Nouvelles questions à l’histoire de la santé, du xxie au xixe siècle, et retour
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1Les textes qui composent ce dossier ont été écrits bien avant que la pandémie de Covid-19 ne fasse irruption sur la scène sanitaire internationale à l’orée de 2020 ; avant qu’elle ne déclenche les crises à rebonds dont les effets démographiques, sociaux, économiques, géopolitiques, mettent, pour longtemps sans doute, à rude épreuve les sociétés atteintes ; avant qu’elle ne rende manifestes aux yeux de tous les multiples relations d’interdépendance qui se nouent dans l’espace social et politique de la santé publique – interdépendance entre santé humaine et santé animale, entre régions du monde connectées par la circulation des hommes, entre expérience de la maladie et conditions sociales de ceux qui la subissent.
- 1 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien [1949], dans Annette Becker et Étienne (...)
2Pour autant, serait-ce se livrer à une lecture téléologique de ce dossier écrit avant la pandémie, et narrant les histoires sanitaires de périodes bien antérieures, que de chercher dans ses analyses une grille de lecture éclairante de l’événement que nous traversons ? Il ne fait pas de doute que le large spectre des réactions que les sociétés opposent aujourd’hui aux épidémies – peur, fuite, stigmatisation, protection, lutte, soin, solidarité… – hérite, tantôt à l’état de traces discrètes, tantôt de déterminants lourds, des savoirs, des institutions, des pratiques et des cultures sanitaires forgés au cours des deux derniers siècles au moins, depuis l’émergence de la notion de « santé publique », même si la désignation est postérieure. Et, à rebours, ne faut-il pas voir dans les questions vives de notre présent posées à la crise de la Covid-19 des éléments d’intelligibilité de la confrontation des sociétés du passé à la santé et à la maladie ? Nul mieux que Marc Bloch n’a formulé cette « solidarité des âges » qui a « tant de force qu’entre eux les liens d’intelligibilité sont véritablement à double sens. L’incompréhension du présent naît fatalement de l’ignorance du passé. Mais il n’est peut-être pas moins vain de s’épuiser à comprendre le passé, si l’on ne sait rien du présent »1.
Quatre enquêtes sur la santé des populations
- 2 Pour une étude de cas récente, voir Morgane Labbé, La nationalité, une histoire de chiffres. Polit (...)
- 3 Libby Schweber, Disciplining Statistics: Demography and Vital Statistics in France and England, 18 (...)
- 4 Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La D (...)
- 5 Patrice Bourdelais (dir.), Les hygiénistes : enjeux, modèles et pratiques (xviiie-xxe siècles), Pa (...)
3Si les quatre articles de ce dossier entrent en résonance avec la crise de la Covid-19, c’est d’abord parce qu’ils ont en commun de traiter des questions de santé des populations. Ils s’inscrivent dans la veine des travaux mettant en valeur combien les configurations sanitaires sont issues de dynamiques de médicalisation résultant de logiques héritées et construites, qui font interagir politiques de santé, instances médicales et populations dans leur confrontation au risque collectif, au terme de constants déplacements et réappropriations. Ces études ne saisissent pas l’individu, sujet de la clinique et objet de la médecine expérimentale, mais des collectifs, objets de politiques publiques qui abordent la maladie et la santé comme des phénomènes populationnels et sociaux à la fois. De ce point de vue, il n’est pas surprenant que trois d’entre elles situent leurs analyses au xixe siècle, moment d’affirmation d’un gouvernement de la préservation de la santé orienté par l’hygiène publique, du développement du mouvement hygiéniste, de la formulation de la question sociale. L’accent est mis sur l’historicisation de la notion de santé publique, conçue comme un répertoire d’actions en réponse aux menaces qui touchent l’existence même du corps social via la santé de ses membres, mais aussi à la construction politique du cadre national d’affirmation de l’État dans l’Europe du xixe siècle2. Dans cette préoccupation pour la santé des collectifs sociaux, médecins et hygiénistes en objectivent la mesure et classifient les causes de morbidité et de mortalité3. Chaque individu est replacé dans une chaîne de générations, en amont comme en aval, et dans la dépendance organique de ses semblables. L’enjeu de l’égalité est ainsi au cœur de l’édifice statistique que la santé publique mobilise. Dans la « politique des grands nombres4 », chaque personne a la même valeur dans un système de dénombrement qui permet de calculer des valeurs moyennes ou normales où les individus sont dotés du même poids. Dans le projet hygiéniste tel qu’il a été formulé au xixe siècle, sous la forme de la « statistique morale », il ne s’agit cependant pas seulement de compter les vivants, les malades et les morts, ou d’estimer des espérances de vie, mais aussi d’énoncer les inégalités, voire de dénoncer les injustices que celles-ci recouvrent5.
- 6 « Hygiène publique et construction de l’État grec, 1833-1845 : la police sanitaire et l’ordre publ (...)
- 7 « Préserver la santé des armées dans le Japon moderne : la médecine militaire face à la guerre rus (...)
- 8 « Du non-sens de recenser les insensés : fabriquer le chiffre de l’infirmité, en France, au xixe s (...)
- 9 « Médicament ou poison ? Médecins, médecine et psychotropes du xixe siècle à nos jours », Aix-Mars (...)
4Les articles de ce dossier rendent ainsi compte des renouvellements féconds d’une jeune recherche en histoire sociale de la médecine et de la santé, qu’irriguent des thèses de doctorat. Ce sont celles d’Athanasios Barlagiannis, qui montre les étroites interactions entre l’affirmation des enjeux de la police sanitaire et de l’hygiène publique et la construction de l’État grec indépendant, au cours du premier xixe siècle6 ; de Ken Daimaru, consacrée à la santé des armées comme vecteur, forgé en temps de paix et de guerre, de la « modernisation » du Japon au tournant des xixe et xxe siècles7 ; de Pauline Hervois, qui étudie les enjeux statistiques et épistémologiques de la quantification des infirmités en France au xixe siècle, dans une perspective d’histoire des savoirs et des pratiques de la démographie8 ; enfin, la thèse en préparation de Zoë Dubus qui porte sur l’histoire des relations complexes que le corps médical entretient, en France, depuis la fin du xixe siècle, avec les psychotropes, conçus successivement comme des médicaments innovants ou comme des toxiques9.
- 10 Anne Rasmussen, « Expérimenter la santé des grands nombres : les hygiénistes militaires et l’armée (...)
5La focale que les articles du dossier adoptent, plus réduite que celle des recherches doctorales d’origine, est centrée sur une diversité de formes d’atteintes à la santé : épidémies, blessures de guerre, infirmités, psychoses. Les responsables sanitaires ont pour but d’en préserver les populations et, à cette fin, de les connaître. Dans chacun des cas étudiés, c’est ainsi la question du collectif populationnel qui est posée, souvent saisi comme un échantillon d’une population plus large, dont cherchent à rendre compte savants, médecins, pouvoirs civils et militaires et sur lequel ils interviennent, à différentes échelles. Dans l’arithmétique des grands nombres, la croissance des effectifs militaires sous l’effet des lois de conscription, en Europe ou au Japon, fournit tout particulièrement un cas d’école à la construction statistique de la santé des collectifs, s’apparentant, pour les hygiénistes militaires, à un standard épidémiologique, constitué d’hommes plongés dans des conditions d’expérience qui se rapprochent de celles du laboratoire10. À travers ce prisme, les articles déclinent, à des degrés divers, la plupart des questions canoniques de la santé publique telles qu’elles sont formulées dès le premier xixe siècle : surveillance et protection des territoires contre l’importation épidémique ; recensement de l’état de santé d’une population, aux différentes échelles où on la saisit ; préservation prioritaire de la santé des troupes, avant celle des civils, des travailleurs, des enfants, des mères ; exercice de la police sanitaire, avec ses moyens de coercition ou d’adhésion, et fabrique du consentement ; légitimation et contrôle des agents thérapeutiques.
6En tirant le fil, à maille fine ou lâche, des enjeux que ces thématiques suscitent, le dossier donne matière à penser pour contribuer à la compréhension de la crise contemporaine. Passons en revue brièvement trois d’entre eux.
Interdépendance
7La crise de la Covid-19 a sans doute accru la perception commune d’un monde interdépendant où un événement irréductiblement singulier qui se produit sur un marché de Wuhan, en Chine, produit des effets dont l’onde de choc est globale. Cette perception a pu être amplifiée par le relais que le feu roulant des médias et des réseaux sociaux a accordé à l’expansion de la pandémie, permettant d’en suivre la trajectoire dans la quasi-instantanéité de sa progression. Pourtant, l’expérience de l’interdépendance, loin d’être inédite, a été au fondement même des dogmes sur lesquels la santé publique s’est élaborée au xixe siècle. Elle a partie liée avec le fait que la première cible des politiques sanitaires a été la défense contre l’importation épidémique. Depuis les pandémies de peste, on fait l’expérience empirique de la circulation des hommes et de la contagion, puis avec le choléra, l’expérience cartographiée de leurs itinéraires. On fait aussi, comme le théorisent les conférences sanitaires internationales qui voient le jour en 1851, la promotion de la circulation des savoirs sur les épidémies, et des informations qui les concernent. Ken Daimaru et Athanasios Barlagiannis montrent ainsi l’un et l’autre combien la question sanitaire au xixe siècle, tout en étant un enjeu majeur de souveraineté nationale, ne peut se dissocier des transferts transnationaux de l’information, de l’expertise, des modèles d’organisation, des systèmes de formation médicale. Il ne s’agit cependant pas seulement de circulation, mais bien d’interdépendance humaine, dans un monde intimement solidaire, que l’hygiéniste Henri Monod, directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques au tournant du xxe siècle, formule avec clarté :
- 11 Henri Monod, La santé publique. Législation sanitaire de la France, Paris, Hachette, 1904, p. 1.
À chaque instant, chacun de nous, sans qu’il s’en doute, influe sur la santé, sur la vie d’êtres humains qu’il ne connaît pas, qu’il ne connaîtra jamais ; des êtres que nous ne connaîtrons jamais, ou qui sont depuis longtemps disparus, influent à chaque instant sur notre santé. Peut-être, au moment où j’écris, quelque faute contre l’hygiène, qui fera un jour des victimes en Europe, s’accomplit-elle sur les bords du Gange ou dans un des ports de l’Inde11.
Quantification
- 12 Fabrice Cahen, Catherine Cavalin et Émilien Ruiz, « Des chiffres sans qualités ? Gouvernement et q (...)
8C’est en langage des chiffres que la nouvelle maladie Covid-19 a été d’abord traduite. La production de chiffres et leur présentation publique – par exemple, le dénombrement quotidien par le directeur général de la Santé de la mortalité et des hospitalisations, au pic de l’épidémie – constitue un enjeu central de l’interprétation de la pandémie, de sa gravité, de son expansion, des comparaisons nationales et locales auxquelles elle a donné lieu. Le « déluge de chiffres12 » est aussi au cœur des confrontations et des contestations de données et d’indicateurs accusés d’être au mieux « officiels » et partiels, au pire insincères et fallacieux, et par conséquent vecteurs de propagande. Il est étonnant de constater à quel point les ressorts épistémologiques comme les argumentaires de la controverse sur la statistique des infirmités du troisième quart du xixe siècle qu’expose Pauline Hervois font écho à celle du coronavirus. Dans la production d’une statistique des infirmités, au moyen du recensement au sein de la population générale, et au moyen du conseil de révision parmi les conscrits, l’auteure montre les apories de l’ambition quantificatrice, la variabilité des indicateurs, la contestation de la scientificité des chiffres des autres, la dénonciation de leurs manipulations et mésusages.
Administration de la preuve
9On sait la place qu’a prise au printemps 2020, à l’échelle internationale mais avec ses déclinaisons locales, la controverse à rebonds sur la chloroquine dans le débat public sur le traitement des malades de la Covid-19 – questionnant son efficacité et son innocuité –, sur la scientificité des procédures et la qualité des essais cliniques, et, sortant de l’arène confinée de l’administration de la preuve, sur l’accès des profanes à la participation aux choix thérapeutiques. Pour nombre de témoins non avertis, la confrontation avec une science en action, en train de se faire, dans des configurations locales, aux enjeux professionnels multiples, aux prises avec des conflits d’intérêts et des concurrences, contribua à mettre en péril l’idole Science, la confiance dans sa méthode accoucheuse de vérité et dans sa neutralité. Le dossier ici réuni montre pourtant avec acuité combien la controverse est le mode normal d’élaboration des données. Zoë Dubus suit avec finesse les recherches sur les potentialités thérapeutiques du LSD, aux États-Unis et au Canada, au début des années 1950 : elle montre comment, à l’instar du cas de la chloroquine, les modalités de l’administration de la preuve sont au cœur même de la controverse, opposant « méthodologie psychédélique » aux essais cliniques normalisés, et engageant protocoles d’expérimentation, formes de l’expertise, techniques thérapeutiques et cadrage de la prise en charge.
L’histoire de la santé publique ne s’écrit pas au présent
10Il y a une grande difficulté pour les contemporains d’un événement à penser la situation qu’ils traversent comme dynamique et évolutive. Dans la crise de la Covid-19, nombre de chapitres de la gestion de la crise ont été sur la sellette, auxquels les médias ont fait écho en temps réel : préparation de l’épidémie, adaptation du système hospitalier à la spécificité de la prise en charge, disponibilité et usage des masques et des tests diagnostiques, caractère systématique du confinement et ses effets sur la privation de libertés publiques. Sur chacun de ces points, bien des analystes se sont inscrits dans le registre de la dénonciation des responsables sanitaires, qu’ils soient politiques ou administrateurs. Ils ont mis en cause erreurs et contradictions dans les décisions prises et les dispositifs adoptés à chaque moment des étapes successives de la crise. Ces analystes, y compris pourtant quand ils étaient censés disposer des outils critiques qu’offrent les études sociales des sciences, ont souvent eu le plus grand mal à prendre en compte la dimension processuelle de ce qu’ils décrivaient, la situation d’incertitude, l’instabilité de l’état des connaissances dont les modalités ne sont pas seulement celles de l’accumulation du savoir qui avance, mais de la bifurcation, de la contradiction, de la plurivocité, parfois de la régression. Beaucoup, faisant fi des mises en garde de Marc Bloch à l’encontre d’un supposé privilège d’auto-intelligibilité accordé au présent, ont commis l’erreur commune de relire les différentes variables de la situation de l’instant T - 1 à l’aide de la grille de lecture dont ils disposaient à l’instant T. Ils ont ainsi négligé de rendre compte de la production de savoirs toujours situés, processuels, dont la contextualisation est indispensable.
11La lecture de chacun des cas exposés ici leur apprendrait pourtant que, loin d’une histoire linéaire et progressiste d’un avancement des savoirs et d’une inexorable rationalisation sanitaire orientant vers les solutions vraies et justes, la logique processuelle des enjeux de santé des populations obéit à des mouvements d’allers et retours, à des changements de cap, rencontre résistances et oppositions, met en conflit des intérêts. C’est cette histoire saccadée, et parfois même chaotique, que racontent avec acuité les articles.
12Athanasios Barlagiannis rend compte du retournement spectaculaire de la politique grecque en matière de quarantaine qui s’est opéré en peu de temps. Le système de protection des frontières extérieures, qui semblait à proscrire lors de la fondation de l’État grec en 1833, s’impose en 1845 lorsque le Parlement, en votant le Code sanitaire, fait advenir un dispositif réglementaire abouti conjuguant quarantaines, lazarets et bureaux de santé. Comme il le souligne, les menaces d’importation épidémique ne s’étaient pourtant pas accrues en douze ans, et la difficulté à protéger le littoral grec continental et insulaire restait entière, compte tenu de l’étendue kilométrique des côtes à surveiller. Mais, comme le démontre l’auteur, c’est un complexe plurifactoriel qui est à l’œuvre dans la raison sanitaire de l’État grec, qu’on ne saurait réduire à des contradictions politiques.
13De son côté, Pauline Hervois met en valeur les logiques savantes, techniques, politiques, qui président à l’inclusion, à partir de 1851, dans le recensement quinquennal français, de la variable « infirmité apparente », recouvrant certaines déficiences sensorielles, intellectuelles ou physiques. Cette inclusion participe de l’évolution de cette opération administrative de dénombrement – le recensement – qui, de purement quantitatif, s’ouvre à des critères de qualité, sous l’œil intéressé des médecins. La catégorisation est d’ailleurs d’une précision croissante, puisqu’elle impose en 1856 d’ajouter, à la nature de l’infirmité, son origine. Pourtant, le recensement de 1876 est le dernier à en faire mention, et l’infirmité est supprimée de la nomenclature à partir de 1881. Pauline Hervois décrit les enjeux épistémologiques, mais aussi les conflits d’identités disciplinaires et professionnelles, qui orchestrent les controverses mettant aux prises les institutions productrices de statistiques.
- 13 Isabelle von Bueltzingsloewen, « Un fol espoir thérapeutique ? L’introduction de l’électrochoc dan (...)
14Zoë Dubus, quant à elle, s’intéresse aux métamorphoses des représentations et des usages dont le LSD a fait l’objet. Alors que la substance pharmacologique, synthétisée en 1938, avait suscité un grand espoir thérapeutique comme antipsychotique, dans les années 1950 et 1960, elle tombe dans le discrédit auprès de la communauté scientifique internationale à partir des années 1970, perdant durablement son statut de médicament pour être réduit à celui de drogue. La trajectoire est proche de celle qu’Isabelle von Bueltzingsloewen avait mise en valeur pour les électrochocs, dont la légende noire, comme symbole d’une psychiatrie agressive, avait succédé au « fol espoir thérapeutique13 » suscité par cette innovation technique dans les années 1940. Là non plus, ce ne sont pas des résultats expérimentaux qui à eux seuls rendent compte de tels retournements d’opinion scientifique et d’usage thérapeutique, mais des mobiles hétérogènes où les collectifs institutionnels au sein des mondes de la discipline psychiatrique entrent pour beaucoup, aux côtés d’enjeux épistémologiques sur les modes d’administration de la preuve, ou des contextes culturels qui participent de la (non)réception, dans le cas du LSD, du mouvement psychédélique.
- 14 Voir aussi Bernard Thomann, La naissance de l’État social japonais. Biopolitique, travail et citoy (...)
15La dimension processuelle et inscrite dans la profondeur de champ temporelle – et par là, instable et tâtonnante – des problèmes de santé publique est aussi bien mise en valeur dans l’étude que livre Ken Daimaru sur la « modernisation » du Japon. Comme il le souligne, après la Restauration de Meiji de 1868, l’État japonais cherche à « moderniser » le système médical, en s’inspirant des modèles des systèmes de santé des pays occidentaux, mais aussi à adapter les services de santé militaire pour faire face aux transformations induites par la « guerre moderne », et les nouvelles formes de blessures que l’armement suscite. C’est une coconstruction qu’il met en scène, celle du jeune État impérial, de ses forces armées et de l’expertise médicale et sanitaire qui assure la gestion du « capital humain » nécessaire aux troupes et à l’industrie. La notion de « modernisation », bien qu’elle soit à utiliser avec précaution, car elle tend à homogénéiser par des standards communs des situations très diverses, est cependant intéressante par sa capacité à inscrire le changement dans l’épaisseur du temps, sans pour autant qu’elle s’aligne sur la flèche unidirectionnelle du progrès ou de la civilisation. Il convient de noter que la modernisation n’est pas seulement inscrite dans le temps, mais dans l’espace, au terme d’une intense circulation internationale des savoirs et des experts médicaux et militaires japonais14.
16C’est d’ailleurs un topos des politiques de santé publique que de mettre à l’épreuve la notion de « modernisation », dont bien des exemples historiques ont pu montrer que les « innovations sanitaires » étaient régulièrement les adaptations de dispositifs empruntés à la tradition – ainsi au xviiie siècle de l’appropriation à succès par les élites européennes de l’inoculation antivariolique ottomane –, voire la remise au goût du jour d’un outillage remisé avec les solutions jugées comme obsolètes – est-il de meilleur exemple que le recours dans notre xxie siècle aux quarantaines dont l’Europe occidentale avait abandonné le principe au xixe siècle, alors condamné comme archaïque et anti-progressiste.
- 15 Lucien Febvre, Vivre l’Histoire, édition établie par Brigitte Mazon et préfacée par Bertrand Müll (...)
17Dans toutes ces études de cas, il est montré combien la voie n’est pas rectiligne et la solution retenue par les instances sanitaires ni permanente, ni univoque. L’intrication des logiques à l’œuvre est patente. Récusant les logiques binaires du vrai et du faux, de la certitude et de l’erreur, elles montrent avec pertinence, comme y invitait Lucien Febvre, que « Comprendre, c’est compliquer. C’est enrichir en profondeur. C’est élargir de proche en proche15 ».
Notes
1 Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien [1949], dans Annette Becker et Étienne Bloch (éd.), L’histoire, la guerre, la Résistance, Paris, Gallimard, 2006, p. 879.
2 Pour une étude de cas récente, voir Morgane Labbé, La nationalité, une histoire de chiffres. Politique et statistiques en Europe centrale (1848-1919), Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
3 Libby Schweber, Disciplining Statistics: Demography and Vital Statistics in France and England, 1830–1885, Durham, Duke University Press, 2006.
4 Alain Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 1993.
5 Patrice Bourdelais (dir.), Les hygiénistes : enjeux, modèles et pratiques (xviiie-xxe siècles), Paris, Belin, 2001 ; Didier Fassin, Faire de la santé publique, Rennes, EHESP, 2008 ; Luc Berlivet, « Les ressorts de la “biopolitique” : “dispositifs de sécurité” et processus de “subjectivation” au prisme de l’histoire de la santé », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 60/4 bis, 2013, p. 97-121.
6 « Hygiène publique et construction de l’État grec, 1833-1845 : la police sanitaire et l’ordre public de la santé », EHESS, 2017.
7 « Préserver la santé des armées dans le Japon moderne : la médecine militaire face à la guerre russo-japonaise », Université Paris-Nanterre, 2017.
8 « Du non-sens de recenser les insensés : fabriquer le chiffre de l’infirmité, en France, au xixe siècle », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2018.
9 « Médicament ou poison ? Médecins, médecine et psychotropes du xixe siècle à nos jours », Aix-Marseille-Université, doctorat en cours de préparation.
10 Anne Rasmussen, « Expérimenter la santé des grands nombres : les hygiénistes militaires et l’armée française, 1850-1914 », dans Jean-François Chanet, Claire Fredj et Anne Rasmussen (dir.) « Guerre, santé, médecine 1830-1930 », Le Mouvement social, 257, 2016, p. 71-92 ; Heinrich Hartmann, The Body Populace: Military Statistics and Demography in Europe before the First World War, Cambridge/Londres, MIT Press, 2018.
11 Henri Monod, La santé publique. Législation sanitaire de la France, Paris, Hachette, 1904, p. 1.
12 Fabrice Cahen, Catherine Cavalin et Émilien Ruiz, « Des chiffres sans qualités ? Gouvernement et quantification en temps de crise sanitaire », 2020 : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-02659791 (consulté le 17 juillet 2020).
13 Isabelle von Bueltzingsloewen, « Un fol espoir thérapeutique ? L’introduction de l’électrochoc dans les hôpitaux psychiatriques français (1941-1945) », Annales historiques de l’électricité, 3, 2008, p. 93-104.
14 Voir aussi Bernard Thomann, La naissance de l’État social japonais. Biopolitique, travail et citoyenneté dans le Japon impérial (1868-1945), Paris, Presses de Sciences Po, 2015.
15 Lucien Febvre, Vivre l’Histoire, édition établie par Brigitte Mazon et préfacée par Bertrand Müller, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 68.
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Référence papier
Anne Rasmussen, « Nouvelles questions à l’histoire de la santé, du xxie au xixe siècle, et retour », Histoire, médecine et santé, 15 | 2020, 21-28.
Référence électronique
Anne Rasmussen, « Nouvelles questions à l’histoire de la santé, du xxie au xixe siècle, et retour », Histoire, médecine et santé [En ligne], 15 | été 2019, mis en ligne le 24 septembre 2020, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/1903 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.1903
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