses de santé se fait plus nécessaire.

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Texte intégral

1Il peut paraître étrange de privilégier la période qui s’étend du début des années 1920 à la fin des Trente Glorieuses pour une étude sur la notion de « croissance des dépenses de santé ». Ces années correspondent en quelque sorte à la « pré-histoire » du concept, qui n’a pas encore la consistance (l’évidence) qu’il prendra à partir des années 1970 et 1980, lorsque les progrès de la collecte statistique et des sciences sociales – économie et sociologie de la santé notamment – permettront de mieux comprendre les déterminants de la demande de soins et que la « maîtrise des dépenses de santé » sera devenue un impératif politique de premier plan.

  • 1 La première thèse d’économie de la santé (J. Brunet-Jailly) est soutenue en France en 1967. Voir su (...)
  • 2 Cette période est marquée par des étapes décisives dans ce domaine, avec les deux lois de 1930 et 1 (...)

2Pourtant, c’est bien à cette époque que la notion émerge, à partir des interrogations formulées dans les années 1920, dans un premier temps, jusqu’à sa consécration intellectuelle au seuil des années 1960 : elle repose alors essentiellement sur des constatations empiriques, sans véritable cadre théorique1. Elle mobilise pourtant, dès l’origine, des enjeux qui la dépassent, car elle est contemporaine d’un autre phénomène majeur, la montée des dépenses de protection sociale, socialisées par les institutions publiques2, montée avec laquelle elle entretient dès l’origine des relations ambigües : le développement de la Sécurité sociale conduit-il oui ou non à l’accroissement des dépenses de santé ou bien celles-ci obéissent-elles à une logique de développement autonome ? La question est posée dès les premières législations, dans l’entre-deux-guerres, et elle est promise à un bel avenir : on voit d’ailleurs les groupes et institutions les plus variés s’en emparer et le débat échappe très vite aux enquêteurs et observateurs « scientifiques », qui n’y tiennent qu’un rôle mineur. Ce sont ces débats, plutôt que la notion elle-même, qui sont évoqués dans cet article. On s’efforcera d’y montrer que la « croissance des dépenses de santé » n’a jamais été seulement une question statistique ou scientifique. D’emblée, elle a été inextricablement liée à des enjeux politiques et sociaux. Pour le dire plus clairement, la question qui a été posée dès l’apparition du motif est la suivante : est-ce que le thème de la « croissance des dépenses de santé » sert à justifier un programme de maîtrise des dépenses publiques (sociales) ? Cela explique la forme prise par le débat, les résistances qu’il suscite, mais aussi les coalititions d’acteurs, dont certains en tirent argument pour se légitimer tandis qu’il place d’autres sur la défensive…

  • 3 Voir par exemple la contribution de Luc Berlivet à la journée d’étude sur La santé en chiffres, org (...)

3Il ne s’agira pas de présenter ici une histoire aboutie, mais plutôt de mettre l’accent sur quelques moments clés. D’autres ont insisté ailleurs sur le rôle de catégories particulières d’acteurs : les « experts », les « médecins » dans la construction d’une approche à la fois quantitative et sociale des problèmes de santé3. On s’intéressera surtout (sans négliger pour autant de rappeler quelques éléments relatifs au progrès des connaissances) à d’autres acteurs, plus institutionnels : administration de l’État, caisses de Sécurité sociale, mais aussi partis politiques et syndicats qui sont, au côté des deux premiers groupes, les acteurs majeurs de cette histoire, envisagée du point de vue social et politique. Cela permettra aussi de suggérer, en filigrane, l’écho croissant de cette notion dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’opinion publique » au fil de la période étudiée.

4On commencera par montrer comment la question des « dépenses de santé » et plus seulement des « statistiques sanitaires » est posée une première fois dans l’entre-deux-guerres et les obstacles qu’elle rencontre alors ; viendra ensuite le temps des débats de la Libération et de l’immédiat après-guerre qui voient le thème entrer dans le débat public et faire l’objet de controverses passionnées avant que la croissance économique des années 1960 ne vienne tout à la fois consacrer la notion et sa connexion avec la nécessaire maîtrise des dépenses sociales.

L’entre-deux-guerres : des statistiques sanitaires aux « dépenses de santé »

5C’est pendant l’entre-deux-guerres que les notions de « consommation de soins » et de « dépense de santé » émergent, sans toutefois donner naissance à une véritable dynamique de recherche sur la question.

  • 4 MERRIEN F.-X., PARCHET R., KERNEN A., L’État social ; une perspective internarionale, Paris, Armand (...)
  • 5 DREYFUS M., RUFFAT M., VIET V., VOLDMAN D., avec la coll. de VALAT B., Se protéger, être protégé ; (...)

6À la veille de la crise des années 1930, nombre de pays d’Europe se dotent de dispositifs de prise en charge collective des dépenses de soins : c’est le cas de l’Italie (1928) et des Pays-Bas (1929). Ils suivent dans cette voie les pionniers qu’ont été l’Allemagne et l’Autriche (dès les années 1880), mais aussi la Norvège (1909) et le Royaume-Uni au début du siècle4. La France en fait de même en avril 1930 avec la loi sur les assurances sociales obligatoires, qui prévoit la couverture d’une partie des soins de santé pour tous les salariés de l’industrie et du commerce, dans la limite d’un plafond de cotisation5. Cette vague de législation va être à l’origine d’enquêtes sur les dépenses de santé.

  • 6 RASMUSSEN Anne, « L’hygiène en congrès (1852-1912) : circulations et configurations interna-tionale (...)
  • 7 Parmi les publications récentes sur le BIT, voir KOTT Sandrine et DROUX Joëlle (dir.) Globalizing S (...)

7Depuis le XIXe siècle, il existait des statistiques sanitaires, dans la foulée notamment des préoccupations hygiénistes. On connaît par ailleurs les congrès d’hygiène publique et l’office international créé en 1907 à Paris6. En France, la collecte de données sur les admissions dans les hôpitaux était confiée à la Statistique générale de la France (SGF) depuis la Monarchie de Juillet. Rien toutefois, sur les « dépenses de santé », ni sur la « consommation de soins », concepts étrangers à l’époque. C’est donc bien l’essor de l’assurance maladie qui fait émerger la question : le BIT joue ici un rôle pionnier, comme dans d’autres domaines7. Dès 1927, les experts genevois du Bureau International du Travail avaient noté le grand intérêt que présentaient la collecte et l’étude de données statistiques issues de l’activité des caisses d’assurance maladie en cours d’installation dans plusieurs pays d’Europe :

  • 8 BIT, L’assurance maladie obligatoire. Analyse comparative des législations nationales et des résult (...)

L’examen des variations subies par la morbidité, la recherche méthodique, sinon de leurs causes, mais du moins de leurs corrélations avec divers phénomènes naturels, sociaux ou économiques renseigneront sur l’état général de la population au point de vue sanitaire, sur le rendement de l’assurance et montreront dans quelles directions il y a lieu de perfectionner celle-ci ou d’en développer les moyens d’action. Un ample programme s’ouvre ainsi aux recherches des « actuaires sociaux ». Si son objet propre reste avant tout le contrôle de la stabilité financière de l’assurance, cet objet se trouve forcément dépassé en raison de la nature même des problèmes examinés, et de la connexion que les phénomènes sociaux présentent avec eux8.

8Deux justifications étaient ainsi avancées : tout d’abord, connaître les déterminants socio-économiques de la dépense de santé pour mettre en œuvre des politiques de santé publique adaptées (préoccupation sociale et politique) ; en second lieu, maîtriser les dépenses (préoccupation financière et gestionnaire) dans le cadre d’une enveloppe financière bientôt réduite par la crise. Ces deux objectifs se retrouveront en permanence, dans une tension latente, qui va peser sur la production des connaissances ultérieures. Qu’en est-il en France ?

  • 9 DESROSIERES Alain, La politique des grands nombres ; histoire de la raison statistique, Paris, La D (...)
  • 10 « Rapport sur l’application de la législation des Assurances sociales », Journal Officiel, Annexes (...)
  • 11 FAURE Olivier, avec la collaboration de DESSERTINE Dominique, Les cliniques privées, deux siècles d (...)
  • 12 FERDINAND-DREYFUS Jacques, Les prévisions statistiques et financières des assurances sociales, Pari (...)

9La loi de 1930 entraîne la mise en place de caisses sociales et d’une administration ad hoc au Ministère du Travail : dès 1931, on y installe la première tabulatrice Bull de l’administration française, confirmant ainsi la tradition pionnière de ce ministère en matière de mécanographie dans la sphère publique9. La loi prévoyait la rédaction d’un rapport annuel sur l’activité des organismes d’assurance-maladie. Pourtant, les résultats allaient rester extrêmement rares avant la guerre : il semblerait qu’une seule étude, portant sur la morbidité des assurés, ait été menée à bien. Publiés en 1934, ses résultats n’allaient pas au-delà de maigres constatations sur la croissance de l’absentéisme avec l’âge10. De fait, il existait de nombreux obstacles à une meilleure connaissance. Plusieurs facteurs peuvent ainsi être évoqués. En premier lieu, les statistiques très importantes fournies par les caisses d’assurances sociales étaient très imparfaites et ne se prêtaient guère à la recherche des corrélations évoquées par les experts du BIT : le nombre d’assurés n’était pas connu avec exactitude, pas plus que celui des ayants droits. Il en allait de même pour les prix pratiqués par les médecins ou le nombre de consultations réalisées dans les cabinets médicaux. Dans le domaine hospitalier, seuls les établissements publics faisaient l’objet de statistiques, la population hébergée en clinique privée échappant à toute comptabilité. Or, l’hospitalisation privée connut un remarquable essor dans l’entre-deux-guerres comme en témoigne la multiplication des cliniques chirurgicales à cette époque11. L’état déplorable de la plupart des hôpitaux publics leur faisait, en effet, souvent préférer les établissements privés par la clientèle solvable. En conséquence, pour établir leurs prévisions de dépenses, les fonctionnaires du Ministère du Travail avaient dû se contenter d’une table de morbidité autrichienne datant de 1900. La seule table française utilisable avait été établie en 1851 à partir de données fournies par quelques sociétés de secours mutuels de la IIe République, révisées en 188812 !

  • 13 Ibidem, p. 129.
  • 14 Ibidem, p. 69.

10Les moyens intellectuels et professionnels qui auraient permis d’améliorer les connaissances en la matière étaient alors extrêmement faibles : l’économie de la santé n’existe pas, pas plus que la sociologie de la santé. La France compte alors moins d’une centaine d’actuaires, la plupart employés dans des compagnies d’assurance13. Deux exemples de personnalités éminentes illustrent cette situation mieux que de longs développements. Le premier est celui de Jacques Ferdinand-Dreyfus (1884-1943) : haut fonctionnaire, responsable des études à la direction de la Prévoyance (Ministère du Travail), il est un des rares agents publics de haut niveau à avoir alors des compétences techniques en économie : licencié es sciences, actuaire, il est membre de la prestigieuse Société de statistique de Paris et ami de longue date de François Simiand (1873-1935), dont on sait le rôle qu’il a joué dans l’introduction du chiffre dans les sciences sociales françaises. Dans une conférence prospective donnée en 1923, Dreyfus déclarait à propos des dépenses de santé que leur niveau au bout de cinquante ans (1973) serait nécessairement bas car, estimait-il : « il est permis d’espérer que les résultats acquis grâce à l’assurance sociale, au bout de cette période suffisamment longue, auront permis de réduire très efficacement les probabilités de maladie, d’invalidité et de décès qui ont servi de base aux calculs actuariels14. » On pensait donc alors, ni plus ni moins, que l’assurance maladie allait éradiquer la maladie.

  • 15 NOIRIEL Gérard, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1986, p. 170
  • 16 HALBWACHS Maurice, L’évolution des besoins dans les classes ouvrières, Paris, Félix Alcan, 1933, p. (...)

11Il est vrai que les conditions de vie des classes populaires urbaines, auxquelles s’adressent en priorité les législations sociales de l’époque, restent alors mal connues. Lorsqu’on cherche à retrouver de quelles informations l’opinion de ce temps disposait, on est frappé du peu d’intérêt pour la sociologie de la consommation dans la France de l’entre-deux-guerres. Gérard Noiriel relève à ce propos que « les thèses universitaires, les enquêtes officielles ou menées par les journalistes engagés sont incomparablement moins nombreuses qu’avant la [première] guerre15. » Maurice Halbwachs (1877-1945) était alors un des rares universitaires à s’intéresser à ces questions depuis son livre sur La classe ouvrière et les niveaux de vie, paru en 1912. Il constitue notre deuxième exemple. Commentant des données américaines sur les budgets familiaux entre 1895 et 1930, Halbwachs notait dans une étude parue en 1933 que les ouvriers « se sont [...] assurés de plus en plus, ils ont recouru davantage aux soins du médecin16. » Toutefois, l’indigence des sources françaises en la matière interdisait toute comparaison avec la situation américaine. Et Halbwachs déplorait amèrement le manque d’intérêt pour ces questions dans un pays qui avait pourtant enfanté L-R. Villermé et Frédéric Le Play.

  • 17 BLONDIAUX Loïc, La fabrique de l’opinion ; une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998. L (...)
  • 18 NOIRIEL Gérard, op. cit., p. 170.

12Faut-il incriminer, pour expliquer ces lacunes, une sociologie française rétive à l’observation de terrain et l’opposer à l’école anglo-saxonne, qui utilise à plein les nouvelles méthodes d’enquête, notamment les sondages d’opinion17 ? Tout en évoquant la saignée de 1914, qui entraîna la disparition de nombreux esprits, Gérard Noiriel voit plutôt dans ce désintérêt les conséquences de la faiblesse du mouvement ouvrier jusqu’en 193618. « L’affaiblissement de la représentation ouvrière sur la scène publique » serait ainsi la conséquence du « recul de la mobilisation collective ». Sans nier cette dimension, difficile à évaluer, la conjoncture économique et sociale a également pu jouer un rôle.

  • 19 SAUVY Alfred, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris, Fayard, 1967, tome 3, (...)

13Le thème de la « vie chère », dans les années 1920, puis la crise économique et la déflation qu’elle entraîna jusqu’en 1935 focalisent l’opinion sur les difficultés de la vie quotidienne et constituent alors un thème permanent d’agitation politique et syndicale. Dans ces conditions, pouvait-on affirmer sans encombre que depuis le début du siècle une place avait été faite dans les budgets ouvriers à des besoins nouveaux, indiquant ainsi un certain progrès des conditions de vie ? C’eût été aller à l’encontre d’une opinion très largement répandue : Alfred Sauvy rappelle, dans son Histoire économique de la France entre les deux guerres, comment l’élaboration des indices de prix de la SGF était alors soumise à des considérations d’ordre politique et social, bien plus que scientifique19. Ce désintérêt se retrouve enfin dans les milieux intéressés au premier chef par l’application de la loi des assurances sociales : syndicats ouvriers et médecins.

14Les principaux bénéficiaires des législations d’assurance maladie sont les ouvriers. Or, on constate un certain désintérêt de leurs représentants pour la question dans l’entre-deux-guerres. Ce qui les motive depuis le début du siècle, c’est plus la santé au travail, en particulier les accidents du travail, que l’accès au médecin en dehors des liens avec le travail, dans un cadre familial, par exemple : problématique du « risque » et non des « besoins »… Le chômage de masse dans les années 1930 relègue par ailleurs la santé au second plan, loin derrière la question de l’emploi.

  • 20 DUTTON Paul V., « La médecine libérale rencontre le médecin syndicaliste (1920-1930) », Bulletin d’ (...)
  • 21 GUILLAUME Pierre, Le rôle social du médecin depuis deux siècles (1800-1945), Paris, Comité d’histoi (...)
  • 22 Ibidem, p. 250 et suiv.

15De leur côté, enfin, les médecins étaient violemment hostiles aux assurances sociales, contre lesquelles ils avaient adopté en 1927 la « charte de la médecine libérale »20. Le corps médical était en outre très occupé, dans les années 1930, à dénoncer la « pléthore » et l’avilissement de la médecine française entraînée par l’arrivée – supposée massive – de médecins étrangers21. Les médecins se plaignent de la surpopulation médicale, accusée de réduire leur clientèle. Les Assurances sociales entraînèrent-elles un afflux de clientèle dans les cabinets médicaux ? Pour le savoir, il fallait s’en tenir aux déclarations des intéressés, le revenu médical étant un secret jalousement gardé. Prisonniers de leur rejet de la loi de 1930, ils ne pouvaient aisément en reconnaître les bienfaits. Vers le milieu des années 1930, quelques voix s’étaient certes fait entendre dans ce sens, mais elles étaient restées isolées22. La guerre survient donc sans que le programme ambitieux dessiné par le BIT en 1927 ait trouvé un début d’application.

Libération et après-guerre. Les dépenses de santé décollent : rattrapage ou abus ?

16C’est après la Seconde Guerre mondiale que l’on prend véritablement conscience que les dépenses de santé croissent en France. Constatation assez brutale, d’ailleurs. Pour la première fois, la question fait l’objet d’un vaste débat public. Il mobilise l’ensemble des forces politiques et rencontre un écho auprès de l’opinion. En 1949, un débat sur le coût de la Sécurité sociale a lieu à l’Assemblée Nationale, qui met en lumière l’importance des évolutions, mais aussi des divisions plus profondes sur le sens des changements en cours : s’agit-il d’un phénomène durable ou passager, dû notamment aux frustrations engendrées par la crise et la guerre ? Plus largement, faut-il y voir la conséquence inéluctable de la modernisation sanitaire, ou bien les effets « d’abus » dans le recours aux soins ? La question, liée à l’existence d’une dépense socialisée, n’est pas neuve, mais elle prend une dimension nouvelle avec la création de la Sécurité sociale, en 1945.

  • 23 NETTER Francis, « Rapport sur la situation financière des assurances sociales », Ministère du Trava (...)
  • 24 VALAT Bruno, Histoire de la Sécurité sociale ; l’État, l’institution et la santé, Paris, Economica, (...)

17Peu après la Libération, le principal responsable des projections financières en matière de Sécurité sociale au Ministère du Travail avait estimé que « la charge des assurances maladie et maternité peut-être évaluée pour 1945 entre huit et neuf milliards. Mais il est également permis de penser que les augmentations ultérieures de cette charge seront du même ordre que celle du produit des cotisations et ne les dépasseront pas23. » Or, ces prévisions sont rapidement démenties par les faits : mesurée par les caisses de Sécurité sociale, la prise en charge du coût des soins, qui ne représentait que 2,4 % des salaires en 1946, bondit à 6,4 % dès 1951. À cette date, elle représente un peu plus de 20 % des dépenses totales du régime général né en 1945. Ce chiffre atteint 25 % en 1958, alors même que les dépenses ont crû des deux-tiers en francs constants entre ces deux dates. La fréquentation hospitalière augmente également beaucoup, le nombre de journées s’accroissant de 37 % entre 1946 et 195824.

18Les conditions d’une nouvelle appréhension des dépenses de santé semblaient pourtant réunies au lendemain de la guerre : le climat progressiste du moment, le rejet du « malthusianisme » d’avant-guerre sont largement partagés et le relèvement sanitaire du pays à l’ordre du jour. Au niveau international, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), née en 1948, a adopté une définition ambitieuse : la santé y est définie comme « un état complet de bien-être physique, mental et social ». L’OMS estimait par ailleurs que « la possession du meilleur état de santé qu’il est capable d’atteindre constitue l’un des droits fondamentaux de tout être humain ». Pourtant, faute d’un cadre conceptuel cohérent et de données chiffrées suffisamment détaillées, les obstacles à une conception renouvelée de l’évolution des dépenses continuent de jouer.

  • 25 On est loin, en 1946, des TSAP (Tableaux statistiques d’activité des praticiens), mis en place à la (...)

19Du côté des responsables publics, le ministère du Travail a conservé des vues traditionnelles : s’il n’est plus question d’éradiquer la maladie, comme en 1923, l’évolution des dépenses de santé est considérée à la Libération comme une fonction constante du revenu, que seuls des chocs exogènes sur le niveau sanitaire global de la population pouvaient affecter. Des notions comme celles de « bien supérieur » ou « d’élasticité-revenu » sont alors inconnues de la plupart des responsables publics, que ce soit dans les ministères sociaux ou aux Finances, les rares économistes formés à la science économique moderne se retrouvant plutôt au Commissariat au Plan. Même la fameuse « loi d’Engel », énoncée en 1857, reste peu familière des experts publics. De leur côté, les statistiques disponibles continuent de provenir principalement des caisses de Sécurité sociale, qui peinent à les améliorer dans le contexte de pénurie de l’après-guerre. Outre le manque de moyens, elles se heurtent comme par le passé à la réticence des médecins devant les tentatives de mesure de leur activité25.

  • 26 Voir la contribution de Daniel Benamouzig dans ce numéro.

20Ces derniers peuvent par ailleurs compter sur l’appui du ministère de la Santé, qui prend une importance nouvelle et où ils tiennent des positions fortes, comme l’illustre la figure d’Eugène Aujaleu (1903-1990) : directeur de l’hygiène sociale (1944) puis de la Santé (1956), le professeur Aujaleu joue un rôle central dans la politique de santé publique de la IVe République. La plupart des médecins considèrent avec méfiance les tentatives de développer les connaissances sur les déterminants des dépenses de santé, surtout lorsqu’elles ne sont pas le fait de praticiens, car seul un homme de l’art est selon eux en mesure de comprendre les questions médicales26. En tant que corps organisé, les médecins continuent par ailleurs de mener un combat opiniâtre contre les tentatives des pouvoirs publics pour leur faire accepter une discipline collective en matière d’honoraires : la plupart des conventions tarifaires signées avec les caisses de Sécurité sociale restent ainsi lettre morte avant 1960.

21Paradoxalement, le corps médical trouve un allié nouveau dans les gestionnaires syndicaux des caisses (CGT, FO, principalement), représentant les assurés sociaux. La réforme de 1945 a été pour eux synonyme de promotion, la gestion des caisses leur étant théoriquement confiée. Dans un premier temps (1946), soucieux de justifier la place qui leur a été faite par le législateur, ils appuient le souhait des médecins de voir les tarifs fixés par des négociations bipartites (syndicats médicaux, caisses) plutôt que par l’État, procédure pourtant prévue à l’origine. Par la suite (années 1950), déçus par le manque de détermination des pouvoirs publics à faire respecter les tarifs conventionnels, il leur arrivera fréquemment d’avaliser les demandes des médecins pour défendre les intérêts des assurés dont la loi prévoit le remboursement à 80 % des frais médicaux… Les conditions ne semblent donc pas encore réunies, dans l’immédiat après-guerre, pour définir et surtout mettre en œuvre un véritable programme d’étude des dépenses de santé et de leurs déterminants. Dans ces conditions, comment interpréter la hausse observée depuis la Libération ?

22Deux thèses s’affrontent, on l’a dit : celle du rattrapage et celle des abus. Les configurations d’acteurs observables dans ces circonstances ne sont pas étrangères aux positions sociales et aux objectifs politiques des groupes engagés dans le débat : par delà les controverses, le véritable enjeu est le regard porté sur la Sécurité sociale et la socialisation des dépenses. Car la question nouvelle qui se dessine en filigrane est bien celle-ci : la Sécurité sociale a-t-elle une influence sur la consommation de soins ?

  • 27 Les citations qui suivent sont toutes issues, sauf mention contraire, du Journal Officiel, série de (...)

23Dès 1947, la presse s’est fait l’écho de l’augmentation des dépenses de l’assurance-maladie. En 1948, un rapport très critique de la chambre de Commerce de Paris estimait que les dépenses de la Sécurité sociale et notamment de santé compromettaient le relèvement du pays. La presse s’empare alors de la question. C’est dans ce contexte qu’a lieu le débat à l’Assemblée nationale, au mois de juillet 1949. Les échanges auxquels il donne lieu permettent d’appréhender les arguments échangés et les positions qui se dessinent à cette occasion sur la question des dépenses de santé27.

24La thèse du rattrapage est défendue par le gouvernement, dominé par socialistes et radicaux. L’influence du Ministère du Travail, dont les cadres sont des « entrepreneurs de protection sociale », y est déterminante et il s’efforce de faire prévaloir son point de vue, expliquant par les épreuves de la crise et de la guerre la hausse des dépenses de santé : « la Sécurité sociale ne favorise pas inconsidérément les dépenses de consommation immédiate [santé], déclare le ministre Daniel Mayer, elle permet seulement de faire face à certains besoins incompressibles d’une façon qui est encore loin d’être suffisante. Ces besoins de toute façon devraient être satisfaits. Toutes les prestations de la Sécurité sociale sont inférieures au plus strict minimum vital ».

25Ce point de vue est partagé par les parlementaires de la SFIO et du MRP, surtout lorsqu’ils sont, comme le Dr Frédet, médecins : « les conditions de vie actuelles sont telles, estime ce dernier, que la Sécurité sociale se révèle indispensable. D’après les constats que j’ai pu faire sur ma clientèle personnelle, j’avance sans risque d’être contredit qu’aujourd’hui plus de la moitié de la population serait dans l’incapacité absolue de faire face aux frais de maladie sans le secours de la Sécurité sociale. »

26S’appuyant sur les premières tentatives de comptabilité nationale issues du Plan, l’administration, par la voix de Daniel Mayer, réfute par ailleurs l’idée que le coût de la Sécurité sociale, et donc des dépenses de santé, soit devenu excessif, en avançant un argument d’ordre économique :

Quand on prétend que la Sécurité sociale fait peser sur l’économie une charge exceptionnellement lourde, il est facile de démontrer que cette vue est illusoire ; à la fin de l’année 1948, l’indice des prix de détail était à 1884 pour la base 100 en 1938. Or, l’indice du salaire horaire du manœuvre de la région parisienne était à 830. La Sécurité sociale a permis d’améliorer les indices que je viens de citer puisque l’indice des salaires hebdomadaires, tous avantages compris (salaire direct plus charges sociales), s’élève à 1680. Même si l’on tient compte de l’incidence de la Sécurité sociale sur les prix de revient, on constate qu’il subsiste encore un écart entre l’indice des prix et l’indice du total des salaires et des charges sociales au détriment […] de ce dernier.

27Selon les premiers travaux de comptabilité nationale menés au même moment par la « commission du bilan national » du Commissariat au Plan, la part des salaires directs et des prestations sociales dans le Revenu National était, en effet, restée à peu près stable entre 1938 et 1948 : la hausse des dépenses sociales avait donc été obtenue par une moindre progression des salaires directs.

  • 28 Critique du gouvernement pour des raisons politiques (le tripartisme a pris fin en 1947), le PCF l’ (...)

28À la thèse du rattrapage, les contempteurs de la hausse des dépenses opposent celle des « abus ». Sans surprise, on y retrouve tous les opposants au gouvernement, à l’exception toutefois du Parti Communiste qui entretient une position ambigüe28. Mais l’opposition va au-delà et découle de ressorts plus complexes.

  • 29 Revue française du Travail, 1949, p. 180-81.
  • 30 HIRSCHMAN Albert O., Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, éd. française 1991.

29Le comportement des assurés est mis en cause en premier lieu. Dans son rapport de 1948, la chambre de commerce de Paris avait écrit : « les salariés ont entendu récupérer ce que leur a coûté la Sécurité sociale. Ils ont voulu profiter des traitements dont ils n’avaient peut-être pas un besoin certain […]. La moindre maladie a été le prétexte de repos plus ou moins prolongé. L’absentéisme s’est développé29. » À l’Assemblée Nationale, plusieurs parlementaires dénoncent à leur tour les « maladies fictives » et les accidents « insignifiants ». La gestion syndicale est aussi mise en accusation : « dans les mutuelles, une étroite surveillance était exercée par les dirigeants. Puis les assurés se contrôlaient réciproquement. Maintenant personne ne surveille. […] Chacun à l’impression de se trouver devant une administration devant laquelle il convient de donner le moins possible tout en obtenant le plus possible. » L’introduction de la Sécurité sociale aurait donc généré des effets pervers. Cependant les véritables cibles sont plutôt l’étatisme, réel ou supposé, le progressisme et le pouvoir syndical de l’après-guerre. En l’absence de données incontestables sur les déterminants du recours aux soins, les adversaires de la dépense mobilisent les arguments traditionnels de la « rhétorique réactionnaire », qu’ils opposent à ses partisans30. Les choses sont cependant un peu moins nettes qu’il n’y paraît de prime abord. Le thème des « abus » se retrouve aussi chez ces derniers lorsqu’il s’agit d’incriminer la gestion de l’institution hospitalière ou le comportement des médecins. L’attention se déplace alors des déterminants de la demande vers les facteurs d’offre.

  • 31 GARDEN Maurice, Histoire économique d’une grande entreprise de santé ; le budget des hospices civil (...)

30Si le ministre du Travail concède en 1949 une hausse marquée des dépenses de santé, c’est pour attribuer une partie de celle-ci à des causes étrangères aux assurés : « les dépenses se sont incontestablement accrues dans une proportion considérable au cours des dernières années. Cela est dû, en partie, à des causes heureuses, notamment au fait que les travailleurs se soignent mieux. Cela est dû aussi, dans une large mesure, à des facteurs sur lesquels la Sécurité sociale n’a pas d’action […] : en particulier une augmentation considérable des tarifs d’hospitalisation ». Le Parti Communiste souligne pour sa part que si « depuis 1938, les salaires ont été multipliés par 8,5, le prix d’une journée d’hôpital est 100 fois plus élevé […]. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause des difficultés du régime maladie. » De fait, l’Hôpital a connu depuis l’avant-guerre des bouleversements dont il est très difficile de démêler les causes : afflux de malades, inflation, révolution des antibiotiques dans les mois qui ont suivi la Libération : d’après Maurice Garden, les achats de ce type de médicaments, venus des USA, par les hospices civils de Lyon, auraient été multipliés par 3,5 en monnaie constante entre 1946 et 194931. Toutes ces évolutions sont mal perçues alors. En cause notamment, les difficultés de la décomposition prix-volume dans une période d’intenses changements techniques et de pénurie, qui perturbent fortement l’observation. Il n’en faut pas plus pour incriminer le « laxisme » des établissements.

  • 32 Note sur l’évolution financière du régime général, Ministère du Travail, 13 juillet 1951.

31Le corps médical est aussi mis en cause : le système conventionnel mis en place à la Libération avec son paiement à l’acte et la course des honoraires et des tarifs des caisses qui en a résulté est accusé d’avoir des effets inflationnistes. Le directeur de la Sécurité sociale, Pierre Laroque, écrit ainsi dans une note interne en 1951 : « l’organisation actuelle de l’assurance maladie en France respecte totalement la liberté des professions médicales. […] Ce système, extrêmement libéral, ne se retrouve dans aucun autre pays du monde […]. Il impliquait que le corps médical prît conscience des responsabilités financières qui lui incombent à l’égard de la Sécurité sociale. […] L’on est obligé de constater qu’à l’heure actuelle, les praticiens n’ont à aucun titre pris conscience de ces responsabilités32. »

  • 33 Rapport sur la situation financière du régime général, Ministère du Travail, 15 novembre 1951.

En réalité, notait encore Pierre Laroque, c’est l’ensemble du problème de l’équipement social et de la répartition des charges sociales qui doit être envisagé ; car les données en ont été profondément modifiées depuis l’époque où ont été jetées les bases du système actuel, par la véritable révolution qui s’est produite dans la thérapeutique, la prolongation de la vie humaine qui en est résulté, les charges financières considérables auxquelles il faut faire face aujourd’hui33.

32On le voit, le débat sur l’interprétation à donner de la hausse des dépenses de santé dans les années qui suivent le second conflit mondial est surdéterminé par des oppositions qui le transcendent : pour ou contre la socialisation des dépenses de santé ; plus largement, pour ou contre la France issue de la Libération ? Le comportement des assurés reste alors largement inconnu et il n’existe aucun cadre d’interprétation susceptible de concurrencer les représentations traditionnelles, dans un contexte où les données empiriques disponibles restent extrêmement fragiles et où les outils intellectuels font défaut. Dans ces conditions, le débat se structure autour d’une notion fourre-tout, celle des « abus », auquel partisans et adversaires de la dépense recourent en fonction de leurs besoins propres. Les choses vont progressivement changer au cours des années 1950 et 1960 : les progrès en matière de connaissance, le relèvement économique du pays et ses effets sur le revenu périment certains arguments et promeuvent de nouvelles interprétations. Cependant, le niveau atteint par des dépenses qui continuent leur marche en avant aboutit à reposer la question de leur maîtrise. La croissance des dépenses de santé se trouve à nouveau l’objet d’enjeux politiques.

Les années 1960 : les dépenses de santé au cœur de la croissance ?

33Les années 1960 marquent une troisième étape de la mise en place du motif politique et social de « la croissance des dépenses de santé », qui va s’épanouir par la suite. À vrai dire, les choses ont évolué dès la seconde moitié des années 1950 : à cette date, ce sont des marges et d’institutions ad hoc, créées pour moderniser l’action publique, que provient un regard nouveau qui va rendre possible les évolutions ultérieures.

  • 34 BERLIVET Luc, « Between expertise and Biomedicine: Public Health Research in France after the Secon (...)
  • 35 DERUFFE Louise, « Les statistiques de la santé », in Pour une histoire de la Statistique, tome II, (...)
  • 36 BENAMOUZIG Daniel, La santé au miroir de l’économie. Une histoire de l’économie de la santé, Paris, (...)

34Les progrès en matière de connaissances ne viennent pas des institutions sanitaires où l’INSERM, qui succède à l’Institut National d’Hygiène en 1964 est le lieu d’une lutte entre partisans et adversaires d’une approche médico-sociale des questions sanitaires qui aboutira à la marginalisation progressive des premiers34. Du côté de l’Administration, on note la création en 1961 d’un bureau de statistique au ministère de la Santé35. Ce bureau, confié à Paul Damiani, va prendre en charge et développer la collecte publique de chiffres, se voyant notamment confier les statistiques hospitalières autrefois dévolues à la SGF, à laquelle a succédé l’INSEE au lendemain de la guerre. Toutefois, ses efforts restent très orientés vers la description de la santé publique et non sur les déterminants de la consommation médicale ou le fonctionnement du marché des soins. L’étude de ce dernier est également absente des facultés de droit et d’économie, où l’économie de la santé est encore balbutiante36.

  • 37 Sur Henri Péquignot, voir également la contribution de Daniel Benamouzig dans ce numéro.
  • 38 PEQUIGNOT Henri, Éléments de politique et d’administration sanitaire, Paris, ESF, 1955, p. 35.
  • 39 Ibidem, p. 13.

35L’impulsion vient plutôt d’initiatives isolées et d’institutions en marge des ministères traditionnels. Le cas d’Henri Péquignot est sans doute le plus représentatif37. Au début des années 1950, ce médecin lié à Aujaleu délivre un enseignement novateur de santé publique aux élèves de la jeune École Nationale d’Administration. S’appuyant notamment sur Philippe Ariès dont le livre sur les populations françaises était paru en 1948, il estimait qu’un bouleversement silencieux mais puissant était en cours depuis les débuts de l’ère industrielle : « il s’est produit une espèce de révolution intellectuelle et industrielle [...] qui a entraîné les gens à essayer de vivre mieux, qui a accru leur désir de consommation médicale et [...] c’est ce désir qui a provoqué l’augmentation du nombre de médecins, le développement de la recherche médicale, l’intérêt porté à la médecine et qui est donc en partie à l’origine des progrès de la médecine38. » Péquignot relevait par ailleurs que « le volume des dépenses sanitaires est essentiellement fonction du niveau de médicalisation d’un pays, c’est-à-dire de l’état actuel de la technique médicale et des habitudes psychologiques de consommation médicale d’une population39. » La dynamique profonde de l’évolution des dépenses de santé résidait dans le progrès des conditions matérielles. La consommation de soins d’une société était d’autant plus forte que le niveau de vie est élevé et les indicateurs sanitaires satisfaisants. C’est la conception des sociétés du bien-être, fortement médicalisées. À la limitation théorique des besoins, s’opposait ainsi leur infinité réelle. Cette réalité nouvelle était toutefois porteuse de conséquences financières redoutables :

  • 40 Ibidem, p. 43.

Si les besoins sont infinis, alors les budgets sanitaires sont condamnés à augmenter sans cesse : si l’on guérit aujourd’hui l’homme d’une maladie, on ne le guérira jamais de cette autre maladie, la vie, qui se termine d’une manière constante : la mort ; et si nous l’empêchons de mourir aujourd’hui de tuberculose, nous lui donnons l’occasion de mourir dans dix ans d’un infarctus ou d’un cancer ; et si dans dix ans, on le guérit de son infarctus ou de son cancer, on lui donnera l’occasion de mourir dix ans plus tard d’une hémiplégie. De sorte qu’on ne voit jamais apparaître d’éléments d’économie40.

  • 41 Consommation, revue du CREDOC, n° 1, 1958.

36Ce même Péquignot va jouer un rôle déterminant dans la constitution au sein du jeune CREDOC (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie) de la toute première équipe française dédiée à l’économie de la santé, en fait une socio-économie médicale, essentiellement descriptive, mais qui a le mérite de lever le voile sur quelques-uns des déterminants sociaux du recours aux soins. Fondé en 1953 dans le giron du Commissariat au Plan pour fournir à celui-ci les prévisions nécessaires à la planification sur l’évolution de la consommation, le CREDOC mène des recherches dans divers domaines, au croisement de l’économie, de la sociologie et des études de marché. Son comité directeur réunit en 1959 des sommités scientifiques comme Alfred Sauvy ou François Perroux, des responsables des administrations statistiques, comme Claude Gruson ou Francis-Louis Closon, respectivement chef du SEEF (Service des études économiques et financières) au Ministère des Finances et directeur général de l’INSEE, et qui comptent tous deux parmi les pères de la comptabilité nationale française ; le commissaire général au Plan, Pierre Massé, des représentants des consommateurs et producteurs enfin, comme le président de l’UNAF (Union Nationale des Associations familiales), ou celui de la compagnie des chefs d’approvisionnement, ainsi que le secrétaire général de la société des coopératives de consommation41.

  • 42 Cette histoire est désormais bien connue : SANDIER Simone, « Naissance de l’économie médicale en Fr (...)

37Vers 1955, Péquignot convainc le secrétaire général du CREDOC, Georges Rottier, de créer une division d’« économie médicale », dont la responsabilité est confiée à un médecin, Georges Rösch. Celui-ci s’entoure d’une équipe jeune et volontaire, composée « d’hommes de l’art » et de statisticiens42. Fort, notamment, du soutien de la Caisse nationale de Sécurité sociale et de la Fédération nationale des organismes de Sécurité sociale (FNOSS) qui y trouvent un intérêt évident, une enquête ambitieuse est lancée sur les dépenses de santé de 1950 à 1955. Parallèlement, une étude novatrice, par sondage, sur la consommation médicale des ménages est menée en collaboration avec l’INSEE. Elle sera rééditée en 1960, puis tous les dix ans jusqu’au début des années 1990 avant d’être abandonnée au profit des comptes de la santé, plus élaborés et dont le cadre conceptuel est cohérent avec celui de la comptabilité nationale.

38Ces études aboutissent à une évolution notable des conceptions en matière de dépenses de santé et à la diffusion de celles-ci, comme en témoignent les responsables de l’assurance maladie dans la Revue de la Sécurité sociale, éditée par la FNOSS, en 1957 :

  • 43 Revue de la Sécurité sociale, n° 82, 1957, p. 33-34.

En novembre 1954, le CREDOC avait publié un premier rapport sur les dépenses de santé des Français. [...] Ce rapport avait fourni des estimations pour 1950, 1951 et 1952 des dépenses médicales, en distinguant la part qui restait à la charge des particuliers de celle qui était couverte par l’assistance et les organismes d’assurances sociales. En établissant des perspectives de consommation de 1952 à 1957, le CREDOC avait à nouveau été amené à considérer les dépenses médicales. Les facteurs qui en conditionnent l’évolution avaient alors semblé exiger une analyse plus complexe que dans le cas de la plupart des dépenses : l’incidence des modifications démographiques et de la morbidité, l’évolution très rapide des technologies médicales, l’effet des migrations socioprofessionnelles combinent de façon complexe leur influence à celle des variations des revenus et des prix. […]. L’observation de six années [...] permet d’observer une évolution significative : les dépenses médicales ont augmenté plus vite, en terme réels, que toutes les autres consommations. Cette évolution a été plus rapide dans les groupes où les niveaux de consommation étaient au départ les plus faibles43.

  • 44 Ibidem, p. 55.

39L’auteur de l’article concluait, en forme d’avertissement : « Il n’est pas possible d’assurer le financement des dépenses médicales de la Sécurité sociale par une cotisation représentant un pourcentage fixe des salaires, puisque l’accroissement des ces dépenses est plus rapide que l’accroissement des salaires44. »

40À la fin des années 1950 et au début des années 1960, une nouvelle vision de la croissance des dépenses de santé et des enjeux qu’elle comporte se diffuse donc. On est à la veille de l’épanouissement de la « société de consommation » et le CREDOC apparaît comme précurseur d’un nouvel état d’esprit, valorisant la dépense plutôt que l’épargne, la « satisfaction des besoins » plutôt que les normes de la morale traditionnelle dans une société qui connait des changements spectaculaires. C’est chargé de ces significations nouvelles que le thème revient sur l’agenda politique à partir de 1963, dans un contexte très différent de 1949.

  • 45 VALAT Bruno, Histoire de la Sécurité sociale…, op. cit., p. 393.
  • 46 Le conventionnement médical se généralise pour la première fois à partir de 1960, entraînant une fo (...)

41Au début des années 1960, les pouvoirs publics ont marqué leur volonté d’enrichir le « contenu social de la croissance » au moyen notamment d’investissements collectifs. L’avènement de la Ve République voit le retour en grâce du Plan et l’essor du calcul économique qui l’accompagne. La nécessité se fait sentir d’y intégrer des investissements sanitaires, notamment hospitaliers, domaine dans lequel la France avait accumulé un retard considérable depuis le début du siècle. Cependant, parallèlement, une autre idée gagne du terrain : celle selon laquelle les dépenses de santé doivent être maitrisées pour ne pas remettre en cause les équilibres de la croissance. Déjà, le plan De Gaulle-Rueff de 1958 avait jugé impossible « d’exiger des sacrifices rigoureux dans tous les domaines qui intéressent les finances publiques, en laissant à l’abri du moindre effort de compression le secteur des dépenses sociales45. » Il ne s’agit plus, comme au lendemain de la guerre, de punir les assurés ou les professions de santé, jugés coupables d’une consommation excessive, mais d’œuvrer en faveur d’une progression plus équilibrée des revenus, en rapport avec celle de la production. De fait, l’expansion des dépenses de santé se poursuit tout au long des années 1960, stimulée par plusieurs facteurs : forte croissance économique, élargissement du périmètre de l’assurance-maladie, progrès de la couverture existante46. Les cercles liés au ministère des Finances et au commissariat au Plan tentent alors de promouvoir une « politique des revenus ». Deux idées-force en émergent dans le domaine sanitaire : en premier lieu, qu’il est possible et nécessaire de prévoir l’évolution des dépenses de santé pour arriver à un développement équilibré. Le progrès des connaissances, amorcé à cette période, doit faciliter cette tâche. En second lieu que les intéressés (à travers leurs représentants syndiqués plus que les parlementaires) doivent déterminer eux-mêmes la part de leurs revenus qu’ils souhaitent consacrer à la satisfaction des différents besoins dans le cadre des prévisions du Plan. La démocratie sociale, promue en 1945, se trouvait ainsi une nouvelle ambition, à coloration fortement technocratique. Dès lors, le thème de la « croissance des dépenses de santé » va être lié aux conflits et difficultés qui accompagnent cette ambition.

42Peu après l’adoption du IVe Plan en 1962, qui donnait la priorité aux « investissements collectifs », le premier ministre Michel Debré saisissait le Conseil Économique et social pour lui demander d’étudier la question de la croissance des prestations sociales et notamment des dépenses de santé. Dans son rapport rendu en septembre 1963, le Conseil, s’appuyant sur les travaux du CREDOC, estimait toutefois que la hausse des dépenses sociales était bénéfique pour les Français comme pour le pays et se prononçait en faveur de leur augmentation. Les conclusions issues de ces travaux laissaient en effet entrevoir une corrélation positive entre niveau des dépenses de santé et prospérité nationale. Loin d’être une simple conséquence de la hausse des revenus, la hausse des dépenses, par son dynamisme, contribuait à entretenir la demande, et donc la croissance économique :

  • 47 Rapport du Conseil économique et social sur l’évolution des prestations sociales et le financement (...)

L’évolution des prestations sociales interfère directement aujourd’hui avec le Plan de développement économique et social, qu’il s’agisse de son élaboration ou de sa réalisation […] non seulement en raison de l’importance relative de la part du revenu national distribué sous forme de prestations sociales […] mais encore, à raison des effets qui résultent de cette répartition. […] Les prestations sociales doivent être considérées comme des éléments à la fois correcteurs et dynamique de la planification économique et sociale47.

43Le Conseil en profitait pour regretter l’absence d’une meilleure connaissance des déterminants de ces dépenses, notamment celles de santé, nécessaire pour affiner la connaissance des mécanismes à l’oeuvre.

44Cherchant un appui du côté de l’université, le gouvernement décidait alors de créer une commission, maladroitement confiée au docteur Canivet, professeur à la faculté de médecine de Paris, pour rechercher « les causes de l’évolution des charges de l’assurance maladie et […] de proposer les mesures qui, sans diminuer la garantie de ce risque, seraient de nature à rendre cette évolution compatible avec celle du Revenu National ». Dominée par les représentants du corps médical, la commission rendit un rapport qui se montrait hostile à toute mesure pouvant remettre en cause la satisfaction des besoins de santé des assurés sociaux, considérée comme vitale. Les oppositions à l’objectif affiché par le gouvernement s’annonçaient donc sérieuses et l’ambition affichée de réduire la croissance des dépenses difficile à faire accepter.

  • 48 Rapport général de la Commission des prestations sociales du Ve Plan, Paris, 1966, La documentation (...)

45C’est dans ce contexte délicat que la question de l’évolution des prestations sociales était officiellement confiée à une commission ad hoc dans le cadre de la préparation du Ve plan, en 1965. La mission assignée à la commission, présidée par le conseiller d’État Bordaz et dont le rapporteur était Jacques Delors, était claire : chercher les voies d’une maîtrise de l’évolution des dépenses, notamment de santé. Significativement, la commission ne comptait presque pas de représentants des professions et institutions sanitaires ; aucun « expert » non plus. Le gouvernement avait-il cherché à écarter par avance tout obstacle ? Quoi qu’il en soit, et malgré la feuille de route qui lui avait été tracée, la commission, conclua, comme les autres, à la difficulté d’une action modératrice sur les dépenses de santé, estimant que : « compte-tenu de l’évolution très générale qui est constatée en France, […] tout au plus peut-on viser à atténuer l’écart entre les évolutions respectives des charges et des ressources dans les années à venir48 ». L’examen des travaux de la commission permet de mesurer le chemin parcouru depuis 1949 et la signification de cette conclusion. Que révèlent-ils, en effet ?

46D’abord, que les positions ont évolué : la hausse des dépenses de santé ne peut plus être attribuée, comme quinze années auparavant, aux abus, ou aux seules dérives des prix, toujours soupçonnées de cacher une mauvaise gestion :

La FNOSS se félicite que les travaux de la commission aient pu établir clairement que la cause directe ou indirecte de l’augmentation des dépenses de maladie ne doit pas être cherchée dans un accroissement diffus et injustifié de la consommation médicale courante, assimilable à un abus ou un excès […] mais bien dans des transformations profondes et rapides que connaissent depuis une vingtaine d’années la science et la technique médicale.

47La hausse des dépenses de santé était donc considérée comme un mouvement de fond, inéluctable : « pour la maladie, la croissance très rapide des dépenses vient, c’est l’avis de la commission unanime, de la place prépondérante prise par la santé dans notre civilisation ». Si le thème des « abus » n’a pas tout à fait disparu – les représentants du petit patronat au sein de la commission l’ont évoqué à plusieurs reprises –, il est marginalisé, considéré désormais comme irrecevable dans les cercles où se légitiment les politiques publiques. Le changement de regard porté sur la hausse des dépenses n’est pas seul en cause. Il faut tenir compte aussi de l’affaiblissement des catégories les plus hostiles à la Sécurité sociale (indépendants, petits patrons) sur la scène publique, catégories ne disposant plus des ressources de pouvoir nécessaires pour faire entendre leur voix : après l’épisode Poujade de 1954-1956, leur audience politique a rapidement décliné tandis que leur assise sociale s’effritait fortement. Eux-mêmes, du reste, se sont convertis à peu près au même moment à l’assurance-maladie obligatoire, comme en témoigne la création du régime des indépendants quelques mois plus tard, en 1966.

48A contrario, les groupes qui perçoivent la croissance des dépenses de santé comme quelque chose de bénéfique se sont renforcés : la salarisation gonfle les effectifs du régime général de la Sécurité sociale, qui gagne des dizaines de milliers de cotisants chaque année. Les professions de santé, pour leur part, bénéficient de la médicalisation accélérée de la société française et voient leur revenu comme leur nombre s’accroître sensiblement. En définitive, parmi les acteurs de poids, seuls se sont prononcés pour un effort de maîtrise les représentants du CNPF, inquiets du coût croissant de la protection sociale au moment où la France a fait le choix du marché commun européen, et ceux de l’État. Ces derniers ont été mis en minorité au moment du vote sur le rapport final, au nom de la lutte contre la « planification autoritaire » et la « technocratie », étendard brandi par les défenseurs de la santé.

49Cette mésaventure souligne les changements opérés dans les configurations d’acteurs par rapport à l’après-guerre : à la Libération, l’État et les caisses faisaient bloc contre les détracteurs de la Sécurité sociale pour défendre les dépenses de santé. Dans les années 1960, cette coalition a volé en éclat : les pouvoirs publics se font maintenant les promoteurs de la maîtrise. Cependant, ils ne peuvent compter sur l’appui des catégories traditionnellement hostiles à la hausse des dépenses : trop affaiblies, ces catégories ne constituent que des troupes d’appoint, insuffisantes pour obtenir l’assentiment de la commission. L’unité de vote des représentants de l’État au moment du vote final cache par ailleurs des divisions internes, qui apparaissent à la lecture des débats : au lendemain de la guerre, l’administration du Travail, « progressiste » pouvait faire prévaloir son point de vue en matière de Sécurité sociale vis-à-vis des autres administrations, notamment des Finances. La faible discipline gouvernementale dans un régime parlementaire où les ministres se considéraient avant tout comme les représentants de leur parti au sein du gouvernement leur donnait des marges de manoeuvre importantes. Dans les années 1960, les choses ont changé : fortes d’une expertise économique nouvelle, les Finances s’opposent avec succès aux arguments dépensiers des ministères sociaux. Le centre du pouvoir s’est en outre déplacé à l’Élysée sous la Ve République : la politique du pays est définie par le président de la République, mise en œuvre à Matignon. Ministres et ministères doivent suivre. Or, le général De Gaulle a tranché en faveur de la modernisation de l’appareil productif et de l’ouverture. Les ministères économiques (Finances, Plan) en sont sortis renforcés : dorénavant, leur point de vue prévaut sur celui du Travail, marginalisé.

50Du côté des défenseurs de la dépense, les alliances laissent également apparaître tensions et différences d’interprétation : pour les syndicats de salariés et les caisses de Sécurité sociale, il s’agit de défendre l’accès des assurés au bénéfice de soins toujours plus techniques et coûteux, dans une optique de démocratisation sanitaire. Si effort de maîtrise il doit y avoir, ce qu’elles ne rejettent pas, celui-ci doit porter en premier lieu sur les professions médicales : « Il est évident que chercher à maintenir l’indice de l’évolution des dépenses dans une limite prédéterminée sur un plan purement comptable, sans tenter d’agir sur les divers facteurs qui conditionnent le coût de la médecine et son efficacité serait une entreprise sans portée réelle et n’offrirait en aucune manière une solution aux problèmes posés », note ainsi la FNOSS.

51Les médecins, pour leur part, insistent sur les conséquences bénéfiques de la hausse des dépenses en matière de santé publique et soulignent le rôle joué par les professions médicales. Ces deux groupes, qui s’opposent par ailleurs vivement sur la question des tarifs et de la régulation, s’unissent ainsi contre la volonté de l’administration et de la « technocratie » de limiter la progression des dépenses sociales. Cependant, ils adoptent des attitudes différentes vis-à-vis du progrès des connaissances sur les causes de la dynamique des dépenses de santé : tandis que les caisses voient d’un bon œil les investigations menées par des « experts » extérieurs au monde médical (économistes ou autres) pour pénétrer les secrets de la consommation de soins, le corps médical s’efforce de les tenir à distance, voire de les discréditer : ainsi la commission Canivet chargée de rechercher les causes de l’augmentation des dépenses de santé ne comportait-elle pas un seul économiste ou sociologue, mais seulement des médecins et magistrats (Conseil d’État, Cours des Comptes).

52Ces désaccords n’empêchent pas l’État de se retrouver en définitive isolé dans sa tentative de légitimer une maîtrise des dépenses non pas punitive, mais négociée et « démocratique », mettant ainsi un terme au rêve d’une politique des revenus. Les mouvements étudiants et salariés, ainsi qu’une partie de l’opinion, rejetteront en 1968 le pouvoir « technocratique » et obtiendront l’abandon du principe du ticket modérateur obligatoire décidé en 1967 pour limiter quelque peu la croissance des dépenses en l’absence d’accord négocié avec les partenaires sociaux. Ce rejet annonce nombre de difficultés ultérieures.

*

53Au terme de vingt années d’évolution, quels enseignements tirer des (més)aventures de la « croissance des dépenses de santé » ? Tout d’abord, ces dépenses croissent avec le revenu : la santé est un « bien supérieur ». Dans ces conditions, la hausse s’enracine dans des transformations profondes : elle renvoie aux « lois » du développement économique. Toute tentative de maîtrise ne peut chercher qu’à modérer cette évolution sans chercher à l’inverser. Le thème des abus s’éteint alors, moins toutefois par l’affaiblissement de ses ressorts internes, qu’en raison d’une dynamique sociale qui affecte ses forces vives. Que cette dynamique s’affaiblisse à son tour avec le ralentissement de la croissance et la montée d’un chômage de masse, et il ressurgira, à partir des années 1980, sous les traits de « l’aléa moral ». Le moindre des paradoxes n’est pas que sa popularité soit assurée alors par la diffusion d’une économie de la santé qui avait contribué dans les années 1960 à le marginaliser. Il est vrai que la discipline puisera désormais ses modèles cognitifs dans une inspiration libérale venue d’outre-Atlantique.

54Dans la France d’après-guerre, les connaissances sur les déterminants de la dépense de santé semblent alors relever des « sciences de gouvernement » : la socio-économie de la santé balbutiante apparaît comme une forme de « science appliquée », fortement dépendante de commandes ou d’injonctions publiques. Cela ne signifie pas que l’indépendance de jugement des hommes et femmes qui s’y consacrent soit en cause, mais que leur programme se développe dans le giron de l’administration publique, en fonction de besoins exprimés par l’État ou ses satellites. Les débats des années 1960 vont contribuer à la faire descendre dans l’arène publique. Les connaissances issues des enquêtes du CREDOC sont alors mobilisées à l’appui de prescriptions politiques et deviennent enjeu de controverses. L’opinion découvre les sciences sociales, et s’en empare. Elles y gagnent une audience nouvelle, au risque de l’instrumentalisation. La hausse des dépenses de santé a ainsi joué un rôle certain dans l’essor de l’expertise en matière de santé et sa reconnaissance dans la sphère académique, préparant son entrée à l’université.

55Enfin, la « croissance des dépenses de santé » apparaît comme un thème mobilisateur pour les groupes engagés dans la gestion de l’assurance maladie : à l’injonction d’une maîtrise venue d’une partie de la classe politique et de la société civile au début des années 1950, l’État répond, s’appuyant sur les connaissances disponibles, qu’il n’est guère possible de domestiquer ces dernières dans le contexte de l’après-guerre. Dans les années 1960, un État converti à la nécessité d’une progression plus équilibrée se heurte désormais à des groupes majoritairement hostiles à tout freinage, au nom de l’impossibilité à maîtriser les dépenses et de la régression sociale que cela représenterait.

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Notes

1 La première thèse d’économie de la santé (J. Brunet-Jailly) est soutenue en France en 1967. Voir sur ce point l’article de Daniel Benamouzig dans ce numéro.

2 Cette période est marquée par des étapes décisives dans ce domaine, avec les deux lois de 1930 et 1945 (salariés), puis celles de 1961 et 1966 (indépendants) sur l’assurance maladie obligatoire. Certes, à la fin des années 1960, les dépenses de l’assurance-maladie n’atteignent pas le montant qui est le leur au début du XXIe siècle. Cela ne veut pas dire que tout va « pour le mieux » : de l’entre-deux-guerres (« vie chère » des années 1920, crise des années 30) au plus fort des « Trente Glorieuses », la conjoncture est, en effet, fort différente.

3 Voir par exemple la contribution de Luc Berlivet à la journée d’étude sur La santé en chiffres, organisée à Toulouse le 21 mars 2013.

4 MERRIEN F.-X., PARCHET R., KERNEN A., L’État social ; une perspective internarionale, Paris, Armand Colin, 2005, p. 85.

5 DREYFUS M., RUFFAT M., VIET V., VOLDMAN D., avec la coll. de VALAT B., Se protéger, être protégé ; une histoire des Assurances sociales en France, Rennes, PUR, 2006.

6 RASMUSSEN Anne, « L’hygiène en congrès (1852-1912) : circulations et configurations interna-tionales », in BOURDELAIS Patrice (dir.), Les hygiénistes : enjeux, modèles et pratiques (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Belin, 2001, p. 213-239.

7 Parmi les publications récentes sur le BIT, voir KOTT Sandrine et DROUX Joëlle (dir.) Globalizing Social Rights: the International Labour Organization and Beyond, Londres, Palgrave/Mc Millan, 2013.

8 BIT, L’assurance maladie obligatoire. Analyse comparative des législations nationales et des résultats de leur application, Genève, 1927, Études et documents, série M, n° 6, p. 578-579.

9 DESROSIERES Alain, La politique des grands nombres ; histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993, éd. de poche, 2010, p. 190-191.

10 « Rapport sur l’application de la législation des Assurances sociales », Journal Officiel, Annexes administratives, 8 mars 1934, p. 264-274.

11 FAURE Olivier, avec la collaboration de DESSERTINE Dominique, Les cliniques privées, deux siècles de succès, Rennes, PUR, 2012.

12 FERDINAND-DREYFUS Jacques, Les prévisions statistiques et financières des assurances sociales, Paris, PUF, 1923, p. 33.

13 Ibidem, p. 129.

14 Ibidem, p. 69.

15 NOIRIEL Gérard, Les ouvriers dans la société française, XIXe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1986, p. 170.

16 HALBWACHS Maurice, L’évolution des besoins dans les classes ouvrières, Paris, Félix Alcan, 1933, p. 107.

17 BLONDIAUX Loïc, La fabrique de l’opinion ; une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998. La société Gallup réalise les premières enquêtes par sondage dans les années trente aux USA.

18 NOIRIEL Gérard, op. cit., p. 170.

19 SAUVY Alfred, Histoire économique de la France entre les deux guerres, Paris, Fayard, 1967, tome 3, p. 352 et suiv.

20 DUTTON Paul V., « La médecine libérale rencontre le médecin syndicaliste (1920-1930) », Bulletin d’histoire de la Sécurité sociale, n° 49, 2004, p. 79-99.

21 GUILLAUME Pierre, Le rôle social du médecin depuis deux siècles (1800-1945), Paris, Comité d’histoire de la Sécurité sociale, 1993, p. 210-217.

22 Ibidem, p. 250 et suiv.

23 NETTER Francis, « Rapport sur la situation financière des assurances sociales », Ministère du Travail, octobre 1944.

24 VALAT Bruno, Histoire de la Sécurité sociale ; l’État, l’institution et la santé, Paris, Economica, 2001, p. 348 et suiv.

25 On est loin, en 1946, des TSAP (Tableaux statistiques d’activité des praticiens), mis en place à la suite de la première convention nationale tarifaire en 1971 !

26 Voir la contribution de Daniel Benamouzig dans ce numéro.

27 Les citations qui suivent sont toutes issues, sauf mention contraire, du Journal Officiel, série des débats parlementaires, pour le mois de juillet 1949.

28 Critique du gouvernement pour des raisons politiques (le tripartisme a pris fin en 1947), le PCF l’attaque sur sa gestion supposée de la Sécurité sociale, tout en prenant la défense de celle-ci face aux attaques des opposants à la dépense.

29 Revue française du Travail, 1949, p. 180-81.

30 HIRSCHMAN Albert O., Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, éd. française 1991.

31 GARDEN Maurice, Histoire économique d’une grande entreprise de santé ; le budget des hospices civils de Lyon, Lyon, PUL, 1986, p. 105.

32 Note sur l’évolution financière du régime général, Ministère du Travail, 13 juillet 1951.

33 Rapport sur la situation financière du régime général, Ministère du Travail, 15 novembre 1951.

34 BERLIVET Luc, « Between expertise and Biomedicine: Public Health Research in France after the Second World War », Medical History, n° 52-04, 2008, p. 471-492.

35 DERUFFE Louise, « Les statistiques de la santé », in Pour une histoire de la Statistique, tome II, Paris, Économica, 1987.

36 BENAMOUZIG Daniel, La santé au miroir de l’économie. Une histoire de l’économie de la santé, Paris, PUF, 2005.

37 Sur Henri Péquignot, voir également la contribution de Daniel Benamouzig dans ce numéro.

38 PEQUIGNOT Henri, Éléments de politique et d’administration sanitaire, Paris, ESF, 1955, p. 35.

39 Ibidem, p. 13.

40 Ibidem, p. 43.

41 Consommation, revue du CREDOC, n° 1, 1958.

42 Cette histoire est désormais bien connue : SANDIER Simone, « Naissance de l’économie médicale en France. Aux origines du CREDES. Interview avec Henri Péquignot », Prospective et santé, 1988, n° 47-48 ; SERRE Marina, « De l’économie médicale à l’économie de la santé, genèse d’une discipline scientifique et transformations de l’action publique », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 143, 2002, p. 68-79. ; BENAMOUZIG, Daniel, La santé au miroir de l’économie…, op. cit.

43 Revue de la Sécurité sociale, n° 82, 1957, p. 33-34.

44 Ibidem, p. 55.

45 VALAT Bruno, Histoire de la Sécurité sociale…, op. cit., p. 393.

46 Le conventionnement médical se généralise pour la première fois à partir de 1960, entraînant une forte revalorisation des honoraires. En 1961 et 1966, l’assurance maladie obligatoire est étendue à la plupart des professions non-salariées.

47 Rapport du Conseil économique et social sur l’évolution des prestations sociales et le financement de la Sécurité sociale, 28 septembre 1963, Journal Officiel, p. 695.

48 Rapport général de la Commission des prestations sociales du Ve Plan, Paris, 1966, La documentation française, p. 12. Sauf mention contraire, les citations dans les pages qui suivent en sont tirées.

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Pour citer cet article

Référence papier

Bruno Valat, « La « croissance des dépenses de santé », entre enjeux intellectuels et politiques (France, 1920-années 60) »Histoire, médecine et santé, 4 | 2013, 19-39.

Référence électronique

Bruno Valat, « La « croissance des dépenses de santé », entre enjeux intellectuels et politiques (France, 1920-années 60) »Histoire, médecine et santé [En ligne], 4 | automne 2013, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/343 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.343

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Auteur

Bruno Valat

Bruno Valat est maître de conférences d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse (Centre Champollion, Albi), membre du laboratoire FRAMESPA, UMR 5136, CNRS-Université Toulouse II.

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