Nicolas Sueur, La Pharmacie centrale de France. Une coopérative pharmaceutique, xixe siècle
Nicolas Sueur, La Pharmacie centrale de France. Une coopérative pharmaceutique, xixe siècle, Tours, Presses universitaires François-Rabelais (Perspectives historiques), 2017, 411 pages.
Texte intégral
1À la suite des travaux menés par Sophie Chauveau et Olivier Faure dans les années 1990, Nicolas Sueur consacre son livre à l’étude de la pharmacie, des pharmaciens et des médicaments dans le second xixe siècle. L’originalité de son travail est d’inscrire ces questionnements dans l’histoire d’une entreprise singulière, la Pharmacie centrale de France (PCF). Elle témoigne des mutations du marché du médicament dans la France du Second Empire et des dynamiques et tensions professionnelles qui animent les pharmaciens, confrontés aux bouleversements de l’essor du capitalisme industriel.
2C’est à une entreprise complexe que s’intéresse l’auteur. Dans une longue première partie, il en retrace la genèse institutionnelle. Celle-ci est inséparable de la vision et des projets foisonnants de son fondateur et directeur François Laurent Marie Dorvault (1815-1879). Tout au long du livre, l’auteur montre la difficulté à caractériser la PCF qui est à la fois une entreprise industrielle et commerciale, une association coopérative et un vecteur de l’organisation professionnelle des pharmaciens.
3La création de la PCF au début du Second Empire fait suite à diverses tentatives d’association et de coopération des pharmaciens depuis la réorganisation de l’ensemble des professions de santé sous le Consulat par la loi de Germinal an XI. La PCF profite de ces mouvements et des réseaux qui constituent la « sociabilité pharmaceutique du premier xixe siècle » (p. 43). Le projet de la PCF s’inscrit aussi dans un sillage associationniste et coopératif teinté de socialisme utopique. Les échos saint-simoniens de l’entreprise de Dorvault marquent bien son ancrage dans les dynamiques sociales et culturelles du Second Empire.
4Le deuxième chapitre éclaire davantage la dimension capitaliste d’une entreprise industrielle. Non sans paradoxe, la PCF est conçue comme un moyen pour les pharmaciens d’officine de résister à l’emprise croissante des droguistes et de leur production industrielle en affirmant le monopole des pharmaciens sur la production et la distribution de médicaments. Cela passe par une concentration et une industrialisation de la production par les pharmaciens eux-mêmes qui nécessite la réunion de capitaux importants. La particularité de la PCF est par conséquent de n’accepter parmi ses actionnaires que des pharmaciens diplômés. L’auteur insiste sur l’importance du choix d’une société en commandite par actions où le « capital ne peut changer de mains sans l’accord des associés » plutôt que de la société anonyme. En treize ans, le capital de l’entreprise est multiplié par cinq par des émissions d’actions successives qui permettent notamment l’extension de l’emprise foncière et le développement de l’appareil industriel. Cependant, alors que Dorvault souhaiterait que l’augmentation du capital permette de rallier davantage de pharmaciens à son projet coopératif, on observe une concentration des actions au profit d’un petit groupe de pharmaciens, souvent honoraires (p. 60). « On touche ici du doigt les contradictions entre logiques capitalistes, corporatistes et coopératives qui sont au cœur de la société » (p. 63).
5La croissance de l’entreprise et de son capital a des conséquences en termes d’administration. Cette organisation nouvelle se traduit dans « un espace industriel fonctionnel et rationalisé » (p. 120) que l’auteur analyse dans le troisième chapitre à partir de documents iconographiques (lithographies et photographies postérieures). Elle repose sur le transfert des activités de production des médicaments du laboratoire de l’officine vers ceux des locaux de la société d’abord à Paris puis à Saint-Denis. En ce sens la PCF participe au « passage de l’officine laboratoire à l’officine comptoir » (p. 105). La concentration de la production va de pair avec la mécanisation dont témoigne l’iconographie. L’Hôtel des ducs d’Aumont, rue de Jouy dans le Marais, acheté en 1859 se dote notamment d’une machine à vapeur, d’un générateur de vapeur et d’une cheminée, symboles de l’industrialisation. La distribution des médicaments de la PCF aux pharmaciens nécessite un important travail d’écriture et de manutention (gestion des commandes et des expéditions, conditionnement, crédit…). En 1867, à l’articulation entre croissance capitalistique et industrielle, l’accord avec le droguiste Ménier et l’installation sur le site de Saint-Denis représente un nouveau changement d’échelle dans l’histoire de la PCF. Elle confirme aussi les évolutions en termes d’acteurs de la production : « La production de médicaments était désormais concentrée dans ces espaces usiniers. Elle était le fait d’une main-d’œuvre ouvrière » (p. 136).
6La deuxième partie de l’ouvrage, plus brève, est consacrée à la fabrication et à la commercialisation des produits. L’argumentation de l’auteur vise ici encore à montrer la nature hybride et paradoxale de la PCF qui articule industrialisation et défense de l’officine, au prix d’une transformation de l’identité professionnelle des pharmaciens.
7L’exemple des « hygiéniques », produits semi-médicamenteux ou liés à l’essor de nouvelles pratiques de santé ou de la prophylaxie, est exploité dans le quatrième chapitre pour montrer la transformation du pharmacien d’officine en simple commerçant, vendeur de produits « au croisement de l’alimentaire, de l’hygiène et de la santé » (p. 167). Ce développement commercial s’appuie sur le recours croissant à l’imprimerie d’une part avec la publication de L’Union pharmaceutique, périodique à vocation professionnelle et d’autre part avec la diffusion de catalogues commerciaux à destination des pharmaciens en 1862 et 1877. Ils donnent une idée de la diversité des produits commercialisés par la PCF.
8Dans un cinquième chapitre, l’auteur étudie les pratiques associées au développement commercial de la firme et notamment l’établissement d’une stratégie de marque, l’implantation de succursales en province pour alimenter plus efficacement le territoire national et l’utilisation des expositions industrielles. Les pratiques commerciales nécessitent aussi le recours à la publicité, en contradiction avec l’éthique traditionnelle de la profession, qui concerne prioritairement les « hygiéniques ».
9La troisième et dernière partie concerne justement la manière dont la PCF participe à défendre et à transformer l’identité professionnelle des pharmaciens. On retrouve ici la nature hybride de la PCF qui aspire à incarner la profession pharmaceutique. Dorvault est attaché à conserver pour la PCF un rôle similaire à celui d’une société savante en organisant des concours auxquels les pharmaciens peuvent soumettre des mémoires relatifs aux préoccupations de la profession, qui sont aussi abordés dans L’Union pharmaceutique. Cette réflexion, qui déborde les initiatives de la PCF, concerne prioritairement la question des tarifs et de l’opportunité de leur uniformisation ainsi que celle de la création de structures de prévoyance ou d’assurance au profit des pharmaciens nécessiteux. Il est plus souvent question de projets avortés ou considérablement amendés tant les divergences sont profondes. En revanche, le développement contemporain des sociétés de secours mutuel fournit un intéressant débouché pour la production pharmaceutique de la firme.
10Alors que l’identité du pharmacien d’officine apparaît dépouillée de son versant savant au profit du commerçant débiteur de médicaments, Dorvault tente de rétablir la légitimité scientifique de la pharmacie à l’échelle de l’entreprise. Il veut faire de l’usine de Saint-Denis un laboratoire industriel en lien avec l’essor de la chimie académique. Ainsi, « insensiblement, les recherches se déplacent du laboratoire officinal vers les laboratoires immenses des firmes » et « la recherche sera l’apanage de grandes firmes mobilisant leurs capitaux pour attirer chimistes, savants, enseignants dans des locaux spacieux » (p. 317).
11Ce qui fait tout l’intérêt de la PCF c’est que ces transformations la traversent véritablement de par la nature hybride du projet et la diversité des acteurs qui y sont liés de près ou de loin et que Nicolas Sueur met très efficacement en valeur. On peut néanmoins regretter l’absence du point de vue de l’un de ces quelque mille clients de la PCF et d’une analyse plus poussée de la place qu’occupent la PCF et ses produits dans la pratique effective d’une officine singulière.
Pour citer cet article
Référence papier
François Zanetti, « Nicolas Sueur, La Pharmacie centrale de France. Une coopérative pharmaceutique, xixe siècle », Histoire, médecine et santé, 14 | 2019, 134-136.
Référence électronique
François Zanetti, « Nicolas Sueur, La Pharmacie centrale de France. Une coopérative pharmaceutique, xixe siècle », Histoire, médecine et santé [En ligne], 14 | hiver 2018, mis en ligne le 15 mars 2019, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/1863 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.1863
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page