Yann Forestier, Changer l’école ou la sauver. Une polémique médiatique
Yann Forestier, Changer l’école ou la sauver. Une polémique médiatique, Paris, PUF, 2023, 280 p.
Texte intégral
1Si, dès 1904, Charles Péguy s’alarmait de la crise de l’enseignement qu’il interprétait comme le révélateur d’une crise plus profonde de la vie sociale, la « crise de l’école » est restée un sujet de préoccupation récurrent dans le débat public depuis cette époque. Celui-ci connaît probablement son apogée sous la Ve République, particulièrement du milieu des années 1960 aux années 1990 dans un contexte marqué par de profondes transformations d’une société française entrant de plain-pied dans la modernité. Les bouleversements de l’éducation sous l’effet conjugué des progrès de la connaissance de la psychologie de l’enfant, de la vulgarisation des réflexions pédagogiques issues de l’éducation nouvelle et de l’évolution démographique des sociétés occidentales s’accompagnent de réformes scolaires décisives. Ces politiques scolaires accompagnent une massification de l’enseignement remettant en cause la ségrégation institutionnelle, sociale et culturelle entre enseignement primaire et enseignement secondaire au profit d’un système éducatif organisé en degrés successifs. Elles entraînent ainsi progressivement un allongement inédit des scolarités avec la mise en place du collège unique en 1975 par la loi Haby jusqu’à la généralisation de l’accès aux lycée général et technologique et aux lycées professionnels.
2Yann Forestier, professeur d’histoire-géographie impliqué dans la formation des enseignants et docteur en histoire, nous propose, dans cet ouvrage issu de sa thèse soutenue en 2014, une cartographie inédite des débats scolaires et de leurs représentations médiatiques dans la presse écrite depuis le début de la Ve République. Partant du constat de la prédominance de la presse nationale dans la structuration du débat public au cœur de cette période – on songe notamment au poids du quotidien Le Monde dans la sélection de ses thèmes dominants et de l’angle de traitement de l’information dans les années 1970 et 1980 –, il s’interroge sur le renforcement de l’influence de la médiation et sur la manière dont les questions scolaires sont évoquées au cours de cette période, singulièrement sous la forme de polémiques opposant les partisans des réformes pédagogiques et les thuriféraires de la préservation d’un ordre scolaire que ces derniers souhaiteraient immuable.
3L’auteur mobilise un corpus de 7 700 textes publiés de 1959 à 2008 publiés dans des quotidiens nationaux (Le Monde, Le Figaro, Libération, La Croix, L’Humanité, Le Matin, L’Aurore…) et des hebdomadaires et mensuels d’information générale (L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point…). Ce corpus fondé sur une recherche d’exhaustivité rassemble tous les textes évoquant les questions scolaires sous un angle problématique, critique ou polémique, à l’exclusion des articles portant exclusivement sur l’enseignement supérieur et les rapports entre enseignement public et enseignement privé. Il distingue de façon très rigoureuse les différents types de document : tribunes, comptes rendus d’ouvrage, analyses, enquêtes ou reportages. Aussi, l’auteur garantit une solide assise à son travail d’analyse en faisant subir aux données extraites de son corpus des traitements statistiques qui permettent de rendre saillantes les inflexions du débat public. Le choix de construire un sous-corpus, « l’échantillon septembre », constitué des articles parus dans la période de rentrée scolaire (14 % du corpus) met en évidence ce moment d’intense activité polémique qui structure le débat sur les questions scolaires à partir de la fin des années 1970.
4La première partie de l’ouvrage, particulièrement passionnante, nous propose une généalogie de la structuration médiatique des débats scolaires de 1958 jusqu’au paroxysme de la polémique scolaire dans la première moitié des années 1980. Yann Forestier nous montre comment les questions éducatives, traitées initialement selon l’expertise des acteurs académiques et sous l’angle d’un relatif consensus autour de la nécessité du changement, deviennent le sujet d’une polémique structurelle opposant partisans et adversaires des réformes pédagogiques à partir du milieu des années 1970. Le traitement statistique du corpus est très éclairant. Ainsi, alors que les articles appuyant un changement de l’école qui ne prenne pas la forme d’une restauration d’un ordre ancien sont majoritaires de 1958 à 1975, leur part se réduit drastiquement à partir de cette date jusqu’à la fin de la période étudiée au profit de positions plus conservatrices. Dans l’« échantillon septembre », on observe la montée en puissance jusqu’aux années 1990 des thématiques de l’échec scolaire, des problèmes d’ordre et de discipline, du malaise enseignant. Dans un contexte marqué par la polarisation croissante du débat public, notamment à la suite de l’alternance politique de 1981 et pendant la situation inédite de cohabitation à partir de 1986, cette décennie des années 1980 apparaît comme le point d’orgue de la polémique scolaire. En croisant ces données statistiques avec une analyse qualitative des modalités de prise de position et des arguments mobilisés, Yann Forestier fournit un panorama très suggestif des polémiques scolaires au cours de cette période décisive.
5La seconde partie de l’ouvrage est un peu moins convaincante, peut-être en raison d’un moindre recul historique dans le rapport à la période plus récente des années 2000, mais aussi probablement parce que les polémiques scolaires perdent en acuité une fois les réformes de structures réalisées, dans un contexte de vieillissement de la population et de relative stabilisation des conceptions éducatives après des décennies de mutation accélérée. De plus, le lecteur s’interroge sur la perte de consistance du débat médiatique sur les questions scolaires. Alors que les années 1970 et 1980 sont caractérisées par l’émergence d’un groupe structuré de journalistes spécialisés dans les questions d’éducation, l’évolution du contenu rédactionnel sur ces sujets n’est-elle pas le reflet d’une perte de compétences ? Cette impression est-elle la conséquence des mutations du champ médiatique, en particulier du recul de la presse écrite et singulièrement des quotidiens nationaux ?
6Si l’auteur ne cache pas toujours ses partis pris, ce qui ne nuit en rien à la qualité de son propos, il ne souligne probablement pas assez l’importance de la reconfiguration de l’espace médiatique sous l’effet de la libéralisation des ondes et de l’apparition de puissants médias télévisés privés dans les années 1980 et la domination qu’exerce justement la télévision sur le champ médiatique à partir du début des années 1990. Or, la télévision n’est évoquée en introduction que pour être disqualifiée comme incapable de contribuer au débat public au-delà de la consécration du plus petit dénominateur commun, alors même qu’elle influence profondément les représentations sociales et politiques de la majorité de la population et impose de plus en plus son traitement de l’actualité à la presse écrite. De même, les effets de la translation du débat politique d’une polarisation croissante dans les années 1960-1970 à un relatif consensus libéral au sein du discours médiatique est peu mise en évidence. Plus généralement, le propos pâtit un peu du présupposé de la disqualification du lectorat populaire, qui conduit l’auteur à négliger l’analyse des représentations des débats scolaires dans la presse quotidienne ou magazine destinée à ce public. Son étude aurait peut-être permis de mesurer, au-delà des cercles les plus impliqués, l’écho des polémiques étudiées.
7Il reste que cet ouvrage, fondé sur le croisement de l’exploitation d’un corpus solidement structuré et d’une analyse qualitative souvent très fine, fournit aux historiens, aux sociologues, aux politistes et à tous les spécialistes des médias, ainsi qu’à tout lecteur curieux des débats sur les questions éducatives, des éléments précieux pour replacer la polémique médiatique sur les questions scolaires dans une perspective historique.
Pour citer cet article
Référence électronique
Jérôme Krop, « Yann Forestier, Changer l’école ou la sauver. Une polémique médiatique », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 06 mai 2024, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/17182 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11n9t
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