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Comptes rendus

Joël Chandelier, Avicenne et la médecine en Italie. Le Canon dans les universités (1200-1350)

Paris, Honoré Champion, 2017
Chiara Crisciani
p. 125-127
Référence(s) :

Joël Chandelier, Avicenne et la médecine en Italie. Le Canon dans les universités (1200-1350), Paris, Honoré Champion, 2017, 604 pages.

Texte intégral

  • 1 Nancy G. Siraisi, Taddeo Alderotti and His Pupils: Two Generations of Italian Medical Learning, Pri (...)

1Aujourd’hui encore, tous les spécialistes d’histoire de la médecine médiévale s’accordent pour considérer l’essai de Nancy Siraisi sur Taddeo Alderotti et son école1 comme un texte fondamental, incontournable pour son approche, sa méthodologie et l’ampleur de ses sources. Il s’agit, en effet, d’une étude magistrale de synthèse, dont les résultats – tout en étant remarquables du point de vue d’un spécialiste – ne se limitent pas, toutefois, au domaine restreint d’une histoire sectorielle : c’est un ouvrage qui, entre autres, a encouragé une nouvelle et décisive réorganisation de la recherche historique dans ce domaine, en donnant origine à une imposante production d’études. Je n’hésite pas à affirmer dès le départ que ce volume de Joël Chandelier me semble avoir la même importance, et ceci pour les mêmes raisons : il se présente comme un travail fondamental, auquel il faudra sans doute se référer, et il sera lui aussi en mesure de susciter et de favoriser des recherches ultérieures.

2La structure du volume, très claire, se compose de deux parties : la première est consacrée aux trois phases chronologiques d’intégration du Canon, tandis que la deuxième concerne l’importance de ce texte dans l’enseignement et dans le débat théorique en médecine. Dans chacune des deux parties, on peut remarquer une attention constante à trois niveaux d’interprétation toujours coordonnés : la matérialité des textes, ainsi que leur rédaction et diffusion, les techniques et les sièges d’enseignement, les maîtres et le développement de leurs doctrines.

3Le titre de l’ouvrage annonce déjà l’ampleur et les méthodes de recherche. En effet, si le Canon d’Avicenne et les modalités de son accueil constituent le noyau de l’enquête, celle-ci donne lieu à une vue d’ensemble très vaste concernant la structure de l’enseignement médical en Italie, les doctrines médicales spécifiques que les maîtres italiens proposent de 1250 à 1350, le rapport original (institutionnel et doctrinal) créé entre médecine et philosophie, exclusivement typique du contexte italien, les liens et les échanges entre sièges d’études plus ou moins solides et vivantes (Bologne, Pérouse, Padoue et Sienne), entre maîtres et élèves, parfois liés par des généalogies familiales outre des liens de disciples, enfin entre les différents maîtres – souvent très mobiles entre un studium et l’autre – fréquemment en concurrence entre eux et parfois même protagonistes de la vie politique des villes.

4L’approche globale de Chandelier (telle qu’elle est illustrée dans l’introduction, p. 11-21) peut être définie comme la mise en valeur du niveau de l’« institutionnel au sens large ». Cela signifie que, pour comprendre le succès et l’influence du Canon (une imposante « encyclopédie médicale » qui devient en moins d’un siècle le « manuel parfait » du médecin – et le restera bien au-delà du Moyen Âge), il ne suffit pas, voire il est trompeur, de se borner à analyser, si importante qu’elle soit, la structure du texte, très vaste mais modulaire, ce qui le rend particulièrement adapté à l’enseignement universitaire tel qu’il est en train de s’organiser, ou les stratégies argumentatives innovantes et la finesse des doctrines d’Avicenne. Il n’est pas possible non plus d’énumérer les différents commentaires qui se multiplient au fur et à mesure dans les universités italiennes.

5Il est par contre nécessaire de relater minutieusement les contextes institutionnels – les différentes universités et leurs différents programmes d’étude, encore flous – où les commentaires se développent au cours de l’enseignement, des techniques didactiques et de différents modes d’écriture adoptés (explication au pied de la lettre, questions, traités, commentaires partiels ou complets), ainsi que des règles de circulation (reportationes, plus ou moins autorisées, ou rédaction d’auteur) des commentaires. Plus à fond encore, ces analyses imposent – Chandelier nous en prévient à plusieurs reprises – une reconnaissance extrêmement ponctuelle des manuscrits et sur les manuscrits, et cela aussi parce que les éditions de la Renaissance nous restituent une situation textuelle figée, codée successivement, très peu fidèle à l’originale, et parfois tortueuse, rédaction des textes.

6C’est ce que Chandelier réalise effectivement, et dans ce sens son travail nous fournit aussi une prosopographie utile et très vaste, ainsi qu’un inventaire raisonné de manuscrits et de leurs entrelacements ; l’habileté de l’auteur est vraiment remarquable, ainsi que sa maîtrise à identifier et manier les sources manuscrites et d’archives et à tracer leur circulation : ceci est la base indispensable à la compréhension du phénomène si complexe qui fait l’objet de cette recherche – de la matérialité des écrits à l’articulation des doctrines – mais aussi un instrument précieux pour entreprendre des recherches futures.

7Au centre de la narration, presque un fil rouge qui parcourt les différentes parties, il y a la figure de Gentile da Foligno, professeur à Pérouse, le premier à avoir commenté en entier le Canon, une tâche qui a duré des décennies, en promouvant ainsi sa complète intégration et institutionnalisation (le chapitre III lui est consacré). Ses écrits et son activité magistrale et professionnelle sont finement analysés et considérés comme décisifs, mais sans aucun ton hagiographique : si Gentile est à plusieurs égards un cas exemplaire (voir par exemple p. 399, 421), il n’est pas le protagoniste isolé d’un volume peuplé de plusieurs autres maîtres, auteurs remarquables (à partir de Taddeo Alderotti et Pietro d’Abano) ou « mineurs » et plus marginaux. De même que l’école de Bologne, inaugurée par Taddeo, est réellement vue comme particulièrement significative et étudiée dans son articulation de liens entre famille et disciples, dans son contexte urbain et dans l’effort réussi de promouvoir l’autonomie de la faculté des arts et médecine de l’université de Bologne (c’est une « école de pensée », p. 138, qui ne retrouve un sens que dans son « histoire sociale », p. 126) ; des comparaisons continues sont toutefois effectuées avec la situation, plus embryonnaire, de Padoue ; avec Sienne, un centre d’études animé pendant quelques décennies ; avec Pérouse, mais aussi avec les contextes, totalement différents, des études médicales à Paris et Montpellier. C’est ainsi qu’on comprend l’absolue originalité de la situation de la médecine en Italie (tant sous l’aspect institutionnel que philosophique et doctrinaire) : son excellence est contextualisée et liée à des structures urbaines, à des pratiques didactiques, à des organismes universitaires tout à fait différents.

8Dans cette vue d’ensemble, si fortement structurée par Chandelier, les chapitres consacrés à Gentile et au genre littéraire du commentaire (soustrait aux accusations stéréotypées de platitude et répétition, le commentaire se révèle comme une « œuvre vivante », p. 302) constituent presque de petites monographies précieuses, ainsi que les pages consacrées aux difficultés épistémologiques liées à la mise en valeur continue de l’expérience et aux relations entre la médecine et la philosophie en Italie. Les considérations aussi sont éclairantes à propos de « l’instrumentalisme » médical, sur la « double compétence » d’Antoine de Parme, philosophe et médecin, sur la notion d’Avicenne de forme spécifique, sur la marginalité de Padoue à cette époque, sur l’isolement de Pietro d’Abano.

9Une assurance méthodologique, une richesse des sources, un examen attentif et une grande capacité de synthèse, une érudition et un souffle historiographique élevé : en quelques mots, un livre sûrement utile et aussi très beau.

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Notes

1 Nancy G. Siraisi, Taddeo Alderotti and His Pupils: Two Generations of Italian Medical Learning, Princeton, Princeton University Press, 1981.

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Pour citer cet article

Référence papier

Chiara Crisciani, « Joël Chandelier, Avicenne et la médecine en Italie. Le Canon dans les universités (1200-1350) »Histoire, médecine et santé, 14 | 2019, 125-127.

Référence électronique

Chiara Crisciani, « Joël Chandelier, Avicenne et la médecine en Italie. Le Canon dans les universités (1200-1350) »Histoire, médecine et santé [En ligne], 14 | hiver 2018, mis en ligne le 15 mars 2019, consulté le 12 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/1840 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.1840

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Auteur

Chiara Crisciani

Università di Pavia

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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