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Pour en finir avec les médecines parallèles

D’une médecine officielle à une médecine parallèle : l’itinéraire mouvementé de la médecine naturiste française (xviiie-xxe siècle)

From official medicine to an alternative medicine: the hectic route of naturist medicine in France (18th–20th centuries)
Sylvain Villaret
p. 83-99

Résumés

Formalisée dans le dernier tiers du xviiie siècle, la médecine naturiste est rapidement érigée en norme de pratique dans le corps médical. Pourtant, au début du xixe siècle, elle est stigmatisée et repoussée à la périphérie du champ médical. Afin de ne pas disparaître et de tenter de retrouver sa place, la médecine naturiste a profondément évolué, en intégrant, en particulier, les apports des cures naturelles élaborées en Allemagne par des guérisseurs et autres empiriques. Son parcours académique jusqu’à nos jours est ainsi fait de flux et de reflux, sans finalement que ces promoteurs réussissent à inverser la tendance. L’itinéraire mouvementé de cette médecine révèle ainsi les mécanismes de construction de la légitimité comme de l’illégitimité d’une approche médicale, les processus de classement et de déclassement à l’œuvre.

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Texte intégral

Exorde

1Lorsqu’elle est inventée au xviiie siècle, la médecine naturiste n’est en rien une médecine parallèle, alternative. Bien au contraire, elle se veut l’héritière d’une tradition millénaire et se trouve au cœur d’une institution alors en pleine structuration. Ses promoteurs l’inscrivent de fait dans les pas du « père de la médecine », Hippocrate lui-même. Forts de la reconnaissance qu’elle obtient et de sa transmission dans de prestigieuses facultés, ils entendent bien maintenir sa position dominante sur la médecine française du xixe siècle.

  • 1 Voir à ce propos Thomas Sandoz, Histoire parallèles de la médecine. Des fleurs de Bach à l’ostéopa (...)

2Deux siècles plus tard, la médecine naturiste semble être tombée aux oubliettes de la médecine institutionnelle. L’appellation elle-même ne fait plus recette. On lui préfère celle de médecine naturelle. Reste que cette approche perdure sous d’autres dénominations. Parmi elles, on citera volontiers la naturopathie, la naturothérapie, la vitalopathie, les thérapies holistiques. Il suffit, en effet, de consulter la bibliographie de certains ouvrages, de lire avec attention les repères historiques et les principes fondamentaux présentés sur certains sites, comme celui de la World Naturopathic Federation, pour retrouver cités les écrits des pionniers de la médecine naturiste tels Sebastian Kneipp ou Vinzenz Prießnitz. À bien y regarder, ses multiples déclinaisons, ramifications appartiennent désormais à la sphère des médecines dites parallèles1. Entre ces deux situations, ces deux bornes temporelles, la médecine naturiste a donc profondément changé. Elle s’est considérablement renouvelée sans pour autant renier certains principes sur lesquels elle reposait à l’origine, avec, en premier lieu, l’idée structurante d’une nature médicatrice.

  • 2 On se réfèrera à ce propos à la fécondité de l’approche par les marges promue par Olivier Faure. V (...)
  • 3 Voir Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970.

3C’est cette évolution, ce passage entre deux places occupées au sein du champ de la santé, que nous voudrions interroger. L’itinéraire mouvementé de cette médecine, selon une dialectique marginalisation/intégration sans cesse renouvelée, nous semble ainsi pouvoir illustrer les mécanismes de construction de la légitimité comme de l’illégitimité, les processus de classement et de déclassement à l’œuvre dans le champ médical2. Cet itinéraire est aussi à même de révéler la complexité du jeu entre acteurs auquel on assiste et qui renvoie, in fine, à l’évolution des paradigmes scientifiques3. Partant de là, notre propos se fonde sur l’analyse d’un corpus constitué de sources originales relevant pour la majeure partie de publications naturistes (ouvrages, articles, revues) et de traités de médecine parus dans la période considérée.

La médecine naturiste au cœur de la médecine académique (fin xviiie siècle)

  • 4 Sur le rôle pionnier du Dr Bordeu, voir Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme. Le mythe du retour (...)

4La médecine naturiste se formalise dans la deuxième moitié du xviiie siècle sous l’impulsion de Théophile de Bordeu4. Cette invention se produit dans un paysage médical en plein renouvellement, marqué par les affrontements autour de l’héritage cartésien. S’opposent ceux qui ont foi dans l’intervention du médecin et ceux qui prônent la prudence et valorisent l’observation.

  • 5 Dr Antoine Planchon, Le naturisme ou la nature considérée dans les maladies et leur traitement con (...)

5En proie aux doutes et aux incertitudes que génèrent ces querelles, certains médecins appellent de leurs vœux une doctrine unificatrice, synthétique. En témoigne le sujet posé en 1770, puis, à nouveau, en 1773, par l’Académie des sciences, arts et belles lettres de Dijon en vue de l’attribution de son prix de médecine : « Quelles sont les maladies, dans lesquelles la médecine expectante est préférable à l’agissante, et celle-ci à l’expectante, et à quels signes le médecin reconnaît qu’il doit agir ou rester dans l’inaction, attendant le moment favorable pour placer les remèdes ?5 ». La réponse apportée par le Dr Antoine Planchon, avec son mémoire Le naturisme ou la nature considérée dans les maladies et leur traitement conforme à la doctrine et à la pratique d’Hippocrate et de ses sectateurs, lui vaut d’être récompensé par l’Académie. La médecine naturiste y obtient par là même ses premiers titres de noblesse.

6Pour brosser rapidement les contours du naturisme médical, on soulignera, en premier lieu, qu’il s’agit d’une philosophie de traitement, d’une approche générale de l’acte médical fondée sur un certain nombre de principes structurants. Parmi eux se distingue la natura medicatrix, autrement dit l’idée d’une nature qui trouve par elle-même les voies de la guérison, qu’il suffit donc de laisser agir voire d’accompagner. Elle rejoint en cela le vitalisme qui repose sur l’idée de l’existence d’un principe vital. Autre trait distinctif, la maladie est vue comme une réaction salvatrice de l’organisme, se purgeant en quelque sorte des « substances morbifiques », pour reprendre la terminologie alors en vigueur. On aboutit ainsi à un troisième principe : la médecine naturiste est avant tout une médecine d’observation et d’expectation. Partant du « constat » que la maladie se résorbe le plus souvent d’elle-même, l’intervention du praticien est donc prudente, circonspecte. Enfin, cette approche se veut globale dans la mesure où elle se refuse à isoler la maladie du malade et insiste sur la spécificité de chaque individu.

7À travers ses diverses contributions, le naturisme est finalement présenté comme la doctrine du bon sens en l’état actuel des connaissances, la référence canonique à partir de laquelle chaque médecin construit son acte.

  • 6 Ibid., p. XIV.
  • 7 Ibid.

8Afin de s’assurer une légitimité, on dresse une généalogie, une stratégie des plus coutumières alors et qui renvoie d’ailleurs au rôle confié à l’histoire de la médecine. Pour exemple, le Dr Planchon se réfère à Hippocrate, désigné comme le père fondateur, puis viennent Galien, Sydenham, Boerhaave, Huxhams, Lieutaud, Lorrys, Zimmermann, Vallesius, Baglivi, Barthez6… On construit donc une histoire. On formalise des filiations. Avec Planchon encore, les médecins se définissant comme des « observateurs de la marche de la Nature7 » se voient qualifiés, a posteriori, de naturistes.

  • 8 Par exemple : L.J.M., « Naturistes », Encyclopédie méthodique. MES-NOU, Paris, Veuve Agasse, t. X, (...)

9Cette stratégie porte ses fruits puisque, dans le dernier tiers du siècle des Lumières, le naturisme est légitimé, reconnu. Il se situe au cœur de la médecine institutionnelle. Comme l’idée d’une natura medicatrix, l’aphorisme primum non nocere devient la réponse de bon sens à apporter aux errements de la pharmacopée. Les médecins se reconnaissent dans cette nouvelle classification de leurs pratiques, ce dont rend compte l’apparition du terme de naturisme dans les dictionnaires et les encyclopédies médicales8. Enfin, le naturisme est enseigné, transmis au sein de puissantes facultés de médecine comme celle de Paris ou de Montpellier.

La relégation rapide de la médecine naturiste (première moitié du xixe siècle)

  • 9 Louis Premuda, « La naissance des spécialités », dans Mirko D. Grmek, Histoire de la pensée médica (...)

10Reste que le débat est loin d’être clos et que la montée en puissance d’une médecine scientifique, fondée sur le doute systématique et l’expérimentation bouleverse les équilibres fragiles établis, infléchit le rapport de force. Dès avant la fin du xviiie siècle le caractère spéculatif du naturisme est pointé du doigt. Le principe, jugé nébuleux, d’une force vitale ou d’une nature médicatrice demande à être clairement vérifié, alors que, « au tournant du xixe siècle, la médecine cherche à s’affranchir de la philosophie pour devenir une science naturelle9 ».

11Cette tendance s’accentue avec les nouveaux repères auxquels se rattachent de plus en plus de jeunes praticiens. Les mathématiques, la physique, la biologie, la chimie sont considérés comme les vecteurs de production de savoirs sûrs. Le laboratoire, la décomposition analytique, la méthode inductive et déductive, deviennent les nouvelles valeurs autour desquelles se rassemble la communauté médicale et qui servent de mètre étalon pour mesurer la valeur d’une théorie.

  • 10 Pr. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 1984 [ (...)

12Si la médecine naturiste réussit à se maintenir jusque dans le premier tiers du xixe siècle, grâce notamment à son bastion montpelliérain, ce n’est que pour mieux céder ensuite sous les coups de boutoir des promoteurs de la médecine expérimentale, dont Claude Bernard est la figure emblématique. Publiée en 1865, son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale donne à voir la manière dont la médecine naturiste est considérée depuis quelque temps déjà par nombre de praticiens. Sous sa plume, naturisme et vitalisme ne sont « rien d’autre qu’une sorte de superstition médicale, une croyance au surnaturel, […] une sorte de charlatanisme involontaire10 ».

  • 11 Sur l’histoire du vitalisme, on se reporter avec profit à l’ouvrage de Roselyne Rey, Naissance et (...)
  • 12 Olivier Faure, Histoire sociale de la médecine (xviiie-xxe siècles), Paris, Économica, 1994.

13Ce texte illustre le fait que la médecine moderne se construit alors contre le naturisme et le vitalisme11 néo-hippocratiques. Les valeurs et les principes fondant le paradigme précédent sont relégués, définis comme des obstacles au progrès. De fait, avec le xixe siècle, la médecine, définie en tant que science, se réorganise12, se structure en spécialités, ce qui invalide inévitablement le modèle hippocratique et naturiste.

  • 13 Pierre Guillaume, Le rôle social du médecin depuis deux siècles (1800-1945), Paris, La Documentati (...)

14Cette évolution s’affirme d’autant mieux au sein de la corporation des médecins, qu’elle va de pair avec leur accession à un nouveau statut social. En témoigne l’influence croissante exercée par l’Académie de médecine en matière de politique de santé publique13. La loi du 10 mars 1803 qui institue le principe du monopole accordé aux docteurs en matière d’exercice de la médecine vient scander cette évolution, suivie moins d’un siècle plus tard par la loi du 30 novembre 1892 réglementant l’exercice médical.

Un renouveau sous l’influence des cures d’eau, d’air et de soleil de guérisseurs d’outre-Rhin (1830-1890)

  • 14 Roselyne Rey, « Anamorphoses d’Hippocrate au xviiie siècle », dans Danielle Gourevitch (dir.), Mal (...)

15La médecine naturiste française paraît donc condamnée à venir grossir le nombre des théories surannées. Elle ne peut plus s’appuyer sur l’enseignement de la doctrine d’Hippocrate qui « cesse d’être enjeu vivant du savoir14 ». Évoluer ou disparaître, telle est en effet l’alternative qui s’offre à elle vers la fin du premier xixe siècle. Ses prosélytes trouvent dès lors dans les cures naturelles inventées dans les pays germaniques non seulement une source d’inspiration, une méthode, mais aussi un large éventail d’applications à visées tant thérapeutiques qu’hygiéniques.

  • 15 Voir Marc Cluet, La libre-culture : le mouvement nudiste en Allemagne depuis les origines jusqu’à (...)

16Le xixe siècle voit en effet s’affirmer outre-Rhin le succès des établissements de cures naturelles ouverts à la suite de celui créé par Prießnitz à Gräfenberg (Silésie autrichienne). La réussite rapide et phénoménale que celui-ci connaît, si ce n’est initie, tout au moins dynamise de façon significative l’engouement pour une médecine sans médicaments (Naturheilkunde), fondée sur le recours aux éléments naturels. Pour être plus précis, ce modèle thérapeutique articule un ensemble de pratiques visant à tirer profit des forces vitales contenues dans les différents adjuvants naturels. Il s’agit, par là même, de stimuler la réaction naturelle curatrice. Cures d’eau, d’air, de soleil, alimentation rustique, à dominante végétarienne, traitements à base d’extraits de plantes, forment ainsi un retour thérapeutique à la nature qui se prolonge à travers une hygiène de vie stricte. Par-delà, se dessine un large mouvement de retour à la nature outre-Rhin, s’appuyant certes sur un socle de préoccupations sanitaires mais aussi sur des influences philosophiques (Rousseau, Gotthold Ephraim Lessing, Johann Joachim Winckelmann15).

17Alors donc que la médecine académique se coupe de la nature en devenant de plus en plus savante, les attentes des populations, et notamment de certaines élites sociales, sont liées à une quête de sens et d’identité qui trouve son aboutissement dans la recherche d’un mode de vie en harmonie avec la nature, source de force et de santé. La naissance et le succès rencontré par les cures naturelles, qui relèvent d’une « médecine du sens », y trouvent très certainement leur origine.

18Cela étant, la Naturheilkunde s’inscrit d’emblée dans la sphère des médecines alternatives. Elle est le fait, pour l’essentiel, d’empiriques, de guérisseurs s’opposant à la médecine savante. Parmi quelques-unes des figures marquantes de ce mouvement, on citera outre Prießnitz et Kneipp, Johan Schroth, Arnold Rikli, Eduard Baltzer, Maximilian Bircher-Benner, Theodore Hahn, directeur de la revue Naturartz, mais aussi Friedrich Eduard Bilz. S’ils partagent les mêmes présupposés concernant le rôle de la nature et de ses adjuvants, leurs propositions se distinguent par l’accent qui est mis sur le recours à un agent naturel en particulier. Sans être exclusif, Prießnitz insiste sur le recours à l’eau, Rikli sur les bains d’air et de soleil. Il n’en reste pas moins qu’au fil des années les cures naturelles sont définies comme étant avant tout synthétiques, ne négligeant aucun agent naturel et intégrant les nouveautés, comme les pratiques gymnastiques et sportives.

  • 16 Voir Maurice Garden, « Médecine savante et médecine naturelle en Allemagne (fin 19e-début 20e sièc (...)

19Cette méthode de traitement trouve un écho favorable au sein de la population à un moment où cette dernière est progressivement dépossédée par le corps médical de la pratique légitime de la médecine. En Allemagne, la médecine naturelle vient en effet combler le vide laissé auprès de la population par la disparition de la médecine traditionnelle16. Sa diffusion témoigne des résistances qu’entraîne l’érection d’un monopole étatique et des efforts déployés par les classes populaires pour se réapproprier un champ de pratiques.

20Quoi qu’il en soit, les cures naturelles bénéficient d’un succès économique considérable, du fait notamment de l’écho favorable qu’elles obtiennent auprès de l’aristocratie européenne. Elles suscitent également la formalisation de sociétés promouvant les traitements naturels, la florescence de revues militantes, l’organisation de conférences visant à permettre à quiconque de se soigner par lui-même en suivant la nature. Dénommées Naturheilvereine, ces sociétés, regroupés progressivement en fédérations, couvrent rapidement tous les états allemands.

  • 17 Gisheler Spitzer, Der deutsche Naturismus. Idee und Entwicklung einer volkerzieherischen Bewegung (...)
  • 18 Nous empruntons le terme à Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme, op. cit., p. 248.
  • 19 Arnd Krüger, « There goes this art of manliness: Naturism and racial hygiene in Germany », Journal (...)

21Avec le temps, les perspectives évoluent. La réforme de l’hygiène qui est revendiquée se prolonge à travers celle d’une réforme de la vie. Le naturisme allemand se diversifie tout comme il se politise. Au début du xxe siècle, plusieurs mouvements de réforme de la vie17 constituent, outre Rhin, une « nébuleuse naturiste18 » dont Arnd Krüger trace les contours. Il distingue ainsi le mouvement pour les traitements naturels (Naturheilbewegung), le mouvement pour la beauté (Schönheitsbewegung), le mouvement de la jeunesse (Jugendbewegung), la culture physique (Körperkultur), le nudisme, la danse et la gymnastique rythmique19.

22Ce contexte porteur favorise l’appropriation par le corps médical des applications naturistes. On peut ainsi parler, jusqu’à un certain point, de mécanismes de coconstruction à propos de la médecine naturiste. Hormis les médecins convaincus, il s’agit aussi, pour le corps médical allemand, non seulement de bénéficier de cet engouement, mais aussi de garder la main sur le champ des savoirs et des pratiques. La fondation de l’Association médicale pour la thérapeutique physico-diététique (Ärzte Vereine für physikalische-dietetische Therapie), l’ouverture d’une chaire consacrée à l’hydrothérapie au sein de la faculté de médecine de Berlin illustrent la perméabilité du corps médical académique aux traitements naturistes.

  • 20 Voir par exemple : « Sciences médicales, méthodes aqueuse de guérison. Les bains de Graffemberg », (...)

23Pour en revenir au cas français, on est frappé par la rapidité avec laquelle les thèses et les pratiques de la Naturheilkunde se diffusent dans l’Hexagone. Alors que son établissement, créé en 1822, ne compte que quelques années d’existence et qu’il n’existe pas d’écrits de Prießnitz, son œuvre est connue en France dès les années 183020. Cette diffusion s’opère essentiellement par le truchement de médecins français venus séjourner à Gräfenberg ainsi que par le témoignage écrit de certains patients.

  • 21 « Rapports. 1e Esquisse du traitement hydrothérapique par les docteurs Engel et Wertheim ; (commis (...)
  • 22 Ibid., p. 503.

24Mais les obstacles rencontrés sont de taille, comme l’illustre la réaction de rejet, sans nuances, de l’Académie royale de médecine lorsque deux médecins allemands, les Drs Joseph Engel et L. Wertheim, sollicitent en 1839 l’autorisation d’exercer en France et de fonder à Paris un dispensaire dévolu à l’hydrothérapie selon Prießnitz. Le jugement, prononcé par le rapporteur de l’Académie de médecine, M. Roche, se veut en effet catégorique. L’hydrothérapie naturiste est considérée comme étant « dangereuse […], en opposition avec toutes [les] connaissances physiologiques et pathologiques21 », fruit de l’Allemagne, « nébuleuse patrie de toutes les grandes mystifications philosophiques et médicales22 ».

  • 23 Ibid., p. 375.

25Nonobstant, l’Académie de médecine échoue à contenir l’essor de l’hydrothérapie naturelle. Les perspectives économiques et commerciales l’emportent sur les positionnements idéologiques. De plus, la cure d’eau est transposée scientifiquement, notamment sous l’action du Dr Louis Fleury, pour donner lieu à l’« hydrothérapie positive23 ». Cette transposition contribue à donner un second souffle au naturisme médical.

26De médecine d’observation, le naturisme devient sous l’influence des cures naturelles une médecine agissante, une thérapeutique. Ce faisant, la médecine naturiste s’est donc profondément renouvelée, du point de vue de ses pratiques comme de ses perspectives. Thérapeutique, hygiène, elle s’oriente aussi vers une médecine du bien-être. C’est dans la seconde moitié du xixe siècle qu’elle prend en France ce tournant qui signe son retour sur le devant de la scène tout en orientant ses pas sur la voie des médecines alternatives.

Une reconfiguration autour de spécialités médicales reconnues ou émergentes (fin xixe-début xxe siècles)

  • 24 Voir Sylvain Villaret, Histoire du naturisme en France depuis le siècle des Lumières, Paris, Vuibe (...)

27Redynamisée par les cures naturelles, la médecine naturiste trouve dans plusieurs secteurs médicaux nouvellement formalisés, ou redéfinis, des voies de repli, des espaces d’où repartir à la reconquête si ce n’est de la place qu’elle a perdue tout au moins d’une nouvelle légitimité24. Il existe en effet des spécialités qui semblent prédisposer les médecins à accueillir favorablement les thèses naturistes.

  • 25 Anne-Marie Châtelet, Le souffle du plein air. Histoire d’un projet pédagogique et architectural no (...)

28On repère immédiatement celles qui reposent sur l’utilisation rationnelle des agents naturels : la physiothérapie avec ses déclinaisons hydrothérapiques, aérothérapiques, héliothérapiques, climatothérapique. Les sanatoriums et préventoriums, les hospices, les écoles de plein air25 aussi, deviennent des lieux privilégiés de mise en œuvre de la médecine naturiste.

29Les congrès de climatothérapie et d’hygiène urbaine exposent et diffusent les thèses et les pratiques naturistes. Inaugurant une longue série, le premier congrès de climatothérapie et d’hygiène urbaine a lieu en 1904. Parmi les acteurs-clés, on citera, outre le Dr Albert Monteuuis, les membres de la Société de médecine et de climatologie de Nice.

  • 26 Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme, op. cit., p. 137.

30On insistera également sur la médecine préventive, hygiénique qui prend notamment la forme de l’hygiène urbaine que l’on associe alors à la climatothérapie. Sans parler encore de spécialité médicale, la diététique, à relier à la médecine préventive et hygiénique, semble aussi un lieu favorable à la diffusion du naturisme, tout au moins dans sa déclinaison végétarienne. Regroupés au sein de la Société végétarienne de France, des médecins élaborent en effet un « végétaro-naturisme26 » appelé à connaître un succès notable.

  • 27 Dr Fernand Sandoz, Introduction à la thérapeutique naturiste par les agents physiques et diététiqu (...)
  • 28 À propos des médecins culturistes, voir Gilbert Andrieu, L’homme et la force. Des marchands de for (...)
  • 29 Sylvain Villaret, Naturisme et éducation corporelle : des projets réformistes aux prises en compte (...)

31La pathologie générale, par l’entremise notamment de l’éminent Pr. Charles Bouchard, est un autre refuge. Cette discipline valorise en effet une approche de la médecine fondée sur la prise en compte du malade dans sa globalité. Il n’est d’ailleurs point surprenant que la première thèse pour le doctorat de médecine consacrée à la « thérapeutique naturiste27 » soit le fruit d’un des élèves du Pr. Bouchard. Avec notamment les travaux des Drs Edward Ruffier, Georges Rouhet, la « médecine culturiste28 » ou sportive s’affirme comme un dernier espace de diffusion29.

32On prendra garde cependant à ne pas avoir une vision trop figée et cloisonnée de ce tableau des spécialités devenues réceptacles et vecteurs de diffusion du naturisme. Il faut envisager cela sous l’angle dynamique, les médecins naturistes traversant ces différents espaces, émargeant à plusieurs sphères.

  • 30 Dr Albert Monteuuis, Les abdominales méconnues. Les déséquilibrés du ventre sans ptose, Paris, J.  (...)
  • 31 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, xixe-xxe siècle, Paris, Seuil, 1999.
  • 32 Jacques Leenhardt et Robert Pitch, Au jardin des malentendus. Le commerce franco-allemand des idée (...)

33Quoi qu’il en soit, la synthèse entre la médecine française néo-hippocratique et les cures naturelles s’opère au sein de ces spécialités. Pour parer aux critiques qui ont accompagné la diffusion en France des pratiques empiriques allemandes, les médecins naturistes appartenant aux spécialités susdites formalisent un argumentaire comportant plusieurs temps. Le premier consiste à reconnaître la géniale intuition des guérisseurs d’outre-Rhin mais en l’inscrivant dans une filiation reconnue au sein du corps médical français. Cette filiation fait aussi référence à des médecins français, que l’on redécouvre à cette occasion. Il en va ainsi du Dr Turck, désigné comme étant le précurseur des bains de soleil30. Un des objectifs est ainsi de désamorcer les diatribes relatives à l’origine géographique de ces traitements, l’Allemagne, à un moment où, dans le jeu de construction des états-nations31, celle-ci est devenue l’ennemi héréditaire de la France32.

34Dans un deuxième temps, on souligne la relative inaptitude de ces thérapeutes improvisés à exploiter la nature rationnellement, efficacement et surtout sans risques pour le patient. Il s’agit donc de se démarquer de ces inventeurs réprouvés de la Naturheilkunde sans pour autant, dans les faits, rompre radicalement avec les pratiques des pionniers.

  • 33 Dr Albert Monteuuis, L’usage chez soi des bains d’air, de lumière et de soleil. Leur valeur pratiq (...)
  • 34 Ibid., p. 56.
  • 35 Ibid.

35Troisième temps, celui de la synthèse entre la tradition néo-hippocratique, les traitements naturels et les dernières connaissances scientifiques. La « scientifisation », la « méthodisation » du naturisme, telle est en effet la tâche à laquelle s’attellent les médecins convertis, que cela soit les Drs Auber, Sandoz puis Carton. Le Dr Monteuuis ne dit pas autre chose lorsqu’il énonce l’idée que « la médecine naturelle repose sur un trépied thérapeutique : la nature est son point de départ, l’expérience sa base, la science son double moyen de contrôle et de perfectionnement33 ». Enfin, plus largement, il s’agit, comme le défend le Dr Monteuuis, de « mettre en harmonie avec notre éducation nationale34 » les pratiques naturistes allemandes, de les « franciser35 ». Le mot est lâché.

  • 36 Louis Gerdebat, Des méthodes naturistes en France : hydrothérapie et kneippisme, villa de la santé(...)
  • 37 Ibid.

36Il n’en demeure pas moins que les résistances sont encore nombreuses comme le laissent entendre les propos tenus par un malade traité au sein d’un institut kneippiste lyonnais, Louis Gerdebat. Ses récriminations sont, très probablement, représentatives du ressentiment éprouvé par les médecins naturistes avec qui il a longuement conversé : « Le peu de vogue des méthodes naturistes et la rareté de leur usage en France tient évidemment à des causes multiples, mais la principale me paraît être l’extrême réserve, je dirai presque l’obstructive opposition du corps médical français36 ». La raison évoquée par l’auteur à propos de cette défiance est simple : « parce que la plupart des initiateurs de ces systèmes naturistes étaient de profanes guérisseurs, n’appartenant pas à la docte faculté ! ! !37 »

Le naturisme : une médecine qui fait ses preuves en temps de guerre

  • 38 Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, Éditi (...)
  • 39 Michel Winock, Décadence fin de siècle, Paris, Gallimard, 2017.
  • 40 Sylvain Villaret, Naturisme et éducation corporelle, op. cit.

37On le voit, porté par différents secteurs médicaux, les thèses et les pratiques naturistes obtiennent une écoute croissante, notamment au sein des pouvoirs publics comme du grand public. Le contexte, marqué par une sensibilité aiguë quant aux pollutions industrielles38, le fantasme de la dégénérescence de la race, la hantise de la décadence39, y joue pour beaucoup. Reste que, à la différence de l’Allemagne, le passage d’un naturisme médical à un naturisme fondé sur la réforme des modes de vie en est encore, à l’aube du xxe siècle, à ses balbutiements. On en perçoit les signes avant-coureurs dans l’essor d’un anarcho-naturisme, en lien étroit avec celui du végétaro-naturisme, mais aussi dans les propositions naturistes issues du champ de l’éducation physique et des sports40.

38L’évolution du naturisme, tout comme son renouveau au sein du champ médical français, est dynamisée, catalysée par la Grande Guerre. Et pour cause, confrontés à la pénurie de moyens, de médicaments, certains médecins ont recours aux bains d’air et de soleil pour traiter leurs patients. La guerre crée, de facto, les conditions favorables à une initiation aux pratiques naturistes mais aussi à des expérimentations d’envergure.

  • 41 Dr Auguste Rollier, Le pansement solaire : héliothérapie de certaines affections chirurgicales et (...)
  • 42 Edité à Paris chez Maloine.
  • 43 Dr Ernest Moreau-Defarges, « Rééducation motrice chez les blessés par les exercices, les sports et (...)
  • 44 Dr François Fougérat de David de Lastours, L’homme et la lumière, thèse de médecine, Paris, Amédée (...)

39En Suisse, le Dr Auguste Rollier profite ainsi de sa nomination à la clinique militaire de Leysin en 1915 pour soigner les soldats au moyen de sa cure hélioclimatique naturiste. Il en tire un ouvrage largement diffusé : Le pansement solaire : héliothérapie de certaines affections chirurgicales et des blessures de guerre41. Sa méthode est d’ailleurs rapidement connue en France. Pour preuve, le Dr Maurice Cazin, qui se réfère aussi à Rikli, utilise l’héliothérapie naturiste pour le traitement des blessures de guerre à l’Hôpital complémentaire n° 3, et aux hôpitaux auxiliaires n° 66 et 79. Dès le 15 septembre 1914, le Dr Gontrand Léo organise lui aussi à grande échelle l’héliothérapie au sein de l’hôpital n° 4, à Évreux. Il rend compte d’ailleurs de son expérience en 1915 dans son ouvrage Trois mois de chirurgie de guerre dans la zone de l’arrière, notes cliniques et thérapeutiques42. Au dépôt de Deauville-Trouville, le Dr Ernest Moreau-Defarges a recours à ces mêmes pratiques complétées par la méthode naturiste d’éducation physique qu’il emprunte à Georges Hébert43. Reconnue pour son efficacité, son organisation est reprise dans les dépôts de Caen, aux Centres régionaux d’instruction physique de Dinard, de Deauville, puis d’Antibes, où il est transféré en 1918. On citera également les Drs Louis Pathault, Fougérat de David de Lastours. Ce dernier fait cas des effets salvateurs de l’ensoleillement sur certaines catégories de blessés de guerre : « Enfin chez les tristes victimes de la barbarie allemande, chez ces malheureux gazés, traînant une vie misérable, tous les organes plus ou moins attaqués, les bains de soleil font des miracles44 ». La plupart de ces médecins vont former les rangs après-guerre des mouvements naturistes réformistes, voire y occuper des places de premier plan.

Un renouveau sur fond de loisirs et d’hygiène lors de l’entre-deux-guerres

40Les effets du conflit sur l’essor de la médecine naturiste sont à la fois immédiats et différés. Le traumatisme généré amène en effet nombre d’individus à s’interroger sur cette société, dite moderne, qui a conduit à la catastrophe. Les institutions qui la portent sont ainsi remises en cause, notamment la médecine. Alors que les angoisses sourdent, que les espoirs placés dans la modernité sont déçus, s’affirme donc, entre les deux guerres, l’idée d’un nécessaire retour à la nature et à ses éléments, seule solution pour reconstruire un monde en paix sur des bases saines.

41Le naturisme français s’émancipe dès lors de sa gangue médicale. Il se décline, à son tour, en plusieurs mouvements plaidant en faveur d’une réforme de la vie basée sur un retour à la nature. Derrière une même volonté réformiste s’affrontent naturisme de gauche et naturisme de droite, mais aussi défenseurs d’une nudité pudique, limité au port du caleçon et du deux-pièces, et partisans d’une nudité intégrale.

  • 45 Drs Gaston et André Durville, Fais ton corps, Paris, Éditions de naturisme, 1935, p. 119.
  • 46 Édouard Ribot, Nudisme, thèse pour le doctorat en médecine, Bordeaux, Y. Cadoret, 1931.
  • 47 Maurice Garden, « Médecine savante et médecine naturelle en Allemagne… », art. cité, p. 413-414.

42Dans ce contexte, le naturisme médical regagne du terrain. Ses prosélytes français sont d’ailleurs beaucoup plus offensifs. S’inspirant de l’exemple allemand, ils retournent avec plus de force l’argumentaire critique qui avait été formalisé contre la médecine naturiste au siècle précédent : « Les années ont passé. L’École Médicale Chimique a continué son mépris pour la culture du muscle. Mais il ne sera pas dit que l’amélioration de la race est née hors de la médecine : notre École médicale Naturiste – plus ou moins nudiste et culturiste – créé la Culture humaine45 ». Les arguments portent. Illustration de cette évolution, les thèses de médecine portant sur le naturisme se multiplient. Édouard Ribot consacre même son doctorat à la question controversée du nudisme et de son intérêt sanitaire et social. Sa thèse est soutenue en 193146. Le naturisme s’immisce aussi dans le champ de la psychologie, de la psychiatrie, de la psychomotricité. En Allemagne, ces avancées sont encore plus marquées. Comme le note Garden, « le Naturheilbewegung a réussi à s’imposer jusque dans les rangs de la médecine […] avant de pouvoir tenir presque un rang officiel de “branche” reconnue de la médecine, ce qu’elle devient peu à peu entre les deux guerres47 ».

  • 48 Robert Fasquelles Saint-Yves Menard, « Premier congrès international de médecine néo-hippocratique (...)

43Signe des temps, se tient au sein de la Faculté de médecine de Paris du 1er au 5 juillet 1937, le premier congrès international de médecine néo-hippocratique sous le patronage des « plus grands noms de la médecine contemporaine48 ». Les tenants du naturisme médical y tiennent une bonne place, avec notamment la conférence intitulée « Le naturisme d’Hippocrate et le nôtre ».

44D’autres facteurs viennent cependant entretenir le caractère sulfureux du naturisme médical. En premier point, son inscription dans la sphère marchande. En effet, c’est davantage sous l’angle d’un commerce lié au bien-être que la médecine naturiste trouve à se développer. Instituts naturistes, centres de soins et de beauté naturels essaiment tout particulièrement depuis la fin de la Grande Guerre. Les instituts kneippistes créés sur le modèle allemand par des praticiens français ont ouvert la voie dès la fin du xixe siècle. Par ailleurs, la marchandisation de la médecine naturiste favorise en France son ouverture à des professionnels extérieurs au corps médical. En témoigne la démultiplication des centres naturistes « de remise en forme ».

  • 49 Voir le chapitre « Bains, efforts et hygiène » de Thomas Sandoz, Histoire parallèles de la médecin (...)

45Sans perdre ses bases, le naturisme se démultiplie au gré des sensibilités de ses promoteurs. Il en va ainsi de la naturopathie. Cette dernière poursuit alors l’ascension qu’elle a entamée à la fin du xixe siècle sous l’action de Benedict Lust, un allemand émigré aux États-Unis et fervent admirateur de Kneipp49.

  • 50 Drs Gaston et André Durville, « Contre la vaccination antidiphtérique obligatoire Lettre ouverte d (...)

46Il est enfin un combat qui a pour effet de ramener brutalement les médecins naturistes du côté de la marge : leur opposition radicale à la vaccination dont les progrès sont alors manifestes. L’année 1939 est de ce point de vue critique. Le ministre de la Santé publique, Marc Rucart, lance alors un vaste et ambitieux programme de vaccination antidiphtérique. Comme nombre de leurs homologues, les Drs Durville sont acquis à une « vaccination naturelle ». Ils n’hésitent pas à prendre à partie, par voie de presse, le ministre de la Santé publique50.

Et après ? La naturopathie sur la ligne de crête (seconde moitié du xxe-début du xxie siècles)

47Si l’on s’en tient à sa reconnaissance académique, la médecine naturiste semble connaître un reflux dans la seconde moitié du xxe siècle. Le combat que ces propagandistes mènent contre une vaccination qui se démultiplie et se généralise semble l’avoir, une fois encore, durablement décrédibilisée. Après-guerre, la médecine moderne, allopathique, la biomédecine et le tout-puissant médicament semblent enfin tenir leurs promesses, et même ouvrir de nouvelles perspectives.

48Confrontée à la reconnaissance dont la vaccination fait l’objet, à la structuration toujours plus fine du corps médical, mais aussi à la condamnation des dérives de la médecine eugénique, la médecine naturiste poursuit donc son chemin de façon plus souterraine. L’appellation elle-même, jugée par trop désuète, trop connotée avec l’essor du nudo-naturisme promue par la Fédération française de naturisme (1950), ne fait plus recette. C’est le cas, tout d’abord, au sein du corps médical lui-même où l’on préfère parler de néo-hippocratisme plutôt que de médecine naturiste. Ça l’est, ensuite, dans les nombreux rhizomes que la médecine naturiste a générés en France : naturopathie, vitalothérapie, médecines holistiques, jeune thérapeutique. En effet, se voulant synthétique et unificatrice, la médecine naturiste peut tout aussi facilement se subdiviser, se découper au gré des personnalités et des phénomènes de mode, tout en conservant ses principes fondamentaux : l’idée d’une nature médicatrice, d’une force vitale, la dimension préventive et hygiénique, le fait d’appréhender l’individu dans sa globalité (holisme), l’« accessibilité » de ses savoirs, le recours privilégié aux agents naturels. La médecine naturiste est ainsi partout à la fois mais finalement nulle part.

  • 51 On ne manquera pas de citer le rôle-clé joué par Pierre Valentin Marchessau.
  • 52 Saskia Cousin, « Destination authentique : le tourisme, ou la quête (e)perdue de l’authenticité », (...)
  • 53 Voir Arnaud Gautier, Marie Jauffret-Roustide et Christine Jestin (dir.), Enquête Nicolle 2006. Con (...)

49Il n’en demeure pas moins que le naturisme médical « revient » en France sur le devant de la scène, de façon certes plus masquée, par le biais, principalement, de la naturopathie états-unienne51. Cette redécouverte s’effectue dans le contexte porteur des années 1960-1970. La quête d’authenticité52 et le retour à la nature connaissent alors un regain d’intérêt sur fond de contre-culture, de défiance vis-à-vis de l’industrie du médicament et des dérives commerciales de la médecine officielle. Symboles de la médecine moderne, la vaccination fait débat au sein du grand public. Le sentiment de méfiance, vis-à-vis en particulier de certains vaccins, est jugé préoccupant53. Ces conditions sont propices à l’essor et la structuration de la naturopathie à l’échelle nationale comme internationale.

  • 54 « UEN : Union Européenne de Naturopathie », Cenatho - Cours Daniel Keiffer : http://cenatho.fr/ind (...)
  • 55 Juliette Harau, « Les médecines non conventionnelles s’invitent à l’hôpital », Le Monde, 31 août 2 (...)
  • 56 Arrêté du 7 avril 2017 portant enregistrement au répertoire national des certifications profession (...)

50Dans le détail, sont créées en 1981 l’Association professionnelle des naturopathes et l’Organisation de la médecine naturelle et de l’éducation sanitaire. La naturopathie essaime aussi grâce à la florescence de centres de formation, chapeautés, pour une bonne partie, par la Fédération française des écoles de naturopathie, fondée le 5 novembre 1985. Elle s’appuie également sur l’Union européenne de naturopathie (2002) et la Fédération mondiale de naturopathie ou Fédération naturopathique mondiale (World Naturopathic Federation), créée lors du Congrès international sur la médecine naturopathique à Paris, en 2014. Pourtant la naturopathie ne tire bénéfice que récemment des stratégies déployées et de son succès auprès du grand public. Afin de respecter l’article L4161-1 du Code de la Santé publique définissant l’exercice illégal de la médecine, ses professionnels « œuvrent dans les champs du bien-être et de la qualité de vie, de l’éducation pour la santé, de la prévention primaire active, de l’épanouissement du potentiel humain, de l’accompagnement et de la relation d’aide non médicale54 ». La naturopathie s’intègre, de fait, aux médecines douces. En 2015, l’ordre des médecins révélait que sur 281 087 médecins, 6 115 déclaraient un titre ou une orientation de « médecine alternative et complémentaire », soit environ 2,17 %. Sur ce chiffre, seulement un sur cinq exerce à l’hôpital. Reste que ces derniers jouent un rôle-clé dans la pénétration du système hospitalier par ces médecines alternatives. Le plan stratégique 2010-2014 de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris a fait d’ailleurs une place aux médecines alternatives et complémentaires55. Enfin, signe tangible d’une reconnaissance en progrès, la formation « Conseiller en naturopathie » intègre en avril 2017 le répertoire national des certifications professionnelles56.

51L’itinéraire emprunté par la médecine naturiste au sein du champ académique est loin d’être univoque. Sitôt formalisée, dans le dernier tiers du xviiie siècle, la voilà portée au cœur de l’institution. Quelques années plus tard, elle doit pourtant affronter le feu nourri des critiques. Stigmatisée, elle est repoussée à la périphérie du champ médical lors du premier tiers du xixe siècle. À partir de là, son histoire est celle non seulement d’un combat pour sa survie, sa pérennisation mais aussi celle d’une tentative de reconquête d’un territoire perdu.

  • 57 Emmanuel Fureix et François Jarrige. La modernité désenchantée. Relire l’histoire du xixe siècle f (...)

52Dans cette entreprise, la médecine naturiste a profondément évolué sans pour autant renier ses principes fondateurs. Elle est entrée en résonance avec des aspirations et des angoisses nouvelles générées par une modernité triomphante mais aussi désenchantée57. Elle a bénéficié ainsi des réactions de populations confrontées à la confiscation de l’art de se soigner et à l’édification d’une médecine savante. Son essor en Allemagne tient en effet d’un processus de coconstruction qui se dessine rapidement, suite au succès rencontré par les cures naturelles et la création de sociétés pour promouvoir les traitements naturels.

53Dans le jeu complexe qui se déroule alors entre médecins hippocratiques et empiristes, guérisseurs, la médecine naturiste connaît un renouveau qui gagne la France. Sa diffusion dans l’espace national est cependant strictement contrôlée par les médecins et ce jusqu’entre les deux guerres. Cette emprise favorise la « scientifisation » des cures naturelles tout en limitant, à la différence de l’Allemagne, le mécanisme de coconstruction.

54L’ouverture de la médecine naturiste à des non-praticiens franchit un cap à partir des années 1920. Un autre l’est dans la seconde moitié du xxe siècle, c’est-à-dire au moment où la médecine naturiste recule au sein même du corps médical, pour son opposition à une vaccination triomphante, mais où elle refait surface en France, par le biais de la naturopathie promue par des « non-médecins ».

55Son parcours académique est ainsi fait de flux et de reflux. Il traduit les péripéties d’un dialogue qui se noue entre trois catégories d’acteurs : le corps médical, les médecins naturistes mais aussi les patients et les thérapeutes improvisés. Il reflète aussi les bases idéologiques du naturisme moderne. D’un côté, l’hippocratisme, avec des médecins qui s’efforcent de faire emprunter au naturisme « néo-hippocratique » les voies de la reconnaissance académique en intégrant les apports du progrès scientifiques. De l’autre, les traitements naturels issus de guérisseurs allemands et faisant l’objet d’une appropriation populaire. L’itinéraire de la médecine naturiste révèle la difficulté à associer ces deux principales dimensions, ces deux catégories d’acteurs et voies de reconnaissance, académique et sociale. Elle montre aussi comment celles-ci se rejoignent pour relancer, à de multiples reprises, une médecine fondée sur le retour/recours à la nature et ses adjuvants.

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Notes

1 Voir à ce propos Thomas Sandoz, Histoire parallèles de la médecine. Des fleurs de Bach à l’ostéopathie, Paris, Seuil, 2005.

2 On se réfèrera à ce propos à la fécondité de l’approche par les marges promue par Olivier Faure. Voir par exemple Aux marges de la médecine. Santé et souci de soi. France xixe siècle, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, 2015.

3 Voir Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1970.

4 Sur le rôle pionnier du Dr Bordeu, voir Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme. Le mythe du retour à la nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004, p. 22-26.

5 Dr Antoine Planchon, Le naturisme ou la nature considérée dans les maladies et leur traitement conforme à la doctrine et à la pratique d’Hippocrate et de ses sectateurs, Tournay, Chez Varle, 1778, p. 5 de l’introduction.

6 Ibid., p. XIV.

7 Ibid.

8 Par exemple : L.J.M., « Naturistes », Encyclopédie méthodique. MES-NOU, Paris, Veuve Agasse, t. X, 1821, p. 517.

9 Louis Premuda, « La naissance des spécialités », dans Mirko D. Grmek, Histoire de la pensée médicale en occident, t. 3, Du romantisme à la science moderne, Paris, Seuil, 1999, p. 253.

10 Pr. Claude Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 1984 [1865], p. 110.

11 Sur l’histoire du vitalisme, on se reporter avec profit à l’ouvrage de Roselyne Rey, Naissance et développement du vitalisme en France de la deuxième moitié du xviiie siècle à la fin du Premier Empire, Oxford, Voltaire Foundation, 2000.

12 Olivier Faure, Histoire sociale de la médecine (xviiie-xxe siècles), Paris, Économica, 1994.

13 Pierre Guillaume, Le rôle social du médecin depuis deux siècles (1800-1945), Paris, La Documentation française, 1996.

14 Roselyne Rey, « Anamorphoses d’Hippocrate au xviiie siècle », dans Danielle Gourevitch (dir.), Maladie et maladies : histoire et conceptualisation. Mélanges en l’honneur de Mirko Grmek, Genève, Droz, 1992, p. 257-276.

15 Voir Marc Cluet, La libre-culture : le mouvement nudiste en Allemagne depuis les origines jusqu’à l’arrivée d’Hitler au pouvoir (1905-1933), thèse d’histoire contemporaine, université Paris IV, 1999, p. 26.

16 Voir Maurice Garden, « Médecine savante et médecine naturelle en Allemagne (fin 19e-début 20e siècle) : un essai de compréhension par la lecture de la presse corporative et de la littérature de vulgarisation », dans René Favier et Laurence Fontaine (textes réunis par), Un historien dans la ville. Maurice Garden, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2008, p. 399-422.

17 Gisheler Spitzer, Der deutsche Naturismus. Idee und Entwicklung einer volkerzieherischen Bewegung im Schnittfeld von Lebensreform, Sport und Politik, Ahrensburg, 1983.

18 Nous empruntons le terme à Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme, op. cit., p. 248.

19 Arnd Krüger, « There goes this art of manliness: Naturism and racial hygiene in Germany », Journal of Sport History, 18/1, 1991, p. 135-158.

20 Voir par exemple : « Sciences médicales, méthodes aqueuse de guérison. Les bains de Graffemberg », Revue du Nord, août 1935, p. 471-477.

21 « Rapports. 1e Esquisse du traitement hydrothérapique par les docteurs Engel et Wertheim ; (commissaires : MM. Bouillaud, Velpeau, et Roche rapporteur) », Bulletin de l’Académie Royale de médecine, Tome V, 1840, p. 506.

22 Ibid., p. 503.

23 Ibid., p. 375.

24 Voir Sylvain Villaret, Histoire du naturisme en France depuis le siècle des Lumières, Paris, Vuibert, 2005.

25 Anne-Marie Châtelet, Le souffle du plein air. Histoire d’un projet pédagogique et architectural novateur (1904-1952), Paris, MetisPresses, 2011.

26 Arnaud Baubérot, Histoire du naturisme, op. cit., p. 137.

27 Dr Fernand Sandoz, Introduction à la thérapeutique naturiste par les agents physiques et diététiques, thèse de médecine, Paris, 1907.

28 À propos des médecins culturistes, voir Gilbert Andrieu, L’homme et la force. Des marchands de force au culte de la forme, Joinville-le-Pont, Actio, 1988, p. 208.

29 Sylvain Villaret, Naturisme et éducation corporelle : des projets réformistes aux prises en compte politiques et éducatives (xixe-milieu xxe siècles), Paris, L’Harmattan, 2005.

30 Dr Albert Monteuuis, Les abdominales méconnues. Les déséquilibrés du ventre sans ptose, Paris, J. B. Baillière et fils, 1903, p. 219.

31 Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales, xixe-xxe siècle, Paris, Seuil, 1999.

32 Jacques Leenhardt et Robert Pitch, Au jardin des malentendus. Le commerce franco-allemand des idées, Arles, Actes Sud, 1990.

33 Dr Albert Monteuuis, L’usage chez soi des bains d’air, de lumière et de soleil. Leur valeur pratique dans le traitement des maladies chroniques et dans l’hygiène journalière, Paris, Maloine, 1911, p. 86.

34 Ibid., p. 56.

35 Ibid.

36 Louis Gerdebat, Des méthodes naturistes en France : hydrothérapie et kneippisme, villa de la santé, Paris, Lemerre, 1904, p. 7.

37 Ibid.

38 Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010.

39 Michel Winock, Décadence fin de siècle, Paris, Gallimard, 2017.

40 Sylvain Villaret, Naturisme et éducation corporelle, op. cit.

41 Dr Auguste Rollier, Le pansement solaire : héliothérapie de certaines affections chirurgicales et des blessures de guerre, Lausanne, Payot, 1916.

42 Edité à Paris chez Maloine.

43 Dr Ernest Moreau-Defarges, « Rééducation motrice chez les blessés par les exercices, les sports et jeux de plein air », Paris-Médical, XXIII, 1917, p. 242.

44 Dr François Fougérat de David de Lastours, L’homme et la lumière, thèse de médecine, Paris, Amédée Legrand, 1925, p. 53.

45 Drs Gaston et André Durville, Fais ton corps, Paris, Éditions de naturisme, 1935, p. 119.

46 Édouard Ribot, Nudisme, thèse pour le doctorat en médecine, Bordeaux, Y. Cadoret, 1931.

47 Maurice Garden, « Médecine savante et médecine naturelle en Allemagne… », art. cité, p. 413-414.

48 Robert Fasquelles Saint-Yves Menard, « Premier congrès international de médecine néo-hippocratique », Le Concours médical, 4 juillet 1937, p. 2725. Voir le texte de Léo Bernard dans ce volume.

49 Voir le chapitre « Bains, efforts et hygiène » de Thomas Sandoz, Histoire parallèles de la médecine, op.cit., p. 161-189.

50 Drs Gaston et André Durville, « Contre la vaccination antidiphtérique obligatoire Lettre ouverte des docteurs Durville à M. le ministre de la Santé publique », Naturisme, santé et beauté, culture humaine, 438, 1er février 1939, p. 2.

51 On ne manquera pas de citer le rôle-clé joué par Pierre Valentin Marchessau.

52 Saskia Cousin, « Destination authentique : le tourisme, ou la quête (e)perdue de l’authenticité », Cahiers du musée des Confluences, 8, 2011, p. 59-66.

53 Voir Arnaud Gautier, Marie Jauffret-Roustide et Christine Jestin (dir.), Enquête Nicolle 2006. Connaissances, attitudes et comportements face au risque infectieux, Saint-Denis, INPES, 2008, p. 89-101.

54 « UEN : Union Européenne de Naturopathie », Cenatho - Cours Daniel Keiffer : http://cenatho.fr/index.php/uen-union-europeenne-de-naturopathie (consulté le 16 janvier 2019).

55 Juliette Harau, « Les médecines non conventionnelles s’invitent à l’hôpital », Le Monde, 31 août 2016 : http://www.lemonde.fr/sante/article/2016/08/31/les-medecines-non-conventionnelles-s-invitent-a-l-hopital_4990656_1651302.html (consulté le 16 janvier 2019).

56 Arrêté du 7 avril 2017 portant enregistrement au répertoire national des certifications professionnelles publié au Journal Officiel du 21 avril 2017 : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2017/4/7/ETSD1711026A/jo/texte/fr (consulté le 22 janvier 2019).

57 Emmanuel Fureix et François Jarrige. La modernité désenchantée. Relire l’histoire du xixe siècle français, Paris, La Découverte, 2015.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sylvain Villaret, « D’une médecine officielle à une médecine parallèle : l’itinéraire mouvementé de la médecine naturiste française (xviiie-xxe siècle) »Histoire, médecine et santé, 14 | 2019, 83-99.

Référence électronique

Sylvain Villaret, « D’une médecine officielle à une médecine parallèle : l’itinéraire mouvementé de la médecine naturiste française (xviiie-xxe siècle) »Histoire, médecine et santé [En ligne], 14 | hiver 2018, mis en ligne le 15 mars 2019, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/1759 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.1759

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Auteur

Sylvain Villaret

Maître de conférences en STAPS, Le Mans Université

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