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Dossier thématique : Pudeurs

Splendeurs et misères des figures de style

Pudeurs du discours médical aux XVIe et XVIIe siècles
Splendours and miseries of figures of style. Modesty and medical discourse in the sixteenth and seventeenth centuries
Dominique Brancher
p. 19-33

Résumés

Les changements engendrés par la pudeur au cours du XVIe siècle n’ont pas seulement, comme Norbert Elias le pensait, indiqué un renforcement de la répression de la vie pulsionnelle et un respect accru des convenances, mais ont également entraîné le déploiement du jeu pervers et de la transgression dans l’écriture, ainsi que la mise en place de nouvelles stratégies de séduction. L’article aborde un aspect spécifique de cette pudeur duplice, le rapport ambivalent que les médecins entretiennent avec le langage figuré dans l’ère pré-moderne. D’une part, ils revendiquent l’usage du terme propre, au risque de menacer la décence ; d’autre part, pour prouver leur moralité, ils se réclament du langage couvert, au péril de brouiller la transmission des connaissances. Deux régimes de la propriété du discours, valeur clé de la rhétorique, entrent donc en tension : l’un privilégie un objectif scientifique (« l’art »), l’autre obéit à la convenance sociale (« la pudeur »). Mais dans les deux cas, on verra que le sens intentionnel affiché par l’auteur se voit démenti par la « forme intentionnelle du style », ce qu’on pourrait appeler ses effets. Cette forme privilégie parfois le délectable sur l’information médicale et transforme la couverture bien-pensante en une incitation au déshabillage interprétatif, pour ainsi dire, avec tout le plaisir que cela implique. C’est ce qui explique sans doute un certain nombre de procès intentés contre des médecins, où la question du style joue un rôle primordial. Des Erreurs populaires de Laurent Joubert (1578) au Tableau de l’amour humain par Nicolas Venette (1686), cet article traite de la misère scientifique des tropes et de leur splendeur esthétique et érotique.

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Texte intégral

1Dans le serment célèbre d’Hippocrate, traduit en vers français par Michel Le Long (1637), la déontologie exige du praticien la maîtrise de ses sens :

  • 1 Régime de l’École de Salerne, traduit et commenté par Michel le Long, Paris, Nicolas et Jean La Cos (...)

J’éviteray partout les honteuses licences,
Les impudicitez, sales concupiscences ;
Et amours non permis, comme peste ou poison,
Gardant où j’entreray l’honneur de la maison1.

  • 2 Voir l’entrée « Medical ethics, history of Europe », les sections « Ancient and Medieval » (Darrel (...)
  • 3 CASTRO Rodrigo de, Medicus-politicus, sive de officiis medico-politicis tractatus, quatuor distinct (...)
  • 4 Dans son ouvrage syncrétique Conciliator controversiarum, quae inter philosophos et medicos versant (...)
  • 5 ABANO Pietro d’, Conciliator controversiarum, quae inter philosophos et medicos versantur, Venise, (...)

2Depuis la composition du serment d’Hippocrate s’est développé tout un genre littéraire consacré à l’étiquette médicale, concentré, au seuil de la modernité, sur les critères définitoires du bon praticien, qui doit réaliser l’alliance de la vertu et de la connaissance pour répondre à l’idéal hippocratique2. Dans son Medicus-politicus, sive de officiis medico-politicis tractatus… (1614)3, où il développe les lieux communs de l’éthique médicale occidentale, le juif portugais Rodrigo de Castro réfute ainsi le déterminisme astral défendu par Pietro d’Abano4 : par nature et sous l’influence de corps célestes tels Vénus, les médecins apparaissent comme des êtres dépravés et inclinés vers la luxure5.

  • 6 BEZANÇON Germain de, Les Medecins à la censure ou Entretiens sur la médecine, Paris, Louis Gontier, (...)

3Il devient banal au XVIIe siècle de prolonger par le soupçon d’athéisme le déficit moral de ceux qui ont sans cesse le mot de Nature à la bouche et les mains rivées à la chair en détresse : « Et je pense », déclare le personnage de Cariste, un admirateur du Malade imaginaire de Molière, « qu’ils ont raison lorsqu’ils s’appellent eux-mesme des Physiciens sensuels. Medicus est Physicus sensualis. Car de quels vices ne sont pas capables des gens qui n’ont ny religion, ny morale »6. La probité des médecins, à l’instar de la décence des femmes, est donc le résultat d’un combat toujours renouvelé et exige d’être constamment réaffirmée dans tout décalogue médical.

  • 7 Selon Quintilien, le mot « figure » « s’applique à des attitudes et, pourrait-on dire, à des gestes (...)
  • 8 Sur cette extension du domaine du style, voir le numéro 752-753 de Critique, janvier-février 2010, (...)
  • 9 JOUSSET Philippe, Anthropologie du style. Propositions, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, (...)

4Or ce qui inquiète les mœurs affecte aussi les représentations. Depuis le XVe siècle, la prolifération d’images et de textes imprimés confère une visibilité toujours plus grande au corps humain. Les tabous de la pratique médicale se répercutent en interdits gouvernant l’activité d’écriture. À la réglementation des gestes curatifs répond celle des « gestes » rhétoriques, pour reprendre la définition quintilienne des figures7. L’actuelle extension du domaine du style, qui déborde la seule sphère esthétique pour marquer l’ensemble de pratiques humaines, permet de penser cette relation du geste à l’écriture8. On peut considérer en effet que les divers aspects de l’action du médecin participent d’une même « anthropologie du style »9. Ce style partout au travail, qui décrit des conduites esthétiques aussi bien que des postures physiques ou des attitudes mentales, associées à leur tour à des positions sociales et professionnelles spécifiques. Or le texte médical va, de son style spécifique, mettre en scène les habitus d’une profession ; en d’autres termes, proposer une stylisation esthétique de ses styles actionnels. Le sens limité du terme s’étend alors pour inclure sa dénotation plus générale.

  • 10 Pour cette thèse, voir SCHLEINER Winfried, Medical Ethics in the Renaissance, Washington D. C, Geor (...)
  • 11 MENNELL Stephen, « Time and Taboo, Civilisation and Science: The Work of Norbert Elias », Journal o (...)

5On interrogera donc le déplacement des codes de la pudeur au langage. Une différence importante sépare, de fait, sexologie médiévale et renaissante : la conscience accrue des dangers moraux associés à la description des parties sexuelles et non seulement à leur manipulation thérapeutique, telle qu’elle pouvait être préconisée par les Anciens10. Cette évolution puritaine, sanctionnée par l’exercice d’autodiscipline que formalise au XVIe siècle la littérature de civilité, est théorisée par Norbert Elias comme un indice de la « civilisation des mœurs ». Formé originellement aux sciences biologiques et médicales, ce dernier voit dans la science occidentale un autre domaine de vérification de ce passage du pulsionnel au rationnel qu’opère le processus civilisateur : « The gradual development of relatively autonomous communities of scientists makes possible greater social control over the expression by scientists of individual affect and fantasy with respect to physical, biological and – eventually – social data »11.

6Le développement de l’objectivité scientifique dépend de la capacité à se détacher de ses affects individuels pour instaurer un nouveau régime de rationalité. Or, l’inflexion nouvelle de la pudeur au XVIe siècle, plutôt qu’indiquer seulement, comme le pensait Norbert Elias, un renforcement de la répression de la vie pulsionnelle, et un respect accru des convenances, a aussi comme corollaire le déploiement du jeu pervers et de la transgression dans l’écriture, ainsi que la mise en place de nouvelles stratégies de séduction.

  • 12 GRAAF Reinier de, Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme composée en l (...)
  • 13 JENNY Laurent, « Du style comme pratique », Littérature, n° 118, juin 2000, p. 98-117.

7On se penchera ici sur un aspect particulier de cette pudeur duplice, le rapport ambivalent que les médecins de l’époque pré-moderne entretiennent avec le langage figuré. D’un côté ils revendiquent l’usage du terme propre, au risque de menacer la décence ; de l’autre, pour prouver leur moralité, ils se réclament du langage couvert, au péril de brouiller la transmission des connaissances. Comme l’écrit l’anatomiste de Graaf à la fin du XVIIe siècle, « il est bien difficile en parlant des parties honteuses, d’observer les règles de l’art et de la pudeur »12. Deux régimes de la propriété du discours, valeur clé de la rhétorique, entrent donc en tension : l’un privilégie un but scientifique (l’« art »), l’autre obéit à la convenance sociale (la « pudeur »). Mais dans les deux cas, on verra que le sens intentionnel affiché par l’auteur se voit démenti par la « forme intentionnelle du style »13, ce qu’on pourrait appeler ses effets. Cette forme, en dépit des actes de foi de l’énonciateur, privilégie parfois le délectable sur l’information médicale et transforme la couverture bien-pensante en une incitation au déshabillage interprétatif, avec tout le plaisir que cela implique. C’est ce qui explique sans doute un certain nombre de procès intentés contre des médecins, où la question du style joue un rôle primordial.

  • 14 GUYON, Les Diverses leçons, tome 2, liv. 2, chap. 8, cité par BAYLE Pierre, Dictionnaire historique (...)
  • 15 Environ 164 textes originaux pour 156 traductions. Voir l’étude de STONE Howard, « The French Langu (...)

8En 1575, un procès oppose Ambroise Paré à la Faculté de médecine de Paris qui l’accuse d’avoir « escrit un peu irrévérement » dans son Livre de la Génération14. Quatre ans plus tard, une violente polémique se déclenche autour des Erreurs populaires de Laurent Joubert, mettant en cause les « propos assez chatouilleux » de l’auteur. Quant au leste traité d’éducation sexuelle de Venette, paru en 1686, il suscitera de vives critiques – comme avant lui, dans la première moitié du XVIIe siècle, les médecins Jacques Ferrand et Jacques Duval. Ces scandales éditoriaux permettent de mieux cerner les enjeux du discours en français sur le sexe et ses conditions d’acceptabilité, alors que le champ de la littérature médicale en vernaculaire connaît une véritable explosion éditoriale15 et diffuse à un public profane de lettrés curieux, et notamment au regard chaste des dames et demoiselles, un savoir d’abord formé en latin. On traitera de la misère scientifique des tropes et de leur splendeur esthétique et érotique.

Grandeur et indignité du terme propre

9Dans la dédicace à Henri III de ses Œuvres complètes, Ambroise Paré affiche clairement son éthique linguistique que sous-tend l’éloge du français :

  • 16 PARÉ Ambroise, Les Œuvres, Paris, Gabriel Buon, 1579, « Au treschrestien Roy de France & de Pologne (...)

Au reste, Sire, mes livres sont sans aucun fard de parolles, me suffisant que je parle proprement, & use de mots qui soyent significatifs et lesquels soyent propres pour le prouffit du François, auquel cest œuvre est communiqué et adressé16.

  • 17 Pour la même revendication dans les récits de voyage, voir HOLZ Grégoire, « Le style nu des relatio (...)

10Parler « proprement », c’est donc s’adapter à la chose en usant du terme « significatif » qui lui donne accès sans l’enjoliver, et s’adapter aux besoins du lecteur, par la clarté d’un style humble et dépouillé. Le « propre » du discours s’oppose au vain maquillage du corps, son essentielle propriété est d’offrir la vérité médicale toute nue17.

  • 18 Le prévôt du Collège de Saint-Côme, Raoul Lefort, vient en effet, au mois d’octobre 1576, de réclam (...)
  • 19 Comparatio Medici cum chirurgo. Ad castigandum quorundam Chirurgorum audaciam, qui nec possunt tace (...)
  • 20 Voir PARÉ Ambroise, Response aux calomnies d’aucuns médecins et chirurgiens touchant ses livres, s. (...)
  • 21 PARÉ Ambroise, Briefve collection de l’administration anatomique, Paris, Guillaume Cavellat, 1550.

11Dans le manifeste de Paré, une contradiction – il fait du style au moment même où il affirme y avoir renoncé, avec le polyptote « proprement » / « propre » – accompagne une provocation. D’abord, parce que l’ancien barbier prétend égaler la précision référentielle de la langue latine et concurrencer la maîtrise linguistique des médecins académiques. En 1577, alors qu’une pléthore de pamphlets injurieux reflète la virulence du conflit entre la Faculté de médecine et le Collège de Saint-Côme, fief des chirurgiens18, un libelle cristallise cet enjeu, la Comparatio Medici cum chirurgo. Ad castigandum quorundam Chirurgorum audaciam, qui nec possunt tacere nec bene loqui19. Ensuite, Ambroise Paré nargue les médecins par la clarté et l’accessibilité de son style, qui menace les règles de l’honnêteté et de la décence. À la parution de ses Œuvres, on lui reproche non seulement d’avoir écrit « en nostre langue vulgaire » mais encore de l’avoir fait en « termes fort intelligibles » et « trop manifestement »20. C’est le scandale d’une double dénudation où se déchire la gaze latine et s’arrache la voilette euphémisante. Cette visibilité dérangeante est reconnue par les médecins eux-mêmes : « Je craindroys que la rudesse, et imperfection de mon style n’offensast voz oreilles délicates, et accoutusmées à language mignon et disert », écrit Ambroise Paré dans la Briefve collection de l’administration anatomique au Viconte de Rohan21. De son côté, André du Laurens rappelle que faire du style et ménager les pudeurs n’est ni son objet, ni son métier :

  • 22 LAURENS André du, Discours de la conservation de la veue : Des maladies melancholiques : des catarr (...)

J’auray bien plus à faire à contenter ceux là qui ne s’amusent qu’à la mignardise des mots & à la propriété des dictions : car sans doute ils trouveront une infinité de mots rudes qui pourront offenser leur par trop délicates aureilles : mais s’ils ne veulent avoir esgard que je ne fay pas profession d’escrire en François, je leur diray avec tous les sages, que ceste trop curieuse recherche des mots est indigne d’un Philosophe, & que je me suis contenté fuyant la barbarie […] de faire entendre mon subject22.

  • 23 GRAAF Reinier de, Histoire anatomique… op. cit., « On ne doit donc point me blâmer par un faux zèle (...)
  • 24 LUSSAULD Charles, Apologie pour les médecins, contre ceux qui les accusent de déférer trop à la nat (...)
  • 25 PARÉ Ambroise, Responce…, op. cit. ; voir aussi CROOKE Helkiah qui, dans sa dédicace au roi Jacques (...)
  • 26 PARÉ Ambroise, Les Œuvres, Paris, Gabriel Buon, 1579, « Au treschrestien Roy de France & de Pologne (...)

12Qu’on ne s’y méprenne pas : l’apologie de la franchise linguistique ne dissimule pas de coupables intentions. C’est « non pas pour servir au libertinage, mais à l’avancement de la vérité & de la Médecine » que l’anatomiste de Graaf réclame le privilège d’ignorer l’interdit culturel de l’obscénité23. Pourtant, de telles prophylaxies oratoires témoignent de la difficulté qu’elles prétendent écarter. Le latin s’impose culturellement comme la seule langue où l’on puisse se servir des « mots propres et particuliers » sans avoir à se soucier de leur possible inconvenance24. Aussi voit-on paradoxalement l’apologie du terme propre se renverser en éloge du langage couvert chez tous les auteurs inquiétés par la censure. Pour se défendre, ils soulignent les précautions figurales qu’ils ont eu la délicatesse de prendre : « Il est aisé à colliger qu’il estoit impossible d’expliquer la manière de faire les enfants en termes plus couverts, et que n’a este pour aucune intention, sinon que pour faire génération » écrit Ambroise Paré. Ou encore : « Toutefois n’ay voulu l’escrire si manifestement, comme aucuns, ains le plus couvertement qu’il m’a este possible, estant très difficile d’escrire telle chose en autre langage »25. Cette stratégie de couverture, qui fait tout pour différer, diffracter, dissimuler le référent criminel, entre en tension avec le credo anti-rhétorique d’une littérature qui voudrait livrer les choses « sans aucun fard de paroles »26. Elle confère aussi aux tropes une valeur de dissimulation qui court-circuite la traditionnelle fonction pédagogique et heuristique qu’ils endossaient dans la tradition médicale.

« Mettre le diable en enfer » : le médecin en Rustico

  • 27 JOUBERT Laurent, Erreurs Populaires, Bordeaux, Millanges, 1579, « L’Auteur à ses amis et bien-disan (...)

13Le mot « obscène » fait l’une de ses premières apparitions en français pour qualifier un traité médical : l’éditeur Millanges qualifie d’« obscène » la rhétorique jugée trop charnelle de Laurent Joubert27 et les censeurs dénoncent le risque herméneutique. De fait, la stratégie de défense contradictoire de Joubert donne la preuve éclatante du double jeu de la figure. L’épître à ses « Amis bien disans », qui accompagne l’édition corrigée de 1579, prend la forme d’une discussion sémantique où la valeur du terme propre est d’abord énergiquement affirmée :

  • 28 Ibidem, p. 10-11.

Les mots propres (comme on dit an commun proverbe) ne puet pas, et d’eus mesmes sont bon et légitimes : de sorte qu’on peut honnestemant user de tous, pour signifier bien et propremant ce qu’on veut expliquer : ainsi que font tous les plus modestes et vertueux an touttes langues28.

  • 29 Ibidem, p. 9, « Les putaniers, bordeliers, bateurs de pavé, taverniers, et autre telle racaille de (...)
  • 30 Scaliger signale la même tension dans la circonlocution, qui a pour tâche d’ombrager la chose tout (...)

14Cette plénitude appartient cependant à un paradis perdu. La « racaille » ne s’est pas contentée d’introduire des « mots de gorge (comm’on dit) », elle a arraché les mots propres à leur signification première en les compromettant avec un référent déshonnête29. Un pis-aller a été inventé alors : les euphémismes – par exemple « l’union de l’Androgyne platonique » pour désigner le coït – ont la tâche paradoxale d’atténuer la verdeur de l’expression sans affaiblir la signification ni sa transmission – « touttesfois on veut bien estre antandu »30. Cette rhétorique fardée, où les mots avancent masqués, caractérise le livre de médecine :

  • 31 JOUBERT Laurent, Erreurs Populaire…, op. cit., p. 8-9.

Je panse toutesfois avoir écrit assez modestemant pour le sujet que j’avois, des parties et actions que l’honnesteté nous commande tenir couvertes et cachées : et d’an parler samblablemant à couvert et an masque, de propos déguisé. Aussi je n’y ay usé d’aucun terme an sa propre sinification : ce n’est pas mon langage, ja-soit que les Latins et les Grecs, et paravanture les Hebrieus an leurs plus honnestes livres, ne les épargnet point31.

  • 32 Ibidem, livre ii, chap. xi. Comme exemple de métonymie supprimée voir encore : « Ie suppose que ce (...)

15Le principe nominaliste du mot propre qui n’empeste pas la chose s’en trouve impunément contredit. Même manipulé par l’honnête homme, il n’est pas aussi innocent que Laurent Joubert le prétend : « Je prans an tesmoins, mille et mille de mes auditeurs an divers tams, médecins, chirurgiens et apoticaires, qui sont epars an divers androis de l’Europe, s’ils m’ont ouy jamais proférer un mot propre aus dittes parties, ou à l’acte vénérien ». Retorse, l’apologie problématise donc le statut du propre comme s’il était la cible des accusations, alors que le véritable enjeu du débat porte sur le langage couvert. Il suffit de s’en référer aux corrections opérées dans l’édition de 1579, qui révoquent la prétendue respectabilité du terme indirect. Dans le chapitre IV du livre V, où Laurent Joubert énumère les signes physiologiques de la défloration, on peut relever notamment : « depuis que les filles et femmes ont apprins de chevaucher à l’italienne », supprimé ; « comme la gaisne au couteau », supprimé ; « camus dans la brayette », modifié ; « manche » et « outil » changés pour « membre » ; « passage » remplacé par « conduit », « enfer » par « matrice », « engin » par « vulve » ; « s’echauffer en leurs harnois », supprimé – en référence aux nymphomanes32. Attardons-nous enfin sur le sort réservé à la métaphore de l’enfer et du diable, empruntée à Boccace (3, 10).

16Dans ses Erreurs populaires, vaste enquête sur les représentations populaires en matière de sexualité et d’obstétrique, Laurent Joubert s’est en effet permis d’aller fort loin dans l’ambivalence revendiquée entre le récit d’observation et la nouvelle grivoise. Ainsi, dans son chapitre consacré aux signes de la virginité, établit-il, par un jeu intertextuel enlevé, un parallèle très explicite entre la vérification du pucelage des filles et le récit de défloration :

  • 33 Ibidem, « Cinquieme Livres des Erreurs populaires, touchant le lait et la nourriture des anfans », (...)

On fait aussi des preuves, a cognoistre si la filhe est pucelle. Donnés luy un peu du boy d’aloës pulverisé, a boyre, ou à manger : si elle est vierge, pissera incontinant [...]. Tout cela est mal fondé, & tel qu’on ne s’y doit aucunemant arrester. Il faut s’approcher de plus près, et dessandre aus abimes de l’anfer de la très-dévote Alibec de Boccace, auquel le bon et saint ermite Rustic mettoit son diable [le terme enfer est remplacé par matrice dans l’édition corrigée]. C’est là où l’on trouvera le secret du pucellage, si aucun y an ha, et où l’on sçaura de ses nouvelles33.

17L’exploration du sexe s’inscrit non seulement dans un régime ordonné de savoir, mais aussi dans une économie du plaisir, fondée sur une connivence culturelle avec le lecteur et l’exploitation des virtualités polysémiques du discours.

  • 34 ROSSI Luciano (dir.), Fabliaux érotiques. Textes de jongleurs des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Le (...)

18Si l’argumentation contradictoire de l’épître ne questionne pas le potentiel subversif du terme couvert, il n’en est pas de même de cette fable boccacienne, à laquelle une place importante est dévolue dans ce chapitre sur le « pucellage des filles ». Que raconte-t-elle sinon une utilisation à des fins libertines du langage figuré ? La rencontre de Rustico et de la Nonne Alibech met en abîme la puissance corruptrice de la métaphore. La Nonne se méfie du sexe comme d’une chose dont elle connaît le nom mais ignore la réalité ; l’ermite change le nom et parvient à mettre son « diable » en « enfer », montrant que le figuré conduit plus efficacement au plaisir que le mot propre, selon un motif topique des fabliaux obscènes34. Sous couvert d’honnêteté, il permet à la Nonne de jouir en toute inconscience. Qu’est Joubert, sinon un Rustico au deuxième degré, reconduisant la métaphore du diable et de son antre pour son lecteur, et renforçant la couverture par une allusion culturelle qui demande à être déchiffrée ? Avatar de l’ermite, le médecin joue de la moralité figurale comme d’un alibi. Mais ce qui se donne comme une euphémisation bien-pensante – le « propos déguisé » – se confond avec l’équivoque obscène, caractéristique du genre facétieux.

La figuralité en crise

  • 35 Souligné par nous. Voir la Rhétorique à Herennius, iv, 45 : « Ea sumitur rei ante oculos ponendae c (...)

19Dans les traités médicaux en français, ce sont les modalités virtuellement périlleuses du « faire voir » qui motivent l’apologie du langage couvert. L’hypotypose sans malice doit céder le pas à la figure euphémisante, de peur de franchir cette frontière indécise où la désignation bascule dans l’exhibition, où le lecteur peut s’arroger les plaisirs du voyeur. Elle contrevient alors aux objectifs de clarification et d’evidentia qui fondent la métaphore scientifique et met en conflit les différentes fonctions conférées à cette figure dans la rhétorique antique : d’une part « on l’utilise pour mieux mettre une chose sous les yeux, d’autre part pour éviter une obscénité »35.

  • 36 La plus fameuse met aux prises Galland avec Ramus, accusé de mépriser les auctoritates. Sur la phil (...)
  • 37 Voir FONTAINE Marie-Madeleine, « Quaresmeprenant : l’image littéraire et la contestation de l’analo (...)
  • 38 ROUSSET Jean, L’Intérieur et l’extérieur, Paris, Corti, 1968, p. 57-71, pour la querelle de la méta (...)
  • 39 GALILÉE, L’Essayeur (Il Saggiatore), trad. C. Chauviré, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 224 ; c (...)
  • 40 Parasceve, t. I, p. 396 ; cité par HALLYN Fernand, « Dialectique », op. cit., p. 617.

20Plus généralement, ce passage d’un rôle plus épistémique de l’analogie à un rôle plus rhétorique d’atténuation est l’indice d’une perte de fiabilité. Au milieu du siècle, de grandes querelles autour de Galien ébranlent l’Université et le Parlement de Paris36. On se met à analyser de façon critique comment, à la suite d’Aristote, le médecin a pu fonder son système sur la comparaison, qui organise son discours comme sa pensée37. La valeur descriptive des figures s’en voit progressivement contestée. La crise du galénisme met ainsi en lumière la dimension épistémologique des procès contre l’impudeur, derrière lesquels se profile une remise en question beaucoup plus large de la valeur de scientificité des tropes. Cette figure à laquelle on demande à la fois de montrer plus clairement, et de cacher plus décemment, n’est-elle pas compromise dans sa valeur ? Qu’est-elle sinon le legs obsolète d’un passé qui croyait aux virtualités visuelles du langage, un procédé rhétorique vestige de l’éloquence littéraire, et surtout, l’expression d’une cosmologie analogique où les mots et les choses pouvaient se refléter en une spécularité heureuse ? L’émergence au XVIIe siècle de la nouvelle science cartésienne et galiléenne va contribuer à ébranler le socle de la métaphore, sujette à de violentes critiques38. En 1623, Galilée, dont on connaît l’attachement à la langue vernaculaire, écrit : « quand on peut s’exprimer parfaitement bien par un mot très simple et bien approprié, pourquoi employer un mot impropre, qu’il faut préciser et finalement traduire par un autre très différent ? »39. Une écriture aussi transparente que possible, où les mots s’effacent devant les choses, le nettoyage de « tout ce qui concerne les ornements du discours, les similitudes, les trésors de l’éloquence et d’autres inepties de cette sorte »40, tels sont les principes ardemment défendus par certains – Bacon pour l’histoire naturelle, Gassendi pour la philosophie, même si la condamnation n’exclut pas la pratique. Le champ médical semble soumis aux mêmes exigences. En 1685, commentant l’œuvre du médecin Charles Drelincourt, Pierre Bayle écrit :

  • 41 BAYLE Pierre, Les Nouvelles de la République des Lettres, juin 1685, p. 646 ; cité par KOZLUK Magda (...)

Ces ornements (rhétoriques) bons pour les harangues, ne valent rien du tout ailleurs. Cependant les Médecins qui devraient uniquement nous rapporter en simples historiens ce qui se passe dans la Nature […] ne sont pas toujours exempts de ce faux goût qui donne dans les analogies imaginaires41.

  • 42 LA FRAMBOISIERE Nicolas Abraham de, Œuvres…, op. cit., « Responce de l’Autheur aux censeurs de ses  (...)

21Jusque-là cautionnée par l’analogie du microcosme et du macrocosme, la figure n’est plus qu’une « analogie imaginaire » et perd sa valeur ontologique. Ce qu’Aristote avait réuni, le plaisir à la fois esthétique et heuristique de découvrir des ressemblances dans le monde, se défait. Chez le médecin La Framboisière, les figures de style ne sont plus guère ressenties que comme des ornements superfétatoires destinés à agrémenter le discours plutôt que comme des auxiliaires constitutifs du savoir : « Et si le langage n’est tant poly & orné qu’on pourroit souhaiter, du moins est-il propre & intelligible. Encore ay-je usé en certains endroits de tropes & de figures, pour donner plus de grâce au discours »42. Cantonnée à une fonction esthétique, la figure n’a plus pour tâche de refléter les structures sympathiques du monde.

Culpa lectoris

22Le discrédit pesant sur la figure explique peut-être pourquoi les médecins de la fin du XVIIe siècle abandonnent le vain dilemme entre le propre et le couvert et impliquent directement la responsabilité du lecteur plutôt que de mettre la leur en jeu. Comme l’écrit en 1672 Reinier de Graaf, anatomiste de la ville de Delft, dans la préface à son Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme :

  • 43 GRAAF Reinier de, Histoire Anatomique…, op. cit., « Préface ».

Si quelque libertin veut abuser de ce que j’ai dit des parties génitales & le tourner en ordures, tant pis pour lui. Les cœurs purs interprètent toutes choses avec candeur, & j’ai choisi un stile si honnête et si modeste, qu’on ne sçauroit s’en offenser, si on ne veut. […] Dois-je dérober aux gens de bien mes découvertes à cause que quelques scélérats ou impies en peuvent abuser, qui font servir quelque fois l’Écriture sainte même à leurs impudicités, & leurs bouffonneries ?43

  • 44 Ibidem, « Traité des parties de la femme qui servent à la génération ».

23L’anatomiste se place sous l’autorité d’Augustin, qui traitant de la sexualité dans la Cité de Dieu, disculpe ses paroles pour incriminer la corruption du lecteur. Reinier de Graaf voudrait dicter la juste valeur à attribuer aux signes et prétend réguler la polysémie en faisant coïncider intentio auctoris et intentio lectoris : « Regardez donc, cher Lecteur, ce Traité, de la même veue de laquelle il a été composé et qu’il vous est donné »44. Sa stratégie justificatrice s’avère efficace : écrivant en latin, puis traduit en français en 1699, il ne déchaînera pas les esprits comme le médecin Nicolas Venette, qui développe pour sa part la thèse plus radicale d’une lascivité généralisée, étendant son empire sur l’auteur comme sur le lecteur.

  • 45 Sur cet ouvrage ambigu, voir les études de PORTER Roy, « Love, Sex and Medicine : Nicolas Venette a (...)
  • 46 Pour ces différentes données, voir DUPRAS André, « L’Apport du Dr Nicolas Venette à l’éducation à l (...)
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24Élève de Guy Patin et Professeur royal d’anatomie et de chirurgie à la Rochelle depuis 1668, Nicolas Venette publie son fameux Tableau de l’amour humain considéré dans l’état du mariage en 1686, à Amsterdam, sous le paravent d’un anagramme : Salocini, Vénitien45. Selon la fable auctoriale proposée au lecteur, un médecin vénitien aurait confié son manuscrit à un confrère français. Il faudra attendre dix ans pour que le nom véritable de l’auteur apparaisse en page de titre d’un ouvrage qui ne connaît pas moins de trente-trois éditions jusqu’en 1903. Quant au choix de l’imprimeur hollandais Waesberg, les presses de ce pays étaient spécialisées dans la publication d’ouvrages interdits en France46. Dès la parution de ce leste traité d’éducation sexuelle, les critiques fusent, notamment de la part de Pierre Bayle, cherchant à se tailler une réputation de probité. Il souhaite que ce livre porté par une « gaieté trop vive » ne « fust lu que par des personnes d’une profession à devoir connoistre cela, & à le pouvoir examiner impunément »47.

  • 48 VENETTE Nicolas, Tableau de l’amour conjugal dans l’état du mariage, divisé en quatre parties, Colo (...)

25La préface de Nicolas Venette offre une rare compilation des arguments développés depuis l’Antiquité pour déjouer les soupçons d’impudeur. Lui reprochera-t-on d’avoir écrit en français ? Venette réplique qu’on trouve partout « le Livre des erreurs populaires de Joubert, qui traite des actions des parties des deux sexes, & qui osa bien le dédier à Marguerite de Navarre […], celui d’Ambroise Paré & de Dulaurens, qui traitent de la Génération des Hommes ». Quant au Roman de la Rose, il trône encore chez les libraires48. Désapprouvera-t-on son style ? Il se réfugie derrière la Logique ou l’Art de penser de Port-Royal, selon laquelle un énoncé peut évoquer plus qu’il n’en a l’intention :

  • 49 Ibidem.

Chaque pensée exprimée ayant deux sortes de signification, l’une propre, l’autre accessoire, elle est considérée en divers sens. Ainsi une chose peut être infâme & honnête, défendue & permise. Ces idées accessoires ne sont pas toujours attachées aux mots par un usage commun, il faut s’en rapporter à celuy qui s’en sert, & lire son livre sous cette condition49.

26Comme de Graaf, Venette prétend canaliser les virtualités de sens dangereuses, en invitant le lecteur à se conformer à l’imaginaire connotatif de l’auteur. Filant la métaphore picturale présente dans son titre, Venette révoque ainsi les libres déplacements du spectateur face au Tableau de l’Amour humain pour imposer la norme de la perspective, qui implique qu’un objet doit être regardé d’un point de vue bien déterminé :

  • 50 Ibidem.

Pour bien juger [de mon livre], il faut avoir la science de la peinture, & puis se mettre dans le véritable point de vue, car il n’y en a qu’un seul, qui est indivisible, et qui est le véritable lieu, d’où on le puisse bien voir. Ceux qui veulent en juger, souvent ne s’y mettent pas. Ils se placent trop près, trop loin, trop haut, trop bas, & ainsi ils en jugent mal50.

27Qui ne serait pas capable d’occuper ce « lieu » et de se soumettre au contrat pragmatique proposé – le « libertin », l’« impudique » – devrait se voir refuser le livre, confié uniquement aux esprits avertis et réglés. Quant aux femmes, elles sont les premières à interpréter à mauvais escient les ambiguïtés sémantiques. On mesure le renversement par rapport aux auteurs du siècle précédent : Venette reconnaît le potentiel subversif du langage couvert auquel il dit préférer un langage « naïf », dégagé des circonvolutions hypocrites. Révolution plus notable encore, il admet plus loin son implication sensuelle dans le discours, son ethos pulsionnel :

  • 51 Ibidem.

Il est pourtant vrai que je n’ai point parlé de l’Amour avec froideur & sans mouvement, c’eût été un grand défaut de ne point en avoir été touché, quand j’en ai parlé à fond, mais mon émotion n’a pas été, ce me semble, criminelle, ni mes paroles impudiques […]51

  • 52 QUINTILIEN, Institution oratoire…, op. cit., tome iii, livre 6, 2, p. 30.
  • 53 VENETTE Nicolas, Tableau de l’amour conjugal…, op. cit., préface.

28Comment parler en effet de la folie de l’Amour d’un air grave ? Dès le début du XVIIe siècle, où Riolan fait son autoportrait en « pornographe », la mise en scène de patriciens lascifs est en vogue dans les traités de médecine, remettant en cause le processus évolutif proposé par Norbert Elias. Échappant à l’auto-contrôle civilisateur et au mouvement vers l’objectivité énonciative, l’implication pathétique de Venette peut se prévaloir du modèle rhétorique. L’essentiel, selon Quintilien, « pour émouvoir les affects, est d’être ému soi-même »52. Or dans un livre d’éducation sexuelle, cette technique rhétorique s’avère problématique, comme en témoignent les réactions suscitées par l’ouvrage de Venette. Mais est-il le seul coupable ? Ses protestations d’innocence sont l’envers d’une culpabilité partagée : « Les premiers hommes étaient tout autre que nous. Ils étaient bien moins scrupuleux & bien plus raisonnables que nous ne le sommes. Leur nudité ne leur causait aucune émotion déréglée »53. Ce constat anthropologique oscille entre regret du paradis perdu et célébration de l’érotisme qui en est né. Il responsabilise en dernière instance aussi bien l’auteur que son lecteur.

*

  • 54 CICERON, Lettre à Paetius, F. IX, 22, dans NISARD Désiré (dir.), Œuvres complètes de Cicéron, tome (...)
  • 55 Pour cette analyse du signe, voir COMPAGNON Antoine, La Seconde main ou le travail de la citation, (...)

29De la première querelle française autour des mots sales, qui met aux prises Rodophiles et Rodophobes, aux procès médicaux, on s’est intéressé aux renversements pervers de l’euphémisme – qui veut dire moins – en litote – qui veut dire plus. Alors que l’auteur présuppose une distinction entre le propre et le couvert qui lui permet de défendre la décence de son propos, cette binarité s’écroule. Le propre est le plus souvent déjà figuré, et le couvert peut inviter à un déshabillage interprétatif plus excitant que le terme propre. Tout en prétendant à une énonciation adamique et transparente, le médecin est ainsi confronté à l’impossibilité de son projet : lui et son lecteur ont irrémédiablement basculé dans le règne de la concupiscence et de la plurivocité. De manière indécidable, les marques de sa pudeur sont aussi bien celles de son impudeur, à un moment où c’est la définition difficile du français médical qui est en cause, face à l’aboutissement du modèle latin comme langue de science. Pour sortir de cette impasse, les médecins à partir du XVIIe siècle disculperont la forme – qu’elle soit propre ou couverte – et dénonceront avec une insistance croissante la responsabilité du lecteur, susceptible de jouir de la langue dans la configuration imaginaire d’une lecture débridée. Au cadre binaire posé par les stoïciens et les cyniques pour penser l’obscénité du discours – « le mal de l’obscénité est dans la chose ou dans le mot »54, se substitue une sémantique tripartite postulant qu’entre le signe et le sens, qui en désigne l’objet, il est besoin d’un interprète55. Les praticiens imposent ainsi une manière nouvelle de penser la culpabilité textuelle, centrée sur l’indétermination du sens et l’incapacité à contrôler les interprètes plutôt que sur la responsabilité auctoriale.

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Notes

1 Régime de l’École de Salerne, traduit et commenté par Michel le Long, Paris, Nicolas et Jean La Coste, 1649, « Serment d’Hyppocrate », n.p.

2 Voir l’entrée « Medical ethics, history of Europe », les sections « Ancient and Medieval » (Darrel W. AMUNDSEN) et « Renaissance and Enlightenment » (Harold J. COOK) et les bibliographies attenantes dans POST Stephen Garrard (dir.), Encyclopedia of Bioethics, New York, Macmillan Reference, 2004, vol. 3, p. 1555-1583, p. 1583-1589.

3 CASTRO Rodrigo de, Medicus-politicus, sive de officiis medico-politicis tractatus, quatuor distinctus libris : in quibus non solum bonorum medicorum mores ac virtutes exprimuntur, malorum vero fraudes et imposturae deteguntur…, Hamburg, ex Bibliopolio Frobeniano, 1662.

4 Dans son ouvrage syncrétique Conciliator controversiarum, quae inter philosophos et medicos versantur achevé à Padoue en 1310, publié à Venise en 1476.

5 ABANO Pietro d’, Conciliator controversiarum, quae inter philosophos et medicos versantur, Venise, apud Iuntas, 1565, facsimile reprint : Padua, Antenore, 1985, f. 10vb (dif. VII) ; cité par ARRIZABALAGA Jon, « Medical Ideas in the Sephardic Diaspora: Rodrigo de Castro’s Portrait of the Perfect Physician in early Seventeenth-Century Hamburg », Medical History Supplement, 2009, 29, p. 116, note 44.

6 BEZANÇON Germain de, Les Medecins à la censure ou Entretiens sur la médecine, Paris, Louis Gontier, 1677, pp. 328-329. Sur ce point, voir MOTHU Alain, « Médecine et Athéisme. L’instruction du médecin La Fresnaye », La Lettre clandestine, 1994, n° 3, p. 324-334.

7 Selon Quintilien, le mot « figure » « s’applique à des attitudes et, pourrait-on dire, à des gestes du langage » ; QUINTILIEN, Institution oratoire, tome v, livres viii et ix, éd. et trad. J. Cousin, Paris, Les Belles Lettres, 1978, livre viii, p. 159.

8 Sur cette extension du domaine du style, voir le numéro 752-753 de Critique, janvier-février 2010, « Du Style ! ». Pour la question du continuum entre geste et écriture, voir KENDON Adam, « Language and Gesture. Unity or Duality? », dans McNEILL David (dir.), Language and Gesture, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 47-63.

9 JOUSSET Philippe, Anthropologie du style. Propositions, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2008.

10 Pour cette thèse, voir SCHLEINER Winfried, Medical Ethics in the Renaissance, Washington D. C, Georgetown University Press, 1995, p. 109.

11 MENNELL Stephen, « Time and Taboo, Civilisation and Science: The Work of Norbert Elias », Journal of the Anthropological Society of Oxford, 1980, vol. 11, n° 2, p. 83-95. Il commente l’article suivant : ELIAS Norbert, « Problems of Involvement and Detachment », British Journal of Sociology, 1956, VII, p. 226-252.

12 GRAAF Reinier de, Histoire anatomique des parties génitales de l’homme et de la femme composée en latin par Graaf, Médecin et célèbre Anatomiste de la ville de Delft et traduit par N.P.D.M., Bâle, Emmanuel Jean George König, et se vend à Lyon chez Hilaire Baritel, 1699, « Traité des parties de la femme qui servent à la génération », Préface.

13 JENNY Laurent, « Du style comme pratique », Littérature, n° 118, juin 2000, p. 98-117.

14 GUYON, Les Diverses leçons, tome 2, liv. 2, chap. 8, cité par BAYLE Pierre, Dictionnaire historique et critique, vol. iii, p. 594, article « Paré ».

15 Environ 164 textes originaux pour 156 traductions. Voir l’étude de STONE Howard, « The French Language in Renaissance médecine », Bibliothèque d’humanisme et Renaissance, t. XV, 1953, p. 315-322.

16 PARÉ Ambroise, Les Œuvres, Paris, Gabriel Buon, 1579, « Au treschrestien Roy de France & de Pologne, Henry troisiesme ».

17 Pour la même revendication dans les récits de voyage, voir HOLZ Grégoire, « Le style nu des relations de voyage », dans JOURDE Michel et MONFERRAN Jean-Charles (dir.), Le Lexique méta-littéraire français (XVIe-XVIIe siècles), Genève, Droz, 2006, p. 165-185.

18 Le prévôt du Collège de Saint-Côme, Raoul Lefort, vient en effet, au mois d’octobre 1576, de réclamer l’admission des chirurgiens à titre égal avec les docteurs en médecine. Sur ce conflit, voir Œuvres complètes d’Ambroise Paré, MALGAIGNE Joseph-François, Introduction, p. CCLXXXVII.

19 Comparatio Medici cum chirurgo. Ad castigandum quorundam Chirurgorum audaciam, qui nec possunt tacere nec bene loqui, Paris, Dionysos Vallens, 1577. Pour le relevé des titres participant de cette querelle, voir PORTAL Antoine, Histoire de l’Anatomie et de la Chirurgie, tome v, Paris, Didot le Jeune, 1770, supplément, p. 596-598.

20 Voir PARÉ Ambroise, Response aux calomnies d’aucuns médecins et chirurgiens touchant ses livres, s.l., n.d., Bibl. nat. Td. 72,5.

21 PARÉ Ambroise, Briefve collection de l’administration anatomique, Paris, Guillaume Cavellat, 1550.

22 LAURENS André du, Discours de la conservation de la veue : Des maladies melancholiques : des catarrhes : & de la vieillesse, Paris, Jamet Mettayer, 1597, « Au Lecteur ».

23 GRAAF Reinier de, Histoire anatomique… op. cit., « On ne doit donc point me blâmer par un faux zèle pour la pureté, de ce que je me suis servi des termes propres dans la description de ces parties, parce que je n’ai pas pu faire autrement, car, comme dit Celse dans son prélude sur les maladies des parties honteuses, les noms Grecs de ces parties choquent moins parce qu’on est accoutumé de les lire dans les livres des Médecins, mais la pureté de nôtre langue ne pouvant souffrir des paroles sales, ni nous nous acoutumer à les ouïr, il est bien difficile en parlant des parties honteuses, d’observer les règles de l’art et de la pudeur. […] J’écris ici non en faveur du libertinage mais de la médecine. »

24 LUSSAULD Charles, Apologie pour les médecins, contre ceux qui les accusent de déférer trop à la nature, et de n’avoir point de religion, Paris, Damien Foucault, 1663, p. 177 ; cité dans ABRAMOVICI Jean-Christophe, Obscénité et classicisme, Paris, PUF, 2003, « La médecine en procès », p. 203.

25 PARÉ Ambroise, Responce…, op. cit. ; voir aussi CROOKE Helkiah qui, dans sa dédicace au roi Jacques Ier (James I), vante les « circonvolutions honnêtes » par lesquelles il a amolli un argument raboteux (Microcosmographia, « honestis circumlocutionibus argumentum molle exasperatum reddimus »).

26 PARÉ Ambroise, Les Œuvres, Paris, Gabriel Buon, 1579, « Au treschrestien Roy de France & de Pologne, Henry troisiesme ».

27 JOUBERT Laurent, Erreurs Populaires, Bordeaux, Millanges, 1579, « L’Auteur à ses amis et bien-disans, salut et dilection », p. 4 ; « Parce que Monsieur Joubert parlant aux quatre derniers livres de ceste première partie, de la conception, génération, enfantement, gessine & connoissance du pucellage, a este bien souvant contraint en descouvrant les erreurs, qui le sont en tels actes, user de mots et parolles qui semblent estre un peu obscènes : il sera bon que les seuls mariez lisent les beaux advertissements qui se font pour eux aux dicts livres. Et les religieux, religieuses, & tous ceux, qui vuelent vivre chastement sans se marier doivent entièrement laisser la lecture desdicts livres à ceux & celles qui sont mariez. Quant aux autres qui ne vuelent oïr parler des parties honteuses ils pourront passer sans lire les chap. & lieux marquez de ce signe * »

28 Ibidem, p. 10-11.

29 Ibidem, p. 9, « Les putaniers, bordeliers, bateurs de pavé, taverniers, et autre telle racaille de gans invantet quelques mots de gorge (comm’on dit) ou appliquet extravagamment les mots usités an melheure sinification, à quelque gaudisserie ou villainie : et les gueus un gergon, servant à leurs piperies ».

30 Scaliger signale la même tension dans la circonlocution, qui a pour tâche d’ombrager la chose tout en la rendant intelligible ; « ut obumbremus, ita tamen ut cerni atque intellegi possit ». SCALIGER Julius Caesar, Poetices libri septem, apud Petrum Santandreanum, 1594, Poetices lib. III, « Periphrasis, circumlocutio, caput LXXVIII », p. 346.

31 JOUBERT Laurent, Erreurs Populaire…, op. cit., p. 8-9.

32 Ibidem, livre ii, chap. xi. Comme exemple de métonymie supprimée voir encore : « Ie suppose que ce demy de l’Androgine Platonique, soit repondant a la corpulance de sa moitié, grand et bien fourny de touttes pieces, & mesmes de la principalle. » (livre iii, chap. i, nous mettons en italique le passage supprimé).

33 Ibidem, « Cinquieme Livres des Erreurs populaires, touchant le lait et la nourriture des anfans », « Quatriesme Chapitre », p. 463-464.

34 ROSSI Luciano (dir.), Fabliaux érotiques. Textes de jongleurs des XIIe et XIIIe siècles, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 92-105 ; Dans « La Demoiselle qui ne pouvait entendre parler de foutre », la pincée saisit le « vit », « si raide et si dur », du valet David et demande ce que c’est « Dame, fait-il, c’est mon poulain, qui est très fort et sain, mais il n’a plus mangé depuis hier matin » et meurt de soif. La demoiselle l’invite alors à paître dans son pré et à s’abreuver à sa fontaine.

35 Souligné par nous. Voir la Rhétorique à Herennius, iv, 45 : « Ea sumitur rei ante oculos ponendae causa, […] brevitatis causa, […] obscenitatis vitandae causa, […] minuendi causa, […] ornandi causa. »

36 La plus fameuse met aux prises Galland avec Ramus, accusé de mépriser les auctoritates. Sur la philosophie de Galien, voir MORAUX Paul, « Galien comme philosophe : la philosophie de la nature », et WEAR Andrew, « Galen in the Renaissance », dans NUTTON Vivian (dir.), Galen : Problems and Prospects, Wellcome Inst. Hist. Med., 1981, p. 87-116 et p. 229-262. Pour la méthode de Galien et la critique portée contre elle, voir GILBERT Neal W., Renaissance Concepts of Method, New York, Columbia University Press, 1960, p. 137-142.

37 Voir FONTAINE Marie-Madeleine, « Quaresmeprenant : l’image littéraire et la contestation de l’analogie médicale », dans COLEMAN James A. et SCOLLEN-JIMACK Christine M. (dir.), Rabelais in Glasgow, Glasgow, Glasgow University, 1984, p. 197.

38 ROUSSET Jean, L’Intérieur et l’extérieur, Paris, Corti, 1968, p. 57-71, pour la querelle de la métaphore. Pour cette thèse, voir DALLA VALLE Daniela, « Métamorphose, métaphores et cosmologies dans « “Pyrame et Thisbe” de Théophile », dans MATHIEU-CASTELLANI Gisèle (dir.), La Métamorphose dans la poésie baroque française et anglaise. Résurgences et variations, Actes du colloque international de Valenciennes, 1970, Tübingen, Gunter Narr Verlag, Paris, Jean-Michel Place, 1980, p. 113-124, particulièrement p. 121.

39 GALILÉE, L’Essayeur (Il Saggiatore), trad. C. Chauviré, Paris, Les Belles Lettres, 1980, p. 224 ; cité par HALLYN Fernand, « Dialectique, rhétorique, “nouvelle science” », dans FUMAROLI Marc (dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne. 1450-1950, Paris, PUF, 1999, p. 616.

40 Parasceve, t. I, p. 396 ; cité par HALLYN Fernand, « Dialectique », op. cit., p. 617.

41 BAYLE Pierre, Les Nouvelles de la République des Lettres, juin 1685, p. 646 ; cité par KOZLUK Magdalena, L’Esculape et son art à la Renaissance. Étude sur le discours préfaciel dans les ouvrages français de médecine 1528-1628, Thèse en co-tutelle Université de Lodz, Université François Rabelais de Tours, 2006, p. 1.

42 LA FRAMBOISIERE Nicolas Abraham de, Œuvres…, op. cit., « Responce de l’Autheur aux censeurs de ses œuvres ».

43 GRAAF Reinier de, Histoire Anatomique…, op. cit., « Préface ».

44 Ibidem, « Traité des parties de la femme qui servent à la génération ».

45 Sur cet ouvrage ambigu, voir les études de PORTER Roy, « Love, Sex and Medicine : Nicolas Venette and his Tableau de l’amour conjugal », dans WAGNER Peter (dir.), Erotica and the Enlightment, Frankfurt, Peter Lang, 1990, p. 90-122 ; « Spreading Carnal Knowledge or Selling Dirt Cheap ? Nicolas Venette’s Tableau de l’amour conjugal in Eighteenth-Century England », Journal of European Studies, 14, 1984, p. 233-255.

46 Pour ces différentes données, voir DUPRAS André, « L’Apport du Dr Nicolas Venette à l’éducation à la sexualité au XVIIe siècle », Sexologies, volume 16, issue 3, juillet-septembre 2007, p. 171-179. Voir aussi FLOURET Jean, Nicolas Venette : médecin rochelais, 1633-1698 : étude biographique et bibliographique, La Rochelle, éd. Rupella, 1992.

47 BAYLE Pierre, Nouvelles de la République des Lettres, tome ii, années 1686-1687, Slatkine Reprints, Genève, 1966, octobre 1686, p. 1221.

48 VENETTE Nicolas, Tableau de l’amour conjugal dans l’état du mariage, divisé en quatre parties, Cologne, Claude Joly, 1710, Préface.

49 Ibidem.

50 Ibidem.

51 Ibidem.

52 QUINTILIEN, Institution oratoire…, op. cit., tome iii, livre 6, 2, p. 30.

53 VENETTE Nicolas, Tableau de l’amour conjugal…, op. cit., préface.

54 CICERON, Lettre à Paetius, F. IX, 22, dans NISARD Désiré (dir.), Œuvres complètes de Cicéron, tome v, Paris, Firmin Didot, 1869, lettre 687. Etienne Dolet n’a pas traduit cette lettre dans Les Épistres familiaires de Marc Tulle Cicéro, père d’éloquence latine, nouvellement traduictes de latin en françoys par Estienne Dolet, natif d’Orléans..., Lyon, Etienne Dolet, 1542.

55 Pour cette analyse du signe, voir COMPAGNON Antoine, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, séquence ii « Structures élémentaires », p. 57-91, surtout ii 4 « La citation fait(e) signe ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Dominique Brancher, « Splendeurs et misères des figures de style »Histoire, médecine et santé, 1 | 2012, 19-33.

Référence électronique

Dominique Brancher, « Splendeurs et misères des figures de style »Histoire, médecine et santé [En ligne], 1 | printemps 2012, mis en ligne le 01 juillet 2013, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/121 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.121

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Auteur

Dominique Brancher

Dominique Brancher est professeure de littérature à l’Institut d’études françaises et francophones de l’Université de Bâle.

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