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Comptes rendus

Christine Orobitg, Le sang en Espagne. Trésor de vie, vecteur de l’être, xve-xviiie siècles

Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2018
Antoine Roullet
p. 159-161
Référence(s) :

Christine Orobitg, Le sang en Espagne. Trésor de vie, vecteur de l’être, xve-xviiie siècles, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2018, 422 pages.

Texte intégral

1Cet ouvrage, issu d’une HDR en littérature et civilisation espagnole, se présente comme une synthèse d’histoire culturelle ou d’histoire des représentations, autour d’un thème très fréquenté mais pour lequel une vue d’ensemble manquait, le sang, étudié ici à travers des imprimés – et quelques manuscrits – de natures variées : traités de médecine et de chirurgie, littérature spirituelle, traités de noblesse, pièces de théâtre, poèmes, philosophie morale, chroniques, exégèse, voire théologie. Cette volonté explicite et bienvenue de couvrir un champ très large de sources est significative d’un désir d’embrasser dans toutes ses dimensions une hypothétique « culture » du temps, sans nulle prétention à l’exhaustivité bien sûr, mais avec l’envie de traverser l’ensemble du monde des idées dans un espace et dans un lieu. Cet espace, c’est la péninsule ibérique, la Castille pour l’essentiel, et plus ponctuellement l’espace hispanique élargi qui se tient derrière elle, étudié dans toute la durée de l’époque dite « moderne ». Ce choix, très commun dans l’historiographie, notamment pour le monde ibérique, permet toujours de mettre en évidence les grands traits d’un phénomène à une époque donnée mais a toujours tendance à écraser les nuances, les inflexions, les ruptures, au risque d’essentialiser une « culture » qu’il est toujours très malaisé de définir et qu’on saisit en la présentant comme un « imaginaire collectif », beaucoup invoqué ici. Sur ce plan, l’ouvrage, tout en signalant « qu’on ne [peut] faire l’économie de la référence aux faits » tient les promesses d’une forme d’histoire pure des représentations avec les forces, indéniables, mais aussi les faiblesses que cela suppose. Il est satisfaisant de voir le thème circuler et organiser les relations entre des champs historiographiques très divers et souvent traités à part dans la littérature – l’histoire du corps et de la médecine, la conception de la monarchie, l’organisation sociale, la hiérarchie des ordres et des dignités, le traitement des minorités religieuses, la place du commerce, etc. –, dans une gradation qui part de l’histoire du système humoral, de la hiérarchie des tempéraments, que l’auteur connaît bien, pour aller vers l’histoire sociale, l’histoire des minorités et l’histoire politique. Dans chacun de ces derniers champs, le thème du sang est confronté non à des études de cas concrètes, mais là encore à des représentations, forcément assez typées et parfois assez trompeuses, que la société et le pouvoir du temps produisent sur leur propre fonctionnement.

  • 1 David Biale, Blood and Belief: The Circulation of a Symbol between Jews and Christians, Berkeley/Lo (...)

2L’ouvrage offre un panorama souvent précis et vivant des images littéraires et des idées qui circulent autour du thème, mettant en évidence un véritable système de représentation, bien articulé. Certains thèmes sont curieusement absents qui auraient utilement complété le tableau, notamment sur le plan de l’histoire de la piété et de l’histoire de l’art, tant la statuaire religieuse et les cofradias de sangre, si associées encore aujourd’hui à la spiritualité baroque ibérique, paraissent s’imposer ici. Sans doute ce refoulement tient à la parenté de ces thèmes avec la légende noire ibérique dont il faut toujours et encore se départir. L’ouvrage s’appuie sur une bibliographie significative, en français et en espagnol, et les ouvrages (David Biale, Vanessa Rousseau, peut-être Caroline Bynum1) qui auraient pu la compléter n’auraient pas nécessairement changé la donne, en tout cas dans une perspective d’histoire des représentations du sang.

3Malgré ses qualités, le texte se heurte vite aux limites du genre, celui d’une histoire culturaliste qui réfléchit aux catégories sociales sans rentrer pleinement dans l’histoire sociale et politique, en assumant la circulation de représentations qui rebondissent d’un texte à l’autre, sans que jamais on ne puisse vraiment savoir à quel point elles sont importantes pour les acteurs du temps, à quel point et jusqu’où elles sont répandues, quels usages rhétoriques, politiques, stratégiques il peut en être fait. Il en ressort l’impression diffuse d’un système de représentation flottant dont le poids est sans doute surestimé et qui reste le produit d’une toute petite élite, même s’il ne fait pas de doute qu’il est présent de manière plus éclatée, plus fragmentaire, dans des secteurs très divers de la société du temps, en fonction de logiques d’appropriation qui nous échappent mais qui font perdre à ces représentations leur cohérence, qui ne ressort que parce qu’on les hypostasie pour les rassembler. Cette perspective de travail pèse à l’heure d’interpréter certains documents. Ainsi le choix de se concentrer sur le sang et uniquement sur lui finit par produire l’image faussée d’une société qui ne se pense qu’à travers la « biologie », une catégorie qui n’existe pas à l’époque moderne, du moins telle que nous la pensons et un réflexe qui fait écho à des enjeux très contemporains. Il s’ensuit qu’un certain nombre de phénomènes – l’illégitimité notamment – sont interprétés à la lumière de la défense d’un sang pur alors qu’elles ressortent avant tout d’autres constructions théoriques, théologiques et juridiques – le droit étant le grand absent de la littérature convoquée dans l’ouvrage. Dans le même ordre d’idée, l’affirmation que toute communauté se pense d’abord comme une communauté de sang semble une projection de la problématique de l’ouvrage qui empêche de penser certaines communautés – les corps de métier par exemple – et logiques du temps, comme le problème juridique posé par l’expulsion des morisques, dont le sang peut sembler problématique à certains vieux chrétiens mais qui sont des membres de la communauté politique, car ils sont naturels du royaume. Enfin, le même prisme déformant conduit à faire de toute relation de transmission ou de filiation une question d’hérédité biologique, ce qui, là encore, pose beaucoup de problèmes et occulte pour une part la polysémie du terme qui n’a pas d’emblée une connotation biologique quand il désigne la parenté, ce qui, dans certains cas, amène à forcer les traductions en refermant l’espace entre le sang entendu comme espace de parenté et le sang entendu comme fluide corporel. Dans le même ordre d’idée, l’ouvrage assume une conception biologique de la race et une généalogie ibérique du racisme, en amont du xixe siècle, qui est très discutée. Ces projections donnent parfois au texte une connotation assez téléologique, qui amène à présenter la science du passé comme irrationnelle. Pour autant, il reste que l’ouvrage, très fluide, présente un panorama agréable, lisible, parfois enjoué, d’un ensemble d’idées et d’images qui restent très structurantes dans l’imaginaire et dans la légende ibérique.

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Notes

1 David Biale, Blood and Belief: The Circulation of a Symbol between Jews and Christians, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2007 ; Caroline W. Bynum, Wonderful Blood: Theology and Practice in Late Medieval Northern Germany and Beyond, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2007 ; Vanessa Rousseau, Le goût du sang. Croyance et polémique dans la chrétienté occidentale, Paris, Armand Colin, 2005.

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Pour citer cet article

Référence papier

Antoine Roullet, « Christine Orobitg, Le sang en Espagne. Trésor de vie, vecteur de l’être, xve-xviiie siècles »Histoire, médecine et santé, 15 | 2020, 159-161.

Référence électronique

Antoine Roullet, « Christine Orobitg, Le sang en Espagne. Trésor de vie, vecteur de l’être, xve-xviiie siècles »Histoire, médecine et santé [En ligne], 15 | été 2019, mis en ligne le 24 septembre 2020, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/2356 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.2356

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Auteur

Antoine Roullet

EHESS, Centre de recherches historiques (CRH), Groupe d’études ibériques (GEI)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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