DRULHE Marcel et SICOT François (dir.), La santé à cœur ouvert. Sociologie du bien-être, de la maladie et du soin
DRULHE Marcel et SICOT François (dir.), La santé à cœur ouvert. Sociologie du bien-être, de la maladie et du soin, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2011, 305 p.
Texte intégral
1Dans l’abondante production générée par les questions de santé, l’ouvrage dirigé par Marcel Drulhe et François Sicot est appelé à faire date. Le sous-titre – Sociologie du bien-être, de la maladie et du soin – en situe exactement l’ambition et la portée. Les auteurs ont privilégié le champ de « notre vivre ensemble, par rapport à une prétention encyclopédique ».
2Expérience corporelle en société, normes, corps et santé, sociologie des maladies mentales, maladies chroniques, santé au travail, risques et solidarités, relations de soin, univers hospitaliers, vieillesse et vieillissement, cycle de la mort ordinaire… tout fait écho à la santé et à la maladie, au rapport au corps et à la société.
3Au fond, la maladie n’est peut-être qu’une expérience corporelle qui tourne mal, semblent suggérer les trois premiers chapitres, consacrés à l’expérience corporelle en société (A. Mediani et M. Drulhe) ; aux normes du corps et de la santé (P. Ducournau) ; à la sociologie des maladies mentales (F. Sicot).
4L’expérience corporelle se dit, et se vit, en société. Peu ou prou, elle est toujours une confrontation avec le social et le culturel, même si l’histoire contemporaine paraît avoir construit le corps en objet « potentiellement autonome ».
5Les catégories médicales et les représentations que l’on pense profanes – ou populaires – entretiennent des rapports qui méritent d’être pris en compte. Aujourd’hui, comme hier, « prendre soin de son corps et l’entretenir de mille manières partiellement contradictoires correspond à une injonction sociale plus générale », hérissée de normes qui font du bien-être une contrainte plutôt que la vérité de sa propre vie.
6Monté en idéologie, le biopouvoir s’incarne alors en un « santéisme » – néologisme heureux – non moins contraignant que les pouvoirs politique et médical.
7Sous le titre classique – retenu à dessein (?) – « Sociologie des maladies mentales », F. Sicot ne propose pas une autre lecture du livre de R. Bastide, mais la mise en perspective d’une histoire initiée il y a maintenant près d’un demi-siècle. Histoire qui dépasse les seules maladies mentales en ouvrant sur de nouveaux territoires sanitaires et sociaux, révoquant en doute au passage les catégories « traditionnelles » du normal et du pathologique et la dichotomie classique entre maladies somatiques et maladies mentales.
8Une fois ôté l’écran interprétatif et explicatif de la biologie, il n’y a guère de raisons de les penser différemment. L’approche biologique peut même être un obstacle à la caractérisation d’une entité.
9« Le thérapeute organise ce qu’il observe ». Ce qui est vrai pour le chaman, l’est aussi pour le médecin occidental qui cherche à replacer les symptômes du patient – le jargon médical utilise le terme « présentés » – dans un cadre nosologique. Cette démarche, qui passe pour scientifique chez nous, renvoie en fait à des systèmes d’explication et d’interprétation qui mobilisent « des repères d’une extrême diversité culturelle, sociale, juridiques »...
10La double exigence interprétative et explicative et la pluralité des systèmes rendent hasardeuses les transpositions et font douter de la pertinence des études épidémiologiques d’une aire culturelle à l’autre. La maladie est-elle pensable hors de chez elle ? Un syncrétisme médical est-il seulement envisageable ? Ainsi, l’approche sociologique, tout en augmentant l’espace de la santé et de la maladie, en révèle les limites et, rejoignant en cela l’anthropologie, souligne les risques des prétentions universalistes.
11Que peut-on entendre par « maladie chronique » (S. Mulot) ? Une invention de la médecine contemporaine, tel un avatar d’une puissance sans cesse accrue, mais qui, jugulant la mort ne parvient ni à maîtriser l’évolution du mal, ni a fortiori à obtenir la guérison ?
12La maladie chronique dépasse l’expérience de la maladie aigüe. Réaménagement de la personnalité, reconnaissance d’une identité nouvelle, jusqu’à l’instrumentalisation du mal dans l’espoir d’un bénéfice secondaire, les effets de la chronicité sont innombrables, variables et imprévisibles.
13L’expérience corporelle, les maladies mentales, la gestion des maladies chroniques donnent à voir que l’égalité « naturelle » face à la santé et à la maladie ne pouvait être qu’un leurre ou le produit de postures simplificatrices. La Sécurité sociale elle-même, si elle admet des maladies de longue durée, peine à reconnaître leur caractère aléatoire, comme en témoignent les tentatives pour cerner au plus près le remboursement des soins afférents.
14D’où vient que les inégalités de santé soient aujourd’hui l’une des questions les plus sensibles parmi toutes celles qui sont posées au système de santé ?
15Sans doute faut-il y voir l’importance des enjeux : le « double façonnement sociétal de la santé » et l’inscription de l’ordre social dans le corps, « encore peu reconnue ». L’extension de la médicalisation contribue à les rendre invisibles, en même temps que l’idée que chacun se fait de sa propre santé s’en trouve brouillée.
16Abordée sous l’angle de l’intelligibilité, la question des inégalités sociales de santé prend, en faisant place aux disparités, un relief particulier qui offre d’intéressantes perspectives pour dépasser les postures idéologiques simplificatrices (V. Helardot et M. Drulhe).
17Une fois passées au crible de l’analyse les différences entre transition épidémiologique et transition sanitaire, les représentations de la santé, les limites des indicateurs usuels, et l’hypothèse de la sélection sociale par la santé, reste la question de la « nécessaire qualification des inégalités sociales de santé ». Les auteurs pointent un conflit de valeurs entre « des mesures politiques souvent coercitives » et « ce qui fait sens dans un contexte donné ». Les disparités de santé fonctionnent comme un révélateur de l’état de la société à un moment donné. Néanmoins, sans un travail de terrain patient et approfondi, sans un investissement politique fort, il est à craindre que la question reste pour longtemps sans solution.
18Ce façonnement réciproque, qui structure les rapports entre santé et société, se retrouve dans le champ du travail et de ses transformations, ce qui lui confère des tonalités particulières selon les époques et les contextes (V. Hélardot). Une fois posé que « la santé et le travail sont des objets complexes aux composantes multiples », on se convainc facilement des difficultés et des limites de l’entreprise « médecine du travail ». D’une part, les catégories biomédicales peinent à intégrer d’autres déterminants que ceux qui relèvent de l’anatomie et de la physiologie. D’autre part, l’installation de la santé au travail « entre réparation et prévention », ne pousse guère à un approfondissement de la question.
19Les sciences sociales ont montré que les enjeux de la santé au travail sont d’une tout autre dimension que la réduction aux accidents du travail et aux maladies professionnelles. De l’usure différentielle au travail, aux trajectoires personnelles traversées par des reconversions, des périodes de précarisation, de chômage, des moments de souffrance, tout pousse à « reposer le travail » (Askénazy, 2004). L’oxymore traduit bien l’ampleur de la tâche !
20Mais de quoi dépend l’état de santé des populations ? La question en porte une autre, d’une tout autre ampleur : « Les sociétés face aux risques : quelles solidarités ? » (F. Sicot).
21De la charité à l’État providence, du Moyen Âge à nos jours, la lutte contre les aléas de l’existence a pu prendre différentes formes, sans jamais quitter la question sociale.
22On en vient alors aux difficultés actuelles de notre système de protection sociale et tout particulièrement de la Sécurité sociale. Au moment où la « trajectoire marchande du système s’accélère » – « du médiatique trou de la sécu » aux réformes de la « dernière chance », en passant par la multitude de plans de redressement et autres dispositifs d’économie – le retour sur le terrain du social est une impérieuse nécessité. Il y a longtemps que les principes fondateurs ont été débordés, quand l’ambition était de délivrer celui qui se trouvait dans l’incapacité de travailler de l’angoisse du lendemain, chacun donnant selon ses possibilités et obtenant selon ses besoins ? En moins d’un demi-siècle, on est passé d’une santé définie comme l’absence de maladie, réduite à l’incapacité de travailler, à des représentations qui intègrent le bien-être physique, psychologique et social avec toutes les limites d’une définition d’autant plus vague qu’elle prétend à l’exhaustivité.
23« Comment en vient-on à consommer des soins ou des biens médicaux, par quels processus sociaux ? » À cette question centrale, l’auteur répond justement qu’elle est « politique : c’est un choix de société », sauf à risquer « un reflux de la solidarité, un accroissement des inégalités de santé et des écarts d’espérance de vie ».
24Dans la logique de l’ouvrage, les deux chapitres suivants sont consacrés aux pratiques et aux lieux de soin : « Les relations de soin : du colloque singulier au pluralisme médical » (V. Helardot et S. Mulot) ; « Les univers hospitaliers en France : une impossible démocratisation ? » (V. Helardot et M. Membrado). Une histoire plus que millénaire semble s’achever. La relation entre un malade et son médecin a quitté « un registre strictement privé, secret et confidentiel, pour être publicisée et devenir le lieu d’une interrogation sociale ». En dehors des maladies de courte durée, il est rare en effet que la prise en charge d’un malade ne fasse pas intervenir plusieurs praticiens – officiels ou non – dans le cadre d’un pluralisme médical inédit. « La dilution de la relation médecin malade dans une constellation de relations et de réseaux » qui en résulte doit en outre prendre en compte les réorganisations successives du système et des normes juridiques de plus en plus contraignantes. « La diffraction du soin entre plusieurs intervenants » génère plusieurs types de relations de soin volontiers contradictoires ou conflictuelles, perçues par les malades.
25Les « univers hospitaliers » sont à cet égard un poste d’observation privilégié. Les dysfonctionnements organisationnels renvoient alors le soin à une équation individuelle génératrice de « burn out », de « désinvestissement relationnel » et de « dépréciation personnelle ». Dans ces univers, les malades apprennent à négocier avec les intervenants divers pour autant... qu’ils puissent les repérer. Ce sont eux qui donnent une visibilité à l’infirmière et à l’aide-soignante – « opératrices » des soins –, tandis que les médecins leur semblent lointains, très occupés, de toute façon peu ou pas accessibles. Dans un tel contexte, qu’en est-il de la décision, quant à « la cohérence d’une prise en charge où le médecin n’est qu’un acteur parmi d’autres, s’oppose une gestion hiérarchisée segmentaire, périlleuse, et peu hospitalière » ? Beaucoup reste à faire, du moins le chantier est-il ouvert et les outils disponibles.
26Faut-il se résigner à réduire la vieillesse « à un parcours médical ? » De l’aug-mentation de la durée de vie qui entraînerait mécaniquement une élévation des dépenses d’assurance maladie, à la loupe posée sur la maladie d’Alzheimer, maints discours tentent de donner corps à cette idée. Au surplus, la gérontologie – une spécialité médicale hospitalière –, en liant la vieillesse à la médecine, avec la perspective redoutée (par la personne âgée), ou souhaitée (par l’entourage) d’un placement en institution, contribue à accréditer cette même idée. L’enjeu n’est pas tant la maladie, que la santé entendue au sens de « santé subjective ». Dans le chapitre consacré à l’âge, « vieillesses et vieillissement : quels enjeux de santé ? », A. Meidani et M. Membrado montrent que le vieillissement n’est pas univoque et que les catégories médicales ou psychologiques ne sont pas nécessairement les plus pertinentes. L’observation sociologique montre que vieillesse et dépendance sont loin d’être synonymes, non plus que handicap et perte d’autonomie. Les enjeux ne sont pas tant les soins aux personnes âgées que la construction de la vieillesse comme objet social, qui ne relève pas obligatoirement de l’extension du domaine de la médecine.
27Dans cette perspective, des choix qui ne mobilisent pas uniquement des catégories médicales sont à opérer. Au-delà de leurs effets sur l’organisation du système de prise en charge et des ressources mobilisées, des orientations qui seront prises dépendra l’avenir d’une partie de la population appelée à être de plus en plus nombreuse au risque de « l’exclusion et la disqualification de la vieillesse ».
28Non sans humour, dans un dernier chapitre – « Fin de vie : le cycle de la mort ordinaire » – M. Drulhe rappelle opportunément qu’en France, au XXe siècle, la mort a « beaucoup vieilli, mais elle n’a pas disparu ». Deux tiers des décès ont lieu en établissement, dont seulement un cinquième en soins palliatifs. Incontestablement, « l’enjeu est bien la relation de la mort avec la société ». La mort ordinaire, celle qui termine toute vie, ouvre sur un espace où il n’est plus question de maladie, même si les soignants se trouvent à devoir assumer cette « lourde tâche ».
29La mort a changé de visage : à l’Ancien Régime, cher aux démographes, marqué par les épidémies, la famine et une lourde mortalité infantile, a succédé la mort dans « l’ordre naturel des générations », de sorte qu’on en vient à parler de décès prématuré ou de perte de chance pour une mort jugée évitable. L’histoire récente est riche d’enseignements. Développée à partir des années 1960, portée par une réanimation alors en pleine expansion, la médicalisation de la mort a fait, un temps, bon ménage avec l’acharnement thérapeutique. Si l’enjeu est de ne pas livrer la fin de vie à une simple technique médicale, force est de constater qu’un néopaternalisme médical et compassionnel affleure sous les soins palliatifs. Finalement, la mort se présente comme l’ultime espace qui résiste à toute tentative de rationalisation et où les pratiques et les valeurs ressurgissent au dernier moment, dans un bricolage qui ressemble assez bien à une aporie.
30Tant par sa dimension conceptuelle que par le décentrement qu’il opère au regard des discours convenus, ce travail d’équipe est exigeant. Un index thématique astucieusement construit, propose de nombreux fils rouges qui permettent de fructueuses lectures ciblées. Par exemple, l’entrée « négociation, ordre négocié » traverse la quasi-totalité des chapitres pour conclure que « la dynamique des univers sociaux de la santé tient à de multiples négociations sans cesse à renouveler entre acteurs ordinaires et acteurs spécialisés, entre acteurs institutionnels et acteurs politiques, entre malades et bien portants... à la fois pour stabiliser et pour inventer le futur de notre bien-être ».
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Yves Bousigue, « DRULHE Marcel et SICOT François (dir.), La santé à cœur ouvert. Sociologie du bien-être, de la maladie et du soin », Histoire, médecine et santé, 1 | 2012, 157-161.
Référence électronique
Jean-Yves Bousigue, « DRULHE Marcel et SICOT François (dir.), La santé à cœur ouvert. Sociologie du bien-être, de la maladie et du soin », Histoire, médecine et santé [En ligne], 1 | printemps 2012, mis en ligne le 01 juillet 2013, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/261 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.261
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page