RIEDER Philip, La figure du patient au XVIIIe siècle
RIEDER Philip, La figure du patient au XVIIIe siècle, Genève, Droz, Bibliothèque des Lumières, 2010, 586 p.
Texte intégral
1Depuis l’appel lancé par Roy Porter en 1985 pour que les historiens s’intéressent « par le bas » (from below) aux patients, les travaux se sont multipliés autour des récits de malades, des pratiques quotidiennes de santé, ou des savoirs populaires, particulièrement au siècle des Lumières. Mais personne ne s’était encore aventuré à étudier pour elle-même la figure du patient à une époque donnée. L’imposant ouvrage qu’a fait paraître en 2010 l’historien suisse Philip Rieder, suite à une thèse soutenue en 2002 à Genève, comble désormais ce manque en relevant avec brio un défi de taille : analyser à la fois globalement et dans le détail la figure du patient au XVIIIe siècle.
2La rigoureuse introduction du volume laisse entrevoir les difficultés et les obstacles que l’auteur a rencontrés dans la réalisation de ce travail. Car avant d’étudier ce monde « profane » de la santé, encore fallait-il constituer la figure du patient comme objet historique. Pour ce faire, Philip Rieder s’attache tout d’abord à préciser les apports des précédents travaux consacrés aux malades du XVIIIe siècle, à leur intimité comme à leur savoir expérientiel, et en montre également les limites et l’aspect souvent partiel. Face à la multitude des sources, des discours, des plaintes, des symptômes et des remèdes, mais également à la diversité des approches issues de l’histoire des mentalités, de l’histoire sociale, de l’étude des représentations et pratiques de santé, de l’analyse des journaux, correspondances ou manuels, d’une histoire des théories médicales, l’étude historique de la figure du patient a eu tendance à se disperser. Sa constitution en objet historique ne peut se réaliser, selon l’auteur, qu’en se centrant sur leur « recherche de sens » (p. 26), cette demande des patients, seule unité synthétique pouvant assurer la cohérence d’une recherche qui doit constamment éviter l’écueil de la généralisation excessive comme celui du catalogue indéfini d’une diversité foisonnante. Exercice de funambule donc, qui nécessite d’assurer ses pas à l’aide d’un arsenal conceptuel, sémantique et méthodologique solide. Souhaitant étudier à la fois les patients (ceux qui sont pris en charge par un médecin), les souffrants (qui éprouvent une douleur) et les non-médecins, l’auteur détermine habillement son objet comme le monde « laïque » de la santé, évitant ainsi le terme de profane, qui rend peu compte des savoirs et des pouvoirs mis en jeu par ceux qui sont avant tout des non-médecins, comme ceux d’usagers, de clients, trop anachronique, ou de patients et de malades, qui restent partiels à l’égard du vaste champ d’analyse que l’auteur souhaite prendre en charge.
3Ce monde médical des laïcs, ceux qui ont pour caractéristique d’être non-médecins, est abordé au moyen d’un corpus de sources documentaires vaste et en grande partie inédit, faisant la part belle à ces « egodocuments » (p. 53) que sont les journaux intimes, les récits personnels et les correspondances, tout en laissant apparaître des références médicales célèbres, comme les ouvrages de Samuel-Auguste Tissot. Conscient qu’il touche, par le biais de l’écrit, une frange limitée de la population de l’Ancien Régime, les lettrés et souvent les bourgeois, Philip Rieder sélectionne néanmoins des documents d’origines diverses afin d’obtenir une perspective plus large. Parmi les personnages qui peuplent cette plongée dans le monde médical laïc du XVIIIe siècle, on retrouve donc un ministre, un étudiant en médecine, une bourgeoise, mais également un célèbre naturaliste. Le champ historique étudié, dont la vaste bibliographie de la fin de l’ouvrage donne un aperçu de l’immensité, est approché à partir de quatre grandes perspectives élaborées autour du corpus commun et organisant l’ouvrage en quatre parties.
4Privilégiant les écrits à la première personne du singulier, la première partie de l’ouvrage aborde le rapport identitaire du sujet individuel, le « Je », avec la santé. Il s’agit de cerner, à partir d’histoires individuelles, les stratégies mises en place par les laïcs pour retrouver ou conserver la santé. La confrontation de différents cas permet à l’auteur de mettre en lumière des constantes, tout en conservant les marges de manœuvre spécifiques à chaque personnage. Ces « biographies médicales » (p. 61) explicitent les rapports de ces individus avec les représentations savantes comme populaires de la santé et de la maladie de leur temps, mettant en lumière des puzzles spécifiques où la théorie humorale, système interprétatif dominant et assez souple pour accueillir d’autres modèles, côtoie le corps nerveux et sensible si bien décrit par Georges Vigarello ou encore des représentations mécanistes et hydrologiques du corps faisant écho au développement des sciences modernes et de la philosophie cartésienne. À la croisée des modèles, les individus constituent, à l’aune de leur expérience vécue, des canevas explicatifs propres qu’ils confrontent par écrit à ceux de leurs contemporains ou aux discours des médecins. Chacun peut ainsi piocher à sa guise dans les thérapies savantes ou les pratiques populaires, les stratégies qu’il juge efficaces à son propre cas. Le « Je » est au cœur des maux, du sens qui leur est donné et des options thérapeutiques mises en place pour y répondre. Il est l’élément de cohérence permettant de naviguer dans la multiplicité des symptômes, des explications, des ressentis et des valeurs. Plus qu’un tableau de la gestion de la douleur ou des maladies particulières au XVIIIe siècle, cette première partie explicite avec finesse le sens que prend pour l’individu cette gestion et autour duquel s’organise la cohérence de son parcours. Mettant l’accent sur la responsabilité et l’autonomie de l’individu face à sa santé, cette section de l’ouvrage fait voir « la complexité de l’enracinement de soi dans le tissu social » (p. 159) et explicite ainsi un modèle relationnel vécu de l’identité corporelle du sujet des Lumières qui, partant du « Je », se révèle pourtant constamment renvoyé à un tiers.
5C’est à cette construction sociale de l’expérience de la maladie comme de celle de la conservation ou de la réhabilitation de la santé que se consacre la deuxième partie. L’auteur y décrit l’importante figure du tiers, « l’ami, le père, la mère, le frère, l’enfant, le voisin, le cousin, ou encore le soignant » (p. 175), qui est toujours partie prenante de l’expérience individuelle en matière de santé. Recentrant son analyse sur le malade, plus que sur le laïc, Philip Rieder décrit ici le rôle du groupe des autres dans les interprétations et les prises en charge individuelles de la santé. On découvre ainsi les stratégies d’amplification ou de réduction des relations sociales par le malade en fonction de son état et de sa maladie, comme autant de moyens de constitution sociale de la figure du malade. Mais on y perçoit également l’aspect social de la santé, à la fois comme notion se forgeant dans le débat public, et comme expérience faisant appel aux autres. Les proches apparaissent alors en tant qu’acteurs centraux de l’expérience de la santé pour l’individu ainsi que pour la collectivité, réorganisant donc, à l’aune des rôles revêtus par chacun, la compréhension de l’univers du malade d’une part, et la profondeur de la figure du laïc d’autre part. C’est finalement une relation médicale multiple et complexe qui se dévoile ici : les professionnels, qu’ils soient médecins, rebouteux, religieux, herboristes, ou charlatans, sont des « pourvoyeurs de services médicaux » (p. 261) apportant secours aux malades comme aux tiers aidants ou soignants laïcs. Sur ce qui apparaît comme un marché thérapeutique, le laïc reste le point nodal de la gestion des soins comme des décisions thérapeutiques, ne recourant à un professionnel qu’en quête d’un conseil ou d’un service particulier et privilégiant donc sa réputation et sa proximité plus que son titre. Le recours à de nombreux thérapeutes participe ainsi moins de la stratégie d’interprétation des maux que de la volonté de multiplier les avis afin de se construire un parcours thérapeutique mélangeant les apports. Le mot clé de cette relation thérapeutique est la négociation au sein de laquelle « le praticien bénéficie d’un capital savoir et d’un capital symbolique, alors que le malade fait jouer son capital social et économique » (p. 296).
6Une véritable culture médicale laïque, dont la cohérence est entièrement comprise dans le discours du non-médecin lui-même, se dessine donc à la croisée des acteurs et des représentations. C’est à son explicitation que Philip Rieder consacre les deux dernières parties de son ouvrage. Au sein de ce qu’il nomme une « grammaire des maux », l’auteur décrit le « bricolage constant entre savoirs particuliers, savoirs généraux, savoirs anciens et savoirs nouveaux » (p. 306) qui organise l’univers médical du laïc comme un paysage sémantique foisonnant. C’est premièrement une nomenclature complète de la santé et de la maladie que l’auteur met au jour décrivant un corps multiple, pensé de manière syncrétique au croisement des différents modèles médicaux disponibles. Corps mécanique, corps chimique, corps nerveux se mêlent dans un espace corporel mouvant et toujours éprouvé ; un corps subjectif qui relève d’un compromis régulièrement renouvelé avec soi-même, avec les autres et avec la société. La santé et la maladie sont donc déterminées individuellement, l’acte de nommer étant caractéristique du médecin et non du laïc, selon des normes micro-macrocosmiques où l’histoire personnelle, les relations à l’environnement et aux proches, l’articulation de l’intérieur et de l’extérieur, les ressentis corporels et les états d’âme, la constitution et le tempérament, entrent en jeu pour déterminer une maladie toujours singulière, car relevant d’un corps singulier. Le corps éprouvé reste le critérium de ce monde médical au sein duquel il est difficile d’établir des entités nosologiques stables puisque c’est l’être individuel, plus que le corps lui-même, qui se voit atteint par le mal. La cohérence de la culture médicale laïque du XVIIIe siècle tient donc à ce qu’on peut nommer un sujet corporel (« demeure l’impossibilité de procéder à la distinction entre son corps et soi » p. 419) qui organise les témoignages écrits et détermine la gestion quotidienne de la santé. Cette culture relève donc, c’est l’objet de la quatrième et dernière partie de l’ouvrage, d’une discipline individuelle établissant, sous l’égide du soin de soi, le rapport du sujet à son être et au monde. La gestion de la santé dépend d’un usage de soi qui doit permettre de retrouver l’équilibre par l’adoption de comportements adéquats. Les remèdes choisis sont autant de « techniques de soi », telles que les définissait Michel Foucault, qui déterminent un rapport éthique de soi à soi constituant pas à pas l’identité personnelle des individus au contact du monde de la santé et de la maladie.
7Finalement, en (nous) plongeant dans les récits intimes du corps tragique du XVIIIe siècle, Philip Rieder nous emporte, au fil d’une écriture aussi agréable que rigoureuse, au cœur de la culture médicale laïque du XVIIIe siècle. Il fait ainsi revivre un pan encore largement ignoré de l’histoire de la médecine, tout en invitant à repenser les usages et le rôle des études historiques dans ce domaine. C’est d’ailleurs à ces questionnements que se consacre la conclusion de l’ouvrage, très justement nommée épilogue, tant il est impossible de conclure ce qui reste un aventureux voyage au sein de l’Ancien régime médical. En décrivant la culture médicale laïque qui précède l’avènement de la médecine moderne comme profession et science autonomes, il insiste sur le souci de soi comme fondement anthropologique irréductible et nous invite par conséquent, à repenser tant l’histoire de la médecine et des transformations du savoir médical que son historiographie. Cette primauté ontologique du vécu corporel et de la subjectivité dans le domaine de la santé permet de porter un regard nouveau sur la médecine contemporaine et les questionnements dont elle fait l’objet, notamment autour de l’autonomie des usagers, tout en interrogeant la manière dont nous réalisons son histoire. Car loin d’être une histoire parallèle à celle de la médecine, l’étude de la culture médicale des laïcs que réalise Philip Rieder impose l’autonomie des non-médecins comme élément central de l’univers médical et de son historicité. Les cultures médicales laïque et professionnelle interagissent, dialoguent, se constituent et s’enrichissent en effet mutuellement, autour d’une dynamique insufflée par la variété des cas particuliers. L’auteur engage finalement les historiens à poursuivre le renversement historiographique opéré au cours des années 1980 afin de déployer entièrement la cartographie historique de la médecine du point de vue du patient en plaçant ce dernier au cœur, non plus simplement d’une culture qui lui serait propre, mais bien de l’évolution même des savoirs de la médecine savante. In fine, tout en s’imposant comme une référence dans un paradigme historiographique en expansion dans le monde francophone, l’incontournable somme de Philip Rieder est également la pierre de touche d’un renouvellement du travail historique autour de la médecine et plus largement des questions de santé.
Pour citer cet article
Référence papier
Alexandre Klein, « RIEDER Philip, La figure du patient au XVIIIe siècle », Histoire, médecine et santé, 1 | 2012, 147-151.
Référence électronique
Alexandre Klein, « RIEDER Philip, La figure du patient au XVIIIe siècle », Histoire, médecine et santé [En ligne], 1 | printemps 2012, mis en ligne le 01 juillet 2013, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/250 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.250
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