Les enjeux de la quantification sanitaire au XXe siècle
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1Les chiffres de la santé sont partout. Il ne s’écoule guère de semaine sans que les media ne rappellent, statistiques à l’appui, la prévalence de maladies sociales comme l’obésité ou le cancer du fumeur, les risques sanitaires liés à l’usage des médicaments (comme dans l’affaire récente du Médiator), ou bien encore la dérive des dépenses de l’assurance-maladie ; qu’ils ne se fassent l’écho de controverses sur les inégalités sociales de santé (à l’occasion des débats sur l’âge légal d’ouverture des droits à la retraite, sur l’état de santé des populations immigrées…), le palmarès des meilleurs hôpitaux, ou les polémiques concernant l’accès aux données médicales personnelles. La mobilisation de ces chiffres dans l’espace public est souvent intimement liée à des « crises » ou des « problèmes » identifiés comme tels. Ils donnent lieu à conflits et controverses. Leur usage est donc l’objet d’enjeux sociaux et politiques importants. Rien de nouveau à cela, comme nous le rappelle le détour par l’histoire.
- 1 Sur les liens entre statistiques et espace public avant l’avènement de la IIIe République, voir ROS (...)
- 2 DESROSIERES Alain, La politique des grands nombres ; histoire de la raison statistique, Paris, La D (...)
2On sait que les pratiques de quantification ont été intimement liées à la construction de l’État. Les progrès de la statistique, portée par la diffusion d’un habitus de rationalité scientifique, et l’avènement de la monarchie absolue, ont donné naissance à « l’arithmétique politique » au XVIIe siècle. L’Europe des Lumières, quant à elle, cherche à asseoir un meilleur gouvernement sur une action éclairée (que l’on songe aux efforts de Necker et de Quesnay). Au XIXe siècle se constitue en France une ébauche d’administration statistique qui va contribuer à l’essor du chiffre public1 : la Statistique Générale de la France (SGF), fondée en 1833, a pour mission de rassembler des données collectées par d’autres administrations, notamment le ministère de l’Intérieur, alors en charge des recensements. Son activité donne lieu à la publication de nombreux volumes, essentiellement descriptifs, sur la population et l’économie française, dont des générations ultérieures d’historiens feront leur miel après la Seconde Guerre mondiale2.
3Vers la fin du siècle, l’usage du chiffre se répand dans les sciences sociales en gestation : sociologie (la célèbre étude de Durkheim sur le suicide en fournit un exemple peut-être non représentatif des usages alors en vigueur), économie (avec les travaux de Walras, notamment). Face aux anciennes façons de « faire science », ces disciplines trouvent une part de légitimité dans un usage renouvelé du chiffre, devenu instrument heuristique.
4Le XXe siècle voit un essor sans précédent dans tous les domaines, favorisé par les deux guerres mondiales : les besoins engendrés par la mobilisation économique entre 1914 et 1918, la crise des années 1930 puis les circonstances favorables à une réforme administrative d’ampleur créées par la défaite de 1940 préparent l’éclosion de la Libération : à quelques mois d’intervalle sont créés l’INSEE (qui succède à la SGF) et l’INED, tandis que l’Institut National d’Hygiène, fondé en 1941, voit son existence confirmée. Parallèlement, toutes les grandes organisations, qu’elles soient publiques (comme le ministère des Finances, avec la création du Service des Études Économiques et Financières – SEEF – ou le Commissariat au Plan) ou privées (grandes entreprises, associations…) se dotent de services de production de chiffres : ces derniers deviennent un enjeu de gouvernement majeur et envahissent peu à peu l’espace public, jusqu’à l’omniprésence contemporaine.
5La quantification est, en effet, considérée de façon croissante comme une condition de l’efficacité dans des sociétés où les problèmes publics apparaissent de plus en plus complexes : paré des vertus de la science et de la rationalité, que les progrès de la collecte statistique et le perfectionnement des méthodes mathématiques soutiennent, le chiffre permet d’appréhender les problèmes politiques dans leur dimension collective, détachée des contingences individuelles, tout en offrant des moyens de prise, par la simplification qu’il opère, sur un réel multiforme et parfois insaisissable. Mais l’attrait qu’il exerce découle aussi du fait que dans les sociétés démocratiques, fondées sur l’assentiment des gouvernés, il apparaît comme un gage « d’objectivité », susceptible de fonder des politiques non partisanes : il participe ainsi du rêve d’une politique « administration des choses », expurgée de sa dimension conflictuelle.
- 3 MURARD Lion et ZYLBERMAN Patrick, L’hygiène dans la République ; la santé publique ou l’utopie cont (...)
- 4 LECUYER Bernard, « Médecins et observateurs sociaux : les Annales d’hygiène publique et de médecine (...)
- 5 Pour une présentation des sources disponibles et leur histoire, parfois complexe, on se reportera à (...)
6Si le domaine de la santé n’échappe pas à cet attrait, l’histoire de la statistique sanitaire en France est particulière, indissociable des à-coups de la politique de santé publique, longtemps contrariée3. Les premières enquêtes collectives émanent des réformateurs de la Monarchie de Juillet, qui mènent des investigations sur la misère des classes laborieuses. Nombre d’entre eux, parmi lesquels L.-R. Villermé joue un rôle central, se regroupent autour des Annales d’Hygiène publique et de médecine légale, fondées en 18294. Ce que l’on appelle alors « statistique morale » reste cependant largement étranger à l’effort de quantification public : ce dernier se limite pendant la majeure part du siècle à la collecte par la SGF des données du mouvement hospitalier (entrées et sorties des malades, cause des décès, équipement et personnel des hôpitaux publics). Ces chiffres sont complétés par des statistiques portant sur la morbidité issues des hôpitaux psychiatriques (1835), puis de l’Assistance publique de Paris (1881) et diverses sources partielles5. Rien, cependant, qui permette de comparer la collecte de données sanitaires à ce qui existe alors en Angleterre : la statistique, au moins dans ce domaine, fait figure en France de parent pauvre jusqu’à la fin du siècle. Reflet du retard pris par le pays en matière de santé publique.
- 6 MURAD Lion et ZYLBERMAN Patrick, op. cit., p. 207.
7Les choses commencent à changer – difficilement et lentement, il est vrai – avec la IIIe République : une loi de santé publique est mise en chantier en 1886, promulguée en 1902, elle prévoit des campagnes de vaccination obligatoires, complétées par diverses mesures prophylactiques (désinfection…). Mais elle échoue à impulser un changement vigoureux et la France reste sous équipée et sous informée jusqu’à la guerre. Si la collecte de données sur les maladies infectieuses, débutée en 1886, a été progressivement étendue des grandes villes à l’ensemble du pays, celle des maladies contagieuses, prévue par la loi de 1902, reste lettre morte6.
- 7 DERUFFE Louise, op. cit., p. 341.
8La saignée engendrée par la Grande guerre, redoublée par l’épisode de la grippe espagnole, est un choc. Les moyens alloués à la santé publique progressent alors mais se heurtent aux résistances du corps social. Significativement, c’est à un organisme étranger, la Mission Rockefeller, débarquée en France en 1917, qu’est confié l’essentiel de la lutte contre la tuberculose, fléau national. Jusqu’en 1923, c’est elle qui collecte les statistiques sur la maladie, date à laquelle elle les transfère au Comité national de défense contre la tuberculose, organisme privé largement financé par elle7.
- 8 Sous des appelations changeantes, avec une éclipse de 1924 à 1929.
- 9 Voir dans le présent numéro, l’article de Bruno Valat.
- 10 BERLIVET Luc, Une santé à risques ; l’action publique de lutte contre l’alcoolisme et le tabagisme (...)
9La modernisation est en germe, pourtant, avec la naissance d’un ministère dédié à la Santé publique (1920)8. C’est aussi le temps des assurances sociales, qui prévoient une couverture maladie obligatoire pour les salariés du secteur privé (1930). De nouveaux aspects de la santé publique entrent à cette occasion dans le champ de la statistique : en 1919, une loi a rendu obligatoire la déclaration des maladies professionnelles. Elle est complétée en 1933 par des statistiques sur l’invalidité, puis les accidents du travail, après leur prise en charge par la Sécurité sociale, en 1947. Parallèlement, à l’invitation d’organismes internationaux comme le BIT, une première enquête sur la consommation de soins des assurés est réalisée à partir des données réunies par les caisses d’assurances sociales (1934)9. Elle annonce les réalisations ultérieures. La naissance de la Sécurité sociale en 1945, la réforme de la médecine du travail, la mise en place de la Protection maternelle et infantile (PMI), engagent enfin la modernisation sanitaire du pays, symbolisée par l’adoption d’un Code de la Santé publique en 1953. Les campagnes prophylactiques contre l’alcool et bientôt, le tabac, se succèdent10. Dans les années 1960, la croissance économique, les progrès médicaux et la diffusion de la protection sociale assurent la hausse rapide de la dépense. L’État se préoccupe alors de moderniser l’équipement hospitalier et l’enseignement médical, de permettre l’accès de tous aux soins : c’est le temps de l’expansion sanitaire (années 60-70).
- 11 La Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS) établit à partir de 1946 des statistiques des affect (...)
- 12 Voir la communication de Luc Berlivet lors de la journée d’étude du 21 mars 2013, La santé en chiff (...)
- 13 Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, créé en 1953.
10Sur le plan statistique également, l’essor est patent, quoique réalisé sans plan d’ensemble : la connaissance de l’état de santé de la population progresse ainsi grâce aux efforts des organismes de Sécurité sociale (FNOSS, CNSS)11 des administrations et de l’Institut National d’Hygiène, devenu INSERM en 1964 : ce dernier constitue une importante « section d’épidémiologie » (devenue ensuite Division de la Recherche Médico-sociale) qui regroupe, avant son déclin ultérieur, nombre de chercheurs travaillant sur des questions de santé publique12. De son côté, le ministère de la Santé créé son propre bureau de statistique, confié à un administrateur de l’INSEE, en 1961 : il contribue à la modernisation des statistiques sanitaires, reprenant notamment à son compte les données issues du mouvement des hôpitaux. Vingt ans après la première tentative, embryonnaire, de 1934, le CREDOC13, bientôt appuyé par l’INSEE, réalise quant à lui des enquêtes régulières sur la consommation de soins des Français dans le giron du Commissariat au Plan. Il est bientôt épaulé par l’INSEE pour mener à bien de grandes enquêtes décennales (1960, 1970, 1980).
- 14 PERRET Bernard, « Les comptes de la santé », Economie et statistique, n° 123, 1980, p. 35-48.
11Les années 1980 voient l’explosion des données disponibles et un degré de sophistication croissant. Les sciences sociales, en pleine expansion après la réforme de l’Université, s’emparent de la question : c’est le temps de la sociologie et de l’économie de la santé. Un pas décisif est franchi dans ce domaine avec la publication des premiers Comptes de la Santé en 198014. La multiplication des campagnes de prévention, l’invasion d’un discours prescriptif et normatif sur la santé dans les media complètent le triomphe du thème. En une trentaine d’années, les chiffres de la santé sont devenus omniprésents.
12Parallèlement cependant, la santé publique semble être entrée dans une nouvelle ère avec la résurgence de « risques » sanitaires que l’on avait pu croire voués à disparaître pendant les « Trente Glorieuses » : l’épidémie de sida, les crises de la « vache folle » et de la « tremblante du mouton », les différents scandales autour de l’amiante, du sang contaminé, ou de médicaments meurtriers (le Mediator, déjà cité…), les inquiétudes sur les conséquences de la pollution atmosphérique ou des ondes électro-magnétiques créent des interrogations nouvelles sur la capacité des pouvoirs publics à protéger la population. La persistance d’inégalités sociales de santé importantes jette par ailleurs le doute sur cinquante années de progrès sanitaires et de démocratisation dans l’accès aux soins… Ceci entraîne une remise en question importante des politiques de santé publique, qui semblent entrer dans l’ère du soupçon, voire de la défiance, alors que la demande de santé n’a jamais été aussi importante.
- 15 Qui n’ont pas méconnu, pourtant, la question de l’articulation des savoirs et des pouvoirs, pour re (...)
- 16 LE MEE René, Statistique de la France : la SGF de 1833 à 1870, Paris, Service international de micr (...)
- 17 Pour une histoire de la statistique, 2 vol., op. cit., Paris, INSEE-Economica, 1987.
- 18 VOLLE Michel, Histoire de la statistique industrielle, Paris, Economica, 1982 ; FOURQUET François, (...)
- 19 TOUCHELAY Béatrice, L’INSEE des origines à 1961 : évolution et relation avec la réalité économique, (...)
13Malgré cette importance, ou peut-être à cause d’elle, dans la mesure où la matière peut sembler aride, les historiens ne se sont guère intéressés, jusqu’à aujourd’hui, à la quantification sanitaire. C’est vrai des historiens de la santé15, mais également des historiens de la statistique. Celle-ci a fait l’objet de nombreux travaux depuis une trentaine d’années. Si l’on excepte quelques études isolées16, le coup d’envoi en France en a été donné par les fameuses journées d’études tenues à Vaucresson en 1976, réunissant historiens et praticiens (le plus souvent issus de l’INSEE) et dont les résultats ont été publiés dans des volumes au titre programmatique : Pour une histoire de la statistique17. Parmi diverses contributions portant sur les statistiques sociales, une seule, signée de Louise Deruffe, était consacrée aux statistiques de la santé. Le coeur du propos portait sur l’économie, tout comme les ouvrages ultérieurs de Michel Volle ou François Fourquet, qui ont éclairé l’histoire de quantifications particulières18. Cet intérêt privilégié pour l’économie se retrouve dans les recherches plus récentes de Béatrice Touchelay, auteure d’une thèse sur l’histoire de l’INSEE de 1946 à 1961, à l’origine de plusieurs manifestations qui témoignent d’un renouveau de l’intérêt pour les statistiques dans la communauté des historiens de l’économie19.
- 20 DESROSIERES Alain et THEVENOT Laurent, Les catégories socio-professionnelles, Paris, La Découverte, (...)
14Malgré la qualité de ces travaux, nombre d’études continuent de relever d’une approche traditionnelle des statistiques, que l’on pourrait qualifier de « positiviste » : si l’on s’intéresse aux contingences qui affectent la production du chiffre, les statistiques sont considérées, malgré leurs imperfections, comme décrivant le monde réel et non comme un langage conventionnel permettant d’objectiver le social. Le renouvellement des approches dans ce domaine est venu des travaux d’Alain Desrosières, dont l’influence a été déterminante sur d’autres sciences sociales, notamment la sociologie. Dans son livre de 1988 signé avec Laurent Thévenot sur les catégories socio-professionnelles, l’auteur s’est livré à une véritable déconstruction de catégories statistiques devenues communes, montrant comment les choix, historiquement et socialement contingents, de mise en forme d’une matière statistique pouvaient aboutir à la réification de catégories largement conventionnelles, donnant à celles-ci une consistance nouvelle dans le débat public, et en faisant l’objet de politiques qui à leur tour les constituent en réalités tangibles20.
- 21 DESROSIERES Alain, La politique des grands nombres, op. cit. Voir aussi Pour une sociologie histori (...)
- 22 DESROSIERES Alain, La politique des grands nombres…, op. cit., p. 398.
15Dans ce livre, comme dans les travaux suivants d’Alain Desrosières21, l’activité statistique apparaît comme une pratique sociale parmi d’autres, indissociablement politique lorsqu’elle pénètre l’espace public et étroitement dépendante de son contexte d’élaboration, mais aussi de réception et d’utilisation. À ce titre elle se présente comme une contribution à part entière à la construction du monde réel, qu’il convient d’envisager suivant sa double nature : pratique (qui, quoi, comment, pourquoi, pour quels publics ?), ce qui suppose une sociologie historique de la production statistique et de sa réception, et langage (quels choix de découpage du réel, de mise en forme mathématique, de convention sémiologique, etc.) relevant de ce fait des outils de la sociologie des sciences22.
- 23 Parmi d’autres, on retiendra deux dossiers parus dans des revues scientifiques : « Quantifier », Ge (...)
- 24 FASSIN Didier, L’Espace politique de la santé ; essai de généalogie, Paris, PUF, 1996.
16Une telle approche a profondément renouvelé l’intérêt pour la question du chiffre, suscitant des questionnements inédits, ce dont témoignent plusieurs publications récentes, pluridisciplinaires, qui envisagent la « socio-genèse » de la quantification, vue comme une activité participant à la construction des problèmes publics et non seulement à leur résolution23. Son écho a été particulièrement important auprès des sociologues se consacrant à des questions de santé publique, en partie sans doute en raison de l’influence dans ce champ de la recherche des thèses de Michel Foucault sur le bio-pouvoir24 : la statistique s’inscrit explicitement, en effet, dans la liste des « techniques de gouvernement » qui permettent l’exercice du pouvoir sur la vie caractéristique de la modernité selon Foucault. Sans toujours épouser les thèses foucaldiennes, nombre de chercheurs ont donc interrogé, depuis une vingtaine d’années, à partir d’objets et de perspectives différentes, les enjeux contemporains de la quantification sanitaire dans l’espace public.
17La journée d’étude sur La santé en chiffres : des sciences sociales aux politiques sociales, organisée le 21 mars 2013 par l’axe « Santé et Societé » du laboratoire FRAMESPA, UMR 5136, à l’Université de Toulouse II entendait explorer quelques uns de ces enjeux. Deux thèmes, en particulier, ont été retenus : le rôle du chiffre dans les processus de légitimation des politiques de maîtrise des dépenses de santé d’une part, la place de l’épidémiologie dans les politiques de santé publique après 1945, d’autre part.
18Depuis le milieu des années 1970 au moins, la maîtrise des dépenses de santé est devenue une préoccupation croissante des pouvoirs publics. Pour préserver des équilibres économiques devenus fragiles, ceux-ci ont cherché à ralentir la marche des dépenses que les dynamiques conjointes de l’offre et de la demande semblent pousser irrésistiblement à la hausse. Or, la maîtrise des dépenses met en jeu toute une série de questions, pas seulement financières, puisqu’elle a des effets sur la santé publique, sur les inégalités sociales, le revenu des professions médicales, la prospérité de l’industrie pharmaceutique, etc. Dans ces conditions, le besoin de données précises se fait plus que jamais sentir pour guider la décision politique, mais aussi la justifier auprès du public. Ces données sont ainsi naturellement l’objet de conflits importants, à la mesure des sommes en jeu. Les trois articles réunis dans ce dossier abordent diverses facettes de ce problème.
19Évoquant successivement trois épisodes du débat sur le coût des dépenses de santé avant la crise économique des années 1970 (dans les années 1930, l’immédiat après-guerre, les années 1960), je m’intéresse pour ma part à la réception en France du concept de « croissance des dépenses de santé », entre enjeux intellectuels et politiques (1920-années 1960). J’y montre comment la notion, qui s’appuie sur des données de plus en plus consistantes, loin d’être un simple objet de connaissance, se trouve liée dès l’origine à la maîtrise de dépenses jugées trop importantes et comment les acteurs politiques et sociaux s’en emparent avec des objectifs qui leurs sont propres, n’hésitant pas à nouer des alliances changeantes au gré des circonstances. Ainsi, si l’État se fait le défenseur de la dépense face aux adversaires de la Sécurité sociale après la Libération, soulignant les conséquences de la guerre et les effets bénéfiques du « rattrapage » en cours, se trouve-t-il isolé face aux partenaires sociaux et au corps médical lorsqu’il s’agira de promouvoir la maîtrise des dépenses dans le contexte renouvelé des années 1960, faute d’avoir su construire un accord avec les acteurs concernés, ce qui ne manquera pas d’avoir des effets sur « l’acceptabilité » de la maîtrise des dépenses…
20Dans sa contribution sur l’économie de la santé sous surveillance médicale (1960-1990), Daniel Benamouzig (CSO CNRS-Sciences Po.) s’est attaché pour sa part aux relations difficiles du corps médical avec cette discipline. Il a ainsi rappelé que les médecins ont toujours été réticents vis-à-vis d’une approche de la santé qui leur paraît méconnaitre les réalités de la relation thérapeutique comme les conditions d’exercice de la profession médicale. Conscient cependant qu’il lui était impossible de la rejeter, le corps médical s’est constamment employé à placer celle-ci sous contrôle, comme le montre l’auteur à travers les étapes de l’institutionnalisation de la discipline entre 1960 et 1990. Stratégie en partie couronnée de succès, comme l’attestent les spécificités de la Haute Autorité de la Santé créée par la loi de 2004 : celle-ci place, en effet, les médecins au cœur du dispositif d’évaluation des performances du système de santé, à la différence de la plupart des ses consoeurs européennes. Ceci n’est pas sans poser la question de la crédibilité d’une telle évaluation, dite « médico-économique ».
21Enfin, Jean-Paul Domin (Université de Reims) analyse les tentatives d’introduction à l’hôpital d’un outil de gestion fondé sur la mesure chiffrée de la performance : le Programme de médicalisation des systèmes d’information (PMSI) « de l’indicateur de comptabilité hospitalière au mode de tarification (1982-2012) ». Importé des USA et des travaux pionniers de Robert Fetter, le PMSI est introduit en France au début des années 1980 comme un simple outil de connaissance et d’analyse au service de l’institution. Cependant, au fil des étapes de la construction d’un dispositif complexe, l’auteur montre comment celui-ci s’affirme progressivement comme un instrument de maîtrise des dépenses par les pouvoirs publics, provoquant des fortes tensions au sein de l’Hôpital et des interrogations sur ses conséquences possibles en terme d’efficience comme d’équité pour le service public hospitalier. La question reste ouverte.
22Après ces trois aperçus sur le rôle controversé du chiffre dans la maîtrise des dépenses de santé, un deuxième groupe de communications – qui n’ont pu être reprises dans ce dossier d’Histoire, médecine et santé – a abordé le rôle des études épidémiologiques dans les politiques sanitaires d’après-guerre, à travers deux exemples nationaux. Dans son exposé, intitulé « Experts et savants : les configurations sociales de la statistique médicale/sanitaire en France (1940-1980) », Luc Berlivet (CERMES CNRS-EHESS) a retracé l’évolution de la place des études de santé publique au sein de l’Institut National d’Hygiène, puis de l’INSERM jusqu’au seuil des années 1980. De dominantes à la Libération, celles-ci ont été progressivement marginalisées par l’essor de la biomédecine, qui privilégie les études menées en laboratoire et de lourds appareillages statistiques à la recherche des corrélations sociales chères aux tenants de « l’hygiène publique ». Luc Berlivet a également montré comment cette marginalisation, loin de toucher seulement un type de démarche scientifique, découle aussi d’un changement de « style » pratique, caractéristique de la santé publique, passant par la collecte patiente de chiffres réunis dans de volumineuses monographies, pratique de plus en plus concurrencée par la publication en revue comme mode de validation privilégiée des travaux scientifiques. Elle est donc indissociable des transformations de la pratique professionnelle dans le monde de la recherche médicale. Ses conséquences n’en seront pas moins importantes lorsque le manque de données disponibles sur la santé publique se fera cruellement sentir au moment de l’épidémie de SIDA au milieu des années 1980…
23De son côté, José Tuells (Université d’Alicante), a anlysé les obstacles aux campagnes de vaccination en Espagne dans une étude de cas intitulée « la réponse tardive des institutions dans la lutte contre la poliomyélite en Espagne (1940-1970), l’épidémiologie face à la propagande ». Il y a montré comment les autorités sanitaires espagnoles avaient dans un premier temps cherché à minimiser l’étendue de l’épidémie de poliomyélite sévissant dans le pays et privilégié un vaccin peu adapté à une utilisation de masse dans un pays pauvre avant que les données collectées par une équipe de médecins épidémiologistes de terrain ne les contraignent au choix d’un autre vaccin, dont les effets sur la prévalence de la maladie en Espagne furent aussi rapides que spectaculaires. Le chiffre apparaît ici comme un instrument probant utilisé par un groupe d’outsiders pour vaincre les résistances de l’institution politico-sanitaire, dans un contexte où les enjeux économiques (compétition entre laboratoires pharmaceutiques) et professionnels (compétition entre entrepreneurs médicaux pour la reconnaissance académique) sont importants. C’est un rappel de son caractère opératoire et de son utilité, ce qui a peut-être le mérite de souligner, in fine, que, pour être une construction sociale reposant sur une série de conventions, il n’en permet pas moins aux sociétés comme aux individus, de s’affranchir parfois de la tyrannie de la nature.
24Ces contributions n’abordent que quelques aspects des enjeux multiples de la quantification sanitaire. Elles doivent donc être considérées comme une invitation à poursuivre le débat.
Notes
1 Sur les liens entre statistiques et espace public avant l’avènement de la IIIe République, voir ROSANVALLON Pierre, L’Etat en France de 1789 à nos jours, Paris, Seuil, 1992, p. 37 et suiv.
2 DESROSIERES Alain, La politique des grands nombres ; histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993, 2010, p. 185 et suiv.
3 MURARD Lion et ZYLBERMAN Patrick, L’hygiène dans la République ; la santé publique ou l’utopie contrariée, Paris, Fayard, 1996.
4 LECUYER Bernard, « Médecins et observateurs sociaux : les Annales d’hygiène publique et de médecine légale (1820-1950) », in Pour une histoire de la statistique, vol. 1, réed. 1987 [1977], Paris, Economica-INSEE, p. 445-476.
5 Pour une présentation des sources disponibles et leur histoire, parfois complexe, on se reportera à DERUFFE Louise, Essai d’histoire de la statistique sanitaire en France, Documents statistiques, Ministère des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, SESI, 1984. Synthèse dans DERUFFE Louise, « Les statistiques de la santé », in Pour une histoire de la statistique, vol. 2, réed. 1987 [1977], Paris, Economica-INSEE, p. 339-347.
6 MURAD Lion et ZYLBERMAN Patrick, op. cit., p. 207.
7 DERUFFE Louise, op. cit., p. 341.
8 Sous des appelations changeantes, avec une éclipse de 1924 à 1929.
9 Voir dans le présent numéro, l’article de Bruno Valat.
10 BERLIVET Luc, Une santé à risques ; l’action publique de lutte contre l’alcoolisme et le tabagisme en France (1954-1999), thèse de Sciences Politiques, Rennes, 2000.
11 La Caisse nationale de Sécurité sociale (CNSS) établit à partir de 1946 des statistiques des affections de longue-durée (maladies chroniques). La Fédération des Organismes de Sécurité sociale (FNOSS) finance les études du CREDOC (cf. infra).
12 Voir la communication de Luc Berlivet lors de la journée d’étude du 21 mars 2013, La santé en chiffres : des sciences sociales aux politiques sociales, Université Toulouse II-Framespa. Sur un sujet proche, du même auteur : « Between Expertise and Biomedicine: Public Health research in France after the Second World War », Medical History, n° 52-4, 2008, p. 471-492.
13 Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, créé en 1953.
14 PERRET Bernard, « Les comptes de la santé », Economie et statistique, n° 123, 1980, p. 35-48.
15 Qui n’ont pas méconnu, pourtant, la question de l’articulation des savoirs et des pouvoirs, pour reprendre le titre de l’ouvrage classique de Jacques Léonard, La médecine, entre les savoirs et les pouvoirs, Paris, Aubier, 1981.
16 LE MEE René, Statistique de la France : la SGF de 1833 à 1870, Paris, Service international de microfilms, 1975.
17 Pour une histoire de la statistique, 2 vol., op. cit., Paris, INSEE-Economica, 1987.
18 VOLLE Michel, Histoire de la statistique industrielle, Paris, Economica, 1982 ; FOURQUET François, Les comptes de la puissance ; une histoire de la comptabilité nationale et du Plan, Paris, Encres, 1980.
19 TOUCHELAY Béatrice, L’INSEE des origines à 1961 : évolution et relation avec la réalité économique, politique et sociale, Université Paris XII, 1993. L’auteure a notamment joué un rôle majeur dans trois journées d’études ponctuées par la publication de l’ouvrage collectif La genèse de la décision ; chiffres publics, chiffres privés dans la France du XXe siècle, Paris, éd. Bière, 2009. Elle anime actuellement un séminaire (IDHE-IGPDE-IRHiS) sur Chiffres privés, chiffres publics : calculs, comptabilités et statistiques (XVIIe-XXIe siècles). Signe de ce regain d’intérêt, la question des statistiques a également été au centre d’un congrès récent de l’Association française d’histoire économique (AFHE) en 2006 (Histoire économique et quantification, avec une session consacrée à la « construction et [l’]exploitation des séries de l’histoire quantitative »), ainsi que d’un autre, tenu il y a quelques mois dans les cadre des XVIIIe Journées d’Histoire de la Comptabilité et du Management sur La magie du chiffre : quantification, normes et croyances (La Rochelle, 27-29 mars 2013).
20 DESROSIERES Alain et THEVENOT Laurent, Les catégories socio-professionnelles, Paris, La Découverte, 1988.
21 DESROSIERES Alain, La politique des grands nombres, op. cit. Voir aussi Pour une sociologie historique de la quantification, vol. 1, L’argument statistique, vol. 2, Gouverner par les nombres, Paris, Mines-Presse de Paris Tech, 2008. Pour un « équivalent » en langue anglaise, voir PORTER Théodore, The rise of statistical thinking (1820-1960), Princeton University Press, 1986.
22 DESROSIERES Alain, La politique des grands nombres…, op. cit., p. 398.
23 Parmi d’autres, on retiendra deux dossiers parus dans des revues scientifiques : « Quantifier », Genèses, n° 58, 2005-1, dossier dirigé par A. Desrosières et S. Kott ; « Les politiques de quantification », Revue française de socio-économie, n° 5, 2010-1, dossier dirigé par F. Bardet et F. Jany-Catrice. Cette approche des statistiques semble aujourd’hui s’imposer dans la plupart des domaines de recherche en sciences sociales. En témoigne le texte de présentation d’un colloque récent sur L’usage des chiffres dans l’action publique territoriale qui note : « à la suite de travaux majeurs comme ceux d’Alain Desrosières et de Theodore Porter, les instruments et les méthodes de quantification ne peuvent plus être considérés comme neutres socialement et politiquement. Bien au contraire, ils doivent être analysés comme étant le résultat d’interactions entre différents types d’acteurs et d’institutions dont il est nécessaire de reconstituer les formes et les enjeux sociaux et politiques. Les usages des chiffres peuvent être considérés comme révélateurs des formes et des objectifs de l’action publique, et de la conception du bien commun qui leur est sous-jacente. » (colloque organisé à Université de Nantes, septembre 2013). Les historiens sont eux-mêmes saisis par ces enjeux, comme en témoigne la table ronde « Statistiques et démocratie » organisée par B. Touchelay à la MSH de Lille en novembre 2013.
24 FASSIN Didier, L’Espace politique de la santé ; essai de généalogie, Paris, PUF, 1996.
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Référence papier
Bruno Valat, « Les enjeux de la quantification sanitaire au XXe siècle », Histoire, médecine et santé, 4 | 2013, 9-18.
Référence électronique
Bruno Valat, « Les enjeux de la quantification sanitaire au XXe siècle », Histoire, médecine et santé [En ligne], 4 | automne 2013, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/329 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.329
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