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La médecine comme ars conjectandi

Medicine as ars conjectandi
La medicina como ars conjectandi
Mathieu Corteel
p. 109-124

Résumés

Durant l’Antiquité, la pratique médicale fut conceptualisée sous la forme d’un art stochastique. La méthode de la conjecture (Stochastikê Technê) était en ce temps subjective : le médecin vise la guérison de son patient autour de gestes et de remèdes connus pour déjouer le hasard du pathologique. Dans la visée stochastique, la finalité reste toutefois incertaine. Le risque de l’échec est toujours présent. Il faut pour cela développer une éthique capable de viser juste. Bien avant que la loi des grands nombres de Bernoulli et que le théorème de Bayes ne modélisent mathématiquement la conjecture, il semble que cette dernière se soit constituée de manière intuitive dans l’agir médical. Le jugement conjectural des anciens est-il réductible au calcul ? Bien que sa forme séméiotique nous incite à le penser, l’histoire de la médecine problématise cette hypothèse. Y a-t-il une continuité ou bien une discontinuité historique dans l’art médical de la conjecture ?

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Texte intégral

1Notre situation épistémologique actuelle nous invite à concevoir l’avenir de toutes les sciences sous l’angle numérique. De l’association de la mathématique avec la physique au xviie siècle, en passant par l’alliance entre la physique et la biologie du xxe siècle, jusqu’au développement contemporain de l’intelligence artificielle et des big data, il semble évident à un esprit nourri par l’imaginaire du progrès que l’avenir se trouve dans la mathématisation de notre savoir. De sorte qu’embarquée dans les projets de l’innovation, la médecine, en tant que science particulière, acquiert une place de choix dans le dispositif numérique. Le développement de la récolte massive de données manifeste l’engouement technologique du savoir médical sous l’égide de la mathématique. Plus précisément, c’est aujourd’hui le calcul de probabilités, appelé aussi « stochastique » ou « conjecture » qui, sous la forme d’algorithme, organise la validité du savoir.

  • 1 Hippocrate, De l’ancienne médecine, 1, trad. E. Littré, dans Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, (...)

2Établir des certitudes dans le hasard est devenu l’apanage des sciences contemporaines. Que ce soit dans la physique des particules ou dans les sciences humaines, la stochastique fonde des foyers d’information dans le chaos des événements. La spécificité de la médecine est toutefois d’intervenir sur ce hasard. Comme l’indiquait Hippocrate, sans l’art médical, « le hasard seul réglerait le sort des malades1 ». De fait, la médecine entend faire jouer la stochastique pour que le hasard corrige le hasard. Il s’agit de soigner un individu afin de le sortir du chaos des événements pathologiques pour le réintégrer dans l’ordre de sa nature.

3Ainsi, la médecine en tant qu’art ou technique de la conjecture, Stochastikê Technê, manifesterait l’origine d’une destinée qui retrouve aujourd’hui sa signification première dans ce que Pascal appelait « la géométrie du hasard ». L’être même de la technique médicale se révélerait dans l’accomplissement de la science moderne. Son histoire serait celle d’un devenir computationnel. Sous les traits d’une ontologie historique, on pourrait s’aventurer à dire que l’origine de la médecine, c’est la conjecture, son destin, le dévoilement de son origine par la mathématisation de sa méthode.

4En ce sens, si on suit cette hypothèse, les mathématiques et la logique des grands nombres auraient depuis toujours figuré de manière implicite dans le savoir médical. Depuis l’origine hippocratique de la médecine, la pensée médicale aurait agencé un réel ; de sorte que cette dernière puisse atteindre son acheminement numérique dans notre présent. L’externalisation des facultés mentales propre à la numérisation des méthodes diagnostiques et pronostiques résulterait d’une disposition première de l’art médical aujourd’hui modélisé par nos algorithmes. Il s’agirait au fond d’une formalisation mathématique d’un art antique. Tout pousserait alors à croire que la médecine avait son destin inscrit depuis toujours dans la stochastique des anciens. Si tel était le cas, l’histoire de la médecine se confondrait dans l’histoire de cette vérité des origines philosophique qu’Heidegger concevait dans le passage de la Poïesis des anciens à la technique des modernes.

  • 2 Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1992, p. 35.

5C’est précisément contre une telle hypothèse spéculative que je dirige mon raisonnement. Il ne s’agira pas ici de révéler de manière dogmatique une origine perdue mais de questionner dans toute sa singularité, le passage de la conjecture des anciens à la conjecture mathématique. Le but assigné à mon propos n’est pas de faire l’histoire de la vérité médicale, il s’agit néanmoins de faire l’histoire des « dire vrai » de chacune de ces époques. Comme l’indiquait Michel Foucault, « à l’intérieur de ses limites, chaque discipline reconnaît des propositions vraies et fausses ; mais elle repousse, de l’autre côté de ses marges, toute une tératologie du savoir2 ». Il s’agit en cela de se demander, si la médecine est réellement passée du statut d’art rejetant la science durant l’antiquité à celui de science rejetant l’art durant l’époque moderne.

6Pour examiner cela, il convient de revenir au sens précis de la Stochastikê dans la médecine antique pour ensuite mesurer son éloignement de la conjecture que les mathématiques formalisèrent. Plus précisément, il s’agit dans un premier temps de relever ce que la discipline médicale antique définit comme vrai et ce qu’elle rejette dans les marges du savoir. Tout d’abord, il faut bien comprendre que la discipline médicale dans l’antiquité circonscrit sa pratique théorique à la sphère de l’individu. Elle ne s’accorde pas avec la catégorie du général – qui pour Aristote définit toute science. Pour Hippocrate, si la médecine est un art, c’est précisément parce qu’elle doit avant tout comprendre le particulier. De plus, la médecine antique possède une particularité quant à son objectif : tantôt elle l’atteint par la guérison et tantôt elle s’en trouve déviée par les accidents. Elle est donc de l’ordre de la « visée » qui prend les traits de la Stochazesthai et ne s’accorde pas en ce sens avec l’art en tant que Poiêtikai Technai, c’est-à-dire en tant que production technique d’une finalité. Le concept de « conjecture » dans la médecine antique s’articule dans le rapprochement du particulier et de la visée du soin. Le sens de la conjecture antique est pratique, il permet de caractériser en propre comment s’organise l’activité médicale.

  • 3 Jacques Bernoulli, Ars conjectandi, Bâle, Thurneysen Brothers, 1713, p. 213.

7Ce n’est qu’à l’époque moderne que la conjecture devint mathématique. Comme l’indique Jacques Bernoulli, « conjecturer quelque chose, c’est en mesurer sa probabilité3 ». L’introduction de cette mathématique du hasard ouvrit le calcul de probabilités dans les sciences et ne tarda pas à conquérir la médecine. Cependant, la méthode numérique au xixe siècle est discutée par la clinique qui entend préserver l’art médical hippocratique. Il s’agira ici de comprendre la teneur de ce débat à travers le refus de la pensée médicale développée par Pierre Louis. Nous verrons que la méthode numérique bien que rejetée dans un premier temps, vint néanmoins imposer l’idée que le particulier doit être compris sous fond d’étude de cas. La médecine prit un tour statistique : des moyennes on extrait des normes qui deviennent des lois. Le vivant est écrit en langage mathématique.

  • 4 Georges Canguilhem, « Introduction : l’objet de l’histoire des sciences », dans id., Études d’hist (...)

8En ce sens, nous verrons combien la conjecture moderne est antagoniste à l’art médical et plus particulièrement à la tradition hippocratique. Ceci rendra possible une ouverture sur notre présent. Il s’agit en quelque sorte d’en établir le diagnostic afin de rendre compte des limites de la méthode numérique et de la nécessité de l’art médical pour la médecine d’aujourd’hui. Ainsi, l’article propose une histoire épistémologique de la notion de « conjecture » en tant qu’objet propre de l’histoire des sciences. En ce sens que « l’objet du discours historique est » comme le caractérise Canguilhem, « l’historicité du discours scientifique, en tant que cette historicité représente l’effectuation d’un projet intérieurement normé, mais traversée d’accidents, retardée ou détournée par des obstacles, interrompue de crises, c’est-à-dire de moment de jugement et de vérité »4. Il s’agit dès lors de s’interroger sur notre présent à partir du passé pour mieux envisager l’avenir.

La médecine en tant qu’art stochastique

9Pour Hippocrate, la médecine est un art ayant pour finalité la santé dans le corps. En ce sens, elle ne relève pas d’une science du général mais d’un art du particulier. Le soin est circonscrit à la sphère de l’individualité du patient. À ce propos, l’utilisation de Stochazesthai dans le corpus apporte des précisions théoriques. Tout d’abord la Stochazesthai est employée pour exprimer la « visée » du soin. Dans l’antiquité, la visée correspond à la disposition d’esprit du médecin dans l’action thérapeutique. Ce dernier tend à guérir son patient malgré la fragilité de son art. En complément des descriptions de la santé du patient qu’il faut recouvrer par un ensemble de technique, on trouve donc toute une description de l’intentionnalité du médecin. La conjecture vient en ce sens préciser les conditions de possibilité de l’action thérapeutique.

10Avant l’action, il y a l’intention de la visée exerçant un pouvoir sur la marche thérapeutique à suivre. Hippocrate use par exemple de cette notion pour décrire la mesure du temps faite par le médecin pour comprendre le développement du fœtus de sept et huit mois selon les signes cliniques émanant de la mère :

  • 5 Hippocrate, Du fœtus de huit mois, 9. 4., trad. E. Littré, dans Œuvres complètes d’Hippocrate, Par (...)

La règle des temps critiques comprend aussi les conceptions, les avortements et les accouchements. Pour les femmes les conceptions, les avortements et les accouchements se jugent (Stochazesthai) de la même façon que les maladies, la santé et la mort chez toutes les autres personnes. Tout cela donne des signes, soit par jour, soit par mois, soit par quarantaines de jours, soit par année5.

Le jugement du médecin précède l’action thérapeutique selon une évaluation subjective des signes cliniques dans le temps de la gestation. La conjecture permet de saisir la condition du fœtus par-delà l’opacité de la matrice au moyen d’une approche séméiotique du temps.

11De même, le terme apparaît à plusieurs reprises pour exprimer la juste mesure dans l’emploi des remèdes. Dans une posture empirique, il s’agit pour le médecin d’être attentif aux phénomènes sur lesquels la conjecture statuera pour former le diagnostic et le pronostic. La Stochazesthai invite, dès le ive siècle av. J.-C., à préciser la téléologie inscrite dans la pratique de l’art par la sagacité du médecin. L’art médical aurait donc une visée par conjecture. De sorte que l’articulation de la visée curative doit toujours guider le geste du praticien pour qu’il conduise le patient vers la guérison. On retrouve en ce sens la Stochazesthai appliqué aux purgations dans la lettre qu’Hippocrate adresse à Cratevas :

  • 6 Hippocrate, Lettre, 16, trad. E. Littré, dans Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, Baillière, 183 (...)

Presque toujours nous luttons contre deux termes, le patient et l’art, le patient où tout est caché, l’art qui est borné. Des deux côtés il est besoin de la fortune ; et à ce qu’il y a d’impossible à prévoir dans les purgations, il faut pourvoir par la prudence, soupçonnant le mal fait à l’estomac, et ajustant par conjecture la proportion du remède à une nature inconnue ; car la nature de toute chose n’est ni la même ni une ; sans cesse elle détermine et assimile ce qui est autre ; et parfois aussi elle compromet le tout6.

12Hippocrate souligne ici combien l’opacité du patient et la finalité incertaine de l’art engagent un ajustement des facultés du médecin dans la conjecture pour corriger le hasard. Il s’agit à partir des symptômes et des signes perçus d’établir le diagnostic et le pronostic le plus juste afin d’adapter les gestes du médecin à la singularité du patient. La conjecture doit user de la fortune pour vernir satisfaire à l’exigence de la cause finale. En ce sens, la Stochazesthai est inhérente à la pratique théorique. L’incertitude première doit être transformée en décision par conjecture. En effet, Hippocrate use de la Stochazesthai pour exprimer l’intentionnalité que le praticien doit inscrire dans son art afin d’anticiper un geste thérapeutique à l’égard d’un patient dont le sort reste incertain. Il s’agit dans la conjecture d’appréhender la singularité du patient à partir de l’étude des symptômes et des signes qui lui sont intrinsèques afin de favoriser les chances de guérison. On retrouve l’emploi du terme dans les cas où l’opacité du corps ne permet pas de déduire des symptômes et des signes la marche à suivre. Lorsque les symptômes et les signes sont invisibles au coup d’œil, il s’agit d’en préciser la nature. Hippocrate use en ce sens de la conjecture lorsqu’il parle des abcès invisibles dans les viscères et les articulations.

  • 7 Hippocrate, De l’art de la médecine, 21, trad. M. Le Chevalier de Mercy, dans Traités d’Hippocrate (...)

Toutes les parties que je viens de nommer, se dérobent à la vue ; c’est pourquoi j’ai cru devoir les appeler cachées, comme en effet l’art juge et démontre qu’elles le sont : ce n’est pas que celles-ci étant invisibles, l’art ne puisse encore vaincre le mal, du moins autant que possible. Cette possibilité dépend elle-même des facultés des malades, relativement aux conjectures que l’on peut tirer de leur récit, et de l’habilité de celui qui les interroge. Mais ce n est qu’avec beaucoup de peine et de temps que l’on parvient à avoir connaissance des objets, et à les juger de ses propres yeux7.

13La visée du soin s’organise dans un contexte d’ignorance. La conjecture doit en ce sens percer à jour l’opacité du corps par le discours. Il s’agit dès lors d’exercer son jugement avec tact afin d’établir le juste milieu permettant de viser le bien. Trouver ce juste milieu est une disposition vertueuse du médecin à l’égard de son patient. Il faut respecter la droite règle de la tempérance dans son jugement pour atteindre la cure souhaitée. Ce juste milieu recherché par la conjecture n’est pas la moyenne des cas observés mais une disposition particulière du médecin à l’égard de son patient. Il s’agit d’une attention ou soin à l’égard de la singularité de celui qui est en danger. On retrouve dans la conception hippocratique de la conjecture, ce qu’Aristote caractérise en tant que « pratique de la vertu ».

  • 8 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1106 b1–1107 b1, trad. R. Bodeüs, Paris, Flammarion, 2004.

14Selon Aristote, la sagacité ou pratique de la vertu est un état que l’individu acquiert lorsqu’il formule une décision en élaborant un jugement qui ne succombe ni à l’excès ni au défaut des vices. En ce sens, il s’agit d’une posture proprement éthique qui reste toujours à refaire selon les cas de figure et les circonstances dans lesquels elle prend forme. En ce sens, pour atteindre le courage, l’homme sagace ne doit ni succomber à la témérité ni à la lâcheté. Selon les mots d’Aristote : « La vertu est propre à faire viser le milieu […]. Par conséquent, la vertu est un état décisionnel qui consiste en une moyenne fixée relativement à nous8 ». L’homme sagace est la mesure de son action. Ce n’est que par rapport à lui-même que s’établit la mesure du juste milieu. La moyenne n’est pas ici arithmétique mais bel et bien éthique. La sagacité permet d’agir conformément aux enjeux de la situation et aux personnes engagées.

  • 9 Ibid., 1140 a1.
  • 10 Alexandre d’Aphrodise, Aristotelis Topicorum libros, Berolini, Reimeri, 1891, p. 32. 12 – 34. 5.

15Toutefois, la visée de la vertu en médecine est complexifiée par le but à atteindre. Il ne s’agit pas en ce sens d’une technique où « nécessairement la technique vise la production9 ». La finalité de la médecine, à savoir la guérison du patient, étant incertaine, elle doit être distinguée des autres arts. Commentant les Topiques d’Aristote, Alexandre d’Aphrodise propose de définir la médecine en tant qu’« art stochastique ». Ainsi, la pratique médicale est systématique mais n’est pas totalement déterminée ; le médecin vise et fait tout ce qu’il peut pour atteindre la finalité de son art (la santé) ; le succès n’est pas évalué à l’aune de son résultat final (guérison ou mort) ; son échec est dû à la nature même de l’art médical dont l’objet est influencé par des facteurs externes10. Le hasard se mêle au geste technique du médecin pour dévier l’objectif assigné par la visée stochastique.

16Au même titre que le rhéteur ne parvient pas toujours à convaincre son auditoire, le médecin échoue parfois dans l’exercice de son art. Si bien que pour Alexandre d’Aphrodise, la médecine est un art stochastique engagé dans le hasard. En ce sens, on retrouve la visée comme principe de la médecine alliée à une technique dont la finalité varie selon les aléas de la thérapeutique. L’art stochastique médical prend le sens d’une visée animée d’une volonté de parvenir à la guérison. Seulement, comme le pensent les stoïciens, viser et atteindre la cible sont deux choses différentes.

  • 11 Hippocrate, Pronostic, 6, dans Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, Baillière, 1839-1851, t. ii.

17La pratique médicale étant toujours à refaire, le terme de stochastique connu quelques inflexions. En latin, la conjectura fut employé au ier siècle, dans les écrits du médecin hippocratiste Celse, pour satisfaire à l’exigence épistémologique de la médecine. La perspective empirique de Celse invite à considérer les régularités comme le recommande Hippocrate11. Les influences du climat, de la saison, du vent et des eaux sur les affections du corps demandent de considérer les régularités des cas. Celse apporte un tour radical aux préceptes empiriques d’Hippocrate en faisant de la pratique médicale tout entière un art conjectural évalué à l’aune de ses résultats. Contrairement à la perspective d’Alexandre d’Aphrodise, Celse propose d’évaluer la thérapeutique par conjecture en considérant les résultats obtenus selon les traitements employés.

  • 12 Aulus Cornelius Celse, Traité de médecine, trad. A. Védrènes, Paris, Masson, 1876, p. 80.

La médecine est un art conjectural, et comme tel, assez souvent juste, mais quelquefois trompeuse ; qu’en conséquence, une indication qui induit à peine en erreur une fois sur mille, ne saurait être dédaignée, puisque ses données sont justes dans l’immense majorité des cas […] la médecine est cependant digne de confiance, puisqu’elle rend service très souvent et chez un très grand nombre de malades12.

  • 13 Ibid., p. 33.

18On comprend bien que Celse privilégie le cas au phénomène dans son approche empirique. La certitude médicale s’établit chez Celse à partir du grand nombre. Seulement, le nombre reste ici attenant à la pratique théorique au sens où il permet d’affiner l’expérience du médecin dans la perspective thérapeutique comme dans la connaissance des causes des maladies. En effet, pour Celse la conjectura permet de mettre au jour les causes premières des maladies. La notion porte en ce sens, non seulement sur les effets des remèdes qu’on administre au patient, mais elle implique la formulation d’un savoir au principe de ce geste. Il s’agit par la conjecture de percer à jour le mystère qui entoure les causes du mal. En ce sens la conjectura apparaît dans la recherche des causes occultes des maladies permettant d’orienter le jugement du médecin. Pour Celse, la visée ne prend tout son sens qu’à la lumière des causes morbides, c’est-à-dire, par le savoir. Il faut en cela éclairer la pratique par la connaissance conjecturelle des causes. On ne saurait faire autrement. Car, comme l’indique Celse, « les causes qui ébranlent la santé ; celles qui provoquent les maladies ; la manière dont s’accomplit la respiration ; celle dont les aliments se digèrent ; tout cela les médecins ne le savent pas absolument mais par conjecture13 ». En ce sens, il apparaît clairement que la médecine oscille dès lors entre savoir conjecturel et art de la conjecture.

19Cette structuration du savoir médical par la conjecture fut toutefois rejetée par Galien qui considérait, quant à lui, que la médecine devait être fondée en principe sur la validité d’un savoir théorique certain. L’empirisme radical de Celse ne permet pas selon Galien d’établir avec rigueur la visée de la médecine. En ce sens, Galien développe une posture dogmatique contre l’empirisme de Celse. Il élève l’apriorité de la science sur la pratique médicale. La médecine doit selon lui être fondée sur des théorèmes certains. Elle repose sur une science du général pour mieux atteindre le particulier dans le soin.

  • 14 Claude Galien, Des théorèmes en médecine, v, trad. Ch. Daremberg, dans Œuvres anatomiques, physiol (...)

Tout théorème est général et inébranlable. Ils se trompent donc ceux qui soutiennent que l’art est conjectural, par la raison que les théorèmes seraient également entachés de conjectures ; car on ne dit pas que l’art est conjectural à cause des théorèmes, puisqu’ils sont inébranlables mais à cause de la pratique et de l’intervention des médecins ; en effet, comme les résultats de cette intervention sont douteux, ils rendent l’art conjectural ; tandis que les théorèmes de tous les arts sont également solides et inébranlables14.

20Pour Galien, la médecine repose sur une science. Il y a des théorèmes aussi certains en médecine qu’en géométrie. La réflexion épistémologique apparaît alors dans la pensée galénique dans le rapprochement de la science avec l’art. La théorie qui guide le geste médical remplit les conditions de la validité scientifique pour que l’accomplissement de la santé se fasse avec le plus de précision possible. Toutefois, la médecine ne développe sa finalité que par l’emploi d’une Stochastikê Technê ou technique stochastique ; ce qui lui offre une place singulière dans l’ordre des arts et des sciences. La particularité épistémique de la médecine la fait osciller entre Poïesis et Praxis. Car, elle tient à la fois de la technique dans la visée conjecturelle du soin et de la science dans la connaissance des causes. En effet, la conjecture technique vient établir le juste milieu entre une connaissance exacte et une ignorance complète à la jonction entre le général et le particulier. Toute nature ne demande pas les mêmes médicaments, il faut en cela adapter le savoir à la singularité du cas en usant de la conjecture technique.

  • 15 Claude Galien, Exhortation à l’étude de la médecine, Art médical, 1b, 9, trad. Véronique Boudon-Mi (...)

21Galien qui considère que la médecine repose en premier lieu sur un savoir général qui se transmet par l’éducation, n’en oublie pas moins l’art, seul capable de viser juste en fonction de la singularité du patient. Ainsi, science et art sont intimement liés par le moyen terme qu’est la conjecture. La science est au principe de l’art par l’entremise de la conjecture qui vient individualiser le savoir. Cette hybridation de la science et de l’art par l’entremise de la conjecture manifeste toute la singularité de la médecine. Galien qui définit la médecine comme « la science de ce qui est sain, malsain et neutre […] en un sens général et non particulier15 », manifeste l’idée que le fondement épistémique de la médecine s’inscrit dans la vérité scientifique. Toutefois, la pratique vient nuancer cette inscription dans le général. Ce n’est que dans la mise en relation de la science avec l’art que la médecine prend son sens véritable. On comprend dès lors l’importance de la stochastique technique qui allie le général au particulier.

  • 16 Ibid.

En disant en effet que la médecine est la science de ce qui est sain, malsain et neutre, on entend par là comme la science de toutes les particularités, comme celle de certaines ou comme celle de telles ou telles […]. Si l’on assigne à la médecine la mission de rendre compte de toutes les particularités, son domaine devient du même coup illimité et impossible à concevoir ; si au contraire elle se limite à certains cas seulement, son domaine est incomplet et n’obéit pas aux règles de l’art ; si enfin elle se limite à tels ou tels cas pour lesquels seuls elle a compétence, alors son domaine est cette fois conforme aux règles de l’art et en même temps suffisant pour comprendre absolument toutes les parties qui composent l’art16.

22L’approche épistémologique de Galien permet une circonscription claire du domaine théorique par le lien entre science et art. En un sens, le savoir médical doit permettre de soigner. Il n’acquiert sa pleine validité qu’au regard de la thérapeutique. Mais dans ce rapport entre la circonscription des cas et la lecture des phénomènes se trame un problème de fond qui ne pourra prendre son véritable sens qu’à la lumière de l’opposition entre la méthode numérique et la clinique du xixe siècle.

L’art médical contre la conjecture numérique

23Au premier sens de la conjecture en tant que visée pratique de l’art médical s’ajoute un second sens purement mathématique : conjecturer c’est mesurer le degré de certitude de quelque chose. Ce sens apparaît formellement avec la loi des grands nombres de Jacques Bernoulli, le théorème de Thomas Bayes et la philosophie des probabilités de Pierre-Simon de Laplace. Il s’agit en réalité d’une réponse mathématique au problème des jeux de hasard énoncé par Pascal et Fermat. Le problème était de déterminer mathématiquement le vainqueur d’une partie interrompue avant la fin. La solution tenait dans la certitude quantitative extraite de l’itération des parties précédentes. En ce sens, il faut rejouer la partie un très grand nombre de fois pour voir émerger sa structure. La loi mathématique impliqua ainsi une exigence épistémologique fondamentale : plus on dispose de données plus l’inférence qui en résulte est certaine. Le degré de certitude est en cela coextensif aux données empiriques. De sorte que le hasard corrige le hasard pour manifester le vrai dans l’accumulation des cas.

  • 17 Jacques Bernoulli, Ars conjectandi, op. cit., p. 210.
  • 18 Pierre-Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Courcier, 1814, p. 2.

24Pour les mathématiques modernes, l’aléatoire prit l’aspect d’une perception partielle d’un ensemble plus grand permettant d’établir mathématiquement des vérités. « Tout ce qui bénéficie sous le soleil de l’être ou du devenir, passé, présent ou futur, possède toujours en soi et objectivement une certitude totale17 » écrivait Jacques Bernoulli. La certitude totale doit provenir de l’accumulation de données permettant d’inférer le vrai. En ce sens, il devint possible de relever le déterminisme de la nature par le calcul de probabilités. Ce qui en apparence appartient au hasard est en réalité régit par des lois : « Tous les évènements, ceux même qui par leur petitesse semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil18 » écrivait Laplace. La loi des grands nombres permet en ce sens de remédier à la faiblesse de notre entendement pour atteindre une connaissance certaine. Pour Bernoulli, Bayes et Laplace, si on dispose de toutes les données influençant une partie on peut en prédire l’issue.

25Concernant l’application de cette méthode en médecine, elle permet d’évaluer par conjecture les résultats d’un effet thérapeutique ou d’une intervention médicale à la lumière des victoires et des défaites enregistrées. L’efficacité d’un traitement thérapeutique tombe ainsi sous la même logique statistique. Il devient possible d’établir les risques d’un traitement au moyen de la conjecture numérique. C’est précisément ce que Pierre Louis proposa à titre de méthode pour la médecine moderne contre le dogmatisme de François Broussais et des hippocratistes.

  • 19 François Broussais, Histoire des phlegmasies ou inflammations chroniques, fondée sur de nouvelles (...)

26Au début du xixe siècle, la théorie physiologique de Broussais avait une influence prépondérante dans la pratique théorique médicale. Le geste le plus emblématique de cette pratique n’était autre que la saignée dans le traitement des inflammations. En 1808, Broussais considère que « la première série des moyens antiphlogistiques (anti-inflammatoires) se compose des saignées, tant générales que locales […] les phlogoses (inflammations) pulmonaires sont, de toutes les maladies, celles qui ont le plus besoin de ce moyen héroïque ; mais il ne saurait être véritablement curatif que dans le commencement et avant qu’il existe des tubercules19 ». Cette considération thérapeutique marque l’introduction des saignées coup sur coup dans le traitement des pneumonies.

  • 20 François Broussais, De l’irritation et de la folie, Paris, Delaunay, 1828, p. 47.

27Soutenue par la théorie de l’irritabilité, qui postule que « la vie ne s’entretient que par l’excitation20 », Broussais normalise le geste de la saignée sous l’égide d’un principe physiologique. L’effet immédiat des saignées caractérisé par une réduction de l’irritation suggère un véritable accès au principe morbide par la perception du phénomène. Seulement, bien que l’inflammation disparaisse sous la forme du phénomène morbide, le patient ne s’en trouve pas nécessairement guéri. Toutefois, la certitude dans la pratique théorique de Broussais occultait un contingent de morts non négligeable.

  • 21 Jacques Piquemal, « Succès et décadence de la méthode numérique en France à l’époque de Pierre-Cha (...)

En 1824-1827, une polémique s’était engagée autour des saignées et émissions sanguines de divers genres ; les adversaires du physiologisme avaient eu l’idée d’exploiter contre lui (Broussais), notamment, les statistiques administratives de décès enregistrés dans son propre service du Val-de-Grâce ; la polémique qui s’était ensuivie durant des années dans divers journaux médicaux, n’avait pas manqué de fixer pour longtemps l’attention générale sur les surprises, les pouvoirs et les délices de cet art de faire parler les nombres21.

28Dans le courant de cette polémique contre l’incurie des saignées, Louis dresse en 1829 des tableaux référençant les guérisons et les décès de malades atteints de pneumonie et traités par saignées coup sur coup dans son service. Le but de Louis était davantage d’établir une conjecture définitive à l’endroit de la thérapeutique des pneumonies que de discréditer la théorie de Broussais. Ces conjectures n’eurent d’autre prétention que d’ajuster le geste thérapeutique en fonction de l’état d’avancement de la maladie. La périodicité des saignées permit en ce sens à Louis d’établir des conjectures concernant la marche à suivre dans la pratique des saignées. L’approche conjecturelle permit ainsi de relever les risques iatrogènes de la saignée.

  • 22 Pierre Charles Alexandre Louis, Recherches sur les effets de la saignée dans quelques maladies inf (...)

29Dans le service de Louis, le risque de décéder des suites de saignées était de 44 % lorsque cette dernière était pratiquée dans les quatre premiers jours de la maladie. Le risque tombe à 25 % lorsque les saignées sont pratiquées à partir du cinquième jour : « Ainsi, l’étude des symptômes généraux et locaux, la mortalité et les variations de la durée moyenne de la pneumonie, suivant l’époque à laquelle les émissions sanguines furent commencées ; tout dépose des bornes étroites de l’utilité de ce moyen de traitement dans la pneumonie22 ». Les émissions de sang doivent être pratiquées en dernier recours à partir du cinquième jour. Les saignées ne sont pas interdites mais limitées, et ce par l’évaluation objective des risques iatrogènes.

  • 23 Ibid., p. 32.

30Louis leur reconnaît une utilité certaine pour les cas les plus graves d’inflammation : « J’ajouterai que, malgré les bornes de leur utilité, les émissions sanguines ne peuvent pas être négligées dans les maladies inflammatoires graves, et qui ont pour siège un organe important ; soit à raison de leur influence sur l’état de l’organe malade ; soit parce qu’en abrégeant la durée de l’affection, elles diminuent les chances des lésions secondaires, qui en augmentent le péril23 ». Contre la perspective dogmatique de Broussais, Louis élabore une approche strictement empirique qui permet de réguler la pratique médicale en fonction de ses résultats statistiques. En ce sens, la méthode numérique entend anticiper les risques de manière objective afin d’agencer la visée thérapeutique. Dans ce procédé méthodologique, le cas prend le dessus sur le phénomène.

31En ce sens, la conjecture de la méthode numérique vint problématiser l’art médical. La clinique d’obédience hippocratique qui entendait circonscrire sa pratique théorique à la sphère de l’individualité phénoménologique du patient manquait, selon Louis, d’une méthode pour valider ses découvertes. Contre l’aphorisme de Corvisart, qui préconise de taire la théorie au lit du malade, Louis affirme qu’il faut fonder une pratique théorique basée sur la méthode numérique.

  • 24 Pierre Charles Alexandre Louis, « De l’examen des maladies et de la recherche des faits généraux » (...)

En définitive, c’est par les résultats qu’il faut apprécier la valeur des méthodes. On s’occupe, depuis des siècles, de l’étude de la thérapeutique, sans avoir mis en usage la méthode numérique, et la thérapeutique est dans l’enfance ; il y a donc autre chose à faire que ce qu’on a fait jusqu’ici : et comme les hommes habiles n’ont jamais manqué à la science, c’est à la méthode, ou plutôt au manque de méthode, qu’il faut s’en prendre de l’état actuel de la thérapeutique […] Mais il y a eu ici tant de fluctuations en médecine, l’observation a été généralement si imparfaite, ce qu’on appelle ses résultats si variables, si souvent démentis par les faits ; on est si peu accoutumé à voir l’expérience vérifier ce qui est dans les livres, qu’on dira peut-être encore que cette science, que je fais si sûre et si ferme avec des chiffres, cette science abandonnera le médecin au lit du malade24.

  • 25 Pierre Charles Alexandre Louis, Recherches sur les effets de la saignée…, op. cit., p. 5.

32La prise en compte des risques dans la pratique théorique des médecins constituait un affront envers les cliniciens qui fondaient leur certitude sur la seule base du regard clinique et du coup d’œil anatomo-pathologique. En ce sens, la vérité du pathologique ne provenait pas d’une inférence rationnelle extraite du grand nombre de cas, elle émergeait de l’induction propre à l’auscultation singulière du patient. Au fond, la méthode clinique s’inscrit dans le sens hippocratique de la conjecture. Elle s’attache à la singularité phénoménologique du patient et reprend l’idée de la visée que les cliniciens nomment « l’expérience des siècles ». Cette expression devint le leitmotiv de l’opposition à la conjecture mathématique : « Choqués sans doute de l’extrême différence qui existe entre les résultats auxquels j’ai été conduit et les croyances les plus accréditées sur la puissance de la saignée, ils se déclarèrent contre la méthode que j’avais suivie pour arriver aux faits généraux, et en faveur de ce qu’on appelle communément l’expérience des siècles25 ».

  • 26 Benigno Risueño D’Amador, Mémoire sur le calcul de probabilités appliqué à la médecine, Paris, Bai (...)
  • 27 Ibid., p. 43.

33Pour les hippocratistes, dans les travaux de Louis, le général prend une place prépondérante et tend à effacer le particulier : « Vous faites ainsi de la science par quart, par tiers, par cinquième, vous souciant peu du reste26 » écrivait Risueño D’Amador. L’administration de remèdes généraux étant selon ce dernier incompatible avec l’exigence de soin, il affirma l’expérience des siècles contre la méthode numérique. Pour Risueño D’Amador, la méthode numérique implique une pratique dans laquelle « la maladie est tout, le malade rien » ce qui conduit à une dérive thérapeutique dans laquelle « le traitement sera identique sur des malades pris indistinctement … le traitement qui compte le plus grand nombre de guérisons est le plus convenable27 ». La méthode numérique est considérée comme étrangère à la rigueur de l’art thérapeutique car elle substitue le patient sous la forme d’un « homme pathologique moyen » ne recouvrant aucune réalité matérielle et fait du médecin une « machine arithmétique » sans intuition.

  • 28 Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, Paris, Flammarion (Champs classiques), 2 (...)

34Durant tout le xixe siècle, la méthode numérique sera rejetée en médecine. Elle est vue par les cliniciens d’obédience hippocratique comme la forme déguisée des nosologies. Pour ces derniers, les cas n’expliqueront jamais les phénomènes qu’ils tentent de saisir par le regard clinique et le coup d’œil anatomo-pathologique. Cette méthode numérique fut par la suite rejetée par la médecine expérimentale qui ne voyait en elle qu’une approximation du général. Pour ces derniers, du probable on ne peut tirer que du probable. « Jamais la statistique, suivant moi, ne peut donner la vérité scientifique et ne peut constituer par conséquent une méthode scientifique définitive28 » écrivait Claude Bernard. Il faut donc noter combien la conjecture au sens mathématique a longtemps été mise à l’écart de la discipline médicale.

  • 29 Mycin est un système expert d’aide au diagnostic développé à Stanford par Edward Shortliffe en 197 (...)

35Pour que la conjecture numérique puisse apparaître au centre des prises de décision médicale et qu’elle rentre dans le dire vrai de la médecine, il fallut attendre que le médecin cesse peu à peu d’être le lieu d’enregistrement et d’interprétation de l’information. L’externalisation des données, des instruments de corrélation et des techniques d’analyse de l’informatique ont permis ce tournant. C’est dans ce dispositif de transfert de formes de la rationalité médicale dans la machine que se sont développés les systèmes d’aide à la décision sous l’égide de la conjecture numérique. Par le développement d’algorithmes statistiques, bayésiens et flous, le projet des technologies d’aide à la décision, fut à partir des années 1950 jusqu’aux années 1980, de substituer la place du médecin dans la formulation du diagnostic et du pronostic. Les systèmes tels que Mycin avaient pour objectif précis d’établir des jugements médicaux à la place des médecins29. Seulement, après que l’on ait relevé les apories des « représentations paramorphiques » et des « effets boîte noire » de ces systèmes, le projet de substitution s’est transformé en projet d’accommodation de la pratique théorique en lien avec l’informatique.

36Il ne s’agissait plus de faire des machines à penser mais de produire de la pensée machine chez les praticiens. Dire vrai en médecine revenait à prouver par un raisonnement bayésien que les résultats obtenus avaient un haut degré de certitude. En ce sens, il fallut normer l’objectivation des pathologies de telle sorte que les données empiriques recueillies puissent être mises en corrélation. L’accumulation de données bio-informatiques, neuroinformatiques, d’informatique clinique, ou de santé publique organise formellement la structure des conjectures au niveau des cas qui viennent statuer sur les phénomènes. La rationalité algorithmique guide le protocole des décisions et des soins en fonction des risques et des résultats. Il s’agit avant tout d’avoir des nombres et pour cela il faut des cas. Une course aux données est aujourd’hui engagée sous l’égide de la conjecture. Le rêve de la « médecine personnalisée » est aujourd’hui de corréler toutes les données afin de prédire et de particulariser les traitements sous la forme d’une médecine « translationnelle ».

37Au fond, la conjecture numérique loin de satisfaire à l’exigence de la singularité du patient dessine sous les traits de la « médecine personnalisée » la connaissance d’un patient abstrait sous fond de population. Les limites sont évidentes dans les cas de maladies rares ou en mutation permanente comme certains cancers et virus. De sorte que la machine ne peut établir une conjecture numérique avec une grande certitude que pour des maladies qui touchent le grand nombre dans ses variations. La promotion d’une médecine personnelle est donc avant tout celle d’une médecine qui traite des masses de malades sous la forme de données permettant dans le croisement des corrélations de faire apparaître la position d’un patient unique. Une médecine utilitariste à visage humain qui laisse sans traitements la singularité de certaines pathologies et désubjectivise les interactions entre médecin et malade sous l’égide du résultat semble advenir.

38La science médicale ne tend-elle pas à l’annihilation de son art ? La conjecture médicale s’est transformée de manière positive dans le calcul, mais a-t-elle pour autant perdu sa part d’intuition ? De toute évidence, la médecine contemporaine n’est plus cet art des anciens qui prend source dans la sagacité, ni la clinique de Bichat et Laennec qui travaille à partir de l’image mentale des lésions pour comprendre la singularité du pathologique. Mais a-t-elle pour autant délaissé sa part d’humanité ? L’éthique est-elle devenue juridique ? L’image s’est-elle numérisée et complètement externalisée dans la machine ? Les techniques heuristiques sont-elles devenues purement algorithmiques ?

39En réponse à cela, il convient de rappeler que le calcul des risques n’est jamais la prudence de la décision, que l’imagerie n’est rien sans le coup d’œil et que les essais et expériences ne sont rien sans l’audace de l’expérimentateur. La « visée » des anciens semble oubliée et effacée derrière les phantasmes technologiques des big data et des intelligences artificielles. Pourtant, elle vient en complément de chaque décision et de chaque geste. Elle affirme que le réel de la médecine échappe toujours à la circonscription analytique des mathématiques. La théorie médicale, n’épuisant jamais l’individualité des patients et la variabilité des phénomènes, convoque la conjecture dans les interstices du jugement, aussi documenté soient-ils. Le hasard perdure dans la pratique théorique. Il convient en ce sens de lui redonner de la teneur par la sagacité de la conjecture. Car en médecine, il s’agit avant tout de transformer le hasard en chance, de lui donner une positivité aussi bien par le calcul que par le coup d’œil et l’expérimentation. L’intuition et le calcul ne peuvent s’exclure sans faire croître la part de hasard qui fonde l’événement de la maladie dans le corps.

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Notes

1 Hippocrate, De l’ancienne médecine, 1, trad. E. Littré, dans Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, Baillière, 1839, t. i.

2 Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1992, p. 35.

3 Jacques Bernoulli, Ars conjectandi, Bâle, Thurneysen Brothers, 1713, p. 213.

4 Georges Canguilhem, « Introduction : l’objet de l’histoire des sciences », dans id., Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin (Problèmes et controverses), 1968, p. 17.

5 Hippocrate, Du fœtus de huit mois, 9. 4., trad. E. Littré, dans Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, Baillière, 1839-1851, t. vii.

6 Hippocrate, Lettre, 16, trad. E. Littré, dans Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, Baillière, 1839-1851, t. ix.

7 Hippocrate, De l’art de la médecine, 21, trad. M. Le Chevalier de Mercy, dans Traités d’Hippocrate, Paris, Eberhart, 1823.

8 Aristote, Éthique à Nicomaque, 1106 b1–1107 b1, trad. R. Bodeüs, Paris, Flammarion, 2004.

9 Ibid., 1140 a1.

10 Alexandre d’Aphrodise, Aristotelis Topicorum libros, Berolini, Reimeri, 1891, p. 32. 12 – 34. 5.

11 Hippocrate, Pronostic, 6, dans Œuvres complètes d’Hippocrate, Paris, Baillière, 1839-1851, t. ii.

12 Aulus Cornelius Celse, Traité de médecine, trad. A. Védrènes, Paris, Masson, 1876, p. 80.

13 Ibid., p. 33.

14 Claude Galien, Des théorèmes en médecine, v, trad. Ch. Daremberg, dans Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales de Galien, Paris, Baillière, 1856, t. ii, p. 402.

15 Claude Galien, Exhortation à l’étude de la médecine, Art médical, 1b, 9, trad. Véronique Boudon-Millot, Paris, Les Belles Lettres, 2018, p. 277.

16 Ibid.

17 Jacques Bernoulli, Ars conjectandi, op. cit., p. 210.

18 Pierre-Simon de Laplace, Essai philosophique sur les probabilités, Paris, Courcier, 1814, p. 2.

19 François Broussais, Histoire des phlegmasies ou inflammations chroniques, fondée sur de nouvelles observations de clinique et d’anatomie pathologique, Paris, Gabon, 1822, t. ii, p. 255.

20 François Broussais, De l’irritation et de la folie, Paris, Delaunay, 1828, p. 47.

21 Jacques Piquemal, « Succès et décadence de la méthode numérique en France à l’époque de Pierre-Charles-Alexandre Louis », dans id., Essais et leçons d’histoire de la médecine et de la biologie, Paris, PUF (Pratiques théoriques), 1993, p. 84.

22 Pierre Charles Alexandre Louis, Recherches sur les effets de la saignée dans quelques maladies inflammatoires et sur l’action de l’émétique et des vésicatoires dans la pneumonie, Paris, Baillière, 1835, p. 21.

23 Ibid., p. 32.

24 Pierre Charles Alexandre Louis, « De l’examen des maladies et de la recherche des faits généraux », dans Mémoire de la Société Médicale d’Observation, t. i, Paris, Crochard, 1837, p. 43-44.

25 Pierre Charles Alexandre Louis, Recherches sur les effets de la saignée…, op. cit., p. 5.

26 Benigno Risueño D’Amador, Mémoire sur le calcul de probabilités appliqué à la médecine, Paris, Baillière, 1837, p. 33.

27 Ibid., p. 43.

28 Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale, Paris, Flammarion (Champs classiques), 2013 [1865], p. 242.

29 Mycin est un système expert d’aide au diagnostic développé à Stanford par Edward Shortliffe en 1976 fonctionnant à partir d’un algorithme bayésien.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mathieu Corteel, « La médecine comme ars conjectandi »Histoire, médecine et santé, 15 | 2020, 109-124.

Référence électronique

Mathieu Corteel, « La médecine comme ars conjectandi »Histoire, médecine et santé [En ligne], 15 | été 2019, mis en ligne le 24 septembre 2020, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/2236 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.2236

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Auteur

Mathieu Corteel

Faculté de Médecine, Université de Strasbourg

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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