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Récit du corps et de la maladie dans les lettres de consultation adressées au médecin suisse Samuel-Auguste Tissot (1728-1797)

Medecine by post with the physician Samuel-Auguste Tissot (1728-1797): body and illness narratives
Séverine Pilloud
p. 131-144

Résumés

La médecine par lettres, pratique courante au XVIIIe siècle, a laissé des archives d’une valeur inestimable pour l’histoire de la médecine et de la santé, donnant lieu à une riche production historiographique depuis les années 1990. Sur la base du corpus de correspondance du médecin suisse Samuel Auguste Tissot (1728-1797) et du dossier de l’une de ses patientes, cet article décrit la pratique de la consultation épistolaire et l’intérêt de telles sources pour documenter l’expérience de la maladie du point de vue des malades. Il met en exergue la façon dont le récit des maux s’articule à l’histoire de vie, les modes d’appropriation de la culture médicale par les profanes et leurs attentes à l’égard des médecins ou des traitements, autant d’aspects révélateurs de l’histoire du corps et de la relation thérapeutique au siècle des Lumières.

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Texte intégral

1Décrire l’histoire d’une personne malade et de ses troubles afin d’obtenir l’avis d’un praticien : telle est la fonction des consultations épistolaires. La médecine par lettres représentait une pratique relativement courante jusqu’au XVIIIe siècle, dans la mesure où les médecins estimaient qu’une grande partie des affections, en particulier les maux chroniques, pouvaient être évaluées et traitées sur la base d’un rapport précis et circonstancié de leurs caractéristiques et de leur déroulement.

  • 1 STOLBERG Michael, « Patientenbriefe in vormoderner Medikalkultur », dans DINGES Martin et BARRAS Vi (...)
  • 2 FAURE Olivier (dir.), Praticiens, patients et militants de l’homéopathie (1800-1940), Lyon, Boiron/ (...)

2La pratique de la consultation épistolaire remonte au Moyen Âge ; elle s’inscrit alors principalement dans le cadre d’échanges épistolaires entre un médecin traitant et un confrère réputé, dont on requiert l’expertise pour vérifier le bien-fondé d’un diagnostic ou d’un traitement. À partir du XVIIe siècle, des hommes et des femmes appartenant à une minorité sociale instruite et fortunée se mettent à prendre la plume pour solliciter l’avis d’un médecin. Les démarches de consultation épistolaire initiées par des profanes n’appartenant pas au sérail médical – des malades, des proches consultant pour un membre de leur famille ou encore des curés à la recherche de soins pour l’un de leurs paroissiens – s’intensifient au XVIIIe siècle : un essor à mettre en lien avec les progrès de l’alphabétisation et le développement des réseaux de communication1. Avec l’importance accrue accordée à l’examen physique dans l’approche anatomo-pathologique caractéristique de la médecine du XIXe siècle, la pratique de la consultation par lettre se maintiendra surtout pour l’homéopathie, qui commence à attirer une partie grandissante de la population2.

  • 3 BARRAS Vincent et RIEDER Philip, « Écrire sa maladie au Siècle des Lumières », dans BARRAS Vincent (...)
  • 4 PILLOUD Séverine, « Mettre les maux en mots : médiations dans la consultation épistolaire au 18e si (...)

3Les consultations épistolaires enrichissent de manière extrêmement féconde l’histoire de la médecine et de la santé, renseignant notamment sur les motifs poussant les malades à recourir à la médecine par lettres, les modalités d’écriture de soi et de sa maladie3, les modes d’interaction avec les soignants, l’intervention des membres de la communauté dans la relation thérapeutique4 ou encore les trajectoires de soins en fonction de l’offre médicale disponible et du statut socioculturel des individus. Leur intérêt majeur réside dans le fait de documenter la perspective des patients et de leur entourage : leur expérience de la maladie et l’impact de celle-ci sur leur existence, leurs attentes à l’égard de la médecine ou encore leurs espoirs ou leurs craintes vis-à-vis des traitements. De telles archives permettent donc d’appréhender les représentations des malades ainsi que les significations attribuées aux maux, révélant tout un pan de la culture sanitaire du passé. Les échanges de courrier entre un médecin et ses clients, pour la plupart des individus aisés et cultivés, démontrent en particulier le rôle actif des patients dans l’élaboration d’interprétations diagnostiques et le choix de directions thérapeutiques : de fait, les profanes ne se privent pas de discuter tant les explications étiologiques que les prescriptions des professionnels, prétendant à une certaine autorité en ce qui concerne leur santé, considérée comme intrinsèquement liée à une histoire de vie et à un mode d’existence.

  • 5 DUDEN Barbara, The Woman beneath the Skin. A Doctor’s Patients in Eighteenth-Century Germany, Cambr (...)
  • 6 PORTER Roy, « The patient’s view: doing medical history from below », Theory and Society, 14, 1985, (...)
  • 7 FORSTER Elborg, « From the patient’s point of view. Illness and health in the letters of Liselotte (...)
  • 8 PILLOUD Séverine, HACHLER Stefan et BARRAS Vincent, « Consulter par lettre au XVIIIe siècle », Gesn (...)
  • 9 WILD Wayne, « Doctor-Patient Correspondance in the 18th Century Britain: a Change in Rethoric and R (...)
  • 10 BROCKLISS Lawrence, « Consultations by Letters in early 18th Century Paris: The medical Practice of (...)
  • 11 STOLBERG Michael, Homo patiens : Krankheits- und Körpererfahrung in der Frühen Neuzeit, Köln, Bölha (...)
  • 12 WEAR Andrew, « The popularization of medicine in early modern England », dans PORTER Roy (dir.), Th (...)
  • 13 STOLBERG Michael, « La négociation du régime et de la thérapie dans la pratique médicale du XVIIIe  (...)
  • 14 RIEDER Philip, La figure du patient au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2010.
  • 15 PILLOUD Séverine, Les mots du corps : l’expérience de la maladie dans les consultations épistolaire (...)

4De telles archives suscitent, depuis les années 1990, une production historiographie soutenue, dans le sillage de l’histoire culturelle et de l’histoire du corps5 et sous l’impulsion du plaidoyer de Roy Porter pour une histoire de la médecine et de la santé « from below »6, autrement dit en privilégiant le point de vue des acteurs et en particulier celui des malades7. Divers fonds de consultations épistolaires européens ont été étudiés, notamment afin de mettre à jour la constitution des réseaux de correspondance des médecins8, l’évolution de la relation soignant-soigné9, les cadres théoriques d’appréhension du corps ou de la santé10, les modalités d’appropriation de la culture médicale par les profanes11, le poids des demandes de santé de la part des malades dans le processus de médicalisation12, leurs négociations des traitements13, leurs stratégies de gestion de la santé14 ou encore les trames narratives et interprétatives qu’ils déploient pour donner sens à leur expérience corporelle15.

Les consultations épistolaires envoyées à Tissot

  • 16 La correspondance liée à la pratique professionnelle, qui recèle la plupart des consultations épist (...)
  • 17 BCU, fonds Tissot, IS3784/II/144.01.09.03 ; 144.01.08.18 ; 144.02.03.24-25, Saint-Malo, entre le 2  (...)

5Le médecin lausannois Samuel Auguste Tissot (1728-1797), connu dans toute l’Europe depuis son ouvrage consacré à l’onanisme (1760) et son traité intitulé Avis au peuple sur sa santé (1761), a abondamment pratiqué la médecine par lettre. Conservé à la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne sous la cote IS 3784, son fonds de correspondance contient près de 1300 consultations épistolaires16, qui lui ont été adressées principalement de France, d’Italie et de Suisse entre 1761 et 1797. Écrites en majorité par des personnes disposant de ressources considérables sur le plan socioéconomique et éducatif – aristocrates, membres du clergé et de la haute bourgeoisie ou encore officiers supérieurs de l’armée –, de telles sources ne sauraient constituer un échantillon entièrement représentatif des attitudes et comportements sanitaires de la population au XVIIIe siècle ; elles ont néanmoins l’intérêt notable d’être largement féminines, puisque près de la moitié des consultations épistolaires du fonds Tissot concernent des femmes. Certains documents composent un dossier de patient, comme celui qui est présenté ci-dessous, constitué de quatre pièces de correspondance17 donnant à lire, d’une part le récit d’une malade issue des rangs de la noblesse et, d’autre part, celui de son médecin traitant.

Le dossier de consultations épistolaires de Françoise Moreau de la Villegille

  • 18 Renseignements tirés de l’ouvrage de ROMAN Alain, Saint-Malo au temps des négriers, Paris, Karthala (...)

6La patiente dont il s’agit se nomme Françoise Moreau de la Villegille ; née Moreau de la Primerais, elle est la fille de Jean Mathurin Guillaume Moreau, écuyer de son état, et de Françoise Marie Duvelaer. En 1763, elle a épousé à Saint-Malo Jean-François Nouail, lieutenant des maréchaux de France et seigneur de la Villegille et des Landes, un entrepreneur et armateur très fortuné, à la tête d’une société de navires18.

  • 19 BCU, fonds Tissot, IS3784/II/144.01.09.03 ; 144.01.08.18 ; 144.02.03.24-25, Saint-Malo, entre le 2  (...)

7La première pièce du dossier est une lettre de trois pages, adressée à « Monsieur Tissot Professeur en médecine, à Lausanne » ; elle est signée par le docteur Bougourd. Des recherches biographiques ont permis d’établir qu’il s’agit d’un praticien ayant obtenu un doctorat en médecine et en chirurgie à l’université de Montpellier ; il exerce ensuite à l’hôtel-Dieu du Rosaire, à Saint-Malo. Dans ce premier courrier, Bougourd prend l’initiative de la prise de contact avec son confrère lausannois, dont il connaît la plupart des livres et en qui il affirme son entière confiance ; il expose ensuite sa demande de consultation en faveur de l’une de ses patientes, qu’il présente en précisant les liens familiaux qu’elle entretient avec Pierre Louis Moreau de Maupertuis (1698-1759), savant de renommée européenne, natif de Saint-Malo19. Cette lettre du docteur Bougourd sert à introduire le mémoire de consultation rédigé par la malade.

Il est tout naturel qu’un médecin qui a lu et médité une partie de vos ouvrages, ait dans vos lumières la confiance la plus étendue. Ne soiés donc pas surpris que du fond de la Bretagne, j’engage une des malades à vous consulter, mais plaignés moy plustôt de ce que la distance des lieux ne me permette pas de recourir à vos prétieux avis aussi souvent que je le désirerais. Le sort de la personne dont il est question m’intéresse particulierement ainsi que tous ceux qui respectent la vertu, les talents, l’esprit et les connaissances. Digne parente de M. de Maupertuis, son oncle, elle en a le génie et toutes les bonnes qualités. Voilà plus d’un titre qu’il n’en faut, Monsieur, pour vous engager à donner toute l’attention possible à son mémoire. Elle l’a fait elle-même et je le crois assez detaillé pour vous instruire complètement de tout ce qui regarde sa santé. Je crois pourtant devoir par supplément vous faire la confidence que M. son frère est mort martir des ecrouelles il y a quatre ans. On a prétendu (mais je crois pourtant sans preuve bien convaincante) qu’il les avait gagné de sa nourrice. Ceci joint à ce que dit la malade, que les obstructions luy ont enlevé une partie de sa famille, et aux accidents dont elle se plaint, m’a fait soupçonner il y a longtemps qu’elle pêche originairement par la lymphe disposée à l’épaississement et propre à former des engorgements. Il me paraît clair et presque incontestable qu’elle porte depuis un certain temps des tubercules au poumon et qu’il y en a tombé en suppuration. Je me crois fondé à panser ainsi par la nature de quelques crachats qu’elle a rendu, et par la consistance et la couleur de ceux qu’elle rend encore à présent, surtout le matin. Le foie luy même me parait attaqué d’obstruction et il y a apparence que cela date depuis la maladie dont elle vous fait le détail au commencement de son mémoire. Je crains fort, si son état ne change pas, que la fièvre hectique ne vienne encore aggraver ses maux. Son aversion absolue pour tous les remèdes ne vous laisse pas grande ressource du côté de la pharmacie. Je n’ai pu luy faire prendre d’autres médicaments qu’une poudre d’un mélange de gomme ammoniac et de squille et des aposèmes chicoracés aiguisés avec de la terre foliée de tartre. Elle a pris successivement ces deux remèdes pendant 15 jours au commencement de l’hyver, mais sans succés. Peut-être aussi cela vient-il comme je le crois, du peu de temps qu’elle en a fait usage. Je dois vous ajouter, Monsieur, que depuis qu’elle est enceinte, j’ay jugé a propos de luy faire encore passer de fois à autres quelques minoratifs pour dissiper le dégoût et l’amertume de bouche à laquelle elle était fort sujette. J’ay toujours réussi à luy donner un peu plus d’appêtit et je crois avoir bien observé que la toux a toujours été moindre pendant les premiers jours qui ont suivi la médecine. J’ay pensé qu’un régime végétal, l’air de campagne, et l’exercice en voiture où à cheval si liceret, des fruits savoneux et fondants, du petit lait, des sucs apéritifs seraient les meilleurs moiens à tenter. Ne pourrait-on pas aussi avoir recours aux fondants tirés de la classe des stupéfiants, au solamen scandem ou dulcamare, par exemple, qui a plusieurs fois réussi dans la phtisie tuberculeuse. J’espère, Monsieur, que vous voudrez bien nous donner votre avis sur cela en nous indiquant ce que vous croirés le plus propre à rétablir une femme à laquelle je suis, on ne peut plus, attaché. Par égard pour elle, je vous prie de voulloir bien ne rien dire dans votre consultation, au sujet du diagnostic et prognostic de sa maladie. Je vous aurai la plus grande obligation si vous vouliés bien réserver cela pour une lettre que peut-être vous aurés la bonté de m’écrire, que vous cacheterés, s’il vous plait et que vous enfermerés dans votre réponse à la malade. Un médecin de Paris a conseillé le lait d’anesse dont l’usage ne parait pas avoir fait plus de bien qu’un cautère que je n’ai fait ouvrir que par condescendance pour ceux qui s’intéressent à la malade.
Votre Traité sur l’epilepsie, Monsieur, a été acceuilli en France avec le même empressement que vos autres ouvrages. On attend encore avec la plus grande impatience celuy que vous avés annoncé sur les maladies des nerfs. J’ay vu il y a 4 ans une ou deux de ces maladies dont j’eus quelque envie de vous envoier le détail. J’en fus detourné par la crainte de vous faire paier fort cher (à cause du port des lettres) des observations qui peut-être ne seraient pas pour vous, Monsieur, aussi curieuses qu’elles me le paraissaient à moy même. Je vous aurai une obligation infinie si vous voullés bien joindre à votre lettre une liste de tous les ouvrages dont vous avés enrichi la médecine. Je n’en ay qu’une partie et veux me les procurer tous. C’est un trésor précieux dont je veux orner ma bibliotheque, persuadé que je suis que leur lecture augmentera considérablement mes connaissances. Je ne puis finir cette lettre sans faire des vœux pour votre conservation. Puisse le Ciel vous donner de longs jours pour l’honneur de votre état, le progrès des sciences, le soulagement de vos compatriotes et de toute l’humanité souffrante. Puisse le bonheur le plus complet récompenser dignement vos talents, vos travaux et vos vertus. Ces vœux sont très sincères, et partent d’un profond respect et de la considération la plus distinguée avec lesquels j’ay l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble et obéissant serviteur et confrère Bougourd, D. M de Montpellier.
St-Malo, le 2 aoust 1773.
Comme peut-être vos occupations, Monsieur, ne vous permettront pas de répondre sur le champ à notre mémoire, nous vous prions de differer plustôt de quelques jours afin de le pouvoir faire plus commodément et avec plus de détail. La médecine aurait grand besoin que vous nous donneriés un traité sur les différentes espèces de phtisie pulmonaire. En attendant que vous nous fassiés ce présent là, voudrés-vous bien avoir la bonté de me dire quel est à votre goût le meilleur autheur sur cette matière.

8Si la lettre du docteur Bougourd sert à introduire le mémoire de consultation de la malade, qu’il juge par ailleurs suffisamment détaillé, elle lui permet aussi d’y ajouter des informations plus spécifiquement médicales, en particulier des données relatives à de probables lésions organiques, qui laissent présager un pronostic relativement sérieux, que l’auteur semble vouloir cacher à sa patiente. Ce dernier avertit encore son confrère que la malade témoigne d’une grande répugnance face à certains remèdes, qu’elle rechigne à prendre ou à poursuivre sur un terme suffisamment long. Après diverses précisions concernant le parcours thérapeutique de la malade, l’auteur adresse plusieurs questions précises à Tissot, en suggérant diverses prescriptions habituellement recommandées dans les cas de phtisie tuberculeuse, un diagnostic que Bougourd cherche clairement à dissimuler à la malade, en profitant des avantages qu’offre la pratique de la consultation épistolaire sur le plan de la discrétion. Le praticien breton précise encore qu’il n’aurait consenti à poser un cautère que pour satisfaire les attentes des proches de la malade – négociation du traitement qui démontre le rôle de l’entourage dans le choix des moyens curatifs.

9Le deuxième document, qui accompagne la lettre d’introduction du docteur Bougourd, est le mémoire de consultation rédigé par la malade. C’est un document de sept pages, sans indication de date ni de lieu, élaboré entre la fin juillet et le 2 août 1773. La malade commence d’emblée par revenir sur une sensation remontant au mois de février 1769, soit trois ans et demi auparavant. Ce premier jalon temporel signale l’apparition de troubles jugés significatifs par rapport à l’histoire des maux pour lesquels elle requiert une consultation. Avec cette mention, à la première ligne déjà, d’un ressenti douloureux, le mémoire s’oriente immédiatement vers le récit de l’expérience corporelle, laquelle est mise en lien avec des événements familiaux pénibles, dont l’impact sur l’état de santé est clairement mis en évidence avec la fluctuation des évacuations menstruelles, véritables baromètres de la santé chez les femmes. La malade évoque également la façon dont elle a vécu les divers traitements administrés.

Au mois de février 1769, je ressentis tout d’un coup une douleur très vive du costé droit sous les derniers costes, ce qui gesnoit ma respiration au point d’estre à la courte haleine ; cela dura du [sic] plus au moins un mois, au bout duquel un de mes enfants tomba malade ; j’eus beaucoup d’inquiétudes et passé plusieurs nuits [sic] ; mes règles me prirent ; malgré cela, je veillai plusieurs nuits mais le matin, le point de costé devint très violent ; le fièvre survint ; mes règles se suprimèrent ; on me seigna au pied ; elles reparurent un peu ; je ne pouvois rien digérer ; j’avois toujours envie de vomir ; on me purgea 2 fois et à la seconde fois, on me donna de l’émétique ; 2 heures après la médecine, au bout de 12 ou 15 jours, la fièvre diminua, mais je restai pendant environs trois semaines ou plus d’une foiblesse, d’un dégouts absolu pour toutes sortes de vivres et très opressé ; on me purgea encore deux fois et je me rétablis.
Depuis cette époque j’ai toujours ressenti de l’embarras dans le costé droit et de la douleur quand je respire, de la gesne dans le devant de la poitrine comme si un poids m’empeschoit de lever les poulmons en respirant, ce qui m’opresse toujours un peu. Il y a 18 mois que la toux est survenue, elle est plus forte le matin et le soir que dans le milieu du jours ; je crache gras. Les crachats sont ordinairement jaune ; j’en ai rendu quelques fois que j’ai pris pour du pus sanglant. Le soir, la toux est plus seiche et plus violente et me prend vivement ; c’est un chatouillement dans la poitrine, qui m’occasionne les plus vifs accés de toux. Souvant quand je tousse, j’ai un gout de vapeur de souffre. Depuis 9 à 10 mois j’ai eû un sentiment de douleur tantôt obscure, tantôt lancinante dans la poitrine, plus de dificultés à respirer, même de l’opression (cela est moins fréquent depuis 3 mois), un sifflement presque continuel quand je respire ; je suis plusieurs fois par jour jaune jusqu’aux mains ; je dort mal, rêve continuellement et ai frequemment jour et nuit des chaleurs dans la paume des mains, sous la plante des pieds et au visage. Dans le commencement de cette maladie, mes urines étoient fort crues, l’hyver dernier fort rouge, à présent assés naturelles.
Mon tempérament est billieux et pituiteux ; j’ai eu beaucoup d’eaux dans la teste ; il me sembloit quelques fois qu’on y versoit de la glace ; j’ai eu de tems en tems des fontes d’humeurs et des fluxions aux dents ; cela n’a plus lieu depuis assés de tems ; il y a 2 ans que j’eus une fluxion à l’oreille ; elle se mit à couler en dedans, ce qui continue tous les jours un peu ; j’i entend toujours du bruit et je suis presque sourde de ce costé la.
J’ai eû l’hyver dernier des lassitudes dans les membres, de petits frissons la nuit, des palpitations et beaucoup de malaises, point d’apétit et je maigris considérablement.
À l’époque de ma toux, mes règles diminuèrent ; j’eus bien des étourdissements et au bout de 4 mois de cet état, je devins enceinte et me délivrai 2 mois après ; l’enveloppe de l’enfant resta ; j’eus une fièvre et des meaux de teste violent pendant 10 à 12 jours ; je n’ai pas cessé de voir pendant 2 mois et demie [référence aux pertes utérines et vaginales], et quelques fois très abondament ; pendant ce tems, j’avois fréquemment des inquiétudes dans les jambes le soir en me couchant, ce qui m’empeschoit de dormir jusqu’à que cela ne fut passé ; j’eus beaucoup de levures qui m’occasionnoient des démangeaisons insuportable ; je les brossois et une heure après il ni paroissoit plus ; j’en ai eu de même de tems en tems cet été.
Quand l’évacuation a cessé, mes règles m’ont obligés les premiers jours de garder le lit 30 à 40 heures parce qu’elles venoient presque en perte, excepté le mois de janvier dernier ou elles revinrent comme à mon ordinaire ; depuis ce tems, je suis enceinte et compte accoucher à la fin d’octobre.
Il y a un an qu’on me mit du bois de garou au bras pour détourner l’humeur qui me fait tousser ; je ne pus jamais endurer les douleurs que me fit souffrir ce bois ; au mois de décembre dernier, on m’a fait un cauterre à la jambe qui rend fort peu et souvent point du tout.
J’ai pris cet hyver pendant environ un mois ou 6 semaines des apozèmes avec une drogue dont M. Bougourd, mon médecin, vous marque le nom. Je n’ai pu continuer ces remèdes, ayant beaucoup de répugnance pour les drogues. Depuis le mois de janvier dernier, on m’a purgé assés souvent ; je rends toujours beaucoup de bile ; j’en ai vomi dans toutes mes grossesses et même sans estre grosse ; j’ai pris du lait d’ânesse le mois de juin ; il m’a bien passé les 8 ou 10 premiers jours, mais ensuite il m’a fait vomir de la bile et occasionné de légères coliques. Je n’en ai pas repris ; j’ai bu pendant quelques tems de l’eau rouillé mais je l’ai cessé à cause de ma grossesse ; depuis plusieurs année, mon estomach digère mal ; tout m’aigrit ; je ne bois plus que de l’eau depuis 7 ou 8 mois et je trouve que mes repas ne m’aigrissent presque plus ; je n’ai ordinairement point d’apétit ci ce n’est depuis que je suis grosse que pendant environ 4 mois ; j’ai mangé avidement et avec plaisir ; cet apétit a diminué depuis 15 jours, mais j’ai beaucoup de goust pour le fruit. Malgré les purgations que j’ai pris depuis estre grosse, j’ai la bouche mauvaise assés de tems et surtout après avoir mangé ; je suis naturellement fort ressêré ; je prenois tous les jours à jeun une tasse de caffé à l’eau et sans sucre, ce qui me faisoit aller ordinairement à la celle. Mon médecin me la défandu ; j’avoue que je n’ai pas encore eu le courage de me l’interdire, mais je n’en prends plus que la moitié d’une tasse après diné, avec du lait et du sucre.
J’ai eu depuis 3 ans et demie beaucoup de chagrins ; la mort de mon père que j’ai vue malade 8 mois de suite sans aucune espérance, un fils que j’alloitois pendant ce temps et que j’ai perdu il y a 9 mois (âgé de 2 ans 8 mois) de la petite vérolle, mais petite vérolle dont il ni a point d’exemple ; le pourpre parut le même jour que la petite vérolle, le lendemain son sang se dissoud ; il le rendit par toutes les voyes, même au travers de la peau ; le 3ème jour, la gangrenne et il mourut le 5 ou 6ème jour. Cet objet m’est toujours présent et remplit mes jours d’amertume ; je suis d’ailleurs mélancolique et sérieuse ; je m’occupe avec plaisir de ce qui me chagrinne ; je désirerois nourir l’enfant que je porte ; je me persuade que ce sera le meilleur moyen de me distraire de celui que j’ai perdu ; je ne dissimule pas, que si je ne le nouris point, j’en aurai un chagrin véritable.
Je dois prévenir aussi que mon temperament a de grands raports avec celui de mon père qui avoit des obstructions, et qui néantmoins a vescu 76 ans, que toute ma famille du costé de mon père en ont et que plusieurs en sont morts.
J’observe aussi que quelques fois je ne puis rester longtems couché sur le costé droit et que je ni suis presque jamais a l’aise ; j’ai eu des rhumatismes, des douleurs de sciatique dès ma jeunesse ; j’ai 35 ans ; je suis grosse du 6ème enfant ; je n’ai nouri que celui que j’ai perdu ; j’avois voulu nourrir les autres mais au premier, je n’eus point de lait les premiers jours ; je n’avois point d’experience ; personne ne me dit qu’il en pouroit venir ; on envoya l’enfant à la nourice ; cela me chagrina beaucoup ; ma couche fut fâcheuse ; j’eus la fièvre, un rhumatisme dans les entrailles, ensuite dans la poitrine puis sur les membres ; je fus deux mois et demie dans cet état. Aux autres [naissances], on me représenta combien j’avois été malade ma première couche et on me détourna de remplir mon devoir ; enfin au 5ème, je pris sur moi d’essayer à nourrir et malgré tout ce qu’on put me dire, et même l’enfant fut 8 jours sans vouloir me prendre, je tins bon et j’en vins à bout. Je suivis le conseil que vous donnés aux mères dans l’Avis au peuple, de ne point emmailloter et de laver à l’eau froide ; je m’en suis bien trouvée et mon fils étoit très fort et très grand.
Quel régime dois-je observer, quels remèdes dois-je faire ; je ne scaurois prendre de bols et je répète que j’ai beaucoup de répugnance pour les drogues, comment faut-il que je me gouverne, avant, pendant et après ma couche ; puis-je nourrir sans inconvénient pour l’enfant. Je prie Monsieur Tissot en qui j’ai toute la confiance possible de vouloir bien prononcer sur mon état, en l’assurant que je m’i conformerai avec exactitude.

10En marge du document, Samuel Auguste Tissot a fait des annotations, qui lui serviront de base pour rédiger une lettre de réponse plus compète et personnalisée ; de telles notes permettent d’évaluer le temps écoulé entre l’écriture et la lecture du mémoire par le praticien vaudois ; ce dernier indique le nom de la patiente, ainsi que celui de l’intermédiaire chargé de l’échange du courrier, avant d’énoncer un diagnostic et de se positionner quant aux traitements et à la question de l’allaitement.

20 aout 1773. Madame De la Ville Gille ; à Monsieur Jaques Solier. Vice dans le foie primitivement. Mercure doux, magnésie, sel de Glauber, véronique, purger de 15 en 15 jours, essayer de nourrir.

11Dans cette lettre détaillée, la malade décrit ses perceptions en convoquant des images qui renvoient à un corps parcouru de fluides et d’humeurs, dont on surveille la fonction circulatoire et excrétoire. En énumérant les traitements tentés dans la perspective de favoriser la dérivation et l’évacuation d’humeurs jugées responsables de sa maladie, elle insiste sur les incommodités, parfois très pénibles, qu’elle a éprouvées, ce qui semble lui servir de légitimation pour expliquer les entorses qu’elle a faites à l’égard des recommandations de son médecin. Elle admet notamment qu’elle a beaucoup de peine à se passer complètement de café, qui l’aide à aller à la selle. Pour raconter sa maladie, la narratrice remonte jusqu’à des événements survenus trois ans et demi auparavant, soit à l’époque décrite en ouverture de son mémoire. Ce procédé d’écriture vise à intégrer à l’histoire des maux un récit de soi, grâce auquel la malade exprime les souffrances endurées lors de deux décès dans sa famille, dont celui de son fils, dont elle relate l’agonie. Après avoir affirmé à quel point elle se trouve encore affectée par la mort de son fils, elle évoque son vif désir d’allaiter son prochain enfant, un souhait qu’elle réitérera de façon insistante, convaincue qu’elle est que cela l’aidera à faire son deuil. La ténacité dont elle fait preuve dans son projet d’allaitement, en allant à l’encontre de l’opinion de ses proches, a probablement été renforcée par sa lecture de L’Avis au peuple, ouvrage dont elle s’est servie pour définir sa conduite à l’égard de l’emmaillotement et de la toilette du bébé.

12Comme dans beaucoup d’autres dossiers de consultation, une fois la relation épistolaire initiée, les patient-e-s qui se sont fait représenter par un intermédiaire poursuivent l’échange de courrier en leur nom propre ; ainsi, le troisième document, une lettre de trois pages datée du 3 octobre 1773, est signé par la malade elle-même. Dans cette lettre, l’auteure commence par rendre compte de l’effet des traitements prescrits par Tissot ainsi que de l’évolution de son état, en précisant qu’elle a été contrainte de modifier la posologie.

Aussitôt la réception de votre lettre, Monsieur, j’ai commencé l’usage des remèdes que vous avés eu la bonté de m’indiquer ; les effets les plus aparents qu’ils ont produits ont été chaque jour de me faire aller à la selle 2 et 3 fois et même quelques fois 4 et 5. Ces évacuations m’ayant considérablement amaigri, j’ai assé souvent depuis 15 jours suprimé une, deux et même trois doses de poudre mais j’ai toujours pris le bol de mercure douc ; malgré cette soustraction les évacuations montent encore assé ordinairement à 2 et 3 fois, mon apétit est devenu meilleur, mais je ne digère pas aisément ; le someil est moins interompu ; je suis un peu moins fréquement jaune (car je le devenois plusieurs fois par jour). Le sifflement dans la poitrine est un peu moindre. Les crachats gras et épais ne sont pas tout à fait aussi abondants, mais depuis trois semaines, la toux est plus fréquente, seiche et fatigante. Voila mon état actuel dont j’ai cru devoir vous faire part, afin que vous puissiés me continuer vos bons avis, et décider avec connoissance de cause ; en attendant votre réponse, mon médecin est d’avis que je suspende la poudre purgatoire et que je continue le bol de mercure douc ; je me purgerai tous les 15 jours comme vous me l’avés prescrit.
Je crains beaucoup, s’il faut continuer après ma couche les drogues purgatives aussi réiterées, que le lait ne soit tourné et qu’il ne m’en reste pas assé pour nourrir mon enfant ; que faudra-t-il donc faire, Monsieur, pour me guérir sans m’ôter la consolation d’estre nourice ; je ne vous cache pas que je désire ardement de remplir ce devoir et je me flate qu’il contribuera à rétablir ma santé. Dites moi je vous prie votre sentiment sur l’usage du caffé ; s’il m’est absolument contraire, j’i renoncerai mais s’il ne m’étoit pas nuisible, je serois bien aise de m’en pas priver. J’observe exactement le régime que vous m’avés ordonné, pardonné, Monsieur, les importunités ; elles n’ont d’autres principes que la confiance sans bornes que j’ai envers vous. J’ai l’honneur d’estre avec une parfaite considération, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante, Moreau de La Villegille.
St-Malo 3 octobre 1773.
J’oubliois de vous dire que j’ai suprimé le cautère sur le champ.

13Une fois encore, Madame Moreau de la Villegille souligne à quel point elle désire nourrir son enfant, qui doit naître dans quelques semaines. À ce propos, elle formule quelques inquiétudes quant à l’incidence des remèdes sur sa capacité à allaiter. Tout en protestant de sa fidélité aux recommandations thérapeutiques qui lui seront faites, elle manifeste une certaine réserve face aux traitements, tenant en particulier à négocier avec le praticien vaudois au sujet de l’usage du café, qu’elle a de la peine à abandonner.

14Dans sa quatrième lettre, un document autographe de quatre pages daté du 28 décembre 1773, Madame Moreau de la Villegille annonce la naissance de son bébé, un garçon né le 21 octobre ; elle relate les difficultés rencontrées lors de ses tentatives d’allaitement, qui l’ont vivement peinée, et décrit l’évolution de son état de santé suite à son accouchement, en intégrant nombre de détails sur ses évacuations utérines et les douleurs provoquées par les traitements.

Je n’ai confiance qu’en vous, Monsieur, et c’est par ce motif que je vais encore vous importuner ; j’accouchai heureusement le 21 octobre d’un garcon bien fort et qui continue de même ; je n’eus point de lait les 2 premiers jours ; je me flatai qu’à l’époque de la fièvre, il viendroit, ce qui arriva ; je nouris mon fils, mais aussitôt que la fièvre cessa, mon lait passa ; je continuai encore plusieurs jours à nourrir espérant que le lait remontroit au sein, ce qui n’a point eu lieu ; il a fallu prendre une nourice, ce qui m’a fort chagriné ; quelques jours après, je reçus la lettre que vous m’avés fait l’honneur de m’écrire, en conséquence, je repris le bol de mercure douc et la poudre de rhapontic avec le sel et la magnésie, comme vous me le prescrivié de 4 en 4 jours ; des hémoroïdes internes qui ne fluent point et fort douloureux m’ont forcé de les suspendres dans la craindre d’irriter davantage cette partie (j’en avois eu ci devant dans les premières grossesses qui n’avoient pas duré fort longtems et depuis bien des années, je n’en avois pas souffert) ; il y a cinq semaines que j’en souffre tantôt plus tantôt moins ; en cessant les remèdes, ma toux a augmenté ; je crache gras et épais, et même 2 ou 3 fois j’ai remarqué un peu de sang meslé comme avec du pus ; ma poitrinne très douloureuse et fatigué prodigieusement de la toux seiche du soir, une difficulté considérable à respirer et mal au costé en respirant ; toutes ces circonstances m’ont déterminé malgré les hémoiroïdes à me purger tous les 15 jours ; je suis toujours fort resseré ; depuis 5 jours, j’ai repris le bol de mercure qui m’a un peu évaqué et depuis que je le prend, je tousse un peu moins souvent. Mais les évacuations que m’a procuré le bol sont de matières si âcre que je souffre des douleurs inouïes au siège en allant à la selle. Je rend de la bile et des glaires. Dans ce moment la circonstance des hémoroïdes est terrible ; cela les irrite au point d’estre obligé de garder la chaise longue. Depuis avoir accouché, j’ai toutes les nuits sans interuption des sueurs abondantes tant du corps que de la teste, souvent même je sue le jour quoique dans l’inaction et pour peu que je veuille dormir ; mon someil la nuit est interompu et suis très souvent longtems éveillé sans pouvoir me rendormir ; des chaleurs au visage ce qui dure presque tout le jour et me gesne considérablement ; des chaleurs aux mains, quelques fois aux pieds ; je deviens jaune plusieurs fois le jours, souvent après le repas ; j’ai abondance de salive qui a un peu goust de sel ; par ci, par là des petits boutons sur la langue et le palais senssible ; mes urinnes quelques fois cru, d’autres fois rouges et quelques fois épaisse ; aussitôt que mon lait a passé, le bon apétit que j’avois eu jusque là a entièrement disparu, beaucoup de dégoust, la bouche fréquemment mauvaise, trouvant amer souvent ce que je mange, ne digérant pas trop bien ; cela continue jusqu’à ce jour.
Je ne suis hors de couche que depuis 6 jours (je vois même encore mais très peu en blanc) ; j’ai vu sur la fin de ma couche, en blanc, en rouge, et en rouge très pâle [référence aux pertes utérines et vaginales qui suivent les couches]. J’ai eu des mouvements de fièvre qui me prenoient par froid, ensuite chaud 4 ou 5 accés qui paroissoient tierce, mais qui ne duroient pas ; j’ai eu pendant ce tems, parfois le visage boufi, mais j’ai depuis 5 ou 6 semaines jour et nuit, fréquement de petits frissons, tantôt froid, surtout en me levant et après mon diné, et tantôt chaud ; on m’a trouvé souvent de l’émotion dans le poulx. De tems en tems je mouche fort épais, ce qui me soulage un peu d’une incomodité qui est que mes paupières me semblent estre fort épaisses, que j’ai de la peine à ouvrir les yeux et beaucoup d’envie de dormir ; j’ai eu cela plusieurs fois depuis 2 ou 3 ans. Je suis foible et très maigre ; je mène par goust une vie sédentaire. Croyés vous, Monsieur, que l’exercice me soit bien et quel sorte d’exercice vaudroit le mieux ? Les eaux minéralles dans leurs saison peuvent-elles me convenir ? Donnés moi s’il vous plaits vos bons avis. Je vous prie, Monsieur, de bien vous intérresser à ma santé car je vous le répette, je n’ai de confiance qu’en vous.
Dites moi je vous prie si le mercure doux pris pendant très longtems peut nuire à la santé, et si il faudra suspendre les remèdes que vous voudrés bien m’indiquer quand j’aurai mes règles ; je vous aurai bien de l’obligation, Monsieur, de me répondre le plustot que vous pourés si les sueurs et les hémoroïdes empêchent de prendre les remèdes qui me conviendroient d’ailleurs. Comme ces accidents peuvent cesser d’un moment à l’autre, je vous prie de me dire ce qu’il faudroit faire en ce cas ; je vous demande cela parce qu’il faut beaucoup de tems pour que mes lettres vous parviennent et que je puisse recevoir vos réponses. Je ne dois pas vous laisser ignorer que toutes les fois que je suis evaqué, je me trouve mieux. Comme ce n’est pas la dernière fois que vous recevrés de mes lettres, je ne prierai M. Polhier ou autres de satisfaire vos honnoraires (si cela vous est égal) que quand je ne serai plus dans le cas de vous importuner. J’ai l’honneur d’estre, Monsieur, votre très humble et très obéissante servante, Moreau de La villegille.
St-Malo 28 décembre 1773.

15Des annotations de la plume du médecin lausannois sur le document permettent de constater que celui-ci a eu la lettre entre ses mains une dizaine de jours plus tard ; il écrit les lignes suivantes :

Sangsues au fondement de six en six jours ; [préparation pharmaceutique comprenant des yeux d’écrevisse], pris à sept, neuf et onze heures, avec bouillon de poule, chicorée et patience.

16Dans cette lettre, Madame Moreau de la Villegille expose la façon dont elle s’est soumise au régime de Tissot, mentionnant à plusieurs reprises des effets secondaires excessivement pénibles, qui l’ont obligée à suspendre temporairement certains remèdes. Devant la péjoration de son état de santé, elle prend l’initiative de reprendre les purgatifs, ce qui semble améliorer l’état de sa poitrine, mais provoque des « douleurs inouïes » en allant à la selle. Cette situation conduit la malade à poser une quantité de questions précises relatives aux prescriptions thérapeutiques à suivre. Les dernières lignes du document abordent plusieurs aspects pratiques de la consultation par lettres, en particulier le temps nécessaire à l’échange de courrier ainsi que les modalités de payement des honoraires. Si Mme Moreau de la Villegille a décidé de ne pas s’acquitter immédiatement des frais de la consultation, c’est qu’elle désire entretenir plus longuement cette correspondance. Ce sera pourtant sa dernière lettre : elle décède quelques mois plus tard, en avril 1774, à 36 ans.

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Notes

1 STOLBERG Michael, « Patientenbriefe in vormoderner Medikalkultur », dans DINGES Martin et BARRAS Vincent (dir.), Krankheit in Briefen im deutschen und französischen Sprachraum 17.-21. Jahrhundert, Stuttgart, Kranz Steiner Verlag, 2007, p. 23-33.

2 FAURE Olivier (dir.), Praticiens, patients et militants de l’homéopathie (1800-1940), Lyon, Boiron/Presses Universitaires de Lyon, 1992.

3 BARRAS Vincent et RIEDER Philip, « Écrire sa maladie au Siècle des Lumières », dans BARRAS Vincent et LOUIS-COURVOISIER Micheline (dir.), La médecine des Lumières ; tout autour de Samuel Tissot, Genève, Georg, 2001, p. 201-222.

4 PILLOUD Séverine, « Mettre les maux en mots : médiations dans la consultation épistolaire au 18e siècle ; les malades du Dr Tissot (1728-1797) », Canadian Bulletin of Medical History, 16/2, 1999, p. 215-245 ; LOUIS-COURVOISIER Micheline et PILOUD Séverine, « Consulting by Letter in the Eighteenth Century: Mediating the Patient’s View? », dans BLECOURT Willem et USBORNE Cornelie (dir.), Cultural Approaches to the History of Medicine. Mediating Medicine in Early Modern and Modern Europe, Palgrave Macmillan, Basingstoke & New York, 2004, p. 71-88.

5 DUDEN Barbara, The Woman beneath the Skin. A Doctor’s Patients in Eighteenth-Century Germany, Cambridge and London, Harvard University Press, 1991 ; PILLOUD Séverine et LOUIS-COURVOISIER Micheline, « The Intimate Experience of the Body in the 18th Century: Between Interiority and exteriority », Medical History, 47, 2003, p. 451-472.

6 PORTER Roy, « The patient’s view: doing medical history from below », Theory and Society, 14, 1985, p. 175-198.

7 FORSTER Elborg, « From the patient’s point of view. Illness and health in the letters of Liselotte von der Pfalz (1652-1722) », Bulletin of the history of medicine, 60, 1986, p. 297-320 ; RUISINGER Marion, « “Auf messers Schneide”. Patientenperspektiven aus der chirurgischen Praxis Lorenz Heisters (1683-1758) », Medizinhistorisches Journal, 36, 2001, p. 309-333 ; TEYSSEIRE Daniel, Obèse et impuissant : le dossier médical d’Élie de Beaumont : 1765-1776, Grenoble, Jérôme Millon, 1995.

8 PILLOUD Séverine, HACHLER Stefan et BARRAS Vincent, « Consulter par lettre au XVIIIe siècle », Gesnerus, 61, 2004, p. 232-25. ; STEINKE Hubert et STUBER Martin, « Medical Correspondence in Early Modern Europe », Gesnerus, 61, 2004, p. 139-160 ; TEYSSEIRE Daniel, « Le réseau européen des consultants d’un médecin des Lumières : Tissot (1728-1797) », Diffusion du savoir et affrontements des idées 1600-1770, Montbrisson, Association du centre culturel de la ville de Montbrisson, 1993, p. 258-259.

9 WILD Wayne, « Doctor-Patient Correspondance in the 18th Century Britain: a Change in Rethoric and Relationship », dans ERWIN Timothy et MOSTEFAI Ourida (dir.), Studies in Eighteenth-Century Culture, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 2000, p. 47-64 ; WILD Wayne, Medicine-by-Post: The Changing Voice of Illness in Eighteenth-Century British Consultation Letters and Literature, Amsterdam, Rodopi, 2006.

10 BROCKLISS Lawrence, « Consultations by Letters in early 18th Century Paris: The medical Practice of E. F. Geoffroy », dans LA BERGE Ann et FEINGOLD Mordechais (dir.), French medical culture in the 18th century, Amsterdam et Atlanta, GA, Rodopi, 1994, p. 79-117 ; GOUBERT Jean-Pierre, Médecins d’hier, médecins d’aujourd’hui. Le cas du docteur Lavergne (1756-1831), Paris, Publisud, 1992 ; HANAFI Nahema, « Le cancer à travers les consultations épistolaires adressées au docteur Samuel Auguste Tissot », Actes du colloque international, « Histoire du cancer (1750-1950) » organisé par l’Université de Toulouse II-Le Mirail, Toulouse, Privat, 2012 ; ROBIN-ROMERO Isabelle, « Etienne François Geoffroy (1672-1731), entre l’Académie et ses patients », dans BELMAS Elisabeth et NONNIS Serenella (dir.), La santé des populations militaires et civiles, nouvelles approches et nouvelles sources hospitalières, XVIIe-XIXe siècles, colloque d’octobre 2008, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2010, p. 191-207.

11 STOLBERG Michael, Homo patiens : Krankheits- und Körpererfahrung in der Frühen Neuzeit, Köln, Bölhau Verlag, 2003.

12 WEAR Andrew, « The popularization of medicine in early modern England », dans PORTER Roy (dir.), The Popularization of Medicine 1650-1850, London, Routledge, 1992, p. 17-41.

13 STOLBERG Michael, « La négociation du régime et de la thérapie dans la pratique médicale du XVIIIe siècle », dans FAURE Olivier (dir.), Les thérapeutiques : savoirs et usages, Oullins, Fondation Marcel Mérieux, 1999, p. 357-368.

14 RIEDER Philip, La figure du patient au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 2010.

15 PILLOUD Séverine, Les mots du corps : l’expérience de la maladie dans les consultations épistolaires adressées au Dr Samuel Auguste Tissot (1728-1797), Lausanne, BHMS, 2012.

16 La correspondance liée à la pratique professionnelle, qui recèle la plupart des consultations épistolaires, est conservée à la Bibliothèque cantonale universitaire de Lausanne (BCU), entre les cotes IS3784/II143.23 et IS3784/149.01.07.19. Ces quelque 1300 pièces, inventoriées par l’historien Daniel Teysseire, ont fait l’objet d’une base de données et d’une reproduction numérique en cours de publication ; PILLOUD Séverine, LOUIS-COURVOISIER Micheline et BARRAS Vincent, Documenter l’histoire de la santé et de la médecine au siècle des Lumières : les consultations épistolaires adressées au Dr Samuel Auguste Tissot (1728-1797), base de données online et livret, Lausanne, BHMS, 2012 (sous presse).

17 BCU, fonds Tissot, IS3784/II/144.01.09.03 ; 144.01.08.18 ; 144.02.03.24-25, Saint-Malo, entre le 2 août 1773 et le 28 décembre 1773.

18 Renseignements tirés de l’ouvrage de ROMAN Alain, Saint-Malo au temps des négriers, Paris, Karthala, 2001.

19 BCU, fonds Tissot, IS3784/II/144.01.09.03 ; 144.01.08.18 ; 144.02.03.24-25, Saint-Malo, entre le 2 août 1773 et le 28 décembre 1773.

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Pour citer cet article

Référence papier

Séverine Pilloud, « Récit du corps et de la maladie dans les lettres de consultation adressées au médecin suisse Samuel-Auguste Tissot (1728-1797) »Histoire, médecine et santé, 1 | 2012, 131-144.

Référence électronique

Séverine Pilloud, « Récit du corps et de la maladie dans les lettres de consultation adressées au médecin suisse Samuel-Auguste Tissot (1728-1797) »Histoire, médecine et santé [En ligne], 1 | printemps 2012, mis en ligne le 01 juillet 2013, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/239 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.239

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Auteur

Séverine Pilloud

Séverine Pilloud est historienne et docteure ès Lettres de l’Université de Lausanne. Elle a été responsable de recherche à l’Institut universitaire d’histoire de la médecine et de la santé publique de Lausanne, où elle s’est spécialisée dans l’histoire de la santé et de la médecine au XVIIIe siècle, l’histoire du corps et de la relation thérapeutique. Depuis 2009, elle est professeure à la Haute École de la Santé La Source à Lausanne, où elle mène des activités de recherche et d’enseignement sur la professionnalisation du champ sanitaire et l’histoire sociale et culturelle de la vieillesse entre le XIXe et le XXe siècles.

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