Corey Ross, Liquid Empire: Water and Power in the Colonial World
Corey Ross, Liquid Empire: Water and Power in the Colonial World, Princeton, Princeton University Press, 2024, 477 p.
Texte intégral
- 1 Elizabeth Whitcombe, Agrarian Conditions in Northern India, Berkeley, University of California Pres (...)
- 2 Corey Ross, Liquid Empire: Water and Power in the Colonial World, Princeton, Princeton University P (...)
1Depuis les travaux pionniers sur l’Inde britannique, les études environnementales de l’eau investissent un espace croissant dans l’histoire coloniale1. L’élargissement des terrains d’étude depuis trente ans appelait à une synthèse qui relie ces travaux dans une histoire impériale et croisée du contrôle de l’eau, du début du XIXe siècle jusqu’aux lendemains des décolonisations2. Pour mener ce travail, Corey Ross s’appuie d’abord sur la riche historiographie développée sur ces sujets. Les archives qu’il utilise sont connues des historiens, par exemple sur les rapports des ingénieurs hydrauliques et des autres agents coloniaux.
- 3 Corey Ross, Ecology and Power in the Age of Empire, Oxford (GB), Oxford University Press, 2017.
2Ce travail complète un précédent livre, paru en 2017, consacré à l’exploitation des ressources et à la gestion des milieux tropicaux par ces pouvoirs coloniaux3. Le basculement sur l’eau est cohérent tant ces enjeux sont centraux dans les logiques de contrôle des espaces, des ressources et des populations. L’auteur poursuit dans Liquid Empire l’ambition d’une histoire comparative et globale des empires européens. L’analyse dépasse les frontières régionales et nationales pour suivre cette fluidité caractéristique à l’eau en s’appuyant sur un ensemble de cas d’études coloniaux principalement britanniques, français et néerlandais.
3Du Nil à l’île de Java, en insistant sur l’Inde et l’Indochine, Corey Ross identifie l’eau comme un élément essentiel de la projection et du contrôle européen des espaces colonisés. Dans son introduction, il situe les transformations hydrauliques coloniales comme un héritage substantiel qui pèse aujourd’hui sur les sociétés des espaces africains et sud-asiatiques – du Pakistan à l’archipel indonésien. Il justifie ainsi son effort pour relier l’ensemble de ces questions coloniales de l’eau dans une étude globale des empires européens du XIXe siècle. Son ambition aboutit à un ouvrage unique dans la littérature scientifique actuelle.
4L’auteur embrasse un large panel de sujets liés à l’eau. L’ouvrage démarre sur la capacité de projection qu’offraient embouchures et fleuves pour les Européens (chapitre 1). Les chapitres 2 et 3 abordent les travaux d’irrigation dans les régions abondantes en eau puis dans les « frontières hydrauliques » regroupant à la fois les régions marécageuses et désertiques peu intégrées au pouvoir colonial. Le chapitre 4 compare les politiques de contrôle des inondations en Inde britannique et en Indochine. Le livre poursuit son étude avec les gestions coloniales des ressources halieutiques (chapitre 5) et le développement des réseaux d’assainissement et d’alimentation des villes coloniales (chapitre 6). Pour conclure ce vaste panorama chronologique, Corey Ross analyse le développement des technologies d’hydroélectricité à la fin de la période coloniale (chapitre 7), et le poids des héritages hydrauliques coloniaux dans la période post-coloniale (chapitre 8).
5Au fil des études de cas, l’historien dresse des parallèles entre les empires européens pour analyser les divergences et surtout les convergences dans les modes d’action de ces pouvoirs coloniaux. Ils apparaissent souvent contraints dans leurs interventions face à des environnements écologiques et humains mal compris par les savoirs déployés. Dans cette perspective, l’auteur place au centre de son analyse l’action des pouvoirs coloniaux, et d’abord celle des ingénieurs. Ce faisant, il l’équilibre avec les capacités d’opposition et de négociation des populations colonisées et les facultés des environnements à réagir aux transformations coloniales.
6La mise en culture des terres humides dans les deltas fournit un bon exemple de cette analyse croisée menée par l’auteur. L’ouvrage se penche d’abord sur le cas du delta de l’Irrawaddy en Birmanie (p. 125), où les Britanniques interviennent après 1852, puis sur celui du Mékong (p. 129), où les Français étendent les ouvrages précoloniaux après 1860. En maintenant l’attention à la fois sur les contraintes physiques liées à chaque terrain, les moyens limités engagés par les pouvoirs coloniaux et les conséquences souvent imprévues sur le plan humain et environnemental des travaux menés, l’auteur parvient à saisir l’emmêlement des facteurs humains et aquatiques qui fondent la complexité de chaque tentative de contrôle impérial sur l’eau.
7Si la mise en culture du delta de l’Irrawaddy peut être considérée comme un succès politique pour le pouvoir britannique, en favorisant l’installation de 2,5 millions d’habitants entre 1852 et 1900 (p. 127), les dégâts provoqués par ces transformations sont à la fois profonds et mis en rapport avec le cas français du delta du Mékong. Dans les deux cas, les populations locales présentes sont repoussées aux marges, alors que le recul des couverts forestiers constitue une perte de ressources en bois pour les locaux. Progressivement, les petits paysans, attirés par un pouvoir colonial souhaitant répartir la pression démographique dans les espaces moins peuplés, perdent leurs terres au profit des grands capitaux tournés vers les marchés exportateurs dont la dépendance s’avère fatale en 1930. Les digues et réservoirs développés pour la mise en culture et contre les risques d’inondation renforcent les maladies favorisées par les eaux stagnantes, alors que la mauvaise circulation des sédiments appauvrit les sols. Ces enchaînements, renforcés par d’autres facteurs détaillés dans le livre, réduisent in fine les rendements agricoles espérés au début de ces politiques coloniales.
- 4 Corey Ross s’appuie ici sur une riche historiographie : Pierre Brocheux, Daniel Hémery, Indochina: (...)
8Tout en contextualisant chaque terrain, l’auteur brosse un portrait général de l’intervention européenne dans ces espaces. Au fil des exemples parcourus, il souligne les similitudes, d’abord sur les causes des chantiers portés par les autorités coloniales. La gestion démographique des populations colonisées et l’attrait de l’exploitation commerciale des ressources reposant sur l’eau sont les motivations les plus fréquemment évoquées. Corey Ross revient aussi sur les difficultés de mise en œuvre des chantiers, où les facteurs environnementaux ne sont qu’une contrainte parmi celles, financières et sociales, résultant des négociations constantes des techniques européennes avec les populations locales et les milieux physiques. Que cela soit dans le cas du Mékong, de la baie du Bengale ou de l’île de Java, les canaux et digues sont d’abord des ouvrages préexistants restaurés par les ingénieurs coloniaux, avec une main-d’œuvre locale largement forcée, et avec l’oubli récurrent par les ingénieurs européens des milliers de petits ouvrages d’irrigation maintenus par les paysans sans aucun regard des pouvoirs coloniaux. Corey Ross revient aussi sur l’importance pour les empires d’une exploitation maximisée de l’eau pour mieux contrôler les populations et les exportations de ressources vers les métropoles alors que les situations locales imposent des solutions négociées, dont les conséquences socio-environnementales reviennent elles-mêmes sur la stabilité recherchée en premier plan par ces chantiers. Cet effet d’enfermement des politiques coloniales de l’eau dans des réponses technologiques qui renforcent les inégalités sociales et les catastrophes naturelles est souligné comme un ferment pour les conflits anticoloniaux à venir, notamment en Indochine4.
9L’auteur revient finalement sur l’intérêt suscité par les technologies européennes auprès des sociétés colonisées. Selon lui, la mise en œuvre coloniale, largement inégalitaire et racialisée, fait bien plus l’objet de rejet que les outils technologiques en eux-mêmes. Ce fait, déjà présenté dans les projets d’alimentation en eau des villes (p. 277), se renforce sur la question des barrages hydroélectriques. L’apport en énergie qu’offrent ces nouvelles infrastructures pour les industries naissantes de la décolonisation devient un outil inévitable pour les nouvelles élites dans leur recherche de l’indépendance économique. Les indépendances politiques amènent ainsi à reprendre non seulement les technologies, mais aussi les lieux et les représentations européens des usages de l’eau, orientés vers la productivité et l’accès aux marchés internationaux, renforçant les altérations massives de l’environnement et des discriminations sociales déjà en œuvre à l’époque coloniale (p. 327).
10Voilà pourquoi Corey Ross étend l’héritage colonial européen bien après les décolonisations. Les bouleversements physiques et les conflits sur l’eau actuels résonnent en écho à cette longue histoire. Si l’absence de cartes peut dérouter le lecteur qui maîtriserait mal la grande diversité des terrains étudiés, l’ouvrage de Corey Ross s’impose comme une référence pour l’enseignement grâce à sa synthèse nuancée de l’histoire liquide des empires européens en Afrique et en Asie. Il offre enfin un espace de discussion sur les conditions de mise en relation entre les sociétés coloniales et l’eau et sur les comparaisons possibles entre les différents empires coloniaux européens.
Notes
1 Elizabeth Whitcombe, Agrarian Conditions in Northern India, Berkeley, University of California Press, 1972. Des études élargies aux empires français et néerlandais, pour l’Indochine, Pierre Brocheux, The Mekong Delta: Ecology, Economy and Evolution, 1860–1960, Madison, University of Wisconsin Press, 1995. Pour les Indes néerlandaises, Wim Ravesteijn, De zegenrijke heeren der wateren: irrigatie en staat op Java, 1832–1942, Delft, Delft University Press, 1997. Pujo Semedi, Close to the Stone, Far from the Throne: The Story of a Javanese Fishing Community, 1820s–1990s, Yogyakarta (Indonesia), Benang Merah, 2003.
2 Corey Ross, Liquid Empire: Water and Power in the Colonial World, Princeton, Princeton University Press, 2024.
3 Corey Ross, Ecology and Power in the Age of Empire, Oxford (GB), Oxford University Press, 2017.
4 Corey Ross s’appuie ici sur une riche historiographie : Pierre Brocheux, Daniel Hémery, Indochina: An Ambiguous Colonization, 1858–1954, Berkeley, University of California Press, 2009 ; David Biggs, Quagmire: Nation-Building and Nature in the Mekong Delta, Seattle, University of Washington Press, 2010.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Vincent Harmsen, « Corey Ross, Liquid Empire: Water and Power in the Colonial World », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 18 décembre 2024, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/19549 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12yhz
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