Claire L. Jones (éd.), Rethinking modern prostheses in Anglo-American commodity cultures, 1820-1939
Claire L. Jones (éd.), Rethinking modern prostheses in Anglo-American commodity cultures, 1820-1939, Manchester, Manchester University Press, 2017, 216 pages.
Texte intégral
1Que signifie vivre avec une prothèse au xixe siècle ? C’est la question autour de laquelle s’articule Rethinking modern prostheses in Anglo-American commodity cultures, 1820-1939, collectif dirigé par Claire Jones, maîtresse de conférences en histoire de la médecine à l’université de Kent. L’ouvrage analyse l’expérience du handicap dans les sociétés anglo-saxonnes aux xixe et xxe siècles à travers l’évolution que connaissent à l’époque la fabrication et la commercialisation d’appareils prothétiques.
2Au cours du xixe siècle se met en place une progressive stigmatisation des corps imparfaits ou défectueux, qui deviennent de moins en moins acceptables aux yeux de la société. En même temps, les connaissances médicales et techniques connaissent une avancée considérable et le capitalisme industriel s’impose comme modèle économique dominant. Tout cela crée les conditions optimales du développement de l’industrie prothétique moderne, avec la présence d’une demande (les personnes souffrant d’un handicap ont besoin de prothèses pour participer à la vie sociale) et d’une offre de plus en plus ample et diversifiée. Membres de la haute société, bourgeois, ouvriers, hommes et femmes sont ainsi en mesure de trouver sur le marché des articles pour subvenir à leurs besoins, l’impératif du corps intègre ne connaissant ni barrière de classe ni de genre.
3Le volume est organisé selon un double critère chronologique et thématique et contient trois chapitres analysant un handicap « invisible » (la perte d’audition) et quatre autres un handicap « visible » (la perte d’un membre). Chaque essai met en lumière différents enjeux liés au handicap au début de l’époque contemporaine, en prenant tour à tour le point de vue des usagers d’appareils prothétiques, celui des fabricants, des vendeurs, des pouvoirs publics, des médecins.
4L’expérience de la perte d’audition est analysée dans l’étude de Gooday et Sayer, qui font ressortir comment le stigmate lié à la surdité était perçu de manière différente par les membres de la haute société et par ceux des classes populaires, de même que les possibilités pour y remédier qui étaient à leur disposition. Les enjeux du genre sont finement étudiés par Sweet, qui montre l’importance pour une femme du xixe siècle d’avoir un physique intègre afin de pouvoir rester sur le marché matrimonial. De là, le choix d’acheter des prothèses esthétiquement parfaites plutôt que fonctionnelles. Le rôle des usagers dans la fabrication des prothèses est analysé par Vridi, qui détaille la participation directe des porteurs de tympans artificiels au perfectionnement de cet appareillage. L’essai de McGuire étudie les liens entre démocratisation de la technologie et handicap, en analysant la diffusion d’appareils téléphoniques pour malentendants dans l’Angleterre de l’entre-deux-guerres. L’entrée des prothèses dans la logique de production du capitalisme industriel est décrite par Lieffers, qui reconstitue l’épopée entrepreneuriale de Benjamin Franklin Palmer qui, ayant perdu une jambe dans son jeune âge, construit et brevette un modèle de jambe artificielle dont il fait un succès commercial, devenant le fournisseur officiel de l’Union pendant et après la guerre civile. L’essai d’Anderson, qui clôture le volume, rappelle le rôle marginal que, pendant longtemps, les médecins ont eu vis-à-vis de l’usage des prothèses, leur travail s’arrêtant habituellement à l’intervention chirurgicale (amputation). Seulement à la suite de la Grande Guerre et du nombre de victimes (militaires et civiles) nécessitant des membres artificiels, l’État commence à centraliser la production de prothèses, dont la distribution se fait désormais dans les hôpitaux (et non plus dans la boutique d’un artisan spécialisé) et sous contrôle médical.
5Ce qui fait l’intérêt et l’originalité de l’ouvrage est le choix des auteurs de mettre la focale sur l’histoire matérielle. Par cet angle, l’ouvrage donne accès à une histoire sociale et culturelle foisonnante, qui montre à quel point les dispositifs prothétiques révèlent l’évolution et la conception des technologies du corps sont étroitement liées aux besoins pratiques et subjectifs des êtres humains. L’ouvrage met ainsi en lumière la relation entre l’évolution de la science et le processus de civilisation de la modernité et analyse comment la matérialité des prothèses conditionne les représentations du corps, les idéaux, les politiques corporelles et la culture.
6En dépit des qualités du livre, on perçoit le manque d’une introduction plus exhaustive sur la production et l’usage des prothèses avant le xixe siècle qui permettrait de mieux comprendre pourquoi la période choisie par les auteurs représente un tournant. En outre, si l’impact de la Grande Guerre est dûment analysé, on regrette que le même traitement ne soit pas réservé à la guerre civile américaine, qui a entraîné des modifications substantielles au niveau de l’industrie prothétique comme de la perception sociale des amputés.
7Cet ouvrage reste néanmoins une référence incontournable pour tous les chercheurs travaillant sur l’histoire économique et sociale de la médecine à l’âge contemporain. Les jeunes chercheurs trouveront dans l’ouvrage une précieuse leçon méthodologique sur la manière d’aborder un sujet de recherche complexe et multiple et les spécialistes apprécieront des contributions à la pointe de la recherche.
Pour citer cet article
Référence papier
Corinne Doria, « Claire L. Jones (éd.), Rethinking modern prostheses in Anglo-American commodity cultures, 1820-1939 », Histoire, médecine et santé, 14 | 2019, 128-129.
Référence électronique
Corinne Doria, « Claire L. Jones (éd.), Rethinking modern prostheses in Anglo-American commodity cultures, 1820-1939 », Histoire, médecine et santé [En ligne], 14 | hiver 2018, mis en ligne le 15 mars 2019, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/1848 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.1848
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