Carole Christen (dir.), Jules Siegfried (1837-1922). Négociant international, républicain libéral, réformateur social
Carole Christen (dir.), Jules Siegfried (1837-1922). Négociant international, républicain libéral, réformateur social, Paris, Classique Garnier, 2024, 512 p.
Texte intégral
- 1 Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux (...)
1Le parcours de Jules Siegfried (1837-1922) n’est pas inconnu des études sur les « nébuleuses réformatrices » : déjà en 1999, Christian Topalov s’en servait pour illustrer les « investissements réformateurs et [la] formation du champ1 », car l’entrepreneur, inspiré des expériences mulhousiennes de ses débuts, avait été élu successivement à la mairie du Havre (1878-1886), à la Chambre des députés (1885-1897 puis 1902-1922), au Sénat (1897-1900), et avait simultanément occupé une place centrale dans les laboratoires de la réforme sociale aux tournant des XIXe et XXe siècles. Malgré cette évidence et cette importance, il n’existait pas de biographie du personnage en tant que telle, sans doute parce que des champs d’intervention aussi tentaculaires auraient forcé l’historienne ou l’historien qui s’y serait attaqué à écrire, en réalité, une histoire sociale, politique et intellectuelle de la France des années 1860 aux années 1920.
- 2 David Todd, Un empire de velours. L’impérialisme informel au XIXe siècle, Paris, La Découverte, 202 (...)
2Les forces collectives suppléent le risque d’une dissolution du sujet, comme le montre le colloque organisé du 12 au 14 octobre 2022 au Havre, et publié sous la direction de Carole Christen. Le choix d’une écriture chorale met davantage en valeur trois apports importants. Le premier est d’insister sur des sources encore peu exploitées, en particulier un « egodocument » exceptionnel, le journal tenu par Jules Siegfried entre 1860 et 1893, qui éclaire ses voyages, ses relations familiales, son action quotidienne et ses convictions personnelles. La réflexion collective a également fait émerger le portrait collectif d’un engagement de couple, voire d’un engagement de famille : Julie Puaux-Siegfried, dont le rôle est essentiel dans les engagements réformateurs de son mari, se construit une sphère d’action autonome. Enfin, l’ampleur des engagements au long cours de Jules Siegfried amène à décentrer le regard vers une histoire globale, moins pour comprendre les ressorts des réformes sociales qu’il promeut que pour densifier l’image d’un capitalisme français, considérablement complexifiée dans des études récentes2. Reste de ce colloque une leçon de méthode particulièrement intéressante : celle d’écrire une « biographie interdisciplinaire » pour mieux saisir « les spécificités d’une trajectoire au croisement de plusieurs champs historiographiques qui font l’objet d’un renouveau favorisant une approche transnationale par l’histoire dite impériale et globale, le réformisme social et son expression politique dans les premières décennies de la Troisième République » (p. 34).
3Les cinq parties de l’ouvrage procèdent par ondes concentriques, en saisissant l’action de Jules Siegfried de son contexte le plus large – celui du commerce mondial – à son contexte le plus intime – celui des relations familiales.
4Il s’agissait d’abord de situer la trajectoire de Jules Siegfried dans la « première mondialisation » qui stimule la prospérité familiale. L’entreprise textile qu’il dirige avec ses frères Jacques et Ernest, dans un véritable partage organisé des tâches exposé par Claude Malon, tire parti des mutations en cours pour s’imposer sur un marché fébrile, comme le montre Jean-François Klein. L’intégration de Jules Siegfried dans le contexte global est donc le résultat d’une réussite collective, même si la place qu’il occupe dans les expositions universelles de 1878, 1889 et 1900, abordées par Lucie Prohin, braque les projecteurs sur un individu et son action. L’ouverture globale est essentielle pour comprendre l’action de ce réformateur : les voyages et l’ouverture sont autant d’occasions d’agrément et de curiosité que de formation professionnelle, comme l’a montré Carole Christen à partir du journal tenu par Siegfried dans les années 1860.
5Forte de cette perspective globale, la deuxième partie de l’ouvrage peut situer le rôle politique et économique de Jules Siegfried en fonction de deux paramètres. Le premier est la dimension collective que dissimule son action individuelle : Matthieu de Oliveira démontre très bien que l’action de Jules Siegfried à la tête du ministère du Commerce, quoiqu’éphémère puisqu’elle dure moins de quatre mois de décembre 1892 à mars 1893, est le résultat d’une action résolue des frères dans les institutions commerciales locales comme nationales. Le deuxième est l’attention portée aux conditions et aux soutiens dont bénéficie – ou ne bénéficie pas – Jules Siegfried dans sa carrière politique. Deux pistes sont explorées à ce titre : celle des relations complexes à la franc-maçonnerie (Éric Saunier) et celle des rapports avec le mouvement ouvrier (John Barzman), deux perspectives qui s’inscrivent dans un contexte local. Il n’en reste pas moins que cette capacité à jouer sur toutes les échelles de l’action politique permet à Jules Siegfried d’associer son nom à la loi de 1894 sur les habitations bon marché (Christian Chevandier).
6La troisième partie revient sur l’action de Jules Siegfried dans le réformisme social, sur ses sources d’inspiration mulhousiennes (Nicolas Stoskopf), élaborées à partir d’une expérience concrète de lutte contre la pauvreté sans sacrifier son libéralisme d’origine (Yannick Marec) ou contre l’alcoolisme à l’intersection de « l’initiative individuelle et [de] l’action législative » (p. 280) dans le contexte havrais (Victoria Afanasyeva et Didier Nourrisson), débouchant sur des expressions architecturales spécifiques que les architectes professionnels prolongent (Marie Gaimard). Sur ces fondements, le réformisme de Jules Siegried se construit sur la durée, selon une logique fort bien démontrée par Antoine Savoye : les réalisations pratiques à Mulhouse puis au Havre ; l’étude et la diffusion des résultats pour inspirer des expériences semblables ; l’action parlementaire pour transformer ces expériences en législation sociale. Mais cette modalité d’action ne peut être comprise hors d’un contexte particulier, celui où les ambitions réformatrices ne sont pas encore relayées par les « nouvelles politiques sociales publiques » ou « la radicalité du programme socialiste de transformation sociale » (p. 230). C’est aussi que les modalités d’action sont liées à des lieux alors non institutionnalisés, comme le Musée social que Siegfried préside jusqu’en 1922, et qui privilégie l’action réformatrice par la coopération et la mutualité (Michel Dreyfus). Dans quelle mesure cette action réformatrice, déclinée sur plusieurs registres et à plusieurs échelles, est-elle spécifiquement politique ? La comparaison menée par Pierre Allorant et Walter Badier avec Georges Picot, réformateur libéral qui assume des positions proches dans les nébuleuses réformatrices sans jouer le rôle politique de premier plan de Jules Siegfried, est éclairante à cet égard, car son influence politique s’appuie « sur une palette de responsabilités au sein des sociétés savantes et des associations philanthropiques » (p. 267).
7La quatrième partie concentre l’attention sur un enjeu de réformes localement appliquées : l’éducation et la formation. Au Havre, Jules et Julie Siegfried s’investissent dans la fondation en 1880 de l’école professionnelle de filles en 1880 (Marianne Thivend) ; Jules Siegfried, maire du Havre, encourage l’expansion du musée des Beaux-Arts (Clémence Poivet Ducroix) ; Jules et Jacques Siegfried promeuvent l’enseignement technique en fondant l’école supérieure de commerce de Mulhouse en 1866, puis celle du Havre en 1871 (Stéphane Lembré). Ce transfert d’expériences d’un lieu à l’autre est manifeste au Cercle Franklin, que Jules Siegfried organise en 1876 au Havre sur le modèle du Cercle Mulhousien qu’il a créé en 1869 : dans les deux cas, il s’agit de moraliser les classes ouvrières en adaptant le fonctionnement d’un « club » bourgeois aux catégories populaires, objectif finalement détourné par le mouvement ouvrier qui se sert des locaux pour centraliser ses activités politiques (François Mathou).
8Ces initiatives locales révèlent toute la diversité des champs d’intervention des réformateurs, mais soulignent surtout sa dimension collective, voire familiale, au cœur de la dernière partie de l’ouvrage, en dessinant trois pistes de recherches. Le rôle de l’épouse de Jules Siegfried, Julie Puaux-Siegfried, est d’abord reconsidéré : véritable « femme politique » selon Claire Saunier-Le Foll, elle construit un champ d’intervention spécifique en combinant les échelles locales, nationales et internationales, en particulier au Conseil national des femmes françaises, dont elle devient vice-présidente en 1912 puis présidente pendant la Première Guerre mondiale. Ainsi, « l’itinéraire de Julie Siegfried, entre Paris et la province, est celui d’une carrière qui, de la charité à la philanthropie et au féminisme, assume totalement la dimension politique de son engagement et met en place une stratégie constructive pour parvenir à ses fins » (pp. 391-392). Néanmoins, le parcours de Julie Puaux-Siegfried reste dans la perspective d’un féminisme intégré aux institutions républicaines, comme le montre son action en faveur des enfants réfugiés par la création de l’Office de renseignements pour les familles dispersées en 1914, qui, selon Delphine Diaz, « n’a pu fonctionner que grâce aux relations du couple Siegfried » (p. 407), et « incarne un féminisme bourgeois, héritant de pratiques philanthropiques certes profondément renouvelées, mais qui invite néanmoins les femmes à ne pas renoncer aux fonctions de care auxquelles celles-ci sont traditionnellement assignées » (p. 409). Une deuxième piste dans cette biographie collective, empruntée par la contribution de Christian Topalov qui fonde ses analyses sur une cartographie et une statistique extrêmement précieuses pour mesurer les degrés d’engagements dans les « nébuleuses réformatrices », invite à considérer l’engagement réformateur comme « une affaire de famille », avec ses logiques sociologiques propres puisqu’il est « réglé par une distribution des rôles, elle-même organisée par la différence des genres et l’ordre des naissances dans la partie masculine de la fratrie » (p. 432). Enfin, la dernière piste envisagée est celle de la transmission de ce capital familial, qu’il soit matériel (Steve Deboos) ou intellectuel à travers la figure d’André Siegfried, fils de Jules et de Julie (Pierre Ardaillou).
9Les résultats de ce colloque sont donc doublement précieux : il apporte des éclairages particulièrement utiles sur les « nébuleuses réformatrices », dont les configurations et les échelles invitent à des recherches encore nombreuses et neuves ; il administre aussi une leçon de méthode pour une écriture biographique pleinement insérée dans la pratique des sciences sociales.
Notes
1 Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999, pp. 378-380.
2 David Todd, Un empire de velours. L’impérialisme informel au XIXe siècle, Paris, La Découverte, 2022.
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Référence électronique
Emmanuel Jousse, « Carole Christen (dir.), Jules Siegfried (1837-1922). Négociant international, républicain libéral, réformateur social », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 16 octobre 2024, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/18940 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ihe
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