David Ownby, L’essor de la Chine et les intellectuels publics chinois
David Ownby, L’essor de la Chine et les intellectuels publics chinois, Paris, Collège de France, 2023, 100 p.
Texte intégral
- 1 David Ownby, « Guerrilla Translation », 15 décembre 2020. https://www.readingthechinadream.com/davi (...)
1Les lecteurs français connaissent David Ownby par son site internet Reading the China Dream (« En lisant le rêve chinois »), sur lequel il traduit vers l’anglais (et parfois le français) des textes contemporains publiés dans les médias généralistes ou spécialisés de Chine continentale. Il y déploie une méthode de « traduction guérilla », consistant à choisir des textes au gré de leur diffusion sur les réseaux sociaux, à s’appuyer sur les outils de traduction automatique, sans généralement entrer en contact avec les auteurs, ni demander l’autorisation de traduire ou de publier leurs textes1. Invité à prononcer quatre conférences au Collège de France en juin 2022, il a choisi de tirer la matière première de ses réflexions essentiellement de son site internet. Publiées sous forme de livre en 2023, les conférences permettent au lecteur non spécialiste de la Chine de se faire une idée de quelques grands débats qui se sont déroulés depuis une vingtaine d’années dans les médias et sur les réseaux sociaux chinois.
2Le premier chapitre, intitulé « Pluralisme et diversité », se veut un panorama de la diversité des courants de pensée dans la Chine actuelle. Sont présentés l’historien de l’économie Qin Hui (retraité de l’Université Tsinghua), le politiste Ren Jiantao, l’économiste Yao Yang, et l’historien de relations internationales Shi Zhan. En s’appuyant sur ces quatre exemples, choisis au gré de ses nombreuses lectures et traductions, Ownby conclut qu’il existe une « république des lettres » en Chine dans laquelle les intellectuels « parlent et écrivent en tant que citoyens chinois d’un monde global et évitent généralement les slogans et les références à Xi Jinping ou au PCC » (p. 32).
- 2 Les refuzniks en URSS étaient les personnes à qui les autorités refusaient le droit d’émigrer, nota (...)
3Le second chapitre se demande dans quelle mesure les intellectuels ont adopté le « rêve chinois » de Xi Jinping, soit l’idée de « montée en puissance de la Chine ». L’auteur conclut que « loin d’être des dissidents ou des refuzniks, ces intellectuels sont des patriotes qui utilisent leurs idées et leurs mots pour tenter d’empêcher l’ "empereur chinois" de diriger le pays vers une Troisième Guerre mondiale » (p. 37). La formulation est certes un peu étrange, car nombre de dissidents ne se décrivent pas autrement que comme des patriotes préoccupés par l’avenir de la Chine et de l’humanité2. Toujours est-il qu’Ownby estime que la croissance économique des années 1990 et 2000 a profondément déplacé le débat médiatique vers la question de la place légitime de la Chine dans l’ordre mondial (« le rêve chinois »). Il en donne comme preuve un texte déjà bien connu (datant de 2005) du philosophe straussien Gan Yang pour qui la puissance retrouvée de la Chine s’enracine dans la synthèse de trois traditions : confucéenne (harmonie sociale), maoïste (justice sociale) et denguiste (croissance économique). Ownby y ajoute des références tirées de trois philosophes néo-confucéens : Jiang Qing, Chen Ming et Liang Zhiping, tous plus ou moins partisans d’une synthèse entre léninisme et confucianisme. Il s’agit de montrer que l’idée d’une renaissance politique et culturelle de la Chine sur la scène internationale rencontre un écho significatif parmi les intellectuels, et donne lieu à des réflexions d’une relative diversité sur les possibles modalités de cette renaissance.
- 3 Finalement, Ownby ne cite pas d’exemple de libéraux ayant soutenu Trump, qui ne manquent pourtant p (...)
- 4 Voir en anglais : Lin Yao, « Beaconism and the Trumpian Metamorphosis of Chinese Liberal Intellectu (...)
4Le troisième chapitre est consacré aux libéraux chinois, contrariés selon Ownby par l’essor de la Chine comme puissance non libérale et, pour cette raison, disposés à prendre le parti du président américain Donald Trump contre la Chine. Il présente des textes de l’américaniste Li Shenzhi (décédé en 2003) et de deux juristes libéraux critiques des trumpistes chinois, He Weifang et Zhang Qianfan3. Ownby cite à juste titre l’hostilité de certains libéraux chinois aux discours identitaires, qui les conduit à rejeter le mouvement Black Lives Matter, et à soutenir le Parti républicain aux États-Unis, dont ils se sentent souvent plus proches par anticommunisme. Il s’appuie ainsi sur l’idée que Trump et l’Amérique en général représentent souvent un « phare » pour ces libéraux (p. 74, p. 76), un terme emprunté au politiste Lin Yao, qu’il omet malheureusement de citer nommément4.
- 5 Historiquement, les compradors sont les commerçants ou intermédiaires autochtones travaillant au se (...)
5Le quatrième chapitre est consacré principalement au juriste Jiang Shigong, un thuriféraire du régime, récemment nommé président de l’Université Minzu, et qui développe depuis une vingtaine d’années des théories néo-souverainistes (guojia zhuyi ou « étatistes » en chinois) inspirées de Carl Schmitt. Ownby classe Jiang parmi la nouvelle gauche, dont les membres s’expriment, selon Ownby, « en tant qu’intellectuels et non en tant que porte-parole de l’État-Parti » (p. 79). Il retrace les débuts de la nouvelle gauche dans la critique de la mondialisation et du capitalisme dans les années 1990 puis son tournant anti-universaliste avec Jiang, qui s’inspirerait de la critique postcoloniale pour contester l’universalité des valeurs libérales. Ownby traduit une longue diatribe anti-occidentale de Jiang qui s’en prend aux « compradors » chinois (soit dans ce contexte les élites à la botte des Occidentaux5). Il conclut de son survol que Jiang offre des outils intellectuels pour penser un « socialisme renouvelé ». À en croire Jiang, la « pensée Xi Jinping » ferait évoluer le socialisme à caractéristiques chinoises d’un simple développementalisme autoritaire vers un idéal spirituel d’authenticité à consonance confucéenne.
6Sans aucun doute, il vaut la peine de s’intéresser aux universitaires chinois et de lire leurs contributions dans les médias autorisés et sur les réseaux sociaux chinois. David Ownby a lu un grand nombre de ces textes, et estime qu’ils représentent une diversité de points de vue, allant jusqu’à employer de manière appuyée le mot « pluralisme ». De plus, comme le suggère son titre, il estime que la vitalité de la pensée chinoise contemporaine a partie liée à l’essor de la puissance économique et militaire chinoise, et il se demande si ceux qui cherchent à minimiser la portée de la première ne sont pas, au fond, motivés par une hostilité larvée à l’essor de la Chine. Pour lui, la pensée chinoise doit retrouver son rang dans le monde, à l’image du pays dont elle est issue. Ces deux thèses intéressantes ne vont pourtant pas sans soulever plusieurs questions et objections. J’en énumérerai quatre, qui concernent la définition des intellectuels, le problème de la dissidence, les raccourcis historiques, et enfin le pluralisme.
- 6 Le concept a surtout été théorisé au moment de son déclin présumé : Russell Jacoby, The Last Intell (...)
- 7 Voir David Ownby, « Yao Yang: Public Intellectual, Liberal Economist, Confucian Pragmatist », dans (...)
- 8 J’ai proposé une analyse de cette controverse dans Minjian. The Rise of China’s Grassroots Intellec (...)
7Dans un article récent, David Ownby souligne que les universitaires auxquels il s’intéresse ne sont ni complètement autonomes (comme le voudrait l’idéal du public intellectual américain6) ni complètement en accord avec les institutions politiques chinoises (à la différence des establishment intellectuals sur le modèle soviétique)7. Pour autant, le choix d’utiliser dans son livre l’expression « intellectuel public » (par ailleurs inhabituelle en français) est problématique car elle occulte l’absence d’autonomie institutionnelle de ces savants. De plus, son équivalent chinois, gonggong zhishifenzi, apparu par traduction de l’anglais dans les années 2000, est aujourd’hui mis à l’index par le pouvoir, qui dénie aux intellectuels le droit de parler pour la société entière. Il est également rejeté par une partie du public pour qui ces intellectuels (désignés par l’abréviation méprisante gong zhi) sont des charlatans payés par les médias pour représenter des intérêts privés (commerciaux, voire étrangers) et qui s’enrichissent en piétinant le bien commun8. Il est impensable qu’une personnalité pro-régime comme Jiang Shigong revendique cette étiquette pour lui-même. Ainsi, la formule employée finit par obscurcir davantage qu’elle n’éclaire. Le livre prêterait sans doute moins le flanc à la critique s’il désignait simplement ses protagonistes comme des universitaires.
- 9 Qin Hui ne sépare pas les droits économiques et sociaux dans la perspective marxienne des droits po (...)
- 10 Voir par exemple le discours de Xi le 1er juillet 2021 pour le centenaire du Parti communiste chino (...)
8De même, la répartition des intellectuels en trois courants selon leurs seules « idées » (libéralisme, néo-marxisme, néo-confucianisme) est elle aussi discutable, car elle dispense finalement l’auteur de l’élaboration d’une méthodologie plus solide pour sélectionner et interpréter les textes. Elle détourne de la question du savoir spécialisé de ces universitaires (quels rapports entre ce savoir et leurs interventions publiques ?) et des rapports de domination économique, sociale et politique qui structurent le champ médiatique. Finalement, l’intérêt des écrits se situe plutôt dans leur écart avec les étiquettes. Ainsi, présenter Qin Hui comme « un fervent libéral fougueux » est simplement caricatural. Qin Hui est en effet un membre du Parti communiste (ce qui ne le protège pas des ennuis) qui se place du point de vue des intérêts des travailleurs migrants et des paysans pour critiquer le « capitalisme de connivence », ainsi qu’un historien spécialiste de l’économie profondément marqué par les catégories marxiennes même s’il en déplace parfois le sens, et qu’il fait également référence aux droits humains9. De l’autre côté, dépeindre Jiang Shigong comme un simple universitaire occulte sa proximité organique avec le Parti, qu’il s’agisse de la violence verbale très peu universitaire qu’il déploie contre les « ennemis » (à l’instar de certains discours de Xi Jinping10) ou de sa défense d’une nouvelle sinisation du marxisme qui impliquerait sa confucianisation (faisant écho aux « deux combinaisons » de Xi), sans parler des postes officiels qu’il a occupés, notamment au Bureau de Liaison du gouvernement central à Hong Kong. Le rattacher simplement à la « nouvelle gauche » n’explique pas pourquoi il emprunte ses références intellectuelles à Carl Schmitt plutôt qu’à Karl Marx.
- 11 « How to get the most out of Reading the China Dream », https://www.readingthechinadream.com/david- (...)
- 12 Voir par exemple la déclaration du porte-parole du ministère des Affaires étrangères Ma Zhaoxu, cit (...)
9Deuxième question, celle de la dissidence. David Ownby s’engage dans des dénégations répétées un peu étonnantes pour se démarquer des chercheurs qui étudieraient les « dissidents » (« mes recherches ne relèvent ni de l’activisme ni du militantisme », p. 13). Il écrit ainsi sur son site : « D’abord ce site n’est pas consacré aux dissidents chinois, même s’il est vrai qu’en Occident, les seuls intellectuels connus, y compris par des sinologues, sont les dissidents. Deux choses arrivent à tout dissident couronné de succès en Chine : il finit en prison ou en exil, perdant son influence en Chine, et il est traduit en langues occidentales11. » On se demande si les dissidents sont vraiment si connus ou traduits en Occident, et réciproquement si les universitaires non dissidents sont si influents en Chine. Mais ces formulations méconnaissent surtout le fonctionnement du contrôle de l’espace public en Chine. Contrairement à ce que sous-entend Ownby, il n’existe pas de procédure pour identifier quelqu’un comme dissident. D’ailleurs, le gouvernement chinois déclare régulièrement qu’il n’existe pas de dissidents dans le pays12. En revanche, il y a une gradation de mesures qui restreignent – de manière proportionnelle à leur capacité de nuisance soupçonnée – les activités publiques de certaines personnes qui ont déplu aux autorités : interdiction de participer à des manifestations publiques, interdiction de publication et fermeture des comptes sur les réseaux sociaux, enfin interdiction d’enseigner ou mise à la retraite anticipée, souvent assortie d’une interdiction de sortie du territoire (ces dernières années, de nombreux universitaires parmi ceux qui sont cités dans l’ouvrage ont affirmé faire l’objet de ce type de mesure, dont on ne trouve pas mention dans le livre ni sur le site).
- 13 Voir sa chaine Youtube https://www.youtube.com/@qinchuanyanta/ [lien consulté le 07/05/2024].
- 14 Testé le 25 avril 2024 par l’outil https://www.comparitech.com [lien consulté le 07/05/2024].
10Par exemple, Ownby se demande « Comment Qin Hui a-t-il pu ne pas être qualifié de "dissident" après l’interdiction de son livre ? C’est un mystère » (p. 21). Pourtant, Qin Hui, ayant subi une mise à la retraite forcée de son université et l’interdiction de publier, se trouverait maintenant à l’extérieur de la Chine continentale13. Contrairement à ce qu’affirme Ownby (p. 21), le site du Financial Times en chinois sur lequel paraissent les articles de Qin sur l’Ukraine, est bloqué en Chine14. La même remarque vaut pour le juriste He Weifang, interdit d’amphithéâtres comme de réseaux sociaux. En fin de compte, cette « étiquette » de dissident dont parle Ownby (p. 11) n’existe pas, la pression du pouvoir s’exerçant au contraire sur tous.
- 15 Voir par exemple Edmund Fung, The Intellectual Foundations of Chinese Modernity: Cultural and Polit (...)
11Troisième problème, les raccourcis historiques. Il est frappant que le récit développé ignore entièrement la période républicaine (1912-1949). Ownby écrit : « Si l’héritage confucéen et la Chine de Mao Zedong, qui compte des figures de penseurs importantes, ont pu contribuer à l’émergence du monde des intellectuels publics chinois, celui-ci est un produit largement issu de la période de réforme et d’ouverture. » (p. 14-15) Si d’aucuns restent peut-être attachés aux « grands penseurs » de l’époque maoïste (au moment où les savants formés sous la République étaient envoyés en camp de rééducation), c’est la période républicaine qui est largement reconnue comme l’âge d’or des intellectuels et l’apogée de l’ouverture de la Chine sur le monde, en particulier les années allant des débuts du mouvement de la Nouvelle Culture vers 1915 jusqu’à l’installation de la dictature nationaliste en 192715. Cette occultation n’est pas neutre : elle fait écho à la position des intellectuels pro-régime comme Jiang Shigong quand celui-ci dénonce « ces tendances culturelles [qui] déforment et vilipendent systématiquement l’histoire du PCC et de la Chine nouvelle [et qui] ne ménagent aucun effort pour glorifier et répandre la nostalgie de l’ère républicaine » (p. 90). Pourtant, l’intensité des échanges intellectuels n’est pas seulement fonction de la puissance nationale et une période de présumée faiblesse peut aussi correspondre à un épanouissement intellectuel…
- 16 Voir Sebastian Veg, Minjian…, op. cit. Le terme minjian est difficile à traduire à cause de ses mul (...)
12Enfin, pour en venir au cœur de la thèse d’Ownby, la notion de « pluralisme » telle qu’elle est formulée me paraît excessive et contestable à plusieurs titres. La plupart des spécialistes s’accorderont facilement sur l’idée d’une certaine diversité dans les médias et les publications en Chine. Peut-on faire le saut de la diversité au pluralisme ? Pour ma part, j’ai défendu l’idée d’un pluralisme qui s’est développé dans un espace-temps limité : celui de la sphère minjian des intellectuels à l’extérieur des institutions (qui ne se définissent pas pour autant comme des dissidents) entre le milieu des années 1990 et le milieu des années 201016. Ownby, au contraire, affirme qu’on trouve du pluralisme à l’intérieur des institutions officielles actuelles. Il se targue de laisser de côté les « dissidents » à cause de leur manque d’influence présumée, mais aussi les intellectuels qui « évoluent en dehors du cadre universitaire », parce que « leurs écrits sont […] moins fréquemment publiés dans les médias que je consulte » (p. 14). En revanche, il écrit : « […] je n’ai aucun mal à trouver des choses intéressantes à lire lorsque j’ouvre mon compte WeChat, réseau social préféré des Chinois. Cela prouve une fois encore que les intellectuels publics chinois parviennent à s’exprimer malgré les restrictions. Ainsi, le fait qu’ils ne puissent pas tout dire ne signifie pas qu’ils ne peuvent rien dire du tout. » (p. 17) Sans mettre en doute ce constat, en conclure qu’il existe un « pluralisme intellectuel de facto » et estimer que « les intellectuels publics chinois se sont fait une place au sein de la société alors que l’État-Parti vaquait à d’autres occupations » (p. 16) me semble excessif.
- 17 Sur les sciences sociales, voir Sebastian Veg, « La situation de l’enseignement supérieur et de la (...)
13D’ailleurs, son portrait de l’environnement discursif appelle quelques précisions. Il serait peut-être plus exact de décrire WeChat comme le réseau social « incontournable » plutôt que « préféré » des Chinois (dans un contexte où les réseaux étrangers – Facebook, Twitter, Google, Microsoft, Signal, WhatsApp – sont tous interdits sans exception). La censure automatique par mots-clés, la cyberpolice aux effectifs pléthoriques, enfin de puissants algorithmes sont les paramètres de cet environnement, qui amplifient les envolées anti-occidentales d’un Jiang Shigong ou d’un Sima Nan, mais dérobent aux yeux du sinologue les écrits des milieux moins officiels. Les discours sont également encadrés par des directives politiques, comme le fameux document numéro 9 adopté en 2013, interdisant sept types d’arguments (le gouvernement constitutionnel, le libéralisme économique, le journalisme d’investigation, la critique de l’histoire officielle, etc.). Ses conséquences se font sentir dans les carrières universitaires ou professionnelles, les médias, les maisons d’édition. Dans les sciences sociales, il est difficile de critiquer de manière trop frontale les paradigmes marxistes17.
- 18 En réalité il n’y a pas de sujet tabou en soi ; il peut être tout à fait bienvenu d’évoquer le Tibe (...)
- 19 « Capital et Idéologie, le dernier ouvrage de Thomas Piketty, censuré en Chine », Le Monde, 2 septe (...)
14Ces contraintes ont des conséquences indéniables sur la diversité des discours. Un grand nombre d’universitaires, journalistes, écrivains peuvent subir à différents degrés des mesures de rétorsion ou de restriction du fait de leurs prises de positions publiques, et pas seulement quand ils évoquent des sujets « tabous » (p. 17)18. Thomas Piketty a préféré renoncer à la publication en chinois de son livre Capital et Idéologie parce que le chapitre portant sur les inégalités en Chine avait été en grande partie censuré19. Il faut donc reconnaître qu’en parallèle aux voix officielles, certes souvent intéressantes, de nombreuses autres voix, et pas seulement parmi les « dissidents », sont étouffées par l'État, les voix justement qui s’interrogent non pas sur le rang légitime de la Chine dans le monde, comme les penseurs mis en avant dans le livre, mais sur les inégalités, les injustices, la corruption dans la société ou dans les institutions, et qui mériteraient tout autant notre attention. Dans cet environnement, on peut parler d’un pluralisme limité, mais aux marges d’un espace intellectuel qui reste structurellement moniste. C’est cette contrainte institutionnelle que le livre de David Ownby occulte, produisant un tableau intéressant mais finalement déformé de la production intellectuelle chinoise.
Notes
1 David Ownby, « Guerrilla Translation », 15 décembre 2020. https://www.readingthechinadream.com/david-ownby-guerrilla-translation.html [lien consulté le 07/05/2024].
2 Les refuzniks en URSS étaient les personnes à qui les autorités refusaient le droit d’émigrer, notamment les Juifs soviétiques cherchant à émigrer en Israël. D’ailleurs, dans le contexte soviétique, dissidents et refuzniks ne sont pas synonymes, les confondre est aussi une manière de suggérer que les dissidents sont anti-patriotiques et cherchent à fuir le pays.
3 Finalement, Ownby ne cite pas d’exemple de libéraux ayant soutenu Trump, qui ne manquent pourtant pas, notamment parmi les dissidents exilés comme Wang Dan. La revue taïwanaise Sixiang (n° 42, avril 2021) leur a consacré un dossier important.
4 Voir en anglais : Lin Yao, « Beaconism and the Trumpian Metamorphosis of Chinese Liberal Intellectuals », Journal of Contemporary China, 30, no. 127 (2021), pp. 85-101.
5 Historiquement, les compradors sont les commerçants ou intermédiaires autochtones travaillant au service des puissances coloniales.
6 Le concept a surtout été théorisé au moment de son déclin présumé : Russell Jacoby, The Last Intellectuals, New York, Basic Books, 1987 ; Richard Posner, Public Intellectuals: A Study in Decline, Cambridge, Harvard University Press, 2001.
7 Voir David Ownby, « Yao Yang: Public Intellectual, Liberal Economist, Confucian Pragmatist », dans Yao Yang, China and the West, Singapour, Palgrave Macmillan, 2023, p. 15. Ownby emploie souvent les termes public intellectual et establishment intellectual de manière interchangeable, ce qui peut également induire en erreur.
8 J’ai proposé une analyse de cette controverse dans Minjian. The Rise of China’s Grassroots Intellectuals, New York, Columbia University Press, 2019, pp. 4-5.
9 Qin Hui ne sépare pas les droits économiques et sociaux dans la perspective marxienne des droits politiques liés à la citoyenneté, notamment dans son analyse de l’apartheid en Afrique du Sud. Qin Hui, « Looking at China from South Africa», trad. D. Ownby, Reading the China Dream, 2010. https://www.readingthechinadream.com/qin-hui-looking-at-china-from-south-africa.html [lien consulté le 14/05/2024].
10 Voir par exemple le discours de Xi le 1er juillet 2021 pour le centenaire du Parti communiste chinois (PCC), dans lequel il menace les étrangers qui s’en prendraient à la Chine de se cogner la tête jusqu’au sang sur la grande muraille d’airain du peuple chinois. (cf. « "Heads bashed bloody": China’s Xi marks Communist Party centenary with strong words for adversaries », The Washington Post, 1er Juillet 2021).
11 « How to get the most out of Reading the China Dream », https://www.readingthechinadream.com/david-ownby-tips.html [lien consulté le 07/05/2024].
12 Voir par exemple la déclaration du porte-parole du ministère des Affaires étrangères Ma Zhaoxu, citée dans « There are no dissidents in China », Agence France-Presse, 11 février 2010.
13 Voir sa chaine Youtube https://www.youtube.com/@qinchuanyanta/ [lien consulté le 07/05/2024].
14 Testé le 25 avril 2024 par l’outil https://www.comparitech.com [lien consulté le 07/05/2024].
15 Voir par exemple Edmund Fung, The Intellectual Foundations of Chinese Modernity: Cultural and Political Thought in the Republican Era, Cambridge, Cambridge University Press, 2010.
16 Voir Sebastian Veg, Minjian…, op. cit. Le terme minjian est difficile à traduire à cause de ses multiples nuances mais peut se comprendre comme « non institutionnel », « non officiel », « informel », voire « populaire ».
17 Sur les sciences sociales, voir Sebastian Veg, « La situation de l’enseignement supérieur et de la recherche en Chine depuis 2012 », Communications, n° 114 (avril 2024), pp. 71-88.
18 En réalité il n’y a pas de sujet tabou en soi ; il peut être tout à fait bienvenu d’évoquer le Tibet (comme Wang Hui en 2008), ou le statut de Hong Kong (comme Jiang Shigong en 2018) selon ce qu’on écrit.
19 « Capital et Idéologie, le dernier ouvrage de Thomas Piketty, censuré en Chine », Le Monde, 2 septembre 2020.
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Référence électronique
Sebastian Veg, « David Ownby, L’essor de la Chine et les intellectuels publics chinois », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 16 mai 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/17230 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11p89
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