Delphine Gardey et Marilène Vuille (dir.), Les sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences
Delphine Gardey et Marilène Vuille (dir.), Les sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences, Lormont, Le Bord de l’eau, 2018, 329 pages.
Texte intégral
1Cet ouvrage collectif est composé de quinze contributions originales explorant les différents aspects de la sexualité féminine en Occident. Des esprits facétieux pourraient penser dans leur for intérieur qu’il faut bien un tel nombre d’interventions pour comprendre et saisir cet ancien « continent noir » que fut dans une époque pas si lointaine et peut-être pas encore révolue, la Femme. Les lectrices et les lecteurs prennent conscience avec quelque vertige des centaines de pages rédigées par des médecins, des biologistes, des psychologues et des sexologues sur le corps féminin, ses troubles, ses douleurs et ses attentes. Entre le désarroi des médecins et la curiosité pour ainsi dire insatiable de certains psys, il convenait de construire un livre savant, réunissant une diversité d’approches et de sujets pour montrer notamment les multiples enjeux que le corps féminin de manière générale a suscités au cours du xxe siècle sur lequel l’ouvrage se concentre. Il est composé par une équipe pluridisciplinaire (histoire, sociologie, psychologie, philosophie, épidémiologie) et internationale, offrant ainsi un large panorama des différents sujets relevant de la thématique générale de l’ouvrage. Il se clôt par une postface signée de Michel Bozon rappelant aussi l’ancrage de l’ouvrage dans le domaine de la sexualité à partir d’une perspective non exclusivement médicale.
2L’introduction portée par Delphine Gardey est bien plus qu’un simple texte annonçant les différents éléments et les choix des contributrices participant à l’édifice. Cette historienne du genre et des sciences et techniques a en effet rédigé un texte puissant, identifiant les questionnements et les points en tension dans le domaine des études de genre qui a connu ces dernières décennies un profond développement, créant une dynamique intellectuelle tout à fait salutaire. L’ouvrage reflète à son tour l’originalité et la nouveauté de travaux nourris par ce champ académique. Delphine Gardey s’efforce de bien camper les nombreux enjeux sociaux que la sexualité féminine a suscités au cours des décennies passées. La dimension politique et sociale qui inspire à l’occasion les travaux issus des études de genre est parfois reprochée par d’autres chercheurs ou dans l’espace public. Mais ce sont bien les sujets observés qui font du corps de la femme un enjeu puissamment politique comme l’attestent les recherches menées dans cet ouvrage. Il est par conséquent important de bien restituer les enjeux dans lesquels les savants et les praticiens se sont investis au cours du xxe siècle. Cette orientation voulue par Delphine Gardey et Marilène Vuille donne une cohérence à l’ensemble sans jamais être, par ailleurs, anachronique ou lourdement téléologique.
3Le livre est organisé autour de cinq grandes parties. On débute par la « scène conjugale » ce qui est bien approprié tant le couple a été encadré et tant il a reçu de chaleureuses recommandations pour assurer un objectif central : la reproduction de l’espèce. Et ce n’est visiblement pas si simple car la rencontre entre les deux sexes peut connaître des ratés aux conséquences fort malheureuses. Ensuite, on aborde la clinique du désir à l’époque contemporaine dont on mesure combien celle-ci est largement encadrée par la biomédecine. Les médicaments se sont invités dans l’intimité des corps ce qui justifie aux yeux des auteur·e·s l’emploi du terme de biomédicalisation. Peut-être que ce processus, auxquels sociologues et historien·ne·s se sont déjà référé·e·s, n’est pas d’un seul mouvement. De surcroît, les attentes autour de la sexualité s’expriment de façon plus diversifiée : réussite, performance mais aussi angoisses et troubles sont autant de situations qui ouvrent la voie à l’intervention médicale, comme l’explorent, par exemple, Alain Giami ou Marilène Vuille. Le livre poursuit son enquête en explorant les prises en compte du désir féminin tant du côté du laboratoire que des femmes à travers leurs pratiques. Car depuis plusieurs décennies, leurs voix sont devenues plus audibles, en partie parce que les travaux de recherches cherchent à mieux les entendre. C’est dans le prolongement de ce contexte que les rapports entre sexe et genre sont étudiés à partir de l’idée d’une transformation de ces relations au cours de ces dernières décennies. Femmes transgenres, chirurgie esthétique et sexualité adolescente sont les thèmes illustrant le face-à-face entre sexe et genre et on mesure l’originalité, là aussi, des études retenues. Ces différents chapitres permettent de prendre la mesure de l’évolution des représentations du désir tout comme de la présence de dispositifs médico-techniques. Le mélange entre des articles plus directement liés à une analyse des pratiques biomédicales et ceux portés à saisir les subjectivités humaines et les représentations des corps et des psychés se révèle fort pertinent.
4Le livre est donc plus large que la thématique déjà bien emmêlée de la sexualité puisque ses codirectrices ont retenu cette expression singulière de « sciences du désir ». Elle se révèle appropriée si l’on entend par là la volonté d’étendre le sujet à des aspects qui ne réduisent pas la sexualité à ses dimensions physiologiques et biologiques ou encore sociales. Comment jouir quand on est soumise à des objectifs qui sont des injonctions et de quelle manière jouit-on au cours des différentes périodes sur lesquelles l’ouvrage porte ? Délicate question car la jouissance se révèle une chimie aux causalités complexes et quelque peu mystérieuses. C’est pourquoi les interrogations autour du désir féminin sont nombreuses. Si la reproduction de l’espèce garde toute sa légitimité, l’horizon des femmes se dégage quelque peu et permet de penser d’autres rencontres avec le corps masculin ou d’ailleurs avec d’autres corps féminins. L’approche des experts est sous-tendue par cette idée d’une nature féminine et d’une spécificité du corps de la femme qui traverse les époques. La grammaire de la jouissance féminine s’avère par conséquent, aux yeux de ces spécialistes, plus complexe à décoder que celle des hommes. En effet, de ces derniers, on sait qu’ils jouissent : c’est bref, intense et nécessaire. En ce qui concerne la femme, vagin et clitoris déroutent et constituent un terrain d’observations innombrables. D’autant que les médecins et sexologues, et plus encore les psychanalystes, vont suggérer que dans l’acte sexuel, le sujet finalement pense beaucoup et si la mécanique des organes génitaux a son rôle à jouer dans l’échange des corps, l’activité mentale est également en pleine action. D’ailleurs ne doit-on pas envisager que la femme puisse avoir un système de plaisirs qui lui serait propre ? On considère qu’elle doit résister aux premiers assauts de l’homme mais, en même temps, il y a le soupçon qu’elle puisse minauder voire feindre le plaisir. Et si elle se montre animée par le feu de la passion et se laisse convaincre par l’adresse de son partenaire masculin, elle suscite à l’occasion des condamnations qui semblent toujours inspirées par les figures anciennes de la parole chrétienne et des lectures passées s’inquiétant des fureurs utérines. On ne saurait enfin traiter de la sexualité féminine sans évoquer l’économie des troubles du plaisir féminin parmi lesquels la frigidité suscite tant d’interrogations.
5En plus du mot « désir », le titre de l’ouvrage incorpore celui de « psychanalyse ». Force est de constater qu’elle s’est quelque peu évaporée puisqu’aucun article n’en traite directement, même si sa place est évoquée en introduction avec justesse et que plusieurs acteurs évoqués dans différents articles peuvent se prévaloir de ce label. La psychanalyse ne reformule pas autant qu’on a pu le penser la question de la sexualité même si les psychanalystes s’aventurent avec frénésie dans ce domaine. Ils reprennent des thèmes anciens comme celui de la passivité de la femme mais c’est à partir d’un corps qui n’est pas le reflet strict de celui de l’anatomopathologie mais plus volontiers le produit d’un imaginaire et d’une construction corporelle. La relative absence du corpus analytique dans les textes de l’ouvrage est peut-être le reflet de ce que depuis trente ans, les recherches et les réflexions sur la sexualité féminine empruntent d’autres orientations, d’autres « scripts sexuels » pour reprendre une notion mobilisée à plusieurs reprises. Et puis psychanalystes ou sexologues ont à bien des reprises des attitudes relevant plutôt du bricolage théorique laissant de côté en quelque sorte une approche par trop conceptuelle des corps et de la psyché. Les codirectrices ont été amenées à faire des choix : notamment celui de la sexualité des femmes transgenres, encore peu travaillé, que l’on doit ici à Laurence Hérault, une des spécialistes sur ce sujet, ou d’explorer des thèmes émergents ou reformulant des questions anciennes comme celle de la puberté précoce des jeunes filles. Les neurosciences apparaissent assez peu car il faut d’abord entendre par l’emploi de ce terme la volonté de pointer une période, la nôtre, afin de faire comprendre que les lectures contemporaines autour du corps et du désir féminin pourraient bien connaître de nouvelles mutations si elles n’ont pas déjà commencé. Il est probable que notre époque maintienne, voire accentue, l’encadrement technique de la sexualité féminine, témoignant ainsi de ce que la fonction sexuelle chez la femme demeure l’objet d’une activité nouvelle des laboratoires. Force est de constater qu’un des effets des neurosciences est de redonner un nouveau crédit au thème de la naturalisation de la femme et plus largement à l’idée d’une différence des sexes programmée.
6À la lecture de cet ensemble de travaux, on saisit pleinement combien l’élaboration d’une histoire de la sexualité des femmes ne peut se dérouler sans l’apport de l’étude des techniques, largement mobilisée ici, ce qui constitue un point fort de l’ouvrage. On reste, par ailleurs, frappé par la force des représentations genrées sur les choix et gestes des professionnels. Ce n’est pas, pour conclure, que nous serions face à des propos immobiles et répétitifs car ce qui se dégage de la lecture de ce livre fort instructif c’est aussi le jeu des reformulations et des dynamiques à l’œuvre aussi bien au niveau des discours savants que dans les expériences des individus.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean-Christophe Coffin, « Delphine Gardey et Marilène Vuille (dir.), Les sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences », Histoire, médecine et santé, 15 | 2020, 171-174.
Référence électronique
Jean-Christophe Coffin, « Delphine Gardey et Marilène Vuille (dir.), Les sciences du désir. La sexualité féminine, de la psychanalyse aux neurosciences », Histoire, médecine et santé [En ligne], 15 | été 2019, mis en ligne le 24 septembre 2020, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/2412 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.2412
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