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AccueilNuméros16Hygiène du cadavreLes médecins et la mort

Hygiène du cadavre

Les médecins et la mort

Doctors and death
Los médicos y la muerte
Anne Carol
p. 9-17

Texte intégral

  • 1 Voir par exemple : Laurent Alexandre, La mort de la mort : comment la technomédecine va bouleverse (...)

1Depuis quelques années, il se trouve des médecins pour prophétiser l’éradication de la mort. Loin d’être l’effet d’une euphorie passagère engendrée par des progrès thérapeutiques significatifs, cette annonce relève du projet transhumaniste qui fait florès dans les médias, et qui promet à nos corps augmentés une performativité sans limites dans le futur1.

2Nous voudrions à travers ce numéro adopter une démarche exactement inverse : d’une part en tournant le dos à l’avenir pour interroger le passé, d’autre part en portant notre attention sur le corps fragilisé par la mort et menacé par la décomposition, un corps qui signe l’échec de la médecine face à la vieillesse ou à la maladie tout autant que l’aveu de notre humaine condition.

  • 2 Par exemple : Giorgio Cosmacini et Georges Vigarello (dir.), Il medico di fronte alla morte (secol (...)
  • 3 Vincent Barras, « Une histoire de la notion de mort en médecine », dans Régis Bertrand, Anne Carol (...)
  • 4 Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, notamment chap. 8, « Le corps mort » ; (...)

3Il y a plusieurs façons d’aborder l’histoire des relations que la médecine entretient avec la mort2. L’histoire de la médecine fondée par les médecins, parce qu’elle s’est longtemps vouée à décrire l’histoire des progrès médicaux, a délaissé ce volet – sinon sous l’angle de l’anatomie et des dissections sur lequel nous reviendrons ; une histoire médicale de la notion de mort est pourtant possible, comme l’a esquissée Vincent Barras3. L’histoire de la mort faite par les historiens, de son côté, s’est d’abord intéressée aux mortalités et à leurs causes, aux rites funéraires ou aux croyances et à l’eschatologie. Pourtant, dès les années 1970 et 1980, alors que Philippe Ariès et Michel Vovelle produisent leurs grandes synthèses sur la mort en Occident, la question de la place du médecin et des effets de la médicalisation croissante de la société est posée, notamment au xviiie siècle, quand commence pour le premier « l’ensauvagement de la mort », et pour le second « un autre discours sur la mort »4. Derrière ces deux formules, il s’agit pour les historiens de pointer le moment d’une intervention croissante du médecin dans le mourir, qui vient concurrencer les protagonistes traditionnels que sont les proches et les ministres du culte ; de repérer les prémices d’un processus qui semble avoir atteint un point critique à la fin du xxe siècle, quand les sociologues et autres chercheurs en sciences humaines dénoncent l’acharnement thérapeutique et la solitude des mourants à l’hôpital. Mais il s’agit aussi de réfléchir à la montée en puissance des enjeux sanitaires dans les relations que les vivants entretiennent avec les morts, et au rôle croissant de l’État dont le magistère (certains diraient : le biopouvoir) s’impose à tous, même au-delà du terme de la vie.

  • 5 Thomas Laqueur, The Work of the Dead. A Cultural History of Mortal Remains, Princeton, Princeton U (...)
  • 6 On n’aura garde d’oublier ici les travaux fondés sur d’autres approches, plus proches de la spirit (...)
  • 7 Quelques exemples de la variété de ces travaux pour la France : Antoine de Baecque, La gloire et l (...)

4Depuis une vingtaine d’années, l’histoire de la mort connaît un regain qu’illustre la parution récente d’une troisième somme venue des États-Unis, rapidement traduite en français5. Une des particularités de ce regain est qu’il se fonde en grande part sur une approche concrète et matérielle6 : ce sont les restes humains et leur gestion sociale qui constituent le point de départ de ces travaux7. Que faire des cadavres ? Quels traitements leur appliquer, et dans quels buts ? À ces questions, comme on l’a souligné plus haut, les médecins estiment avoir une légitimité croissante à répondre depuis le xviiie siècle au nom de la science et de la santé publique ; et leur ascension sociale et politique au cours du siècle suivant les conforte dans cette position, expliquant le choix de centrer ce dossier sur le xixe siècle.

5S’attarder sur ce siècle est d’autant plus intéressant que le statut et le traitement des cadavres ordinaires y oscillent entre deux pôles. Le culte des morts qui apparaît à ce moment tend à sacraliser les restes du défunt, au destin desquels les proches et le mourant lui-même accordent une grande importance, sans que le salut ait nécessairement à voir là-dedans. Il ne suffit plus d’être enterré selon les rites, il faut encore s’assurer de l’intégrité, de la pérennité et de la tranquillité de ces restes, qui retiennent encore un peu de la personne perdue. D’un autre côté, la diffusion du matérialisme scientifique et de l’utilitarisme, les nécessités de la méthode anatomoclinique, l’anonymisation de la mort en contexte hospitalier et la forte mortalité urbaine poussent à voir dans ces corps ordinaires du matériau scientifique ou un résidu à traiter. Sacralisation d’un côté, réification de l’autre : si les médecins adoptent plus souvent la seconde posture, ils doivent pourtant composer avec la première lorsqu’ils interviennent dans le champ de la mort. Or, ils cherchent à y intervenir sur de multiples fronts.

  • 8 Claudio Milanesi, « La mort-instant et la mort-processus dans la médecine de la seconde moitié du (...)
  • 9 Maria-Pia Donato, Morti improvvise, Roma, Carocci, 2010 ; Anton Serdeczny, Du tabac pour le mort. (...)
  • 10 Leslie M. Whetstine, « The History of the Definition(s) of Death: From the Eighteenth-Century to t (...)
  • 11 David Le Breton, « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », dans Florent Schepens (dir.), (...)

6Se pose d’abord la question de la définition clinique et légale de la mort, en débat depuis le xviiie siècle. La représentation de la mort comme un processus, développée par la médecine à la fin de l’époque moderne, entraîne une réflexion sur l’ordre des enchaînements qui conduisent à l’abolition complète de la vie à l’intérieur du corps8. Meurt-on par le cœur, le poumon ou le cerveau ? Quel est dans ce trépied vital, l’ultimum moriens ? Au fur et à mesure que les représentations du corps changent, que les échelles d’observation s’y fragmentent du tout aux parties, des fonctions aux organes, des organes aux fibres, des fibres aux cellules, le processus de la mort se complexifie et s’étale dans le temps et l’espace du corps. Quand un corps est-il totalement mort ? À partir de cette question théorique se déplie tout un volet pratique et médico-légal : comment déterminer le moment de la mort, et quels sont les signes corporels qui permettent de s’en assurer ? À qui confier la tâche délicate de certifier la mort, sinon aux médecins ? Si ceux-ci étaient depuis longtemps requis en cas de suspicion de mort criminelle, et plus récemment dans les cas de noyades ou de mort subite9, c’est un champ nouveau d’expertise et d’intervention auprès de tous les morts sans exception qui s’ouvre à eux. La production d’un savoir théorique et expérimental, la dénonciation du risque des enterrements prématurés, la promotion des chambres mortuaires d’attente, la revendication d’une intervention médicale dans la délivrance du permis d’inhumer mobilisent la profession partout en Europe au xixe siècle10. En France, le Code civil n’impose qu’une visite de l’officier d’état civil pour s’assurer du décès. Quelques villes se dotent d’un service médical de vérification médicale des décès, notamment Paris ; mais les philanthropes s’inquiètent des campagnes, abandonnées aux dangers de l’ensevelissement précipité. En 1869, l’Académie de médecine se voit chargé par l’un d’entre eux, via un legs, d’organiser un concours et de décerner un prix sur le meilleur signe vulgaire pour constater la mort. Les 102 mémoires reçus – dont la plus grande part émanent de médecins – analysés par Anne Carol (« Constater la mort sans le médecin ? Le prix du marquis d’Ourches à l’Académie de médecine »), livrent tout à la fois un instantané des connaissances en matière de signes de la mort et des formes que prend l’offensive médicale pour en réclamer l’exclusivité. Depuis 1960, la vérification médicale des décès est inscrite dans la loi française, et les critères de la mort sont définis par la mort cérébrale depuis 1968. Si la peur des inhumations précipitées a décliné, ce sont d’autres enjeux qui mettent aux prises médecins et société autour de la définition de la mort : ceux des prélèvements et transplantations d’organes11.

  • 12 Sabine Barles, La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain xviiie-xixe siècles, (...)
  • 13 Régis Bertrand, « La présence olfactive des morts : les “odeurs méphitiques” des églises et cimeti (...)
  • 14 Ces dispositions sont étendues à toutes les communes à partir de 1843.
  • 15 Régis Bertrand et Anne Carol (dir.), Aux origines des cimetières contemporains. Les réformes funér (...)

7C’est aussi au xviiie siècle que la question de la nocivité des cadavres est posée par le monde médical. Elle n’est qu’un des aspects d’une offensive plus vaste de la profession sur la police sanitaire, la question des nuisances urbaines et le gouvernement des villes12. L’hygiène publique focalise son attention sur les lieux producteurs de miasmes mortifères : tueries, voiries, tanneries, sentines, cloaques, hôpitaux… Avec le sous-sol des églises où l’on peut se faire enterrer jusqu’en 1776, les cimetières constituent des foyers potentiels d’épidémies, en concentrant des matières en décomposition13. Les médecins s’inquiètent partout en Europe de ce danger et réfléchissent à des solutions pour faire face à la densification des corps et à l’empoisonnement de l’air. S’inspirant des travaux de Scipione Piattoli en Italie, le secrétaire perpétuel de la Société royale de médecine Félix Vicq d’Azyr dénonce en France les dangers des sols saturés et des corps incomplètement décomposés. Ses travaux et ses observations conduisent ainsi à fermer le cimetière des Innocents à Paris en 1780, et à transporter les restes exhumés dans les catacombes. Le décret de prairial an 12 (1804), qui fonde le cimetière contemporain, est l’aboutissement des progrès de cette vigilance médicale. Largement inspiré par le chimiste et médecin Jean-Antoine Chaptal, il vise à faire du nouveau cimetière urbain un dispositif de consommation optimale des corps en prescrivant l’espacement et la profondeur minimales des tombes, les délais de rotation des fosses, etc., à l’écart des vivants14. Un peu partout en Europe l’hygiène des cimetières s’exporte, notamment à la faveur de la domination impériale, mais avec des nuances et des chronologies propres15. En Angleterre, comme le montre l’article de Julie Rugg (« Nineteenth-century Burial Reform in England: A Reappraisal »), en dépit d’une part importante des entrepreneurs privés dans les cimetières, le General Board of Health joue un rôle fondamental et longtemps méconnu dans la genèse et l’application des Burial Acts (1852).

  • 16 Fulvio Conti, Anna-Maria Istasia et Fiorenza Tarozzi (dir.), La morte laica. Storia della cremazio (...)
  • 17 Jacqueline Lalouette, « La crémation : bref panorama de la Révolution à aujourd’hui », dans Elisab (...)

8Face au risque d’empoisonnement des vivants par les morts, la modernisation et la rationalisation des cimetières révèlent cependant assez vite leurs limites. Deux raisons à cela : d’une part, la croissance urbaine s’accélère, alimentant les nécropoles d’un flot grandissant de cadavres. D’autre part, le cimetière moderne, tel qu’il est progressivement approprié et aménagé par ses usagers pour satisfaire le culte des morts contrarie le projet hygiéniste de dissolution planifiée des corps ; ce que l’on veut, au contraire, ce sont les conserver. Pour honorer les défunts, les tombes et les concessions se multiplient dans les nécropoles, modestes ou monumentales, gelant pour quelques dizaines d’années ou à perpétuité les terrains occupés, et réduisant la surface disponible pour la rotation des corps. Le spectre de l’engorgement ressurgit, avec la crainte des infiltrations de germes dans les nappes d’eau souterraines. Cette inquiétude se lit dans les congrès internationaux d’hygiène, dans les rapports des conseils de salubrité où siègent médecins, chimistes, pharmaciens, ingénieurs, dans les projets de délocalisation des nécropoles loin des villes. Elle suscite aussi la promotion d’une nouvelle solution à l’échelle occidentale, portée par les médecins et les ingénieurs : l’incinération. Le feu accélère la consommation complète des cadavres, empêche la production de miasmes et détruit les germes tout en résolvant le problème de l’encombrement des nécropoles. Pour autant, la crémation ne se réduit pas à un projet technique ; elle s’inscrit dans un contexte politique et social. Elle est portée par des convictions plus ou moins matérialistes qui entrent en collision avec les croyances religieuses et le magistère que les églises exercent depuis toujours sur tout ce qui a trait à la mort. En France comme en Italie, le combat crématiste à la fin du xixe siècle s’inscrit ainsi dans un combat plus vaste, philosophique et politique, que les républicains et les libres-penseurs mènent contre l’Église catholique, opposée jusqu’en 1963 à la crémation16. Il n’est pas indifférent que le premier corps incinéré dans le four du Père-Lachaise en 1889 soit celui du fils d’un médecin parisien, après qu’a été adoptée la loi de 1887 sur la liberté des funérailles17. Au Québec, les enjeux sont les mêmes mais le rapport de force est différent, comme le montre l’article de Martin Robert (« Feux croisés. Catholiques et médecins face à la crémation funéraire au Québec 1874-1901 ») ; les crématistes doivent composer avec une Église dont le rôle social rivalise avec celui de l’État. Pour autant, la crémation peine à s’imposer aussi en France avant la fin du xxe siècle, tant est puissante la pulsion conservatrice qui accompagne le culte des morts.

  • 18 Anne Carol, L’embaumement. Une passion romantique, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2015.
  • 19 Gary Lederman, Rest in Peace: A Cultural History of Death and the Funeral Home in 20th Century Ame (...)
  • 20 Jacques Marette, Mémoires d’un embaumeur, Paris, Cherche-Midi, 1999 ; Mélanie Lemonnier, Thanatopr (...)
  • 21 Gaëlle Clavandier, « Étudier la crémation aujourd’hui. Éléments méthodologiques et programmatiques (...)

9C’est ce même désir de conservation qui porte la vogue de l’embaumement au xixe siècle, ultime tentative pour combattre la corruption destructrice. Réservé depuis des siècles à une élite politique ou religieuse, généralement pratiqué par des médecins, l’embaumement perpétuel devient un idéal social convoité à l’instar du tombeau monumental dont il redouble la fonction préservative et mémorielle. Au xixe siècle, l’embaumement bénéficie des progrès techniques développés et appliqués à la conservation des corps pour les travaux anatomiques : méthode de l’injection, remplacement des baumes par des produits chimiques. En France, c’est l’industriel Jean-Nicolas Gannal qui investit ce marché prometteur à la fin des années 1830, passant des amphithéâtres de dissection aux chambres mortuaires des défunts18. Il s’y bâtit une position de monopole pendant quelques années, avant que les médecins ne revendiquent une antériorité et une compétence supérieure sur ces activités. Un débat très vif s’ouvre alors, dont les enjeux sont la légitimité des médecins à soigner des corps qu’ils ont échoué à guérir ou l’appropriation des restes humains à des fins commerciales. De fait, à partir des années 1840 le marché de l’embaumement est ouvert à tous, médecins et profanes, avant de refluer progressivement à la fin du siècle. Mais l’embaumement à la Gannal a migré hors de France ; Isabelle Renaudet nous en montre les avatars et les dérives en Espagne, ainsi que le rôle significatif joué par les médecins et les pharmaciens dans sa mise en œuvre (« Pratiques médicales, pratiques sociales autour du corps embaumé dans l’Espagne du xixe siècle »). Il migre surtout vers les États-Unis, où les travaux de Gannal sont traduits dès 1840 et où la guerre de Sécession ouvre un marché florissant : celui du rapatriement des soldats morts auprès de leurs familles. C’est dans ce monde des entrepreneurs de pompes funèbres (undertakers)19 que les techniques s’améliorent en continu, que les morticians se spécialisent au sein des funérariums, et que la thanatopraxie renaissante des années 1960 ira chercher ses méthodes et ses modèles, loin de la médecine, pour proposer des soins de conservation temporaires en attente des funérailles20. Notons que les soins de conservation et la crémation, s’ils échouent à s’imposer dans un premier temps, sont aujourd’hui en pleine expansion en Europe, au point de définir peut-être un nouveau régime funéraire où le rapport au corps se complexifie21.

10D’autres voies pourraient être explorées, dans ce réseau des relations entre la médecine et les cadavres ; les plus évidentes sont sans doute la pratique anatomique ou encore la médecine légale. Nous avons choisi de les aborder de façon plus indirecte.

  • 22 Emmanuelle Godeau, L’esprit de corps. Sexe et mort dans la formation des internes en médecine, Par (...)
  • 23 Rafael Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, (...)
  • 24 Ruth Richardson, Death, Dissection and the Destitute, Chicago, Chicago University Press, 2001 ; El (...)
  • 25 Anne Jouan, « Dons de corps à la science : un charnier au cœur de Paris », L’Express, 26 novembre (...)

11De toutes les pratiques médicales sur les cadavres, les dissections sont l’une des plus anciennes et des mieux identifiées comme constitutives de l’identité professionnelle des médecins, jusqu’à aujourd’hui22. L’historiographie orthodoxe de la médecine s’est construite sur l’idée que ses progrès étaient allés de pair avec la pratique des dissections, malgré les obstacles mis par l’Église ; en d’autres termes, c’est en fouillant des cadavres que les médecins auraient trouvé la vérité qui s’y cachait. Rafael Mandressi a montré combien cette narration épique devait au positivisme scientiste de l’historiographie de la médecine au xixe siècle et combien les choses étaient plus complexes23. Il montre ici, à travers une source singulière du début du xvie siècle (« Saigner le cadavre : phlébotomie et dissection dans une planche chirurgicale strasbourgeoise »), la circulation et les usages de ces planches précieuses en un temps où les dissections restent rares, et la plupart du temps pratiquées sur les suppliciés. Deux siècles plus tard, la pression de la demande commence à augmenter et les solutions pour la satisfaire sont plus brutales : ce sont dans les cimetières que les étudiants ou leurs fournisseurs vont chercher les corps convoités. Elle croît encore au xixe siècle, quand les travaux à l’amphithéâtre sont systématisés dans le cursus universitaire ; pour éviter le body-snatching, les autorités vont chercher le matériau anatomique dans les segments les plus fragiles de la population : les corps non réclamés des pauvres malades enfermés dans les institutions d’assistance, les workhouses, les hôpitaux, les asiles24. Se créent les conditions d’une inégalité sociale face à la mort, de moins en moins supportable à mesure que le culte des morts se diffuse. Solution alternative, le don de corps à la science est encouragé dès le xixe siècle, mais il peine à s’étendre, et des scandales récents en France ont entaché sa réputation25.

  • 26 Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale au xixe siècle, Paris, Aubier, 2000.
  • 27 Bruno Bertherat, « L’élection à la chaire de médecine légale à Paris en 1879. Acteurs, réseaux et (...)
  • 28 Bruno Bertherat, La morgue de Paris au xixe siècle, op. cit. ; Id., « Les mots du médecin légiste, (...)
  • 29 Fabienne Soldini, « La communication de la culture scientifique à travers les romans policiers mac (...)
  • 30 Elisabeth Anstett et Jean-Marc Dreyfus (dir.), Human Remains and Identification: Mass Violence, Ge (...)

12La pratique de la médecine légale est plus ancienne encore : les compétences des chirurgiens ou des médecins sont sollicitées depuis la fin de l’Antiquité dans le cadre d’autopsies judiciaires pour distinguer une mort naturelle d’une mort criminelle ou pour identifier un corps. Pratiquée longtemps par des médecins ordinaires sur réquisition26, elle s’érige progressivement en spécialité au xixe siècle et s’institutionnalise par la multiplication de chaires universitaires et de traités27. Son champ se déploie de la gestion ordinaire des corps dans les morgues aux expertises virtuoses des procès médiatisés, où les réputations se construisent ou se détruisent28. On sait sa fortune littéraire depuis quelques décennies : le médecin « forensique » est devenu une figure familière de la littérature policière ou des séries télévisées29. La médecine légale a toutefois développé depuis un demi-siècle un autre champ d’intervention : celui des morts collectives consécutives aux guerres, aux violences de masse et aux génocides. Les experts jouent un rôle fondamental devant les cours de justice internationales, ou au sein des États tentant de sonder les blessures des guerres civiles. Ce faisant, ils interfèrent avec les processus de deuil concomitants et les modifient subtilement, donnant naissance à ce qu’on a appelé le forensic turn30. C’est sur ce sujet que travaille, entre autres, l’historien Jean-Marc Dreyfus ; l’interroger sur la façon dont son parcours de chercheur a croisé la médecine et la mort nous a paru une belle façon de clore ce dossier.

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Notes

1 Voir par exemple : Laurent Alexandre, La mort de la mort : comment la technomédecine va bouleverser l’humanité, Paris, J.-C. Lattès, 2011.

2 Par exemple : Giorgio Cosmacini et Georges Vigarello (dir.), Il medico di fronte alla morte (secoli xvi-xxi), Turin, Fondazione Ariodante Fabretti, 2008 ; Anne Carol, Les médecins et la mort xixe-xxe siècle, Aubier, Paris, 2004.

3 Vincent Barras, « Une histoire de la notion de mort en médecine », dans Régis Bertrand, Anne Carol et Jean-Noël Pelen (dir.), Les narrations de la mort, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2005, p. 17-23.

4 Philippe Ariès, L’homme devant la mort, Paris, Seuil, 1977, notamment chap. 8, « Le corps mort » ; Michel Vovelle, La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard, 1983, notamment chap. 24.

5 Thomas Laqueur, The Work of the Dead. A Cultural History of Mortal Remains, Princeton, Princeton University Press, 2015 ; traduit en français : Le travail des morts. Une histoire culturelle des dépouilles mortelles, Paris, Gallimard, 2018.

6 On n’aura garde d’oublier ici les travaux fondés sur d’autres approches, plus proches de la spiritualité, comme ceux de Guillaume Cuchet sur le purgatoire au xixe siècle ou la vogue spirite. Sur ce parti pris de la matérialité du cadavre, voir, par exemple, le programme de recherches de l’ANR CoRPS (Le corps mort. Recherches historiques sur les pratiques et le statut du cadavre, Europe méridionale, xviiie-xxe siècle) débuté en 2009 : http://necrolog.hypotheses.org.

7 Quelques exemples de la variété de ces travaux pour la France : Antoine de Baecque, La gloire et l’effroi. Sept morts sous la Terreur, Paris, Grasset, 1997 ; Luc Capdevila et Danielle Voldmann, Nos morts. Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre, Paris, Payot & Rivages, 2002 ; Bruno Bertherat, La morgue de Paris au xixe siècle (1804-1907) : les origines de l’Institut médico-légal ou les métamorphoses de la machine, thèse de doctorat d’histoire, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2002 ; Emmanuel Fureix, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique, Seyssel, Champ Vallon, 2009 ; Anne Carol, Physiologie de la Veuve. Une histoire médicale de la guillotine, Seyssel, Champ Vallon, 2012 ; Sandra Menenteau, L’autopsie judicaire. Histoire d’une pratique ordinaire au xixe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

8 Claudio Milanesi, « La mort-instant et la mort-processus dans la médecine de la seconde moitié du siècle », Dix-huitième siècle, 23, 1991, p. 171-190.

9 Maria-Pia Donato, Morti improvvise, Roma, Carocci, 2010 ; Anton Serdeczny, Du tabac pour le mort. Une histoire de la réanimation, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2018 (voir la recension de l’ouvrage par Marie Thébaud-Sorger dans ce volume).

10 Leslie M. Whetstine, « The History of the Definition(s) of Death: From the Eighteenth-Century to the Twentieth-Century », dans David W. Crippen (éd.), End-of-Life Communication in the ICU, New York, Springer Verlag, 2008, p. 65-78 ; Serenella Nonnis Vigilante, « Entre discours et pratiques : la mort apparente et les inhumations précipitées (xixe-xxe siècles), dans Giorgio Cosmacini et Georges Vigarello (dir.), Il medico di fronte alla morte (secoli XVI-XXI), op. cit., p. 131-157 ; Cristina Ciancio, Il momento della morte come evento giuridico, Bologne, Bononia University Press, 2017.

11 David Le Breton, « Face à ce qui reste : ambivalences du cadavre », dans Florent Schepens (dir.), Les soignants et la mort, Toulouse, Erès, 2013, p. 57-70. Pour un panorama sur la question de la médicalisation de la mort actuelle, voir Gaëlle Clavandier, Sociologie de la mort, Paris, Armand Colin, 2009.

12 Sabine Barles, La ville délétère. Médecins et ingénieurs dans l’espace urbain xviiie-xixe siècles, Seyssel, Champ Vallon, 1999.

13 Régis Bertrand, « La présence olfactive des morts : les “odeurs méphitiques” des églises et cimetières sous l’Ancien Régime et au début du xixe siècle », dans Hervé Guy et al. (dir.), Rencontre autour du cadavre, Groupe d’anthropologie et d’archéologie funéraire, Saint-Germain-en-Laye, 2012, p. 23-28. Thomas Laqueur, The Work of the Dead, op. cit., chap. 5.

14 Ces dispositions sont étendues à toutes les communes à partir de 1843.

15 Régis Bertrand et Anne Carol (dir.), Aux origines des cimetières contemporains. Les réformes funéraires dans l’Europe occidentale, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2016. Sur le cas anglais, outre Thomas Laqueur, The Work of the Dead, op. cit., voir Julie Rugg, Churchyard and Cemetery, Manchester, Manchester University Press, 2013.

16 Fulvio Conti, Anna-Maria Istasia et Fiorenza Tarozzi (dir.), La morte laica. Storia della cremazione in Italia, Turin, Scriptorium, 1998.

17 Jacqueline Lalouette, « La crémation : bref panorama de la Révolution à aujourd’hui », dans Elisabeth Belmas et Serenella Nonnis (dir.), L’orchestration de la mort. Les funérailles des temps modernes à l’époque contemporaine, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, p. 135-146 ; Arnaud Esquerre, Les os, les cendres et l’État, Paris, Fayard, 2011.

18 Anne Carol, L’embaumement. Une passion romantique, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2015.

19 Gary Lederman, Rest in Peace: A Cultural History of Death and the Funeral Home in 20th Century America, Oxford, Oxford University Press, 2003.

20 Jacques Marette, Mémoires d’un embaumeur, Paris, Cherche-Midi, 1999 ; Mélanie Lemonnier, Thanatopraxie et thanatopracteurs. Étude ethno-historique, s. l., Éditions universitaires européennes, 2011.

21 Gaëlle Clavandier, « Étudier la crémation aujourd’hui. Éléments méthodologiques et programmatiques », dans Elisabeth Belmas et Serenella Nonnis (dir.), L’orchestration de la mort, op. cit., p. 163-174.

22 Emmanuelle Godeau, L’esprit de corps. Sexe et mort dans la formation des internes en médecine, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2007.

23 Rafael Mandressi, Le regard de l’anatomiste. Dissections et invention du corps en Occident, Paris, Seuil, 2013.

24 Ruth Richardson, Death, Dissection and the Destitute, Chicago, Chicago University Press, 2001 ; Elisabeth T. Hurren, Dying for Victorian Medicine: English Anatomy and its Trade in the Dead Poor (c. 1834-1929) ; Martin Robert, La fabrique du corps médical. Dissections humaines et formation médicale dans le Québec du xixe siècle, thèse de doctorat en histoire, Université du Québec à Montréal, 2019.

25 Anne Jouan, « Dons de corps à la science : un charnier au cœur de Paris », L’Express, 26 novembre 2019. Se pose en outre la question du statut de ces restes humains conservés dans les musées de médecine, statut qui pourrait être remis en cause dans le sillage des restitutions de corps des musées anthropologiques à leur pays d’origine.

26 Frédéric Chauvaud, Les experts du crime. La médecine légale au xixe siècle, Paris, Aubier, 2000.

27 Bruno Bertherat, « L’élection à la chaire de médecine légale à Paris en 1879. Acteurs, réseaux et enjeux dans le monde universitaire », Revue historique, 644, octobre 2007, p. 823-856 ; voir la Revue d’histoire des sciences humaines, 22, La médecine légale entre doctrines et pratiques, 2010, en ligne : https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-histoire-des-sciences-humaines-2010-1.htm.

28 Bruno Bertherat, La morgue de Paris au xixe siècle, op. cit. ; Id., « Les mots du médecin légiste, de la salle d’autopsie aux Assises : l’affaire Billoir (1876-1877) », Revue d’histoire des sciences humaines, 22, 2010, p. 117-144, DOI : 10.3917/rhsh.022.0117.

29 Fabienne Soldini, « La communication de la culture scientifique à travers les romans policiers macabres », dans Camelia Beciu, Ioan Dragan, Dana Popescu-Jourdy et Odile Riondet (éd.), Cultures et communication. Regards croisés sur les pratiques, Bucarest, Comunicare.ro, 2009.

30 Elisabeth Anstett et Jean-Marc Dreyfus (dir.), Human Remains and Identification: Mass Violence, Genocide and the “Forensic Turn”, Manchester, Manchester United Press, 2019.

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Anne Carol, « Les médecins et la mort »Histoire, médecine et santé, 16 | 2021, 9-17.

Référence électronique

Anne Carol, « Les médecins et la mort »Histoire, médecine et santé [En ligne], 16 | hiver 2019, mis en ligne le 24 décembre 2020, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/2452 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.2452

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Auteur

Anne Carol

Aix-Marseille Université, CNRS, TELEMME

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