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2024

Jérémy Guedj, Les Juifs français et le nazisme. 1933-1939

Paris, Presses universitaires de France, 2023, 371 p.
Frédéric Sallée
Référence(s) :

Jérémy Guedj, Les Juifs français et le nazisme. 1933-1939, Paris, Presses universitaires de France, 2023, 371 p.

Texte intégral

1L’exclusion de la société des Juifs français s’avère être un sujet déjà documenté et étudié de l’historiographie, notamment depuis les années 1990. Cependant, une synthèse d’ampleur manquait sur la perception et la saisie du processus systématique de mise à l’écart de cette population et sur son interaction avec le nazisme au pouvoir entre 1933 et 1939. Jérémy Guedj, historien de l’immigration, livre une somme importante à la connaissance de ces mécanismes. L’enjeu de l’ouvrage réside dans la mesure de la compréhension de l’idéologie antisémite mortifère avant la Shoah par un peuple jusque-là présenté sous l’angle unique de la victime. La maîtrise par l’auteur de l’histoire des migrations intra-européennes est une chance pour quiconque veut saisir la réalité de l’abrupt. L’auteur fait notamment des récits de migrants juifs une part de son corpus archivistique, complété par la presse juive. L’appareil critique est également enrichi de sources précieuses, issues des institutions internationales (Nations unies, CICR), offrant un tour d’horizon accompli de la situation.

2Dans un premier chapitre stimulant, il est fait mention des Juifs français au miroir de l’Allemagne. L’histoire des représentations est ici convoquée pour rappeler que l’Allemagne n’est pas antisémite de manière ontologique mais que de solides liens subsistaient entre la communauté juive française et l’Allemagne. Berlin fut le centre de naissance d’institutions juives internationales, indispensables dans l’élaboration d’une conscience juive à l’échelle européenne, dont les Juifs français bénéficièrent également. L’échange culturel entre Juifs français et allemands se matérialisa notamment dans l’Alliance israélite universelle (AIU). Jérémy Guedj rappelle habilement que la guerre de 1870 décomplexa les liens en passant de la cohabitation à une forme de coexistence, notamment dans la critique de l’Autre, du voisin, jusqu’à ce que l’essor du sionisme éloigne un peu plus les Juifs français des Juifs allemands. L’intermède weimarien confirma le développement d’une germanophobie chez les Juifs français héritée de la Grande Guerre, à l’image du reste de la population française. Mais l’avènement d’Hitler modifia le rapport des Juifs français à leur judéité. Ils ne se définirent plus seulement par leur appartenance religieuse mais davantage par leur degré d’action face à l’antisémitisme européen.

3Dans un second chapitre, Jérémy Guedj remarque que les Juifs français paraissent avoir saisi très tôt l’urgence du danger nazi. Le caractère antisémite du Troisième Reich apparaît nettement dans l’analyse qui est faite du nazisme et, a contrario du reste d’une population française n’ayant pas pleinement saisi qu’il y avait là la colonne vertébrale de la Weltanschauung (vision du monde) nazie, les Juifs français furent davantage en éveil face au danger dès les premiers discours hitlériens dans la Bavière des années 1920. Cependant l’observation l’emporte sur l’action tant l’arrivée au pouvoir des nazis semble illusoire jusqu’au début des années 1930.

4Dans le troisième chapitre, quid de la personne d’Hitler ? A-t-elle inquiété outre mesure les Juifs français ? Jérémy Guedj nous rappelle que ce n’est ni l’« homme » ni le « meneur d’hommes » qui inquiète mais la situation en Allemagne en 1933 qui pourrait poser les conditions du malheur des Juifs. Les premières mesures antisémites du printemps 1933 sur l’épuration de la fonction publique sont davantage un « événement » qu’une lame de fond, au même titre que la liquidation d’une partie de la SA à l’été 1934, mais elles ne sont pas interprétées comme le prodrome de la tragédie européenne à venir. Le tournant des lois de Nuremberg en 1935 et, surtout, l’indignation mondiale qui en découle furent les premiers jalons de l’histoire d’une population juive française désabusée sur le sort de ses coreligionnaires outre-Rhin.

5Où se situe la rupture radicale dans la prise de conscience d’un danger imminent ? Jérémy Guedj rappelle que le fascisme italien constituait un préalable fallacieux dans la compréhension de la radicalité de la vision du monde nazie. L’antisémitisme fasciste de Mussolini agissant en miroir de l’antisémitisme des nazis a pu produire un flou mental dans l’appréhension de la singularité de ce qui se jouait en Allemagne. Le Juif, éternel bouc-émissaire, prenait peu à peu une forme nouvelle, celle du Juif racialisé par la biologie politique, dans la pensée nazie, échappant à toute comparaison possible avec des phénomènes historiques plus anciens.

6L’impact de la propagande antisémite nazie fut aisément perceptible hors des frontières du Reich. Les instances comme le Service mondial d’Erfurt, service de presse du NSDAP, en lien avec quelques ligues d’extrême droite française, participèrent de cette internationalisation de la haine à l’égard des Juifs. L’organe central de cette propagation fut l’ambassade d’Allemagne à Paris et la figure bien connue d’Otto Abetz. Les cercles d’amitiés franco-allemands connurent une forte inflation et le nazisme essaima en France.

7En marge de ces éléments déjà abondamment traités par l’historiographie, Jérémy Guedj livre une synthèse stimulante sur la situation plus méconnue de l’Afrique du Nord. Avec des libertés d’action plus contraintes qu’en métropole, les Juifs d’Afrique du Nord ont malgré tout réagi vivement à la politique antisémite menée par Hitler. Meetings, réunions publiques et prises de positions dans la presse se heurtent parfois à la régulation et au contrôle de la direction de la Sûreté publique par crainte de débordements et de troubles à l’ordre public. Le cas algérien est particulièrement sensible et Jérémy Guedj pose la délicate question d’une « hitlérisation de l’Algérie » à travers la figure de l’abbé Lambert, maire d’Oran et antisémite convaincu. Mais la pénétration de l’antisémitisme nazi en Algérie ne tenait que par les efforts massifs de la propagande, également de plus en plus visibles au Maroc et renforcés par l’arrivée de l’Afrikakorps sur ces terres.

8Dans un avant-dernier chapitre, Jérémy Guedj pose une question fondamentale : quelle était la marge de manœuvre et d’autonomie des Juifs français dans l’action contre le nazisme ? Fallait-il attendre un sursaut des Juifs d’Allemagne ou être précurseurs dans la lutte ? L’auteur en conclut qu’une partie des Juifs français se donnaient les moyens (incroyablement limités) d’une action légale, restant dans le cadre républicain, là où l’action massive et violente aurait, pour certains Juifs immigrés, eu davantage de poids. La division au sein de la population juive sur les modes d’action de la contestation puis de la résistance est palpable. Les Juifs en âge de saisir l’imminence du danger étaient les enfants de l’affaire Dreyfus (mort en 1935, comme le rappelle Jérémy Guedj en établissant un parallèle avec les lois de Nuremberg). Il y avait donc une réelle conscience du danger, non plus seulement née de la situation allemande mais intégrée à un processus plus long d’une France malade de son antisémitisme. Les Juifs français politisés par le sionisme étaient donc à la croisée des chemins : agir tout en tentant de limiter les divisions. Les instances religieuses officielles du judaïsme cherchèrent dans ces conditions à se poser en modérateur de ces querelles intestines ne faisant qu’affaiblir une communauté devant rester soudée face aux dangers la menaçant. La palette d’actions était large : interventions auprès de diplomates, création de comités, appels aux boycotts, pétitions…

9Enfin, l’auteur termine son analyse par les derniers temps des années 1930, à l’approche de l’abîme. Pour lui, les Juifs, à partir de 1938, ont parfaitement saisi l’accélération de l’histoire, se sentant pris en étau. La mise en camp de concentration des Juifs allemands fut un tournant majeur dans le rapport des Juifs français à la persécution en Allemagne, tout comme les lois d’aryanisation économique. La question de l’immigration devient alors obsédante et l’abandon des nations lors de la conférence d’Évian en juillet 1938 scelle le rapport des Juifs français au nazisme. Dès lors, il devenait évident que le nazisme était un danger mortifère dont les actions des années 1933-1938 ne constituaient en rien une fin mais le commencement d’une escalade plus large de mesures radicales.

10À travers ces multiples exemples, Jérémy Guedj arrive à un constat : les Juifs français ne furent pas seuls face au nazisme. Le rejet d’Hitler, en France, ne fut pas uniquement l’œuvre de la communauté juive. Cependant, là où les sphères politiques et intellectuelles françaises virent dans le nazisme une problématique guerrière pour la stabilité de l’Europe, les Juifs français, eux, décelèrent une question d’ordre existentiel presque civilisationnelle.

  • 1 Yves Chevalier, L’antisémitisme. Le Juif comme bouc émissaire, Paris, Le Cerf, 1988.

11En somme, les Juifs français n’ont pas été ces moutons menés à l’abattoir sans la moindre résistance1, contraints à la résignation d’une histoire écrite en commençant par la fin. Jérémy Guedj livre ici une synthèse importante dans la compréhension des processus antisémites en inscrivant le cas français face au nazisme dans le temps plus long de l’histoire et en décentrant le regard sur des territoires plus vastes en intégrant l’empire colonial. Cet ouvrage salutaire stimule le lecteur à bien des égards, en invitant, comme toujours, à ne pas regarder l’histoire par son point d’arrivée mais à prendre un phénomène historique pour ce qu’il est : un enchaînement de faits dont l’individu et le groupe peuvent influencer le cours, à n’importe quel moment, dans n’importe quel endroit.

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Notes

1 Yves Chevalier, L’antisémitisme. Le Juif comme bouc émissaire, Paris, Le Cerf, 1988.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Frédéric Sallée, « Jérémy Guedj, Les Juifs français et le nazisme. 1933-1939 »Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 09 décembre 2024, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/19534 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12vhz

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