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Compte rendus

Klein Boris, D’un usage curieux en médecine. Réflexions sur De l’utilité de la flagellation de J.-H. Meibom

Paris, Classiques Garnier, 2016
Nahema Hanafi
p. 165-169
Référence(s) :

Klein Boris, D’un usage curieux en médecine. Réflexions sur De l’utilité de la flagellation de J.-H. Meibom, Paris, Classiques Garnier, 2016, 190 pages

Texte intégral

1D’un usage curieux en médecine. Réflexions sur De l’utilité de la flagellation de J.-H. Meibom explore les raisons d’être et les vies successives d’un traité sur les bienfaits de la flagellation des lombes et des reins pour l’activité sexuelle, rédigé en 1639 par le médecin allemand Jean-Henri Meibom. L’historien Boris Klein le précise d’emblée, De Flagrorum Usu in re Veneria Et lumborum renumque officio n’est pas un recueil grivois, mais bien un ouvrage de médecine, qui considère la pratique de la flagellation comme une thérapeutique, tout en valorisant l’institution du mariage et la multiplication des fidèles. Pour autant, celui-ci soulève de multiples interrogations, levées au terme d’une enquête rigoureuse, dont la méthodologie est convaincante, au croisement de l’histoire de la médecine, du livre et du libertinage. L’ambition de l’historien est d’éclairer les modalités et les raisons de son écriture en dévoilant le parcours intellectuel de son auteur et le lectorat visé, mais aussi d’expliciter les stratégies de réappropriation de l’ouvrage et d’en souligner les succès, du cercle des « médecins protestants de l’Europe du Nord jusqu’à l’étal des revendeurs parisiens de livres paillards » (p. 9). Boris Klein livre une histoire dense et vivante d’un écrit qui n’a rien d’une « archive oubliée » (p. 8), tant il est doué d’une véritable plasticité et d’une capacité à « se jouer autant des lecteurs que des classifications » (p. 9).

2Une première partie, « L’idéal du parfait médecin », renseigne le régime de rationalité qui préside à la rédaction de l’ouvrage, le contexte culturel et notamment le développement de la littérature hygiéniste et préventive, comme il précise la démarche d’écriture (dont les processus argumentatifs et rhétoriques) tout en livrant de précieuses informations sur la posture et les ambitions de Jean-Henri Meibom. L’historien rappelle ainsi que le traité s’inscrit dans un débat médical plus large, celui de la capacité des coups portés sur le corps à modifier l’état de santé physique ou mental, ouvrant la voie à des usages thérapeutiques de la violence physique. La mobilisation du fouet dans le champ des soins n’est pas neuve et le médecin allemand fait référence à des pratiques antiques et contemporaines. Tout en mêlant les historiettes sur les liens entre flagellation et excitation sexuelle masculine, il propose des analyses plus savantes sur le fonctionnement des lombes et des testicules, demeurant d’ailleurs fidèle à la pensée de Daniel Sennert (aussi intéressé par la flagellation thérapeutique), son ancien professeur, faisant peu de cas de la théorie de la circulation sanguine ou de celle des paracelsiens. Jean-Henri Meibom, en donnant une centralité aux reins dans le corps humain, soutient que le libertinage et l’impuissance peuvent être respectivement soignés soit par un refroidissement, soit par un réchauffement des lombes. Concernant l’impuissance, au cœur de son propos, les coups répétés lui semblent plus efficaces qu’une friction échauffante. Bien sûr, le médecin allemand se méfie des réutilisations immorales de son œuvre, mais la possibilité de rendre à leur devoir les maris impuissants justifie à elle seule l’élaboration de son traité, prudemment rédigé en latin.

3Afin de dépeindre finement ce médecin, Boris Klein questionne l’image de sage luthérien, peu à même d’écrire des libelles libertins, qui lui est attribuée par ses confrères, comme l’influence de son passage par l’université de Padoue, un des plus importants foyers du libertinage au début du xvie siècle. Sans faire de Jean-Henri Meibom un « libertin érudit », il s’interroge sur son possible « déniaisement » par ses professeurs italiens, cherchant des traces de leur pensée et références dans son traité. En analysant ses modalités d’écriture, il repère également des procédés analogues à ceux des libertins français, tel le recours à l’ironie, au sens de l’équivoque ou aux textes bibliques en gage de bonne foi. C’est une manière, pour l’historien, de poser plus largement la question de l’influence des savants libertins italiens sur les intellectuels germaniques qui, sans se réclamer de ce mouvement ou être perçus comme tels, partagent avec eux « une façon de contempler la science » (p. 43). Il mobilise également l’idée d’une « pensée sauvage », développée par Martin Mulsow, susceptible de « forger des mésalliances pour, dans un même mouvement, provoquer le rire et introduire des ruptures et des renouvellements intellectuels » (p. 86).

4Boris Klein revient également sur l’irénisme calixtien du médecin pour éclairer son propos scientifique : il en tirerait un « christianisme plein de souplesse » et une « passion pour la réconciliation » (p. 40) appliquée à une médecine ébranlée dans ses fondements par les découvertes et relectures anatomiques du siècle précédent. Du moins est-ce ainsi qu’il interprète le recours à la collection de citations, à la philologie critique et à un éclectisme certain pour faire du mécanisme un des « outils de réconciliation des traditions médicales diverses » (p. 30). Décrire son parcours intellectuel revient également à replacer l’ouvrage à l’intérieur de la production littéraire de l’auteur, et notamment à le confronter à son projet colossal d’écriture d’une histoire de la médecine, dont il pourrait être un galop d’essai méthodologique. Boris Klein révèle alors l’intérêt prononcé du médecin allemand pour les sujets originaux – philtres d’amour, effets de l’alcool, Mécène – trahissant un penchant hédoniste. L’originalité du thérapeute repose aussi sur sa capacité à se saisir du champ de la sexualité (et pas uniquement masculine, comme en témoigne son application à étudier la « fureur utérine » de l’épouse du prince-évêque Jean), parce qu’elle permet d’entremêler psychologie et physiologie. Ceci conduit d’ailleurs l’historien à faire de Jean-Henri Meibom le véritable précurseur de la sexologie, détrônant le français Nicolas Venette et son célèbre Tableau de l’amour considéré dans l’estat du mariage (1687).

5La deuxième partie, « Une affaire d’héritage », revient en détail sur l’édition de 1669-1670. Rédigé en 1639 sous la forme d’une lettre adressée à un ami, Christian Cassius, principal conseiller du prince-évêque de Lübeck, le traité est publié en 1643 à Leyde, vraisemblablement sans l’aval de son auteur. Plus de dix années après son décès, il est publié à Francfort puis Copenhague, en 1669-1670, avec l’autorisation de son fils unique, Henri Meibom. Réalisée sous le patronage de Thomas Bartolin, savant et médecin danois, cette édition comporte une préface de ce dernier, une postface du fils, ainsi que deux dissertations médicales d’Olhaf et de Worm sur le fonctionnement des reins. Plus qu’une simple réimpression, il s’agit de compléter le propos de l’auteur en donnant une « nouvelle jeunesse » (p. 47) à l’ouvrage. Henri Meibom, devenu à son tour médecin, commente et excuse les erreurs de son père, tout en valorisant les dernières découvertes en physiologie. Boris Klein s’interroge donc sur les raisons qui ont réuni ces deux hommes autour de ce projet éditorial à la fin des années 1660, en étudiant leurs parcours personnels, comme le contexte universitaire qui oppose d’ailleurs leurs facultés respectives de Helmstedt et de Copenhague.

6Héritiers de familles d’universitaires, nourris de leurs voyages dans les facultés de l’Europe occidentale, ce sont des hommes de cour influents qui ont su fréquenter les cercles érudits libertins, sans jamais s’en trouver entachés. L’historien souligne également qu’ils sont tous deux d’actifs promoteurs des méthodes de dissections padouanes et hollandaises, de la théorie de la circulation sanguine et du primat de l’expérience. Il rappelle ainsi la distance qui sépare le père du fils : ce dernier a abandonné la théorie des humeurs galénique pour les thèses iatrochimiques et accepte les théories d’Harvey quand bien même elles invalident les conceptions paternelles sur le rôle des reins dans la formation de la semence. Ce gouffre générationnel est celui des bouleversements de la médecine occidentale du milieu du xviie siècle ; Henri Meibom et Thomas Bartolin incarnent bien les nouvelles manières d’appréhender le corps au nord de l’Europe. Ceci leur vaut de faire face à l’hostilité d’une frange de leurs confrères : Boris Klein se saisit de ces controverses pour postuler que les deux hommes s’associent pour devancer toute réédition et se réapproprier l’ouvrage en le bordant de textes respectueux actualisant toutefois les savoirs.

7L’éditeur, Daniel Pauli, fils de médecin et un temps étudiant en médecine, fait aussi l’objet d’une étude détaillée. Ce proche de Thomas Bartholin, qui choisit finalement la carrière d’éditeur, s’est installé à Copenhague où il multiplie les succès éditoriaux. L’historien s’intéresse à l’association entre le « riche entrepreneur et l’illustre mandarin » (p. 60), qu’il qualifie de « tandem Bartholin-Pauli » (p. 60), car ils n’en sont pas à leur première collaboration. L’éditeur, fin connaisseur du lectorat de son époque, a déjà mené à bien d’autres projets très rentables auxquels le médecin à la retraite s’est associé en rédigeant de courts textes ou des préfaces. La réédition de l’ouvrage de Jean-Henri Meibom ne dément pas leur talent, confirmé par sa présence dans de nombreuses bibliothèques contemporaines. Daniel Pauli a su en mobiliser le scabreux, comme le sérieux. À ces ambitions commerciales s’ajoute pour le fils le souhait de gagner en notoriété et en pouvoir financier : Boris Klein voit dans cette publication une stratégie de patrimonialisation de charges universitaires, car elle serait un moyen de récupérer la chaire d’histoire autrefois occupée par son grand-père à l’université de Helmstedt. Il y parvient, et la transmettra d’ailleurs à un de ses fils. Du côté de Thomas Bartolin, au parcours assez proche de celui de Jean-Henri Meibom, il s’agit certainement de promouvoir, par une démarche historique et l’érudition philologique, le souci d’une conciliation des savoirs qu’il partage avec l’auteur. La réédition lui donne aussi l’opportunité d’élargir le propos à la sexualité, au désir et la fécondation des femmes, en développant l’exemple de la fête de Lupercales à Rome, tandis que les recherches sur l’appareil reproducteur féminin se multiplient. Son propre fils, Caspar le Jeune, fera quelques années plus tard des études sur la vulve, confirmant cette nécessaire prolongation de la réflexion médicale.

8Une ultime partie, « Postérités », évoque les rééditions suivantes en Europe, et notamment la traduction anglaise (1718) du médecin Georges Sewell ainsi que, dès l’année suivante, sa publication par l’éditeur Edmund Curll, spécialisé dans les œuvres licencieuses, qui donne une tonalité clairement érotique à l’ouvrage. Au titre des récupérations en dehors du champ médical, Boris Klein rappelle l’emploi, par l’abbé Boileau, de cet essai dans son histoire des flagellants (1700). L’historien s’intéresse plus particulièrement aux éditions, en français, de Mercier de Compiègne, datant de 1792, 1795 et 1800. Cet éditeur parisien, qui n’hésite pas à publier des ouvrages pornographiques, voit dans le livre de Jean-Henri Meibom un sujet vendeur, dont il a pu prendre connaissance en lisant les travaux du docteur Doppet qui le remet au goût du jour dans son Traité du fouet (1788). L’éditeur travaille donc à la traduction du texte latin – qu’il propose d’ailleurs à la lecture dans ses deux premières éditions – ce qui mène Boris Klein à s’interroger sur la circulation de ce traité dans sa version de 1669-1670. L’historien conjecture avec prudence : jeune homme, Mercier de Compiègne a été le secrétaire du médecin Louis de Jaucourt, qui possédait peut-être dans sa bibliothèque cet ouvrage, dont il connaissait l’existence puisqu’il cite Boileau dans son article sur les flagellants pour l’Encyclopédie. En tissant ces liens, parfois ténus, et qui ne sont qu’hypothèses, l’historien rend cette enquête des plus vivantes. Il sait aussi déterminer finement les motivations qui guident les modifications du texte et en cerne les sédimentations et ruptures, comme l’ajout d’une dimension anticléricale et antireligieuse, pleinement absente du texte original.

9Boris Klein s’intéresse donc aux réappropriations successives d’un même écrit, ainsi qu’à l’évolution du lectorat et à la malice d’éditeurs qui, plusieurs décennies après sa première parution, l’érigent « en objet bizarre du passé, propre à faire sourire et frissonner une clientèle libertine » (p. 82). Ceci prouve bien la formidable plasticité d’un texte qui, avec une certaine facilité, a vu son projet scientifique initial prendre une coloration nettement libertine. L’historien évoque d’ailleurs la « double carrière » (p. 83) de l’œuvre de Jean-Henri Meibom : une carrière libertine dans la veine de la traduction anglaise d’Edmund Curll et de celle de Mercier de Compiègne, une autre médicale car les présupposés du médecin sont toujours débattus par les érudits du xixe siècle. Dans l’espace germanique, si l’ouvrage sombre dans l’oubli jusqu’à son édition en allemand en 1847, le processus est similaire ; sa postérité médicale est assurée par Richard von Krafft-Ebing qui reprend plusieurs cas cités par Jean-Henri Meibom dans sa Psychopathia sexualis (1886). Cette entrée dans le champ de la perversion sexuelle a nourri des commentaires sur l’ouvrage lors de débats autour de la pensée foucaldienne sur la sexualité, mais Boris Klein déplore nombre de confusions dans les versions et datations provoquant des erreurs d’interprétation. Au xxe siècle, en France, la version de Mercier de Compiègne connaît de nouveaux succès avec une réédition en 1909, tandis que la flagellation séduit les habitués des maisons closes de la capitale. D’autres rééditions, en 1955 et 2002, sont à signaler, jusqu’aux citations de Meibom vu par Mercier de Compiègne dans des sites internet contemporains, côtoyant celles de Sade ou Rimbaud. Alors, « le texte ne sert plus que l’imaginaire d’une contre-histoire morale, présupposant l’omniprésence séculaire du goût pour la perversion et les pratiques déviantes » (p. 86).

10Au terme de son analyse méticuleuse et documentée, Boris Klein propose, dans une première annexe, un récapitulatif des principales éditions de l’ouvrage, au nombre de dix-huit, accompagné de présentations et de la reproduction de pages de titre et de frontispices. La deuxième annexe est une note sur la traduction de Mercier de Compiègne et l’édition de 1795 que l’historien a souhaité donner à lire à ses lecteurs et lectrices : il y donne des précisions sur le remodelage de 1792, les corrections de 1795 et sur la présentation du texte (qui n’est pas reproduit intégralement) qui suit. La troisième annexe constitue le texte de l’édition française de 1795 de De l’utilité de la flagellation dans la médecine et dans les plaisirs du mariage, par J.-H. Meibom. Ces annexes précieuses, sortes de laboratoire de l’historien, ne laissent qu’un regret, celui d’une réédition en parallèle du texte de 1669-1670, pour être au plus près des mots du médecin luthérien et de ses continuateurs.

11À n’en pas douter, Boris Klein signe ici un livre d’une grande utilité pour ceux et celles qui s’intéressent à l’histoire de la médecine et du livre à l’époque moderne. Il invite également à (re)lire les travaux de Jean-Henri Meibom et de ses éditeurs, notamment pour mieux les intégrer à l’histoire du genre et de la sexualité.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nahema Hanafi, « Klein Boris, D’un usage curieux en médecine. Réflexions sur De l’utilité de la flagellation de J.-H. Meibom »Histoire, médecine et santé, 11 | 2017, 165-169.

Référence électronique

Nahema Hanafi, « Klein Boris, D’un usage curieux en médecine. Réflexions sur De l’utilité de la flagellation de J.-H. Meibom »Histoire, médecine et santé [En ligne], 11 | été 2017, mis en ligne le 20 octobre 2017, consulté le 15 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/hms/1134 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/hms.1134

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Auteur

Nahema Hanafi

CERHIO – Université d’Angers

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