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Pour en finir avec les médecines parallèles

Des herboristes et des pharmaciens : autopsie d’une relation complexe (Paris, xixe-début xxe siècle)

Herbalists and pharmacists: a complex relationship autopsy
Ida Bost
p. 47-61

Résumés

Depuis mars 2018, une mission parlementaire visant à réfléchir sur la reconnaissance du métier d’herboriste relance le débat sur l’opposition entre pharmaciens et herboristes. Cet article remet cette question dans une perspective historique, analysant les relations entre les herboristes et les pharmaciens au xixe siècle, à l’époque où le métier était reconnu légalement à travers l’existence d’un certificat. L’étude des archives montre que les relations entre les herboristes et les pharmaciens variaient en fonction des contextes dans lesquels elles prenaient place (contexte familial, juridique, économique, etc.), témoignant de la complexité des liens qui unissaient les deux univers. Ainsi, les herboristes ont sans cesse négocié leur proximité avec la pharmacie, s’inspirant de son modèle tout en cherchant à s’en distancer dans l’objectif de légitimer leur propre existence.

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Texte intégral

1Depuis le 24 mai 2018, une mission parlementaire visant à rétablir un diplôme d’herboriste en France a été lancée par Joël Labbé, sénateur écologiste du Morbihan. Cette mission réveille le spectre d’une opposition des pharmaciens aux herboristes, rappelant que la profession a été supprimée en 1941, notamment sous la pression de l’Association générale des pharmaciens de France. Entre les pharmaciens et les herboristes se joueraient deux conceptions différentes de la santé, l’une privilégiant le contrôle au nom de la santé publique, l’autre y opposant la liberté de choisir sa technique de soin.

2Pourtant, l’opposition entre les deux professions ne va pas de soi. Entre 1803 et 1941, la pratique de l’herboristerie était assujettie à un certificat délivré dans les Écoles de pharmacie et les Facultés mixtes de pharmacie et de médecine ou par les jurys médicaux départementaux. Comment le conflit qui oppose les deux métiers a-t-il pu exister dans ce contexte ? Cet article présente la complexité des relations qui ont uni les herboristes certifiés et les représentants du corps pharmaceutique. En effet, l’analyse des archives et de la bibliographie disponibles précise que ces relations ont varié en fonction des contextes (familial, économique, juridique, etc.). Elle montre également comment l’herboristerie s’est nourrie de l’influence de la pharmacie afin de s’adapter à une évolution de la société en faveur du « médicament chimique ». L’article s’appuie sur l’historiographie du remède et de la pharmacie, représentée par des historien·ne·s tel·le·s qu’Olivier Faure, Sophie Chauveau, Jean-Paul Gaudillière ou encore Anne Rasmussen.

  • 1 Ida Bost, Herbaria. Ethnologie des herboristes en France, de l’instauration du certificat en 1803 (...)

3Les données proviennent d’analyses d’archives et de recherches bibliographiques réalisées dans le cadre d’une thèse de doctorat en ethnologie soutenue en janvier 20161. L’analyse a été circonscrite à Paris, du fait de la richesse des informations disponibles face au temps imparti.

  • 2 Disponibles aux Archives nationales sous les cotes allant de AJ/16/2193 à AJ/16/2217, puis de AJ/1 (...)
  • 3 Ces différents mensuels sont consultables à la Bibliothèque nationale de France, cote 8-JO-578.
  • 4 Disponible à la Bibliothèque interuniversitaire de santé de Paris (BIU santé), cote 48057.
  • 5 Entreprise fournissant les pharmaciens, créée en 1852 par François-Laurent-Marie Dorvault, et cont (...)

4A été analysé l’ensemble des archives liées aux postulants au certificat à l’École supérieure de pharmacie de Paris2, pour un total d’un peu plus de 3 000 examens passés. La littérature syndicale a constitué la seconde source principale d’information. Ont été étudiés La revue herboristique (avril 1925-février 1937), L’herboriste (janvier 1911-juillet 1912), L’herboristerie française (juillet 1913-décembre 1937), La revue des herboristes (janvier 1929–mars 1962), le Journal du droguiste herboriste (année 1954), les Bulletins officiels de l’Association amicale des anciens élèves de l’École nationale d’herboristerie (1932-1939)3, ainsi que le compte rendu du Congrès national et international de l’herboristerie, de la production et du commerce des plantes médicinales, organisé par la Fédération nationale des herboristes de France et des colonies en 19374. Cette littérature a été mise en parallèle, ponctuellement, avec des numéros de l’Union pharmaceutique, journal de la Pharmacie centrale de France5.

5À ces archives ont été adjoints l’étude des listes préfectorales existantes des pharmaciens et des herboristes établis à Paris (s’échelonnant entre 1805 et 1888), elles-mêmes croisées avec les Didot-Bottin, Firmin-Didot et les Almanachs de Paris pour les années manquantes. S’y ajoute l’étude du dossier de l’herboriste Louis Gazon disponible aux Archives de la Préfecture de Police de Paris, l’ensemble des manuels d’herboristerie retrouvés pour la période, ainsi que des publicités, faits divers et articles de presse mentionnant des herboristes (78 en tout). En outre, la littérature populaire de l’époque a également été prise en compte : 43 romans, romans-feuilletons et nouvelles dont l’un des personnages principaux est un herboriste ont été identifiés, ainsi que 12 pièces de théâtre, 6 chansons et histoires courtes et amusantes. 33 monographies médicales et conférences/cours de médecine ont permis d’identifier des parcours de patients ayant eu recours à des herboristes. Enfin, des documents variés issus de la Bibliothèque interuniversitaire de médecine de Paris, de la Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie de Paris, de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, de la Bibliothèque nationale de France et des Archives nationales ont été également utilisés. Ont aussi été dépouillés des guides dans le choix d’une profession (6), des encyclopédies et dictionnaires des métiers (14), des comptes rendus de procès (3), ou encore des écrits de pharmaciens et de médecins sur les herboristes (8).

La mise en place du certificat d’herboriste en 1803

6Le certificat d’herboriste fut créé par l’article 34 du Titre IV de la loi du 21 Germinal an XI (11 avril 1803) :

Nul ne pourra vendre, à l’avenir, des plantes ou des parties de plantes médicinales indigènes, fraîches ou sèches, ni exercer la profession d’herboriste, sans avoir subi auparavant, dans une des écoles de pharmacie, ou par-devant un jury de médecine, un examen qui prouve qu’il connaît exactement les plantes médicinales, et sans avoir payé une rétribution qui ne pourra excéder cinquante francs à Paris, et trente francs dans les autres départements, pour les frais de cet examen. Il sera délivré aux herboristes un certificat d’examen par l’école ou le jury par lesquels ils seront examinés ; et ce certificat devra être enregistré à la municipalité du lieu où ils s’établiront.

  • 6 Et ceci uniquement pour les candidats herboristes à la première classe, c’est-à-dire pouvant exerc (...)

7La loi ne précise pas les actes autorisés par les herboristes par rapport à ceux des pharmaciens. Si les herboristes ont le droit de vendre des plantes médicinales indigènes, peuvent-ils les mélanger (voire les transformer) ou cela en fait-il des « préparations sous forme de médicament » que cette même loi réserve aux pharmaciens ? Le statut de l’herboriste est incertain. L’accès à la profession est contrôlé par des médecins et des pharmaciens, ce qui tendrait à en faire un métier du soin. Paradoxalement, l’État n’a pas mis en place de formation en herboristerie : il s’agit bien d’un « certificat », délivré à la suite d’un examen unique, et non d’un « diplôme » sanctionnant un niveau d’études. De même, alors que le baccalauréat est nécessaire pour entreprendre des études de pharmaciens, il n’est demandé que le niveau du certificat d’études primaires6 aux postulants herboristes. Enfin, l’examen porte essentiellement sur la reconnaissance d’une cinquantaine de plantes fraîches et d’une cinquantaine de plantes sèches, mais ne comprend, à Paris du moins, aucune question sur les propriétés médicinales des plantes et leurs conditions d’utilisation. Ces aspects de l’examen tendent plutôt à donner à l’herboriste le statut d’un débitant en plantes plutôt que celui d’un acteur de santé.

  • 7 Olivier Faure, « Les pharmaciens et le médicament en France au xixe siècle », dans Christian Bonah (...)

8Dans les faits, les herboristes ne se contentent pas de vendre des plantes en l’état : les publicités et les parcours de patients montrent qu’ils proposent également des préparations variables à base de plantes (baumes, vins, crèmes, etc.) et des objets paramédicaux (canules, sondes, etc.). Les parcours des patients extraits des monographies médicales nous apprennent que certains herboristes pratiquent également des actes, comme la cautérisation des plaies au nitrate, l’arrachage des ongles ou l’analyse des urines. Les herboristes interviennent à toutes les étapes du soin : ils établissent des diagnostics, préparent des remèdes puis les vendent. Ainsi que le souligne Olivier Faure, la vente de plantes est peu rentable7. La pratique de l’herboristerie est associée par ailleurs à la vente de produits multiples allant de l’eau à l’épicerie, la mercerie, les instruments d’optique, de photographie, etc. Cette particularité contribue à les distinguer des pharmacies, que la loi oblige à se cantonner au domaine de la santé. En outre, les nouveaux certifiés se montrent peu soucieux de reprendre une ancienne herboristerie. Le taux de renouvellement des boutiques est important : sur les 196 boutiques indiquées dans l’annuaire du commerce Didot-Bottin de 1840, 143 n’existent plus dix ans plus tard, soit près de 73 %.

  • 8 Respectivement 11, 10 et 6 boutiques/officines.

9Le métier connaît pour autant un succès grandissant. L’École supérieure de pharmacie de Paris comptabilise jusqu’à 245 examens pour l’année 1935. Le nombre de pharmaciens augmente également fortement dans la capitale, rattrapant rapidement celui des herboristes. D’après les listes préfectorales, Paris comprend 160 pharmacies et 272 herboristeries en 1815, 273 pharmacies et 347 herboristeries en 1836, et 393 herboristeries et pharmacies en 1852. La concurrence se laisse deviner dans le territoire. Avant 1850, les herboristes s’installent dans les quartiers populaires et périphériques (à l’image du Marais), tandis que les pharmaciens s’installent dans les quartiers centraux et plus riches (à l’image de Palais Royal). Après 1850, la répartition territoriale n’est plus aussi visible. Dès 1852, il existe autant d’herboristeries que de pharmacies dans le quartier du Temple, dans celui de l’École de médecine ou encore dans celui du Luxembourg8.

La complexité des relations entre les herboristes et les pharmaciens

  • 9 Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, Paris, Belin, 1993, p. 49.
  • 10 Jean-Paul Gaudillière, La médecin et les sciences xixe-xxe siècles, Paris, La Découverte, 2006, p. (...)
  • 11 G.-L. Brismontier, Pharmacie élémentaire en vingt-quatre leçons ou Manuel théorique de l’élève en (...)

10De nombreux textes émanant de pharmaciens dénoncent la concurrence des herboristes. Olivier Faure confirme que « les herboristes connaissent au début du [xixe] siècle un relatif succès qui leur vaut de très solides inimitiés9 ». Jean-Paul Gaudillière écrit ainsi que « la lutte contre les cueilleurs de plantes médicinales et les herboristes a par exemple été d’autant plus âpre et administrative que ces derniers partageaient avec les pharmaciens la revendication d’une compétence botanique10 ». Les pharmaciens dénoncent le manque de connaissances de ces certifiés qu’aucune formation obligatoire n’encadre. Ils pratiqueraient l’exercice illégal de la pharmacie (voire de la médecine) par mercantilisme, mettant en danger la santé de leurs clients. « Tout ce qui lui offre l’espoir du lucre, du profit, est de son ressort » déplore G.-L. Brismontier dans sa Pharmacie élémentaire en vingt-quatre leçons11. En 1862, à l’occasion d’une réunion de la Société des sciences industrielles, arts et belles-lettres de Paris, Charles Le Perdiel, docteur en pharmacie, prononce un discours :

  • 12 Charles Le Perdiel, Du passé, du présent et de l’avenir de la pharmacie, Paris, Victor Masson et f (...)

Le pharmacien est en pleine crise, qu’on ne s’y trompe pas. Le luxe, l’augmentation des loyers et des objets de première nécessité s’imposent fatalement, soit à son amour-propre et à sa dignité, soit à son existence et à ses devoirs de famille. Tout, d’un côté, lui demande un surcroît de revenus ; tout, d’un autre côté, lui en impose la diminution. Il constate autour de lui un empiétement général : l’épicier, le droguiste, l’herboriste, le parfumeur, le distillateur, le bandagiste, chaque corps d’état vient successivement lui enlever peu à peu une spécialité, une nécessité de son industrie12.

  • 13 Jules Caroz, La pharmacie, ce qu’elle est, ce qu’elle devrait être, Paris, Jules Caroz, 1864, p. 1 (...)
  • 14 Charles Jacquot, De l’extension de la partie commerciale de la pharmacie, Coulommiers, A. Ponsot e (...)

11En 1864, Jules Caroz, dans son ouvrage La Pharmacie, ce qu’elle est, ce qu’elle devrait être13, estime qu’en vendant moins cher que le pharmacien, l’herboriste lui retire des clients de manière déloyale. Dans un ouvrage sur l’expansion commerciale de la pharmacie publié en 1877, un certain Charles Jacquot écrit que « l’épicier, l’herboriste, le confiseur, et bien d’autres, multiplient leurs larcins » et empiètent sur « le domaine que notre diplôme avait promis de nous réserver »14. La relation qui lie l’herboriste au pharmacien est donc vécue comme une relation de concurrence.

12Pour autant, l’étude de parcours des patients nuance ces discours. L’herboriste apparaît généralement comme un premier recours de soin pour des personnes aux revenus modestes, parfois après quelques tentatives d’automédication. Le recours au médecin et au pharmacien n’intervient que dans un second temps, si les conseils et les produits de l’herboriste se révèlent inefficaces. Mais l’herboriste peut également apparaître comme un dernier recours de soin, lorsque les préparations indiquées par le médecin et fournies par le pharmacien ne résolvent pas le problème rencontré. Le parcours de ce patient, décrit par le médecin Pierre-Jules Béniqué, en est un exemple :

  • 15 Pierre-Jules Beniqué, De la rétention d’urine et d’une nouvelle méthode pour introduire les bougie (...)

Charme, ouvrier chapelier, âgé de 38 ans, demeurant rue Jean-de-l’Epine, n° 10, vint me consulter le 27 octobre 1837. […] En 1826, il contracta un écoulement accompagné de chancres ; il subit à l’hôpital du Midi un traitement mercuriel. En 1829, nouvelle blennorragie ; celle-ci ne fut point soignée […]. Vers 1831, il commença à éprouver de la difficulté à uriner ; elle augmenta progressivement, et, en 1832, l’urine ne sortait plus que goutte à goutte. […] Au mois de février 1837, fatigué de cette affection qui lui rendait déjà le travail très pénible, et dont il voulait se débarrasser à tout prix, il consulta un herboriste15.

13Ainsi, le recours à l’herboriste ne se substitue pas totalement au recours au couple médecin/pharmacien, mais a lieu lorsque le patient ne veut pas se tourner vers un médecin, soit pour des raisons économiques, soit parce qu’il cherche un traitement de nature différente.

  • 16 Lettre de Marie Adeline Fouache au directeur de l’École de pharmacie de Paris, datée du 1er novemb (...)

14Plus encore, une analyse approfondie montre, au quotidien, des associations entre les deux mondes. Les archives de l’École supérieure de pharmacie de Paris nous indiquent que des femmes et des filles de pharmaciens ont passé le certificat d’herboriste pour prolonger l’activité du père ou du mari. Si la pharmacie est une profession masculine, le certificat d’herboriste attire une population féminine qui va jusqu’à représenter 87,6 % des 245 candidats en 1935. Mme Marie Adeline Fouache en est un exemple. Son mari étant interné, elle écrit en 1908 : « étant mère de 4 petits enfants en bas âge, je voudrais pouvoir les élever ayant toujours travaillé dans la pharmacie depuis 11 ans comme mon mari était pharmacien, alors je voudrais faire de l’herboristerie16 ». L’herboristerie peut même, parfois, apparaître comme la seule alternative possible. En témoigne cette autre lettre, écrite en 1888 par Constance Marie Rébillon :

  • 17 Extrait d’une lettre de Constance Marie Rébillon, datée d’avril 1888. Archives nationales, dossier (...)

Je suis la femme d’un pharmacien. […] Âgé et infirme, il a dû se retirer en province, où nous sommes depuis cinq ans. Nous pensions pouvoir y vivre tranquilles en y installant une petite pharmacie mais nous avons compté sans le voisinage des sœurs, qui font plus de pharmacie que les pharmaciens, les épiciers aussi s’en mêlent, les médecins et les vétérinaires fournissent le plus qu’ils peuvent de médicaments. Ne pouvant vivre là-bas, il nous faut donc revenir ici ; mon mari trop âgé (71 ans) trop infirme surtout, ne peut songer à créer de nouveau une pharmacie ; cependant, il faut vivre, et nous avons une jeune fille de quinze ans à élever… Je ne vois pas d’autres moyens que celui d’établir quelque part une herboristerie pour moi17.

  • 18 Les études de pharmacie ont été fermées aux femmes jusqu’à la fin des années 1860.
  • 19 Voir, par exemple, A. Paquet-Mille, Nouveau guide pratique des jeunes filles dans le choix d’une p (...)
  • 20 Sauf à Paris où il reste à 100 francs.

15Si la pharmacie est perçue comme un métier pour les hommes18, cela n’est pas le cas pour l’herboristerie, bien au contraire. L’examen du certificat a toujours été ouvert aux femmes et le métier est mentionné dans de nombreux guides dans le choix d’une profession à destination des jeunes filles. Il est supposé nécessiter peu de compétences et s’accorder aux qualités que l’on pense alors propres aux femmes, comme la modestie19. En outre, le métier d’herboriste est jugé compatible avec les devoirs d’une mère, notamment parce que la boutique est également un lieu de vie, ce qui permet à la femme de ne pas se séparer de ses enfants pour aller travailler. Par ailleurs, le certificat d’herboriste présente un investissement financier moindre que le diplôme de pharmacien : le décret impérial du 22 août 1854 fixe les droits à percevoir à 1 390 francs pour le titre de pharmacien de première classe et à 460 francs pour celui de deuxième classe. À titre de comparaison, ce même décret fixe les droits à 100 francs pour le certificat d’herboriste de première classe, et à 50 francs pour celui de deuxième classe20. Si on ajoute à cette différence économique l’absence d’un cursus de formation obligatoire, l’intérêt des femmes et des filles de pharmaciens pour le certificat d’herboriste étonne peu. De telles situations amènent à un partage des genres au sein de la famille : les femmes sont dans l’herboristerie, les hommes dans la pharmacie.

  • 21 Préfecture de police, 2e brigade de recherche, rapport du 16 mars 1893.
  • 22 Louis Lemercier de Neuville, Vers de vase : amorces poétiques offertes aux pêcheurs malheureux, Pa (...)

16Les archives témoignent également de passages de l’herboristerie à la pharmacie à une génération d’intervalle. Louis Gazon, herboriste dans le quartier des Ternes durant la seconde moitié du xixe siècle, en est un exemple. Suivi par la police pour ses opinions boulangistes, les rapports émis indiquent qu’ayant acquis une relative aisance financière, Louis Gazon finance des études de pharmacie à son fils : « le Sr Gazon père aurait l’intention de transformer son herboristerie en pharmacie et d’y installer son fils21 ». Ce passage se double d’une ascension sociale, depuis la position moins valorisée de l’herboriste, à celle plus valorisée de pharmacien. C’est dans la littérature populaire que l’on retrouve le plus d’exemples de ce type. Ainsi, dans la pièce de théâtre écrite par Lemercier de Neuville en 1906, un herboriste devenu rentier, nommé Dubocal, rêve de marier sa fille à un pharmacien22. Louis Roux, dans son article de l’encyclopédie Les Français peints par eux-mêmes, écrit :

  • 23 Louis Roux, « L’herboriste », dans Léon Curmer, Les Français peints par eux-mêmes, t. 2, Paris, Lé (...)

Sa fille [de l’herboriste], délicate sensitive ; effeuille ses plus beaux jours à l’ombre des mélisses paternelles ; elle est encore aux romans de Victor Ducange ; elle fleurit longtemps pour s’épanouir enfin au comptoir d’une véritable pharmacie ; elle rêve qu’elle épouse un diplôme comme une grisette ambitieuse rêve qu’elle ne se marie point à un prince russe. L’herboriste envoie également son fils à l’école de pharmacie, pour narguer ses autocrates ; il veut en faire un maréchal de France de son ordre, c’est-à-dire un pharmacien23.

  • 24 Laurent Rebillard, L’herboristerie en France : genèse d’un métier, disparition d’une profession, M (...)
  • 25 D. Angéliaume, « Initiation à la profession d’herboriste », Congrès national et international de l (...)
  • 26 Ibid.

17Enfin, d’anciens préparateurs en pharmacie sont devenus des herboristes. Cette transition n’est visible que dans les données de la première moitié du xxe siècle, mais il est vraisemblable qu’elle existe également au xixe siècle. Du point de vue du préparateur, le certificat d’herboriste a l’avantage de lui permettre de s’affranchir de sa situation d’employé pour accéder à la position plus enviable de patron. Et ceci pour un coût en temps et en argent inférieur à celui que nécessite le diplôme de pharmacien. « Les préparateurs en pharmacie sont en majorité des personnes n’ayant pu aller jusqu’au baccalauréat et ne disposant pas des ressources matérielles suffisantes pour entreprendre les longues études de pharmacien » explique le sociologue Laurent Rebillard24. Avec l’ascension sociale, le préparateur peut alors espérer une augmentation de ses revenus, lui permettant d’« élever sa famille à un degré d’aisance que sa simple situation d’employé ne lui permet pas », selon les mots de l’herboriste D. Angéliaume25. Ce dernier les décrit comme d’excellentes recrues, ayant déjà acquis une certaine éducation pharmaceutique et une habitude de l’officine : « les importantes maisons sont généralement tenues par d’anciens préparateurs26 ».

18Il est difficile de quantifier ces associations et ces passages du monde pharmaceutique au monde herboristique. Les archives de l’École supérieure de pharmacie de Paris n’indiquent pas de manière systématique les métiers exercés par les postulants, ainsi que par leurs conjoints et leurs parents. Ceci est particulièrement vrai pour les femmes, qui représentent la majorité des candidats. De ce fait, ces passages ne sont visibles qu’à travers l’étude de parcours individuels. Mais leur existence même offre une lecture plus nuancée de l’opposition entre les pharmaciens et les herboristes. Elle témoigne d’une certaine complémentarité des genres ou des générations, rendue possible par l’ambivalence du statut de l’herboriste, à mi-chemin de l’épicier et du pharmacien. Le certificat d’herboriste apparaît ici soit comme un substitut au diplôme de pharmacien, permettant de diriger une boutique et de s’affranchir de sa condition d’employé, soit comme une sorte d’étape préalable, une possibilité d’ascension sociale permettant de hisser ses descendants jusqu’au statut, plus flatteur, de pharmacien.

19Pour autant, de telles pratiques ont contribué à brouiller encore la frontière, déjà floue, entre l’activité pharmaceutique et l’activité herboristique. De ce fait, elles ont également contribué à entretenir les tensions existantes entre deux corps de métier à la fois trop proches pour ne pas créer d’espace de concurrence, et trop éloignés pour être assimilables à une seule et même activité.

L’action syndicale comme réponse aux tentatives de suppression du certificat

  • 27 Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique : la pharmacie française entre l’État et la société au (...)
  • 28 Christian Bonah et Séverine Massat-Bourrat, « Les “agents thérapeutiques”, Paradoxe et ambiguïté d (...)
  • 29 Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique…, op. cit.
  • 30 Studies for the Society for the Social History of Medicine, 22, 2015, Jean-Paul Gaudillière et Ulr (...)
  • 31 Laurent Rebillard, L’herboristerie en France…, op. cit., p. 28.
  • 32 Jean-Paul Gaudillière, La médecine et les sciences xixe-xxe siècles, Paris, La Découverte, 2006, p (...)
  • 33 Christophe Bonneuil et Pierre-Benoit Joly, Sciences, techniques et société, Paris, La Découverte, (...)

20En 1878 est créée l’Association générale des pharmaciens de France27. Dans l’objectif de défendre l’intérêt pharmaceutique, elle soutient l’année suivante une proposition de loi annonçant la suppression du certificat d’herboriste. Une petite dizaine de propositions similaires suivront. En réponse, les herboristes s’organisent en douze syndicats régionaux, chapeautés par une Fédération nationale des herboristes de France et des colonies. Ce début du xxe siècle est alors marqué par l’épanouissement de l’industrie et de l’innovation pharmaceutique moderne28. Et si l’entre-deux-guerres est une période d’incertitude quant à la place et à l’avenir de l’activité pharmaceutique, elle est également une période de croissance commerciale et de succès scientifiques et techniques29. L’industrialisation permet le changement de l’échelle de production, en impactant la forme prise par le médicament et en valorisant les produits purifiés et standardisés30. « C’est une véritable entreprise de rationalisation des savoirs qui s’expérimente sous l’égide des découvertes de la chimie analytique » explique Laurent Rebillard31. Après l’isolement et la caractérisation de la strychnine (1819), de l’atropine (1819), de la quinine (1820), de la caféine (1821), de la digitaline (1827), de la nicotine (1828), « la pharmacie nouvelle serait donc celle de l’analyse, de la purification et de la séparation des matières actives, de l’application des théories de la chimie de Lavoisier » écrit Jean-Paul Gaudillière32. L’époque tend alors à délégitimer l’amateur et à valoriser la professionnalisation scientifique33.

  • 34 Laurent Rebillard, L’herboristerie en France…, op. cit., p. 88.
  • 35 Bulletin officiel de l’Association amicale des anciens élèves de l’ENH, 2, 1932, p. 1.

21C’est dans ce contexte que les herboristes cherchent à défendre et à légitimer leur place dans la société, afin de contrer les tentatives de suppression du certificat. Pour cela, ils s’emparent de l’image de la Science, se revendiquant comme des « scientifiques » et non comme des « empiriques »34. « Si nous ne voulons pas périr, il faut nous adapter et marcher avec notre siècle, lequel réclame toujours plus d’instruction et de savoir35 » écrit, en 1932, un certain C.H. Bruon. Le glissement presque systématique du terme de « certificat » à celui de « diplôme » dans les discours des syndiqués semble prendre sens dans cet objectif. C’est dans cette perspective que la Fédération nationale des herboristes de France et des colonies ouvre, en 1927, l’École nationale d’herboristerie. Cette école privée propose une à deux années de cours, en journée ou le soir. Les contenus abordés sont variés : l’histoire naturelle, la botanique générale, médicale et systématique, la chimie végétale, la physique, l’anatomie générale, la physiologie, l’hygiène générale, la chimie élémentaire, analytique et organique, la reconnaissance des plantes, la déontologie, la jurisprudence, la diététique et quelques notions de comptabilité y sont enseignés. Les cours se veulent de grande qualité et sont donnés par des médecins (comme le Dr Dircksen, le Dr Cottard ou le Dr Leclerc), des Docteurs en science (comme M. Blondel ou M. Sibille), un Docteur en droit (Maître Jolly), un Professeur de pharmacie (M. Lerat) et des Licenciés en sciences (comme M. Bouvrain ou M. Denet).

  • 36 La revue herboristique, 118, mai 1935, p. 50.
  • 37 Les dimanches de la femme, 12 août 1934, p. 15.
  • 38 Françoise Loux, Traditions et soins d’aujourd’hui : anthropologie du corps et profession de santé, (...)
  • 39 La revue herboristique, 79, février 1932, p. 15.

22En parallèle, les herboristes souhaitent modifier leur image. Et pour cela, ils s’inspirent du modèle offert par leurs concurrents et empruntent des codes à la pharmacie. Cette influence transforme d’abord la boutique. Les plantes ne sont plus présentées en vrac dans des sacs, mais rangées dans des bocaux et des tiroirs. La boutique est désormais un espace propre et lumineux, la mise en vitrine est soignée. « La devanture du magasin est devenue une nécessité, sa valeur est immense » écrit L. Castelain dans La revue herboristique en 1935. Avant d’ajouter : « il importe pour que l’herboriste vive, qu’il ne se laisse pas distancer sur ce terrain36 ». Avec la boutique, la tenue change. Les photos des herboristes diplômés, ou des cours d’herboristerie du début du xxe siècle, les montrent portant des blouses blanches. En 1934, une journaliste décrit ainsi les cours de l’École nationale d’herboristerie : « la bonne humeur et l’enthousiasme règnent dans le laboratoire garni de cornues et de flacons aux formes bizarres ; étudiants et étudiantes en blouse blanche se passionnent pour leurs travaux et se penchent fiévreusement sur les tables couvertes d’herbes et de plantes37 ». À propos des médecins, l’anthropologue Françoise Loux note que la blouse blanche et les instruments sont autant de moyens pour établir une distance entre le soignant et son client38. Nous pouvons nous demander s’il n’en est pas de même ici. L’utilisation des blouses blanches semble marquer visuellement le groupe des herboristes, qui, ainsi, se distingue du reste de la population tout en faisant référence aux blouses portées par les pharmaciens, les médecins ou les laborantins. La mise en relation est plus explicite encore lorsqu’en 1932, le syndicaliste Louis Cuzon propose de créer un « codex herboristique », qui, à ses yeux, marquerait le caractère scientifique de l’herboristerie39.

  • 40 Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique…, op. cit., p. 81 ; voir aussi Anne Rasmussen, « Les e (...)
  • 41 Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, op. cit., p. 233 et 235.
  • 42 Ibid., p. 216
  • 43 Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique…, op. cit., p. 53.
  • 44 L’Humanité, 27 décembre 1919, p. 4.
  • 45 Liquide qui ajouté à l’eau ou au vin donne une boisson rafraîchissante et de bon goût.
  • 46 Organe officiel mensuel du syndicat des Herboristes du Sud-Ouest, 15 février 1928, page de couvert (...)

23Au-delà des symboles, les herboristes se lancent dans la vente des spécialités, à l’image des pharmaciens. Car la première moitié du xxe siècle est l’âge d’or des spécialités, ces remèdes de formes diverses (cachets, pilules, vins, pommade, bonbons, etc.), préparés, souvent accompagnés d’une présentation soignée, d’une publicité généreuse, et protégés par un nom de marque40. Alors que s’accroît la place des médicaments dans les budgets, ces spécialités finissent par représenter le cœur de l’acte thérapeutique bien plus que le complément de l’intervention du médecin41. Elles présentent un intérêt lucratif certain, encouragé par une publicité abondante, voire omniprésente42. Sophie Chauveau distingue deux types de spécialités : les spécialités « médicales », qui suivent un protocole de fabrication strict et ne sont délivrées que sur ordonnance, et les spécialités « commerciales », associées à une marque et vantées pour de multiples indications, qui sont davantage des produits d’automédication43. Les herboristes n’ont pas le droit de vendre des spécialités médicales, mais ils multiplient la vente des spécialités commerciales, omniprésentes dans les publicités des revues syndicales. Nombre d’entre elles cherchent à singer les spécialités médicales, floutant leur distinction d’avec le médicament. Ce faisant, elles rapprochent l’herboristerie de la pharmacie, créant un espace de marché double. Ainsi, une publicité de 1919 pour « La Milanaise », une « composition hygiénique » qui « fait disparaître les Poux, les Pellicules, les Lentes et la Crasse du cuir chevelu », annonce que ce produit est vendu « dans toutes les pharmacies et herboristeries »44. Et lorsque le produit est, sans contestation possible, réservé aux pharmaciens, certains fournisseurs créent l’équivalent pour l’herboristerie. Un laboratoire propose, comme alternative à son « lithiné » qui « ne peut être vendu par les herboristes parce qu’il est médicamenteux », un autre produit dont le nom est proche, le « selthiné45 », que les « herboristes sont autorisés à vendre »46.

  • 47 J. Volckringer, Les herboristes, s.l.n.d [vers 1947 ?], p. 6. Document conservé à la BIU santé, co (...)

24Ce rapprochement des deux mondes ne passe pas inaperçu. Volckringer écrit dans un livret intitulé Les herboristes : « il convient de reconnaître le bien-fondé des demandes des herboristes en ce qui concerne le désir d’élever le niveau de leurs études et de revaloriser leur profession. II convient aussi de remarquer que ce désir tend à assimiler les herboristes aux pharmaciens47 ». Les herboristes estiment probablement nécessaire de s’inspirer du modèle offert par la pharmacie, alors en plein âge d’or, pour trouver leur légitimité dans un système de santé en pleine évolution. Mais ils ont également conscience des dangers qu’entraîne un tel rapprochement. Ainsi, dans le même temps qu’ils se rapprochent de la pharmacie, ils revendiquent leur spécificité afin de justifier leur existence.

25Selon eux, la spécificité herboristique réside dans la vente de la plante en l’état, par opposition à un pharmacien supposé davantage intéressé par le médicament chimique. Un herboriste écrit ainsi dans L’Herboristerie française :

  • 48 L’herboristerie française, juillet 1926, éditorial.

Nous sentons que la vente des tisanes indigènes par les pharmaciens est, pour beaucoup de ces derniers, plus une charge qu’une occupation, et seules les petites pharmacies provinciales ont intérêt à vendre l’herboristerie courante. Ils sont obligés de vendre les plantes médicinales plus cher, sous le prétexte qu’il faut amortir les frais d’études, etc.48.

  • 49 Germaine Dumoulin-Parain, « Et le nombre fut ! », La revue herboristique, 36, avril 1928, p. 9.

26« À la pharmacie l’ordonnance des potions, à l’herboriste celle des tisanes49 » ajoute l’une de ses collègues. Les syndicalistes construisent une barrière conceptuelle entre le « chimique » et le « biologique ». Le médicament moderne appartiendrait à la première catégorie, tandis que la plante en l’état appartiendrait à la deuxième. D’ailleurs, la Fédération des herboristes de France et des colonies se dote d’une doctrine témoignant de cette évolution : « Tout ce qui est végétal, naturel, médicinal est herboristique. » De cette distinction construite, les syndicalistes redessinent les limites des activités des deux métiers :

  • 50 A. Peyran, « Écho de l’Assemblée Générale du Syndicat des Herboristes du Sud Ouest à Marseille », (...)

En effet, ne serait-il pas désirable, et surtout équitable, qu’au regard de la loi, il y ait deux ordres de praticiens spécialisés pour la manutention et le débit des drogues médicinales : 1° Pharmaciens diplômés (chimistes), drogues d’origine chimique et d’origine naturelle (minérale, animale et accessoirement végétale) ; 2° Herboristes diplômés (Botanistes), drogues naturelles d’origine végétale (plantes médicinales indigènes et exotiques)50.

  • 51 Bulletin officiel de l’Association amicale des anciens élèves de l’ENH, 17, 1936, p. 26.
  • 52 L’herboristerie française, mai et juin 1914.
  • 53 L’herboristerie française, juillet 1913.
  • 54 L’herboristerie française, juillet 1922.

27De cette première distinction les syndicalistes font découler une seconde. La clientèle des herboristeries ne serait pas la même que celle des pharmacies. « L’herboriste est l’ami des pauvres, souvent leur conseiller » explique le major de la promotion de l’École nationale d’herboristerie de 193551. « Vous êtes le “guérisseur populaire”, le fournisseur des déshérités de la fortune, de ceux surtout qui suivent les conseils du médecin des pauvres52 » ajoute un herboriste de Paris. Plus encore, à l’inverse du pharmacien, l’herboriste serait celui qui évite l’apparition des maladies, et non qui les soigne. « N’oublions pas que bien des miséreux que les prix de la pharmacie effraient arrivent à enrayer nombre d’affections qui, traitées à temps ne sont rien, et qui, sans la bonne tisane à prix abordable prendraient vite de la gravité53 » écrit la direction de L’herboristerie française. « Prévenir, c’est notre rôle. Guérir c’est celui du médecin et du pharmacien. Tenons-nous au rôle que la loi nous trace et n’en sortons pas54 » renchérit un herboriste dans les pages de cette même revue.

28Cette construction identitaire s’avérera néanmoins insuffisante pour défendre l’existence des herboristes. Le certificat fut supprimé par le décret-loi du 11 septembre 1941. À l’exception des 148 plantes libérées sous des formes et des parties spécifiques par le décret n° 2008-841 du 22 août 2008, les plantes de la pharmacopée utilisées en vrac appartiennent aujourd’hui au seul monopole pharmaceutique, complexifiant la possibilité de continuer à pratiquer l’herboristerie après le certificat.

29L’histoire des herboristes certifiés offre un point de vue intéressant pour questionner la coexistence de techniques thérapeutiques différentes. Bien loin d’être des univers « parallèles », l’herboristerie et la pharmacie n’étaient pas des mondes imperméables. Une analyse croisant les discours avec les pratiques quotidiennes et les parcours de vie laisse voir la complexité de leurs relations. La concurrence économique n’a pas empêché une très forte proximité et le passage des acteurs d’un monde à un autre, emmenant des habitudes de gestes et de langage. L’étude de l’herboristerie des certifiés témoigne de plusieurs niveaux différents de relations entre les herboristes et les pharmaciens. Au niveau juridique, les pharmaciens étaient chargés de l’organisation et de la délivrance du certificat. La loi plaçait donc les herboristes comme hiérarchiquement inférieurs aux pharmaciens, ces derniers ayant le pouvoir de contrôler l’accès à la profession herboristique. Un second niveau, plus économique, plaçait les herboristes et les pharmaciens en concurrence pour la vente de produits de santé. Cette relation, plus horizontale, s’inscrivait dans une opposition violente et frontale entre les deux professions. Dans cette perspective, tous deux formaient des univers distincts. Pourtant ce point de vue ne semblait pas partagé par les clients eux-mêmes, qui passaient de l’un à l’autre. L’herboristerie était considérée comme un système meilleur marché que la pharmacie, et apportant des solutions de nature différente. À l’inverse, au quotidien et dans un cadre familial, les acteurs surent combiner le prestige du pharmacien et l’accessibilité du certificat d’herboriste. À ce niveau, l’herboristerie et la pharmacie apparaissent comme des outils complémentaires dans l’objectif global qu’est le maintien économique de la cellule familiale. Enfin, d’un point de vue symbolique, les herboristes s’emparèrent des codes de la pharmacie pour travailler leur image, tout en cherchant à maintenir une distance. C’est seulement en offrant des services présentés comme différents que les herboristes pouvaient justifier leur existence à côté des pharmaciens. Mais dans le même temps, l’emprunt à la pharmacie permettait de présenter une image scientifique de l’herboristerie, en lien avec l’époque, évitant le risque de faire de l’herboristerie un système trop alternatif, n’ayant pas sa place dans le champ de la santé publique. La relation entre les herboristes et les pharmaciens prend place ici dans des enjeux pratiques, d’adhésion à des valeurs à un moment donné de l’histoire d’une société.

30La complexité des relations ayant lié des pharmaciens plus légitimes et des herboristes moins légitimes ne peut se comprendre qu’en combinant ces différents niveaux. L’histoire de l’herboristerie est celle d’une distance sans cesse renégociée avec un système dominant (ici la pharmacie), et où le statut de la relation apparaît comme souple et variable en fonction des enjeux et des contextes.

31L’histoire des herboristes certifiés montre que c’est en se mélangeant que les univers thérapeutiques peuvent se construire, se ressembler et se distinguer. Même si l’herboristerie contemporaine se présente comme intrinsèquement différente de la pharmacie, nombre des éléments au cœur de son identité sont issus de sa confrontation avec la pharmacie : ainsi en est-il de la valorisation des plantes en l’état ou encore de l’idée de prévenir la maladie plutôt que de la guérir. La mission parlementaire en cours a relancé ces débats dans la perspective d’une nouvelle reconnaissance du métier d’herboriste, cette fois appuyée sur un enseignement et une législation pertinente. Si la légitimité de l’herboristerie est assurée par la loi, il est vraisemblable que les herboristes devront, cette fois encore, justifier de leur existence par rapport à celles des pharmaciens, et renégocier leur relation avec ces derniers.

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Notes

1 Ida Bost, Herbaria. Ethnologie des herboristes en France, de l’instauration du certificat en 1803 à aujourd’hui, thèse de doctorat en ethnologie, sous la direction de Laëtitia Atlani-Duault, université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2016.

2 Disponibles aux Archives nationales sous les cotes allant de AJ/16/2193 à AJ/16/2217, puis de AJ/16/2335 à AJ/16/2347.

3 Ces différents mensuels sont consultables à la Bibliothèque nationale de France, cote 8-JO-578.

4 Disponible à la Bibliothèque interuniversitaire de santé de Paris (BIU santé), cote 48057.

5 Entreprise fournissant les pharmaciens, créée en 1852 par François-Laurent-Marie Dorvault, et contrôlée par des pharmaciens. Voir le compte rendu, par François Zanetti, de Nicolas Sueur, La Pharmacie centrale de France. Une coopérative pharmaceutique, xixe siècle, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2017, dans ce même volume.

6 Et ceci uniquement pour les candidats herboristes à la première classe, c’est-à-dire pouvant exercer sur l’ensemble du territoire et non seulement dans le département de réception. Aucun prérequis n’était demandé pour les candidats à la seconde classe.

7 Olivier Faure, « Les pharmaciens et le médicament en France au xixe siècle », dans Christian Bonah et Anne Rasmussen (dir.), Histoire et médicament aux xixe et xxe siècles, Paris, Biotem et Glyphe, 2005, p. 67.

8 Respectivement 11, 10 et 6 boutiques/officines.

9 Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, Paris, Belin, 1993, p. 49.

10 Jean-Paul Gaudillière, La médecin et les sciences xixe-xxe siècles, Paris, La Découverte, 2006, p. 67.

11 G.-L. Brismontier, Pharmacie élémentaire en vingt-quatre leçons ou Manuel théorique de l’élève en pharmacie accompagné d’un traité sur le mode de préparation des prescriptions médicales, Paris, Audin, 1827, p. 11.

12 Charles Le Perdiel, Du passé, du présent et de l’avenir de la pharmacie, Paris, Victor Masson et fils, 1862, p. 11.

13 Jules Caroz, La pharmacie, ce qu’elle est, ce qu’elle devrait être, Paris, Jules Caroz, 1864, p. 17.

14 Charles Jacquot, De l’extension de la partie commerciale de la pharmacie, Coulommiers, A. Ponsot et P. Brodard, 1877, p. 37.

15 Pierre-Jules Beniqué, De la rétention d’urine et d’une nouvelle méthode pour introduire les bougies et les sondes dans la vessie, Paris, Méquignon-Marvis père et fils, 1838, p. 141-142.

16 Lettre de Marie Adeline Fouache au directeur de l’École de pharmacie de Paris, datée du 1er novembre 1908, Archives nationales, dossier AJ/16/2207.

17 Extrait d’une lettre de Constance Marie Rébillon, datée d’avril 1888. Archives nationales, dossier AJ/16/2207.

18 Les études de pharmacie ont été fermées aux femmes jusqu’à la fin des années 1860.

19 Voir, par exemple, A. Paquet-Mille, Nouveau guide pratique des jeunes filles dans le choix d’une profession, Paris, Lecène, Oudin et Cie, 1891, p. 25 ; Michelle Perrot, « Qu’est-ce qu’un métier de femme ? », Le Mouvement social, 140, 1987, p. 3-8.

20 Sauf à Paris où il reste à 100 francs.

21 Préfecture de police, 2e brigade de recherche, rapport du 16 mars 1893.

22 Louis Lemercier de Neuville, Vers de vase : amorces poétiques offertes aux pêcheurs malheureux, Paris, Bornemann, 1906, p. 120.

23 Louis Roux, « L’herboriste », dans Léon Curmer, Les Français peints par eux-mêmes, t. 2, Paris, Léon Curmer éditeur, 1840, p. 255.

24 Laurent Rebillard, L’herboristerie en France : genèse d’un métier, disparition d’une profession, Mémoire principal DEA Sciences Sociales, ENS/EHESS, 2002, p. 84.

25 D. Angéliaume, « Initiation à la profession d’herboriste », Congrès national et international de l’herboristerie, de la production et du commerce des plantes médicinales, Lille, Douriez-Bataille, 1937, p. 166.

26 Ibid.

27 Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique : la pharmacie française entre l’État et la société au xxe siècle, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999.

28 Christian Bonah et Séverine Massat-Bourrat, « Les “agents thérapeutiques”, Paradoxe et ambiguïté d’une histoire des remèdes au xixe et xxe siècles », dans Christian Bonah et Anne Rasmussen (dir.), Histoire et médicament aux xixe et xxe siècles, op. cit., p. 23-64.

29 Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique…, op. cit.

30 Studies for the Society for the Social History of Medicine, 22, 2015, Jean-Paul Gaudillière et Ulrike Thoms (éd.), The Development of Scientific Marketing in the Twentieth Century. Research sor Sales in the Pharmaceutical Industry.

31 Laurent Rebillard, L’herboristerie en France…, op. cit., p. 28.

32 Jean-Paul Gaudillière, La médecine et les sciences xixe-xxe siècles, Paris, La Découverte, 2006, p. 69.

33 Christophe Bonneuil et Pierre-Benoit Joly, Sciences, techniques et société, Paris, La Découverte, 2013.

34 Laurent Rebillard, L’herboristerie en France…, op. cit., p. 88.

35 Bulletin officiel de l’Association amicale des anciens élèves de l’ENH, 2, 1932, p. 1.

36 La revue herboristique, 118, mai 1935, p. 50.

37 Les dimanches de la femme, 12 août 1934, p. 15.

38 Françoise Loux, Traditions et soins d’aujourd’hui : anthropologie du corps et profession de santé, Paris, InterEditions, 1990, p. 266.

39 La revue herboristique, 79, février 1932, p. 15.

40 Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique…, op. cit., p. 81 ; voir aussi Anne Rasmussen, « Les enjeux d’une histoire des formes pharmaceutiques : la galénique, l’officine et l’industrie (xixe-début xxe siècle) », Entreprise et histoire, 36/2, 2004, p. 12-28 ; Olivier Faure, « Les officines pharmaceutiques françaises : de la réalité au mythe (fin xixe-début xxe siècle) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 43/4, 1996, p. 672-685 ; Jean-Paul Gaudillière, « From Propaganda to scientific marketing: Schering, cortisone, and the construction of drug markets », History & Technology, 29/2, 2013, p. 188-209, en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.1080/07341512.2013.828510.

41 Olivier Faure, Les Français et leur médecine au xixe siècle, op. cit., p. 233 et 235.

42 Ibid., p. 216

43 Sophie Chauveau, L’invention pharmaceutique…, op. cit., p. 53.

44 L’Humanité, 27 décembre 1919, p. 4.

45 Liquide qui ajouté à l’eau ou au vin donne une boisson rafraîchissante et de bon goût.

46 Organe officiel mensuel du syndicat des Herboristes du Sud-Ouest, 15 février 1928, page de couverture.

47 J. Volckringer, Les herboristes, s.l.n.d [vers 1947 ?], p. 6. Document conservé à la BIU santé, cote 61422.

48 L’herboristerie française, juillet 1926, éditorial.

49 Germaine Dumoulin-Parain, « Et le nombre fut ! », La revue herboristique, 36, avril 1928, p. 9.

50 A. Peyran, « Écho de l’Assemblée Générale du Syndicat des Herboristes du Sud Ouest à Marseille », La revue herboristique, 46, mars 1929, p. 37.

51 Bulletin officiel de l’Association amicale des anciens élèves de l’ENH, 17, 1936, p. 26.

52 L’herboristerie française, mai et juin 1914.

53 L’herboristerie française, juillet 1913.

54 L’herboristerie française, juillet 1922.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ida Bost, « Des herboristes et des pharmaciens : autopsie d’une relation complexe (Paris, xixe-début xxe siècle) »Histoire, médecine et santé, 14 | 2019, 47-61.

Référence électronique

Ida Bost, « Des herboristes et des pharmaciens : autopsie d’une relation complexe (Paris, xixe-début xxe siècle) »Histoire, médecine et santé [En ligne], 14 | hiver 2018, mis en ligne le 15 mars 2019, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/1700 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.1700

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Auteur

Ida Bost

Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative (LESC), université Paris Nanterre

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Droits d’auteur

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