Véronique Boudon-Millot et Muriel Pardon-Labonnelie (dir.), Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité
Véronique Boudon-Millot et Muriel Pardon-Labonnelie (dir.), Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité, Paris, Éditions de Boccard, 2018, 252 pages.
Texte intégral
- 1 Sur les Oracles de la Pythie, 14.
- 2 Colloque international « Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité », LAMS : (...)
1Le paradoxe constitué par le personnage de Phrynè est un point de départ intéressant lorsque l’on veut aborder l’étude de la carnation et du teint dans les sociétés gréco-romaines. C’est avec l’histoire de cette hétaïre, qui se nommait en réalité Mnèsarétè et qui exerçait à Athènes au ive siècle avant n. è., que démarre cette étude par le biais du surnom de « Phrynè » qui lui a été donné par les habitants de la cité attique et qui signifie « crapaud ». C’est elle qui sert de fil rouge à ce livre. L’hypothèse étant que ce qualificatif renvoyait peut-être au teint si particulier de cette femme, qualifié de jaunâtre (ὠχρότητα) par Plutarque1. Une appréciation que nous, contemporains, pourrions estimer comme peu flatteuse. Or Phrynè, également connue pour sa relation avec Praxitèle, à qui elle aurait servi de modèle, passait pour être une femme d’une grande beauté. À tel point qu’elle pouvait se passer de maquillage, un attribut pourtant traditionnel des femmes de sa condition. C’est par cette entrée que se profile le questionnement général de ce volume (annoncé p. 8) : qu’est-ce qu’une belle peau pour les Anciens ? Quelle importance accordaient-ils au beau teint ? Et quelle frontière traçaient-ils entre cosmétique et thérapeutique ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit en définitive (p. 7) : en partant de la palette chromatique mobilisée par les Anciens pour dépeindre les différentes couleurs de la peau et ses multiples affections dermatologiques, cet ouvrage se propose d’interroger la frontière, souvent floue, entre cosmétique et thérapeutique. C’est à ces différentes questions que se proposent de répondre les douze contributions rassemblées par Véronique Boudon-Millot et Muriel Pardon-Labonnelie. Ces études sont le fruit d’un colloque international tenu à Paris en janvier 2016 dans le cadre du programme interdisciplinaire Polyre consacré à l’histoire des couleurs revisitée à la lumière de la physico-chimie2. Cette manifestation était le résultat de la collaboration entre deux laboratoires : le Laboratoire d’archéologie moléculaire et structurale (LAMS, UMR 8220, CNRS/UPMC) et Orient et Méditerranée (UMR 8167, CNRS/Paris-Sorbonne). L’ambition affichée est clairement pluridisciplinaire, et même transdisciplinaire, les contributeurs venant de disciplines différentes : chimie, art, lettres, histoire, archéologie…
- 3 Véronique Boudon-Millot, « Médecine et esthétique : nature de la beauté et beauté de la nature chez (...)
2Véronique Boudon-Millot (« “Souffrir” pour être belle (ou beau). Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité », p. 15-29) est la première à se pencher sur ces questions en poursuivant le propos amorcé dans deux articles précédents concernant les liens étroits entre thérapeutique, cosmétique et commôtique3. Si Galien dresse une frontière théorique entre les trois domaines, dans la pratique on voit qu’il est extrêmement difficile de les dissocier. Ainsi touche-t-on ici à l’une des caractéristiques fondamentales des sociétés anciennes où santé/beauté/vertu morale forment un trio presque inséparable. Le médecin fustige et oppose régulièrement la commôtique (visant la production d’une beauté acquise ou factice) à la cosmétique (ayant pour but la conservation de tout ce qui est naturel dans le corps), car seule cette dernière relèverait de la médecine, l’absence de beauté naturelle étant jugée inconvenante et contraire à la santé. Néanmoins Véronique Boudon-Millot montre à quel point cette définition tranchée est régulièrement mise à mal tant la limite entre ces deux domaines est mince. Ainsi le médecin peut-il être amené à franchir les limites « honorables » de son art pour s’adonner à la tant décriée commôtique afin, à la fois, de soulager la détresse physique et psychologique de certains patients dont la laideur, source de honte, les stigmatise dans une société où beauté intérieure et extérieure sont intrinsèquement liées, mais aussi pour préserver ceux qui, livrés à eux-mêmes, seraient tentés de recourir à des substances dangereuses pour essayer d’y remédier. Un comportement qui n’est pourtant pas sans susciter une certaine ambivalence car masquer un défaut, c’est dissimuler son âme mais aussi les signes qui permettent au médecin de poser son diagnostic. Alessia Guardasole (« Galien de Pergame et la transmission des traités anciens de cosmétique », p. 31-50) prolonge ensuite d’une certaine manière le propos en montrant comment le médecin de Pergame a contribué à la conservation du savoir de son confrère Criton (actif à Rome sous Trajan) en matière de cosmétique en faisant, à plusieurs reprises, référence à son œuvre dans ses traités assurant sa transmission aux générations postérieures et notamment aux auteurs médicaux de la période byzantine. On rencontre ainsi des traces des travaux de Criton chez Oribase, Aetius d’Amide ou Paul d’Egine. Antonio Ricciardetto (« L’utilisation thérapeutique et cosmétique des produits tirés des crocodiles dans l’Antiquité gréco-romaine », p. 51-75) invite quant à lui à s’interroger sur les propriétés thérapeutiques et cosmétiques des différentes substances extraites du crocodile en lien avec le soin dermatologique. Les contributions de Claire Barbet (« Thérapeutique et cosmétique dans les tombes souterraines de Marquion/ Sauchy-Lestrée (Pas-de-Calais) », p. 77-93) et Marlène Aubin (« Le soin des yeux à l’époque romaine. Apport des analyses physico-chimiques de préparations antiques », p. 95-102) montrent à quel point la collaboration des disciplines (ici archéologie et chimie) peut être fructueuse dans l’étude de ces thématiques. Claire Barbet présente les découvertes faites à Marquion/Sauchy-Lestrée en contexte funéraire et en particulier un coffret de bronze qui ressemble fortement à ceux habituellement trouvés dans des tombes de médecin, contenant un bâtonnet rouge dont la forme l’apparente morphologiquement à un pain de collyre. Les analyses physico-chimiques menées par Marlène Aubin, mises en parallèle avec les recettes délivrées dans la littérature médicale ancienne, ont démontré qu’il s’agissait effectivement très probablement de restes de collyres permettant ainsi de conforter les hypothèses émises quant à l’activité thérapeutique du défunt de la tombe 427 de Marquion. Muriel Pardon-Labonnelie (« Des yeux couleur d’encre. Les vertus thérapeutiques du noir dans le monde gréco-romain », p. 103-119) et Marie-Hélène Marganne (« De la cosmétique à la thérapeutique : le verbe στιμμίζειν dans les écrits médicaux grecs », p. 121-139) viennent encore approfondir le lien à établir entre les deux notions à propos des yeux, notamment en ce qui concerne l’utilisation de composés noirs pour embellir, soigner ou protéger l’œil. Toutes deux offrent une relecture inédite des sources afin de jeter un éclairage nouveau sur les questions relatives au maquillage dans l’Antiquité. Danielle Gourevitch (« Anilis cutis. La peau d’une vieille peau à l’époque impériale », p. 141-166), Florence Gherchanoc (« La carnation naturelle et “jaunâtre” de Phrynè. Du bon teint en Grèce ancienne », p. 181-196) et Marie-Claire Rolland (« La belle peau chez les élégiaques romains », p. 197-211) proposent chacune un regard différent sur la perception et les représentations de la peau et de sa couleur à travers des espaces, des périodes et des sources distinctes (textes médicaux, encyclopédiques, élégiaques, satiriques…). L’article de Philippe Mudry (« Effacer tatouages et marques d’infamie. Quelques recettes de la médecine antique », p. 167-180) vient encore compléter avantageusement le propos global et en particulier l’argumentaire développé par Véronique Boudon-Millot, Danielle Gourevitch, Florence Gherchanoc et Marie-Claire Rolland en mettant une nouvelle fois en exergue l’importance de l’apparence dans ces sociétés et le rôle que le médecin pouvait y tenir. En l’occurrence, celui-ci avait parfois pour tâche de rétablir la dignité d’hommes ou de femmes tatoués qui, pour cette raison, étaient frappés d’infamie. Enfin Christophe Bouquerel (« La déesse crapaud », p. 213-222), romancier, clôt l’étude en livrant au lecteur un aperçu du cheminement créatif à l’œuvre dans la composition de son roman La première femme nue, inspiré du personnage de Phrynè. Cette association d’un écrivain à la réflexion universitaire offre un parallèle et une mise en perspective bienvenus, révélatrice du pouvoir toujours inspirant de l’Antiquité. Ces contributions sont encadrées de propos introductif (Véronique Boudon-Millot) et conclusif (Muriel Pardon-Labonnelie) complétés par un cahier de planches en couleur, une liste des éditions et traductions des textes gréco-latins cités et un index nominum, tous trois utiles.
3Nous l’avons dit, l’ambition de cet ouvrage était de faire dialoguer les disciplines afin de renouveler les avancées scientifiques concernant les soins du corps et leur perception dans le monde gréco-romain. L’écueil d’une telle démarche réside, la plupart du temps, dans le risque de rester confiné à la pluridisciplinarité faute d’établir un véritable échange entre les différents domaines mobilisés et donc de passer à côté de la transdisciplinarité. Ce n’est pas le cas de cet ouvrage dont le véritable apport réside justement dans son caractère réellement transdisciplinaire. On a assez souligné les échos et la complémentarité tissés entre les différentes contributions, ce qui permet incontestablement d’apporter du neuf. Le pari de ce livre est tout à fait réussi en cela qu’il nous montre qu’à l’heure où la transdisciplinarité n’est parfois encore qu’une exigence institutionnelle, elle est en réalité une nécessité scientifique.
Notes
1 Sur les Oracles de la Pythie, 14.
2 Colloque international « Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité », LAMS : http://www.umr-lams.fr/colloque-international-le-teint-de-phryne-therapeutique-et-cosmetique-dans-lantiquite/ (consulté le 27 novembre 2020).
3 Véronique Boudon-Millot, « Médecine et esthétique : nature de la beauté et beauté de la nature chez Galien », Bulletin de l’association Guillaume Budé, 2, 2003, p. 77-91 ; Ead., « Galien de Pergame face au mirage de la beauté parfaite », Bulletin de l’association Guillaume Budé, 1, 2006, p. 127-141.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Caroline Husquin, « Véronique Boudon-Millot et Muriel Pardon-Labonnelie (dir.), Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité », Histoire, médecine et santé, 16 | 2021, 167-170.
Référence électronique
Caroline Husquin, « Véronique Boudon-Millot et Muriel Pardon-Labonnelie (dir.), Le teint de Phrynè. Thérapeutique et cosmétique dans l’Antiquité », Histoire, médecine et santé [En ligne], 16 | hiver 2019, mis en ligne le 24 décembre 2020, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/2948 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.2948
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