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AccueilComplémentsComptes rendus2024Jean Zay, Jeunesse de la République

2024

Jean Zay, Jeunesse de la République

édition établie et présentée par Pierre Allorant et Olivier Loubes, avec la collaboration de Pierre Girard, préface de Pascal Ory, Paris, Bouquins, 2024, 1216 p.
Emmanuel Naquet
Référence(s) :

Jean Zay, Jeunesse de la République, édition établie et présentée par Pierre Allorant et Olivier Loubes, avec la collaboration de Pierre Girard, préface de Pascal Ory, Paris, Bouquins, 2024, 1216 p.

Texte intégral

  • 1 Une résistance intellectuelle à partir de sa détention dans ses prisons de Marseille puis de Riom, (...)

1Combien d’établissements scolaires portent aujourd’hui le nom du plus jeune ministre de la IIIe République, en charge, au temps du Front populaire, de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts, auxquels sont rattachés un peu plus tard le secrétariat d’État à la Recherche scientifique dirigé par Irène Joliot-Curie puis Jean Perrin et le sous-secrétariat aux Sports assumé par Léo Lagrange ? Plus d’une centaine. Et combien d’élèves de ces collèges et lycées savent qui est Jean Zay ? Peu, certainement. Même dans la ville de sa naissance, il faut attendre 1994 pour que son nom soit donné à une voie. Malgré l’action de l’association Les Amis de Jean Zay et les hommages au lendemain de la Libération, Jean Zay est donc bien un visage paradoxal du passé dont la trajectoire politique est souvent réduite à un temps – le gouvernement Léon Blum –, à un emprisonnement à 36 ans sous l’Occupation et à une fin tragique – l’assassinat par la Milice du résistant du Massilia, du réseau du musée de l’Homme et de l’Organisation civile et militaire (OCM)1. Si les conditions de son exécution, la disparition de son corps pendant quatre ans et les errements de la justice d’après-guerre ont pu jouer, c’est surtout au sein de la gauche laïque que la mémoire de l’homme fut conservée.

2Et pourtant, comme est riche d’enseignements la trajectoire de ce fils d’un journaliste, d’origine juive et libre penseur, dreyfusard et radical-socialiste ! Jean Zay est également une personnalité aux multiples facettes, protestant, franc-maçon et militant multicarte, aux Jeunesses laïques et républicaines, cette voie d’accès au vieux parti républicain qu’est alors devenu le mal-nommé Parti radical. Il adhère aussi à la Ligue des droits de l’Homme à partir de 1926 et donne plusieurs conférences pour elle, notamment en Allemagne. Son engagement au sein de ce rassemblement des gauches non communistes qui cherche à pérenniser le paradigme d’engagement dreyfusiste reflète ses convictions profondes.

  • 2 François Hollande voit en Jean Zay l’incarnation de la République. Jean Zay entre au Panthéon avec (...)
  • 3 Voir du même, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, (...)
  • 4 Olivier Loubes, Jean Zay. L’inconnu de la République, Paris, Armand Colin, 2014.

3Il reste, au-delà d’une trace mémorielle en clair-obscur et de la panthéonisation de Jean Zay en 20152, des leçons pour l’avenir, avec des paroles et des actes forts. C’est là l’un des grands apports de ce « bouquin » que de réunir, en un gros volume de 1216 pages, les principales étapes intellectuelles et idéologiques d’une trajectoire en République. Accompagné d’une suggestive préface de Pascal Ory relevant de l’ego-histoire3, l’ensemble est magnifiquement introduit par deux spécialistes de Jean Zay, de l’École, de la République, de la Nation, et de leurs représentations, le politologue orléanais Pierre Allorant, président du Comité d’histoire parlementaire et politique depuis 2024, et l’historien Olivier Loubes, auteur d’une belle biographie de l’homme politique, et artisan ici d’une utile « Chronique de la vie et des écrits de Jean Zay4 ».

  • 5 Ces mêmes notes sont plus tard instrumentalisées contre lui. Philippe Henriot puis ses héritiers ap (...)
  • 6 Pour les historiens de Jean Zay à la recherche de sources, rappelons l’indispensable bilan de Carol (...)

4L’ouvrage rassemble, outre d’intéressantes photographies de l’enfant et de sa famille, du mari et du père, ou encore de l’homme politique, des mots de diverses natures, lettres, articles de presse, prises de position de l’élu ou du ministre, notes « personnelles » griffées lors des Conseils des ministres5. Cet ouvrage, qui permet au lecteur d’appréhender l’œuvre foisonnante de Jean Zay dans toute sa diversité, mêle avec bonheur journal de captivité ponctué de réminiscences d’une courte vie publique, reproduction de discours, et recueil de vingt-deux nouvelles en majeure partie inédites. L’un des apports de cette initiative éditoriale est d’illustrer une réalité peu connue, y compris de l’historiographie : Jean Zay est non seulement un militant partidaire et associatif, un acteur de la culture et de l’instruction, un résistant de la première heure, mais aussi un écrivain6.

5Né en 1904, exécuté par la police politique de Joseph Darnand le 20 juin 1944, deux semaines après le débarquement en Normandie et six semaines avant ses 40 ans, après avoir passé quatre longues années dans les geôles du régime de Vichy, Jean Zay figure assurément, par-delà une destinée, un destin. Un destin pour ce boursier conquérant, car son itinéraire en politique, à gauche et dans des structures très différentes quoique complémentaires, n’est pas celui d’un pur politicien travaillé par la carrière à tout prix. Construit sur une solide culture politique croyant au modèle républicain, il est marqué par un humanisme vital, en son temps et pour notre citoyenneté. Il y a, en effet, une actualité de la pensée et des pratiques de Jean Zay. Ce progressiste est à la fois un authentique réformateur dans l’âme et un vrai défenseur de la République. Ce pacifiste est un véritable patriote qui, en 1939, démissionne de son poste ministériel pour combattre le nazisme dans l’Armée en tant que sous-lieutenant.

  • 7 Voir, au sein de l’ouvrage, les essentiels « Jalons » de Pierre Girard, pp. XLV-LVI, à compléter pa (...)

6Proche de Léon Blum et plus encore de Pierre Mendès France, citant volontiers Jean Jaurès, faisant l’éloge de Léon Gambetta et d’Émile Zola, autant de personnalités intellectuelles et politiques l’ayant profondément marqué au cours de sa trajectoire, sa jeunesse doit toutefois affronter le raccourcissement du temps de l’action dans cet entre-deux-guerres marqué par une accélération de l’histoire européenne. De fait, même si le Front populaire, pour lequel le « Jeune Turc » a beaucoup œuvré au nom du Parti radical7, est happé par d’autres fronts, le ministre Jean Zay entend agir dans le sens d’une politique culturelle moins verticale et plus populaire tout en maintenant le rôle d’impulsion de l’État (lancement des bibliobus et du Festival de Cannes, fondation du musée des Arts et Traditions populaires, du Palais de la découverte, de la Phonothèque nationale, entre autres) et d’une éducation ouverte et imaginative (mise en place de l’ancêtre du Crous et création de la médecine préventive pour les étudiants, projet d’unification du système scolaire, prolongation de l’obligation d’enseignement scolaire jusqu’à 14 ans, dédoublement de classes, etc.), véritables matrices des réformes d’après-guerre, voire de notre monde contemporain. La modernité de sa vision est patente.

  • 8 Voir également au sein de l’ouvrage, Olivier Loubes, « Chronique de la vie et des écrits de Jean Za (...)

7Mais, on l’a dit, derrière la figure du politique et ses allocutions commémoratives et programmatiques, il y a celle du journaliste, dans la lignée de son père. L’avocat au service « des associations, des syndicats et des petites gens8 » (Olivier Loubes) met son expérience oratoire du prétoire au service de l’écrit : le littérateur, pour reprendre une expression de son époque, produit, en sus des nouvelles évoquées plus haut, deux romans policiers – à 16 ans, il signe une lettre à son père : « Jean Zay. Romancier ». Rédacteur né donc, dans tous les sens du terme – son père était journaliste et sa mère institutrice –, le lycéen obtient un prix de composition française au concours général de 1922, un prix de philosophie à celui de 1923 tout en animant la rédaction du Potache bouillant. Une fois étudiant, il crée en 1925, avec le soutien de Maurice Genevoix, Le Grenier, une « revue mensuelle d’art, de littérature et de critique », puis participe, entre 1927 et 1931, au Mail, issu de la fusion des Cahiers Orléanais et de la revue Le Grenier où il excellait par la finesse de ses chroniques.

  • 9 Chez son petit-fils éditeur orléanais, Jérôme Martin : Jean Zay, Les chroniques du Grenier, Orléans (...)
  • 10 Jean Zay, Souvenirs et solitude, Paris, Julliard, 1946 – première édition de sa « tapisserie », com (...)
  • 11 Due à sa sœur aînée, Catherine Martin-Zay et à sa fille cadette Hélène Mouchard-Zay : Jean Zay, Écr (...)
  • 12 Jean Zay, La Bague sans doigt, Orléans, Éditions Le Mail, 2022 (1ère édition Julliard-Séquana, 1942 (...)

8L’homme de lettres, dont le nom est inscrit sur la liste des 199 » écrivains morts pour la France pendant la guerre de 1939-1945 », avait certes déjà fait l’objet de la création d’un prix littéraire, et de différentes publications, grâce au travail de mémoire de sa famille et d’universitaires, de ses écrits de jeunesse9 à ceux de captivité10, y compris sa correspondance11 et ses romans12. Mais le choix des éditeurs est validé par le résultat de ce tout hybride. Dans l’impossibilité matérielle clairement évidente de prendre en compte l’ensemble d’une production prolixe, Pierre Allorant et Olivier Loubes ont choisi de rassembler les grandes lignes d’une vie au service de la chose publique, pari tout à fait réussi, autour de trois axes chrono-analytiques : le temps de la Grande Guerre et la petite paix pour un citoyen déjà engagé (« Un républicain en herbe ») ; celui de la montée des totalitarismes pour l’antimunichois, l’antifasciste et le démocrate dans une France et une Europe en crise (« Une République ressourcée ») ; celui de l’enfermement physique mais jamais intellectuel, quand le moderniste réfléchit à la République à venir, sociale et laïque, libérale et jacobine (« Une République captive et retrouvée »), pour s’achever par les ultimes, très personnels et beaux Souvenirs et solitude, car il s’agit d’écrire pour réfléchir et tenir.

9Incontestablement, cette édition, non pas complète mais globale, d’œuvres de Jean Zay relève d’une concordance des cycles. Pierre Allorant et Olivier Loubes inscrivent leur projet et leur démarche dans notre présent, à l’heure des interrogations sur le devenir de la République française, populaire et ouverte, ainsi que l’entendait et l’attendait Jean Zay. Une entreprise salutaire ? En tout cas nécessaire pour faire revivre les libertés, les égalités et la fraternité.

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Notes

1 Une résistance intellectuelle à partir de sa détention dans ses prisons de Marseille puis de Riom, malgré des conditions qui se durcissent à partir de 1944.

2 François Hollande voit en Jean Zay l’incarnation de la République. Jean Zay entre au Panthéon avec Pierre Brossolette, Germaine Tillon et Geneviève de Gaulle-Anthonioz, figurant respectivement la liberté, l’égalité et la fraternité.

3 Voir du même, La Belle Illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Paris, Plon, 1994.

4 Olivier Loubes, Jean Zay. L’inconnu de la République, Paris, Armand Colin, 2014.

5 Ces mêmes notes sont plus tard instrumentalisées contre lui. Philippe Henriot puis ses héritiers après 1945 ont présenté Jean Zay comme l’un des responsables de la défaite en s’appuyant sur ces écrits.

6 Pour les historiens de Jean Zay à la recherche de sources, rappelons l’indispensable bilan de Caroline Piketty, Éric Landgraf, Pascal David et Stéphane Le Flohic, Papiers Jean Zay 667 AP. Répertoire numérique détaillé, Paris, Archives nationales, 2010 et la mise au point de Caroline Piketty, « Les papiers de Jean Zay. Nouvelles sources d’archives pour l’histoire du début du XXe siècle », Histoire@Politique. Politique, culture, société, n° 16, janv.-avr. 2012. À compléter par la bibliographie de la fin de ce volume (pp. 1123-1132).

7 Voir, au sein de l’ouvrage, les essentiels « Jalons » de Pierre Girard, pp. XLV-LVI, à compléter par Antoine Prost (dir.), Jean Zay et la gauche du radicalisme, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.

8 Voir également au sein de l’ouvrage, Olivier Loubes, « Chronique de la vie et des écrits de Jean Zay », p. XXXI.

9 Chez son petit-fils éditeur orléanais, Jérôme Martin : Jean Zay, Les chroniques du Grenier, Orléans, L’Écarlate éditions, 1995. Ses écrits d’écolier ont aussi été publiés en fac-similé par Olivier Loubes dans Gilles Bernard, Bleu Horizon : témoignages de combattants de la guerre 1914-1918, Portet-sur-Garonne, Éditions Empreintes, 2001.

10 Jean Zay, Souvenirs et solitude, Paris, Julliard, 1946 – première édition de sa « tapisserie », comme il disait, due à son épouse, Madeleine, et à ses amis Jean Cassou et Marcel Abraham, qui fut son directeur de cabinet quand Jean Zay devint ministre – reprise chez Belin en poche en 2010, avec une préface d’Antoine Prost.

11 Due à sa sœur aînée, Catherine Martin-Zay et à sa fille cadette Hélène Mouchard-Zay : Jean Zay, Écrits de prison. 1940-1944, Paris, Belin, 2014 et Lettres de la drôle de guerre. 1939-1940, Paris, Belin, 2015.

12 Jean Zay, La Bague sans doigt, Orléans, Éditions Le Mail, 2022 (1ère édition Julliard-Séquana, 1942, avec le pseudonyme de Paul Duparc, du nom de la rue où naquit Jean Zay) et Le Château du silence, Orléans, Éditions Le Mail, 2022, deux éditions établies, annotées et présentées par Pierre Allorant.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emmanuel Naquet, « Jean Zay, Jeunesse de la République »Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 02 décembre 2024, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/19501 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12t5q

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Auteur

Emmanuel Naquet

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