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2024

Claire Dubois, L’art comme arme en politique. Les combats de Constance Markievicz

Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2024, 226 p.
Pierre Ranger
Référence(s) :

Claire Dubois, L’art comme arme en politique. Les combats de Constance Markievicz, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2024, 226 p.

Texte intégral

  • 1 Une représentation qui doit beaucoup à la biographie de Sean O’Faolain, Constance Markievicz or The (...)
  • 2 Parmi les ouvrages les plus récents, on peut citer les biographies de Lindie Naughton, Markievicz, (...)

1Écrire la cohérence d’un parcours politique et artistique tourné vers la construction d’une Irlande républicaine et égalitaire est l’un des nombreux mérites de cette belle biographie politique de la suffragiste, socialiste et nationaliste révolutionnaire Constance Markievicz (1868-1927). Issue d’une riche famille anglo-irlandaise, rien ne la prédestinait à prendre les armes pour l’indépendance de l’Irlande. Elle est pourtant devenue une figure majeure de la longue révolution irlandaise (1912-1923). Cette célébrité a paradoxalement entraîné la caricature de son action politique et l’effacement progressif des actions menées par de nombreuses femmes impliquées à ses côtés. L’histoire stéréotypée qui s’écrit dès les années 1920 est celle de la « comtesse rouge », une rebelle démagogue sans cohérence politique solide, animée par le besoin de mettre en scène sa radicalité pour mieux faire oublier ses origines sociales1. Depuis, grâce à l’institutionnalisation académique des études de genre et aux travaux produits au cours de la décennie des commémorations qui s’achève en Irlande, beaucoup a été écrit sur la place de Constance Markievicz dans l’histoire irlandaise2, mais peu sur la densité idéologique, intellectuelle et artistique de son parcours. C’est à ce travail que Claire Dubois s’est attelée par le biais d’une relecture minutieuse des sources, à commencer par une étude poussée, et unique en son genre, de ses productions journalistiques, littéraires et picturales.

2Le portrait qui se dessine trace les contours d’une femme dont la formation politique, et l’engagement initial, ont d’abord été ceux du socialisme et du féminisme. C’est en particulier l’objet de la première et de la troisième parties. Claire Dubois montre efficacement comment la radicalité politique de Constance Markievicz s’inscrit dans une lecture anti-impérialiste de la subordination irlandaise qui articule l’émancipation de la nation avec celle des femmes et des classes populaires. Cette vision lui a valu de profondes inimitiés de la part des tenants du nationalisme culturel et identitaire qui a émergé dans la seconde moitié des années 1890 en tissant certains liens avec l'idéologie d'extrême droite en cours d’agrégation en France à la même période. En revanche, elle lui permet de rejoindre les rangs des organisations socialistes et féministes, de l’Irish Women Workers' Union à l’Irish Citizen Army, qui s’est illustrée lors de l’insurrection de Pâques 1916.

3Le travail de Claire Dubois montre donc avec clarté que nationalisme et progressisme ont pu cohabiter, y compris en Irlande, au sein d’une doctrine anti-impérialiste, féministe et socialiste. Et que cette cohérence a été porteuse, sinon d’une audience large, du moins d’une réalité visible, avant et après l’insurrection d’avril 1916. Peut-être Claire Dubois n’insiste-t-elle pas assez sur la portée particulière de la pensée politique de Constance Markievicz, qui vaut autant par sa diffusion que par sa formulation. Au cours du XIXe siècle, la bourgeoisie catholique irlandaise, qui s’intègre parfaitement au système parlementaire britannique, abandonne la radicalité politique aux républicains qui persistent à faire vivre les mythes de l’action révolutionnaire par la constitution de groupuscules particulièrement inefficaces. Dans les faits, peu embrassent la réalité sociale du pays qui oppose les intérêts d’une paysannerie pauvre à ceux d’une bourgeoisie catholique alliée de fait à l’élite protestante et au pouvoir britannique. Peu nombreux sont les républicains qui se saisissent de ce rapport de force, le faisant passer au second plan d’un agenda politique qui veut construire le mythe d’une Irlande nationaliste unie autour des mêmes intérêts, ce qu’elle n’est évidemment pas. Le degré de radicalité nationaliste n’est alors qu’une expression maladroite de revendications sociales mises en sourdine. Face à ce constat, on ne peut que souligner la place originale prise par Constance Markievicz dans un paysage politique a priori aussi dissonant.

4C’est ce que fait à nouveau paraître la lecture de la deuxième partie de l’ouvrage de Claire Dubois, qui étudie sa production journalistique, notamment celle du Bean na hÉireann, journal de l’organisation Inghinidhe na hÉireann fondée en 1900 pour donner un espace de mobilisation nationaliste aux femmes irlandaises. On y lit quelques tendances fortes, notamment la nécessité de réécrire l’histoire irlandaise pour y donner une place aux femmes, de la mythologie gaélique aux insurgées de 1798. Il y a là une incitation directe à ce que les femmes prennent les armes aux côtés des hommes, se réalisent elles-mêmes et non pas comme icônes nationales passives.

5Sans les négliger, Claire Dubois passe un peu vite sur les débats qui opposent les nationalistes irlandaises, par exemple sur la primauté à donner ou non au combat féministe, ou encore sur la position à adopter face au traité anglo-irlandais de 1921. Même si ce n’est pas le cœur de l’ouvrage, on aurait aimé en savoir un peu plus sur la façon dont l’impressionnant volume de productions analysé par l’autrice s’articule avec les tensions et les prises de décisions en cours au sein des principales organisations du nationalisme irlandais. D’une certaine façon, cette approche reste cohérente avec le choix d’observer Constance Markievicz qui écrit son histoire en même temps qu’elle définit les contours d’une Irlande indépendante. C’est dans la quatrième partie que Claire Dubois explore la mise en scène de l’héroïne dans les années qui entourent la rébellion de Pâques 1916. Constance Markievicz veut laisser une trace et définir clairement laquelle. Les images, et particulièrement des séries photographiques réalisées en studio, servent de source première à cette analyse qui montre la volonté de maîtriser une image publique transgressive, entre chapeau à plumes et pantalon militaire, même si cette tentative se solde par un échec.

6La cinquième partie offre un aperçu du rôle d’artiste propagandiste qu’elle exerce pendant la guerre civile aux côtés des nombreuses femmes opposées au traité anglo-irlandais de 1921, qui ont pris parfois de grands risques en cachant des combattants de l’Armée républicaine irlandaise (IRA, Irish Republican Army) ou en jouant le rôle d’agent de liaison. Mais à partir de 1923, date à laquelle la défaite des anti-traités est actée, elles sont reléguées à la figure symbolique et passive de « Mother Ireland ». Les années 1920 voient une remise en cause des droits des femmes et de leur place dans l’histoire irlandaise, en parallèle de leur assignation à l’espace familial. Avec ce constat en tête, Claire Dubois explore dans la sixième et dernière partie du livre l’œuvre théâtrale de Constance Markievicz produite au cours des dernières années de sa vie, un théâtre politique peuplé d’héroïnes et de trahisons. Inlassablement, Constance Markievicz écrit l’histoire dont elle aimerait que l’Irlande se souvienne.

  • 3 On peut citer son ouvrage fameux sur les mémoires de l’intervention française au cœur de la rébelli (...)

7Au fond, ce livre est donc aussi un travail sur la mémoire, sur l’écriture de l’histoire, et sur la façon dont les événements sont portés puis écrits par des acteurs qui projettent sur le passé, et plus singulièrement le leur, des désirs de mémoire. Dans ce livre, Claire Dubois nous révèle comment Constance Markievicz a ravivé la mémoire des femmes au sein du récit nationaliste irlandais, affirmant leur agentivité tout en renforçant la sienne. La mobilisation de cette autre mémoire offre un aperçu des possibles non advenus, même si le souvenir se développe sur d’autres lignes que celles qui étaient originellement espérées. La vision des vainqueurs prend la main sur le récit national irlandais à partir des années 1920, à l’image des choix qui construisent une société empreinte d’un très puissant conservatisme, appuyé sur les trajectoires politiques et idéologiques des tenants les plus conservateurs du nationalisme culturel des années 1890. Mais l’historiographie irlandaise, dans la foulée du cultural turn, a fait des enjeux de mémoire un objet de recherche majeur grâce à quelques auteurs essentiels, dont Guy Beiner3 sur lequel Claire Dubois n’oublie pas de s’adosser. La résurgence des mémoires associées à la rébellion de Pâques 1916, leur éclatement en plusieurs discours autorisés par l’ouverture des archives, notamment celles du Bureau of Military History, qui redonne une place centrale aux témoignages, et la montée en puissance des études de genre déjà mentionnée, sont des facteurs qui ont permis de réussir là où Constance Markievicz avait échoué. Le livre de Claire Dubois participe à cette reconquête historiographique nécessaire.

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Notes

1 Une représentation qui doit beaucoup à la biographie de Sean O’Faolain, Constance Markievicz or The Average Revolutionary, publiée en 1934.

2 Parmi les ouvrages les plus récents, on peut citer les biographies de Lindie Naughton, Markievicz, A Most Outrageous Rebel et de Lauren Arrington, Revolutionary Lives, toutes les deux publiées en 2016.

3 On peut citer son ouvrage fameux sur les mémoires de l’intervention française au cœur de la rébellion des Irlandais Unis (Guy Beiner, Remembering the Year of the French: Irish Folk History and Social Memory, Madison, University of Wisconsin Press, 2007) ou encore le livre qu’il a dirigé sur les allers-retours mémoriels autour de la pandémie de grippe espagnole (Guy Beiner [dir.], Pandemic Re-Awakenings, The Forgotten and Unforgotten Spanish Flu of 1918-1919, Oxford, Oxford University Press, 2021).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Pierre Ranger, « Claire Dubois, L’art comme arme en politique. Les combats de Constance Markievicz »Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 22 juillet 2024, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/18462 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/122m1

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