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2022

Bernard Bruneteau, François Hourmand (dir.), Le vestiaire des totalitarismes | Sergei Guriev et Daniel Treisman, Spin Dictators. The Changing Face of Tyranny in the 21st Century

Paris, CNRS Éditions, 2022, 286 p. | Princeton, Princeton University Press, 2022, 340 p.
Marc Lazar
Référence(s) :

Bernard Bruneteau, François Hourmand (dir.), Le vestiaire des totalitarismes, Paris, CNRS Éditions, 2022, 286 p. | Sergei Guriev et Daniel Treisman, Spin Dictators. The Changing Face of Tyranny in the 21st Century, Princeton, Princeton University Press, 2022, 340 p.

Texte intégral

1Voilà deux ouvrages associant des chercheurs de disciplines différentes, un historien, Bernard Bruneteau, et un politiste, François Hourmand pour le premier, un économiste, Sergei Guriev, et un professeur de science politique, Daniel Treisman, pour le second. Tous deux cherchent à comprendre le phénomène des dictatures.

2Le vestiaire des totalitarismes est un livre collectif, fruit d’un colloque tenu à l’Université d’Angers en 2018, qui relève d’une histoire symbolique du politique. Dans les régimes totalitaires, le vêtement, que cela soit sous la forme de l’uniforme imposé ou de la mode instaurée, prend une dimension identitaire distinguant les convaincus, voire les enthousiastes qui adhèrent aux règles en vigueur, ceux qui, contraints et forcés, s’y adaptent, et enfin les populations exclues et stigmatisées, comme les Juifs obligés de porter l’étoile jaune dans l’Allemagne nazie puis l’Europe allemande. Les pages les plus importantes et consistantes sont consacrées aux uniformes mis en place sous le fascisme, le nazisme et le communisme. L’intention est claire. Il s’agit d’uniformiser la population, de la discipliner, de l’encadrer, de la militariser ou encore de la viriliser. De manière emblématique, le 17 juin 1940, Mussolini confiait à Galeazzo Ciano : « Il est bon pour le peuple italien d’être mis à l’épreuve et secoué pour le sortir de plusieurs siècles de paresse mentale […], encadré et en uniforme du matin au soir » (p. 52). De même, la mode en URSS et dans l’Allemagne nazie est également soumise à l’emprise de l’idéologie et à la conception genrée particulière impulsée par les autorités, mais elle dépend aussi de diverses contingences économiques (qualité des tissus, état de l’industrie textile, etc.). L’intérêt principal de ce livre pionnier réside dans toutes les précisions et les nuances qu’il apporte au fil des chapitres. Ainsi, Éric Vial restitue la généalogie de la chemise noire des fascistes italiens qui ne provient pas uniquement de celle des « arditi », ces unités d’élite de l’armée italienne, et qui ne s’impose vraiment qu’avec la fondation du Parti national fasciste en 1921. Christine Lavail analyse l’évolution de l’uniforme de la section féminine de la Phalange espagnole, d’abord presque asexué et qui, sous l’influence des catholiques, dès la fin de la guerre civile, cantonne les femmes dans une féminité traditionnelle.

3« Le vestiaire est une forme de langage du pouvoir » écrivent dans leur substantielle introduction Bernard Bruneteau et François Hourmand (p. 21) qui n’oublient pas de rappeler que les uniformes, et pas simplement ceux de droite, sont arborés dans l’entre-deux-guerres, en Europe mais aussi aux États-Unis, avant même la prise du pouvoir. Ainsi, dans la France des années 1930, les jeunesses socialistes défilaient parfois en uniforme. Antoine Godet livre d’ailleurs une étude fort instructive sur la diffusion dans le Vieux Continent des uniformes fascistes inspirés par les modèles italiens puis nazis ; il les décrit, souligne les variations de leurs couleurs et pointe leurs évolutions, notamment durant la guerre puisque certains des chefs de ces partis et mouvements extrémistes, Français notamment, iront jusqu’à endosser l’uniforme allemand. Pour les pays communistes, Emmanuel Droit explique que la chemise bleue et le foulard de l’organisation de jeunesse du parti communiste est-allemand ont été adoptés pour se distinguer de l’uniforme nazi ; il pointe les tensions que cela suscite entre communistes et non-communistes et note qu’à partir des années 1960, le port de ces signes s’estompe. François Hourmand étudie le cas paroxystique du costume mao, cet « uniforme totalitaire », selon l’expression de Jean-Luc Domenach, durant la révolution culturelle et les exactions épouvantables qui se produisent contre ceux qui ne peuvent pas ou ne veulent pas le porter. Pierre Rigoulot, en dépit du peu de sources disponibles, s’intéresse à la Corée du Nord où l’uniforme militaire, influencé à la fois par celui de la Chine populaire et de l’URSS, domine ; il repère néanmoins que dans les villes, notamment dans la capitale, s’affiche une certaine diversité qui tranche avec la misère des paysans, tandis que les dirigeants s’affranchissent allègrement des règles qu’ils imposent à leur population. Bernard Bruneteau cherche à comprendre le lien existant entre le krâma bleu imposé à certaines composantes de la population et la logique génocidaire déclenchée par les khmers rouges.

  • 1 Pierpaolo Pasolini, Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, p. 95.

4Comme dans tout ouvrage collectif, certaines contributions posent question. Le texte intéressant en lui-même sur l’uniforme nationaliste breton ne concerne au vrai qu’une infime minorité de militants. Le chapitre consacré au béret étoilé du Che n’a pas exactement le même statut que les autres car davantage consacré au mythe de Guevara, à l’origine d’un effet de mode international, comme plus tard le keffieh de Yasser Arafat. Celui de Bernard Bruneteau sur le Cambodge dresse en fait un précieux état de l’art sur les controverses soulevées par l’interprétation du génocide au Cambodge. Mais surtout, le flou de la chronologie s’avère problématique. Jusqu’à quand exactement s’impose ce vestiaire des totalitarismes et quels comportements vestimentaires s’installent une fois celui-ci disparu ? Autrement dit, quel héritage reste-t-il de tout cela dans les pays qui ont connu cette expérience, sachant qu’Antoine Godet note avec justesse qu’après 1945 « l’uniforme politique est désormais un symbole honni et généralement interdit par la loi en Europe » (p. 180), même si, de nos jours, certains groupuscules d’extrême droite tendent à le réhabiliter ? La lecture de ce stimulant ouvrage suscite aussi des questionnements et ouvre des pistes de recherche. En effet, il y eut un vestiaire politique non lié au totalitarisme. Ainsi, en France, jusqu’aux années 1960, les mineurs, les postiers, les métallurgistes participaient aux manifestations syndicales avec leurs vêtements de travail. Et encore aujourd’hui, les professions de santé défilent avec leurs blouses blanches. Avec quelles intentions ? Pour revendiquer quelles identités ? Quelle signification donner à de pareilles démonstrations symboliques ? Quant à Pierpaolo Pasolini, avec son esprit iconoclaste et provocateur, il s’insurgeait contre « l’uniformité de la foule », un vestiaire moderne en quelque sorte, avec les jeans et les cheveux longs des jeunes des années 1970, provoquée par la société de consommation qui constituait le vrai fascisme selon lui1.

5En dépit de ces quelques limites et défauts, Le vestiaire des totalitarismes nous fait comprendre, une fois de plus, que la domination totalitaire ne reposait pas uniquement sur une répression impitoyable mais qu’elle disposait d’une capacité à créer de la séduction et du consentement. Telle n’est pas la perspective adoptée par Sergei Guriev et Daniel Tresman.

  • 2 Elie Halévy, Œuvres complètes II. L’ère des tyrannies. Etudes sur le Socialisme et la Guerre, Paris (...)

6Leur livre, qui s’adresse à un grand public, repose sur une impressionnante moisson documentaire (103 pages de notes et de bibliographie) et une série de données statistiques à l’appui de leur démonstration qui oppose de manière idéal-typique deux grands modèles de dictature. Au XXe siècle, expliquent-ils dans leur long premier chapitre, les dictateurs, par exemple Hitler, Staline, Mao Zedong, Franco, Salazar, Idi Amin Dada et Pinochet, quelle que soit la nature de leur domination – totalitaire, corporatiste, autoritaire –, instauraient la terreur, intimidaient leurs populations et organisaient des tueries de masse. Une terreur assumée, revendiquée, mise en scène. Ces dictateurs contrôlaient toute la communication, tentaient d’isoler leurs pays du reste du monde, rejetaient la démocratie et, dans certains cas, imposaient une idéologie bien structurée. Aujourd’hui encore, certains perpétuent cette lignée de la dictature de la peur, à l’instar de Kim Jong-Un ou de Bachar el-Assad. Or, le grand changement du XXIe siècle, c’est que la tyrannie, pour reprendre le mot qu’ils utilisent dans un sens différent de celui proposé par Élie Halévy, a changé de physionomie2. Désormais, elle se présente comme respectueuse de la démocratie et des élections. Selon les auteurs, le grand initiateur de cette transformation majeure est le premier ministre singapourien Lee Kuan Yew qui a fait des émules. Ces « spin dictators », par exemple, dans une longue liste, Vladimir Poutine, Viktor Orbán, Hugo Chávez, Alberto Fujimori, Recep Tayyip Erdoğan, Rafael Correa, Noursoultan Nazarbaïev, ont chacun leurs singularités ; mais tous manipulent l’information, s’efforcent de modeler leurs opinions publiques, entretiennent leur popularité grâce notamment à leurs performances économiques, laissent quelques marges de liberté dans la société, y compris de critique à leur égard, évitent de recourir à la violence, ce qui ne les empêche pas parfois de réprimer brutalement leurs ennemis ; enfin, ils s’ouvrent au monde. Nul besoin, pour faire le lien avec le précédent ouvrage examiné ici, d’un vestiaire particulier : rares en effet sont ceux qui s’affichent en uniforme militaire et aucun n’impose quelque vêtement que ce soit à son peuple. Suivent ensuite cinq chapitres dans une partie intitulée « How it’s done », dans lesquels sont narrés, détaillés et analysés, avec force références historiques, d’innombrables exemples empruntés à l’actualité la plus récente dans le monde entier. Le lent passage des dictateurs de la peur aux « spin dictators » est étudié avec beaucoup de subtilité. À la violence de masse et largement publicisée se substitue une répression plus insidieuse contre les opposants, qui se traduit, statistiques à l’appui, par une réduction du nombre de prisonniers politiques à partir des années 1970 et par un recul des décès pour raisons politiques à compter de la décennie suivante. La plupart des dictatures classiques recouraient à une propagande entièrement sous contrôle, au service d’une idéologie univoque, obsédante, laudative du chef, visant à mobiliser les masses, alors que désormais la communication des « spin dictators », qui passe entre autres par les réseaux sociaux, insiste sur leur compétence, forme « un kaléidoscope d’images et de thèmes » (p. 76) et cultive la célébrité du chef. Au monopole d’une censure brutale a succédé un système plus sophistiqué par lequel certains médias plus ou moins indépendants, traditionnels ou numériques, sont tolérés dans certaines limites tout en étant régulièrement contrôlés, critiqués, harcelés, voire muselés en utilisant des procédures juridiques, tandis que leurs journalistes peuvent être éventuellement éliminés ; la manipulation médiatique permet d’assurer une grande popularité au « spin dictator ». La haine de la démocratie parlementaire des dictateurs de la peur a cédé la place à une déférence envers elle et au respect du résultat des élections, quand bien même la compétition politique est le plus fréquemment faussée. Enfin, rejetant la tentation autarcique de leurs prédécesseurs, qui ne les empêchaient pas dans certains cas de s’efforcer d’influencer et de dominer le monde, les nouveaux dictateurs entendent s’insérer dans la mondialisation afin d’essayer d’assurer une économie prospère dans leurs pays, de soigner leur image à l’étranger afin d’attirer les investissements et de peser sur le résultat des élections dans les démocraties occidentales. La seconde partie de l’ouvrage, « Why it’s happening and what to do about it », s’organise en deux chapitres. Le septième explique que ces nouvelles dictatures représentent un « cocktail de modernisation » parce qu’elles sont adaptées à trois grandes évolutions qui rendent difficile le maintien des dictatures de la peur : le passage de la société industrielle à la société post-industrielle, la globalisation de l’économie et de l’information, enfin la montée en puissance d’un ordre libéral international. Autant de contraintes pour les « spin dictators » qui interagissent avec elles, les prennent en compte, les instrumentalisent à leur profit mais s’efforcent aussi de les modifier. Enfin, le dernier chapitre s’interroge sur le futur incertain de ces « spin dictators ». Les auteurs proposent de les combattre en recommandant de se montrer vigilants sur leurs comportements, notamment en matière de cybersécurité, d’accepter leur modernisation en espérant que cela favorisera leur évolution vers une véritable démocratie et de réformer nos économies. Enfin, et c’est fondamental précisent nos deux chercheurs, il s’agit de démocratiser davantage nos démocraties, mais aussi de défendre et de modifier les institutions libérales de l’ordre international.

  • 3 En français, voir Juan Linz, Régimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2006.

7Ce livre rigoureux et agréable à lire, fondé, répétons-le, sur une très solide documentation, s’avère suggestif et stimulant. Toutefois, bien que les auteurs aient un grand sens de la nuance, aux yeux des historiens, leur opposition entre les deux types de dictature, fut-elle idéal-typique, s’avère parfois caricaturale, ce qui est particulièrement éclatant dans le chapitre 6, « Global Pillage ». On peut aussi s’interroger sur l’aspect inédit des « spin dictators ». Non pour contester leurs nouveautés, mais pour s’efforcer de distinguer les invariants et les changements par rapport non pas seulement aux dictatures de la peur mais encore à d’autres expériences de tyrannies. Les auteurs s’y emploient en se référant à Aristote et à Machiavel (p. 14-18). L’on s’étonne cependant qu’ils n’engagent pas la discussion avec la catégorie de l’autoritarisme proposée par Juan Linz, totalement absent de la bibliographie, et dont l’œuvre séminale a inspiré la science politique et alimenté les discussions des historiens. En effet, sa définition de cette notion – un régime d’autorité autour d’un chef, d’un parti ou de l’armée, une répression ciblée, un pluralisme politique et culturel limité, l’absence d’un projet volontariste de transformation de la société et de l’Homme  correspond à presque tous les critères mis en avant pour les « spin dictators »3. Toutefois, l’intérêt de ce livre est de suggérer que l’analyse des dictatures actuelles ne peut se limiter à chausser les lunettes du passé et que la mobilisation contre elles ne saurait se contenter d’emboucher les trompettes de l’antifascisme ou de l’anticommunisme. Il faut au contraire saisir la grande complexité des « spin dictators », qui, précisent les auteurs, en cas d’échec de leur stratégie, tendent aussitôt à redevenir des dictateurs de la peur.

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Notes

1 Pierpaolo Pasolini, Écrits corsaires, Paris, Flammarion, 1976, p. 95.

2 Elie Halévy, Œuvres complètes II. L’ère des tyrannies. Etudes sur le Socialisme et la Guerre, Paris, Les Belles Lettres, 2016, 768 p.

3 En français, voir Juan Linz, Régimes totalitaires et autoritaires, Paris, Armand Colin, 2006.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marc Lazar, « Bernard Bruneteau, François Hourmand (dir.), Le vestiaire des totalitarismes | Sergei Guriev et Daniel Treisman, Spin Dictators. The Changing Face of Tyranny in the 21st Century »Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 22 septembre 2022, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/6728 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoirepolitique.6728

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Marc Lazar

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