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Comptes rendus

Monika Pietrzak-Franger, Syphilis in Victorian Literature and Culture. Medicine, Knowledge and the Spectacle of Victorian Invisibility

New York, Palgrave MacMillan, 2017
Alexandre Wenger
p. 168-170
Référence(s) :

Monika Pietrzak-Franger, Syphilis in Victorian Literature and Culture. Medicine, Knowledge and the Spectacle of Victorian Invisibility, New York, Palgrave MacMillan, 2017, 356 pages.

Texte intégral

1Les nombreux livres d’histoire sur la syphilis publiés ces dernières années portent généralement sur les liens entre la maladie et un « domaine » particulier, tel que la connaissance scientifique, la morale, l’expérimentation, la prophylaxie ou encore la régulation de la prostitution. Au sein de cette production, la très sérieuse étude de Monika Pietrzak-Franger se singularise par une problématique transversale originale : la syphilis est une maladie honteuse, secrète, cachée, qu’il faut pourtant montrer, publiciser, mettre en images. Ce paradoxe entre l’invisibilité et la visibilité est fondamental pour comprendre le statut politique, artistique, social et médical de la syphilis, tel qu’il se construit au sein du « paysage multimédiatique de la syphilis » (the multimedia landscape of syphilis, p. 11) à la fin de la période victorienne. Pietrzak-Franger propose donc une approche transdisciplinaire empruntant à l’histoire du genre, à la sociohistoire de la médecine, aux cultural and visual studies, à l’histoire littéraire, et intégrant des archives que ces différentes approches ont tendance à séparer, du roman à l’atlas médical, des manuels de médecine domestique à la peinture, des moulages anatomiques aux actes législatifs. Cette approche « intermédiale », en faveur de laquelle plaide tout le livre, se présente comme un moyen de remédier au cloisonnement disciplinaire et aux barrières épistémologiques qui n’autorisent jamais qu’une vision partiale – sinon erronée – de l’histoire de la syphilis. Précisément, l’une des forces de l’ouvrage est sa conscience méthodologique et la qualité de la construction de son objet. En témoigne la substantielle bibliographie, à laquelle l’autrice ne se contente pas de référer mais qu’elle commente régulièrement de façon critique.

2Le cœur de l’analyse porte sur les années 1880 à 1910, présentées comme une période de bouleversements dans la visibilité accordée à la syphilis. Elles sont marquées par le fait que la syphilographie s’est constituée en branche de connaissance autonome structurée autour des premières conférences internationales sur les maladies vénériennes. Elles sont marquées aussi par les Contagious Diseases Acts, par le réglementarisme et l’abolitionnisme en matière de prostitution discutés aussi bien par les hygiénistes que par les féministes. Le « péril vénérien » motive la crainte de la dégénérescence et de la dépopulation du peuple britannique. Les chercheurs isolent le tréponème pâle responsable de la maladie. Les New Woman and feminist writings se saisissent de la syphilis.

3Chaque chapitre est organisé autour d’une question principale engageant des représentations culturelles complexes de la syphilis qui, toujours, ont été soit surestimées soit simplifiées par l’historiographie. Après un premier chapitre d’introduction méthodologique, le chapitre II fait le point sur les différents mécanismes médiatiques qui ont contribué à la construction du savoir sur la syphilis ou, pour reprendre les termes de Pietrzak-Franger, sur l’« industrie culturelle qui s’est développée autour de la syphilis » et qui l’a « produite comme un référent naturel » (cultural industry that developed around syphilis [and its] production of it as a ‘natural’ referent, p. 45). On relève d’intéressantes études de cas, par exemple sur l’iconographie des atlas dermatologiques (p. 52 et suiv.) comme espace multimodal de texte et d’images complexes (en l’occurrence des photographies de moulages, transférées ensuite sur support lithographique, colorisées après impression). Le chapitre III examine quand et dans quelles conditions le public pouvait être exposé au « spectacle » de la syphilis. Cette exposition peut être textuelle – par exemple la syphilis dans le discours de propagande féministe – ou visuelle. Une intéressante section expose l’ambiguïté morale des artefacts proposés au sein des musées anatomiques, alors même qu’ils participent d’un récit-cadre moral de chute vénérienne (narratives of moral fall, p. 106). Le chapitre IV pose la question de la poétique de la syphilis, qui est aussi toujours une politique de la syphilis : quelles images en donnait-on, et selon quels codes esthétiques (notamment de genre, de race et de classe) ? Quels effets en escomptait-on, notamment éducatifs ? Au cœur de ces enjeux se trouve la figure de la prostituée, ou plus spécifiquement son corps qui, dans certains écrits et peintures du temps, est investi d’une dimension de cauchemar quasi mythique que le réglementarisme tente de contenir. Le stimulant chapitre V se demande quelle imagination spatiale et géographique, et quelles conceptions de la mobilité sont attachées à la syphilis, telles qu’on peut les observer dans les atlas, les plans urbains ou les œuvres littéraires. Souvent, la cartographie sanitaire relève de pratiques de mises en ordre géographique et spatiale de la maladie, avec des lieux particulièrement scrutés tels que les colonies, les cantonnements militaires, les bordels, les docks, ou encore les hôpitaux de force. Le chapitre interroge les notions de frontière et de confinement souvent liées au danger (réel ou perçu) des flux populationnels. Enfin, le chapitre VI reprend les liens tissés au tournant du xxe siècle entre contagion vénérienne, prophylaxie et devoirs civiques. Les deux figures de l’enfant syphilitique (le mythe de l’hérédo) et du dément tabétique nourrissent la peur de la dégénérescence syphilitique et motivent une réflexion sur le futur de la nation britannique.

4Il ne fait nul doute que Syphilis in Victorian Literature and Culture est un livre important, fondé sur un travail conséquent, solide et de qualité. L’ouvrage inclut une dimension méta-réflexive précieuse, son attention portant autant sur l’historiographie de la syphilis que sur l’histoire de la syphilis. En somme, il propose une économie du regard qui interroge autant les espaces et les processus de production de la visibilité de la maladie que la maladie en soi. On pourrait par moments reprocher à cette volonté permanente de réévaluation historiographique d’éloigner un peu des sources primaires au profit de la compilation critique. Mais la réserve est de peu de poids face à l’intelligence générale du propos et face à une étude qui a pour mérite de faire bouger nos réflexes de recherches. L’ouvrage de Pietrzak-Franger montre qu’une maladie infectieuse, et a fortiori un « fléau social » tel que la syphilis, ne peuvent être compris hors d’un éclairage interdisciplinaire. À l’heure où la syphilis fait son retour dans nos sociétés, la leçon reste d’actualité.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alexandre Wenger, « Monika Pietrzak-Franger, Syphilis in Victorian Literature and Culture. Medicine, Knowledge and the Spectacle of Victorian Invisibility »Histoire, médecine et santé, 15 | 2020, 168-170.

Référence électronique

Alexandre Wenger, « Monika Pietrzak-Franger, Syphilis in Victorian Literature and Culture. Medicine, Knowledge and the Spectacle of Victorian Invisibility »Histoire, médecine et santé [En ligne], 15 | été 2019, mis en ligne le 24 septembre 2020, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/2397 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.2397

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Auteur

Alexandre Wenger

Université de Genève

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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