William J. Novak, New Democracy. The Creation of the Modern American State
William J. Novak, New Democracy. The Creation of the Modern American State, Cambridge Mass., Harvard University Press, 2022, 348 p.
Texte intégral
- 1 Le livre constitue la suite de The people’s welfare: law and regulation in nineteenth-century Ameri (...)
- 2 Voir aussi William J. Novak, « The progressive idea of democratic administration », University of P (...)
1Avec New Democracy. The Creation of the Modern American State, l’historien du droit William J. Novak, Clyne Professor of Law à l’Université du Michigan, offre une nouvelle somme sur l’histoire du développement de l’État administratif nord-américain, de 1866 (fin de la guerre de Sécession) à 1932, veille du lancement du New Deal1. Elle est particulièrement éclairante et originale à double titre. D’une part, son approche propose une généalogie de ce qu’il décrit comme une véritable révolution intellectuelle et juridique, « a new regime of American governance », structurée par de multiples idées et instruments de régulation, ancrés dans le droit public, qui vont jeter les bases d’un État moderne, administratif et régulateur, rendant possible les politiques fédérales du New Deal et le renforcement de la bureaucratie étatique. D’autre part, il fournit, pour les non-américanistes, une riche réflexion historique sur les fondations démocratiques des États, leur manifestation dans le droit public et les conditions de leur essor2.
- 3 On pense à celle du courant dit de l’American Political Development (APD) incarné par des auteurs c (...)
2L’ouvrage, dense et imposant, propose une histoire du développement de l’État américain, des années 1860 aux années 1930, alternative aux nombreuses recherches existantes3, souvent centrées sur les capacités et structures étatiques. Pour Novak, elles ont négligé la dimension démocratique de ce processus. Influencé par les travaux français de Michel Foucault ou de Pierre Rosanvallon, Novak place au cœur de sa démonstration et de son enquête un mouvement de réformateurs progressistes (intellectuels, juristes, activistes, social theorists) qui ont porté, sur la période, un nouvel idéal démocratique des fonctionnements et des objectifs de l’État et la fabrication corrélative de nouveaux principes juridiques et de technologies de gouvernement. La séquence examinée est caractérisée par une multiplicité d’enjeux politiques, économiques et sociaux, incluant la reconstruction à la suite de la guerre civile, l’industrialisation, l’urbanisation, l’immigration, le développement des monopoles, etc. Ils alimentent l’idée d’une crise de la démocratie et favorisent l’essor d’un mouvement promouvant une nouvelle gouvernance plus soucieuse des intérêts des citoyens. Souhaitant contrer la lecture habituelle d’un État américain qui aurait privilégié la domination des droits individuels privés, l’économie politique du laissez-faire ou un constitutionalisme très fortement contraignant, Novak exhume et étudie un ensemble d’idées et d’instruments législatifs donnant forme à un droit public régulateur étoffé dont il examine le déploiement autour de six grands enjeux. Ils constituent la trame et les six chapitres de l’ouvrage : la citoyenneté, les pouvoirs de police, la notion de « public utility », la législation sociale, les lois anti-monopole et la notion de « democratic administration » mettant l’accent sur la formalisation juridique élaborée par les progressistes de l’« administrative state », acteur central des politiques de distribution, redistribution et régulation des biens collectifs et des services publics. Pour lui, cet ensemble de fondements juridiques et d’instruments d’action publique constituent une fondation solide sur laquelle sont jetées les bases de nouvelles techniques de réglementation ; ils favorisent aussi le développement de régulations sociales et économiques et la défense des droits publics. Ils constituent une révolution de la gouvernance américaine dont l’ouvrage propose une généalogie pour en comprendre la nouveauté : « when and how the modern American state took shape and made it different from what came before and after » (p. 3).
3Le premier chapitre sur la citoyenneté restitue les débats sur les treizième, quatorzième et quinzième amendements garantissant le droit de vote aux anciens esclaves et montre que ces amendements dits de reconstruction constituent une révolution dans le droit public américain. Ils opèrent une critique du formalisme qui prévalait jusque-là, construisent un ensemble de droits attentifs aux demandes et aux besoins du peuple et fondent une nouvelle conception de la nation et de sa Constitution autour de ce que Novak appelle un « new juridical subject – the modern rights-bearing citizens » (p. 66) : dans ses termes, « a new constitutional relationships between the individual and the state in which unmistakable increases in state power accompanied unprecedented extensions of public policies as well as public rights » (p. 29).
4Le deuxième chapitre sur les pouvoirs de police met en évidence le rôle majeur d’Ernst Freund, professeur de droit à la Chicago Law School, dans son travail de définition juridique d’un pouvoir de police élargi débouchant sur la prolifération de lois de police à la fin du XIXe siècle (p. 95) : elles ont réglementé une quantité massive de problèmes publics depuis l’économie (loteries, usure, fraudes, ferries, inspections des repas) jusqu’à la morale publique (jeu de hasard, ivresse, pratique du jeu le dimanche, etc.) (p. 92). Avec son traité de 1904 The Police Power : Public Policy and Constitutional Rights, le travail de Freund jette les fondations d’un droit public moderne rendant possible la mise en place d’une autorité législative et régulatrice (p. 96). Ce droit est fondé sur l’énonciation de trois principes : l’entretien (maintenance) de l’existence nationale ; l’entretien de la justice (fonctions défensives et offensives du gouvernement) ; le « souci du bien public ou la politique publique interne » (the care of the public welfare, or internal public policy) qui a pour objet « the improvement of social and economic conditions affecting the community at large and collectively, with a view to bringing about the "greatest good of the greatest number" » (p. 97).
5Les chapitres suivants sont consacrés aux questions économiques et sociales. Le chapitre trois analyse la place centrale de la notion d’« utilité publique » (public utility) dans l’expansion d’un pouvoir fédéral de régulation des entreprises (initialement ferroviaires), permettant de dépasser les contraintes héritées de la Common Law ou de la Constitution américaine, pour développer un imposant arsenal d’instruments d’action publique. Ces derniers sont développés dans le cadre de commissions de régulation (de nombreuses railroad commissions) traitant de plaintes, instruisant des enquêtes, produisant des délibérations et des cas et débouchant souvent sur des décisions de la Cour Suprême au nom de l’intérêt public. Ces instruments de régulation placent les infrastructures mises en place en matière de transports, de communication, d’approvisionnement énergétique et en eau et de transports et de stockage des produits agricoles dans le champ public grâce aux catégories juridiques des « public utilities » et des « public corporations ». Ils incluent aussi des mesures de réglementation, le contrôle des prix et des tarifs ou la mise en place d’une supervision administrative sur les pratiques des firmes. Inspiré par les travaux français de Pierre Rosanvallon, le chapitre quatre est consacré aux changements observés dans le fonctionnement de l’État-providence américain, caractérisé par l’émergence de la notion du « social » et par le développement de techniques de régulation marquant des formes inédites de contrôle social. Pour Novak, ce mouvement est double : il s’incarne inséparablement dans de grands textes renforçant le welfare — des lois sur les pauvres ou sur le travail, l’essor du travail social, de l’assurance sociale ou de la sécurité sociale — tout autant qu’il se manifeste dans l’expansion d’une police hygiéniste morale mettant en place des régulations de la sexualité, des bonnes manières, des familles, de l’eugénisme et se traduisant aussi par l’émergence d’une nouvelle criminologie (p. 147). Là encore, Novak exhume les fondations juridiques inédites qu’élaborent des juristes tels que Roscoe Pound (juriste appartenant à l’école de droit dite de la « jurisprudence sociologique » influencée par les travaux de John Dewey, George Herbert Mead et de William James), Mary Callcott (et son traité, Principles of Social Legislation, 1932) ou Helen Clarke (Social Legislation, 1940) et qui constituent le socle d’une nouvelle législation sociale. Par ailleurs, il restitue aussi la manière dont de nombreux essayistes progressistes, des années 1910 aux années 1930, ont reformulé la question sociale, passant de cadrages en termes de pauvreté, d’inégalités économiques et de politiques sociales à des problématisations en termes de contrôle social mettant en avant l’immoralité, la défaillance et la criminalité (p. 161 et suiv.). Ces reformulations se cristallisent, par exemple, dans l’activité de l’American Social Hygien Association (ASHA), créée en 1913, qui favorise l’élargissement de la définition des crimes et offenses aux infractions sociales, le développement de nouvelles techniques juridiques et la médicalisation du crime. Le chapitre cinq est dédié aux lois antitrust réglementant les monopoles et examine en détail les débats académiques, intellectuels et juridiques sur les cadres de la régulation économique et leur mise en œuvre, notamment en matière de concurrence déloyale, mobilisant juristes et économistes institutionnalistes (parmi d’autres, citons Thorstein Veblen, Richard T. Ely, John Commons) imprégnés de psychologie sociale. La thèse défendue est que cette régulation – incarnée dans le célèbre Sherman Antitrust Act de 1890 – constitue une nouvelle manifestation de la volonté de « distribuer plus démocratiquement le pouvoir et l’autorité » (p. 183) et de mettre en place un modèle d’intervention destiné à installer un « social control of business » (p. 185).
6Le sixième chapitre clôt l’ouvrage en restituant les grandes dynamiques au cœur de la construction théorique et juridique de ce qu’on a appelé le « American administrative state » dans les années 1920-1930 et du droit administratif qui lui est lié : ils sont, pour Novak, au cœur de la distribution, de la redistribution et de la régulation des biens collectifs et des services publics. Contre la position antibureaucratique défendue historiquement par de nombreux juristes et analysant l’administration comme une menace pour la démocratie, Novak montre comment un certain nombre d’auteurs juristes développeurs du droit administratif (Felix Frankfurter, Ernst Freund), de la Public administration (Frank Goodnow) et de la science politique naissantes (Woodrow Wilson), influencés par les écrits du juriste français et théoricien de l’État Léon Duguit, du philosophe John Dewey ou de l’intellectuel Walter Lippmann, ont offert des fondations intellectuelles démocratiques et sociales au droit administratif américain. Critiques des perspectives formalistes mettant l’accent sur l’enjeu de contrôle vertical d’une administration vue comme un danger pour la démocratie, leurs conceptions valorisent au contraire les thèses « horizontales » d’une administration traversée par les objectifs socioéconomiques d’offre de services publics en faveur d’une redistribution du pouvoir et de la lutte contre les inégalités (p. 220). Cette administration est un acteur central dans la résolution des problèmes publics ordinaires et des besoins pressants des publics, au service du public (Frankfurter, p. 225), « sensible à l’opinion publique » (Wilson, p. 235) dans des contextes marqués par la présence forte de la corruption.
- 4 Citons John Dewey, Jane Addams, W. E. B. Du Bois, Louis Brandeis, Sophonisba Breckinridge, Florence (...)
7Mêlant magistralement histoire du droit et histoire des idées, New Democracy. The Creation of the Modern American State constitue à ce titre un tour de force impressionnant dans la mise en intelligibilité contextuelle de cette « révolution légale ». Il montre comment la production d’un droit public favorable à une démocratie substantielle jette les bases d’un État régulateur assis sur un appareillage de catégories juridiques appelées à s’inscrire durablement dans les politiques américaines : citoyenneté, police, utilité publique, social, antitrust, droit administratif, etc. Pour construire cette histoire, Novak synthétise une considérable littérature secondaire et un corpus tout aussi vaste de sources primaires allant de traités sociaux, politiques, économiques et juridiques à des affaires judiciaires et des décisions de la Cour suprême en passant par des législations et des ouvrages majeurs de théorie politique et sociale ou d’essais de grands juristes. La compréhension de cette transformation démocratique inédite – jamais encore identifiée et restituée dans sa cohérence historique – repose sur l’exploration de deux dimensions qui font aussi son apport. D’une part, l’ouvrage décortique les instruments concrets du droit public américain, ses réglementations, les outils au cœur du fonctionnement pratique de l’État (p. 13), porteurs d’une « vaste nouvelle vision éthique de la démocratie » (p. 20) étroitement liée à la protection sociale et à une gouvernance équitable. Il fait ainsi des transformations du droit le laboratoire de la transformation de l’État. D’autre part, l’accent est mis sur les groupes d’intellectuels et de réformateurs progressistes4 – professeurs de droit, législateurs, réformateurs de l’État, théoriciens sociaux, spécialistes des sciences sociales – qui portent ce mouvement collectif et social, insuffisamment exploré. Il a construit le nouvel État régulateur américain sur des racines démocratiques en le dotant de nouveaux modes et instruments de gouvernance et d’intervention, pragmatiques, dans un cadre critique à l’égard du formalisme qui prévalait chez les tenants du seul cadre constitutionnel. Avec cette double focale, et contre Max Weber et les tenants de l’étude des « state capacities » incarnées dans des structures (Skocpol, Skowronek, etc.), l’auteur nous invite donc à penser les mutations du droit public et administratif infusé d’objectifs démocratiques pour comprendre l’avènement d’un État soucieux de l’égalité et de la redistribution du pouvoir.
8Au-delà de l’admiration qu’elle suscite et de la fécondité des pistes qu’elle met en place, une telle somme alimente évidemment l’expression de frustrations ou de questions liées à la taille et à l’ambition de l’entreprise. On en soulèvera ici cinq principales qui ne sont que des propositions de dialogue avec le texte et son auteur.
9La première porte sur l’explication du succès de ces idées et instruments de gouvernement dans la période étudiée qui, au terme de l’ouvrage, reste un peu mystérieuse pour le politiste. Le groupe de réformateurs se montre très actif dans leur promotion, mais Novak ne nous donne pas beaucoup d’éléments de compréhension de leur efficacité, de leur capacité à convaincre et de la performativité de leurs discours, de leurs propositions et de leurs technologies. Même si les opposants sont clairement identifiés (tenants du formalisme, défenseurs d’un État américain restreint), l’ouvrage ne propose pas de description, même brève, du champ dans lequel opèrent les réformateurs et de leurs interdépendances, ni de leur existence en tant que réseau ni de la manière dont ils ont dû (ou non) se battre pour imposer leurs idées dans le contexte américain. Après tout, il n’est pas évident que ces idées et leurs concrétisations juridiques aient été bien accueillies par le champ du droit ou dans l’espace politique nord-américain. Quelles étaient les forces et les alliances des progressistes et comment s’opérait le partage entre universitaires, législateurs et essayistes ? Quels soutiens ont-ils reçu (ou non) de leurs institutions d’appartenance (les facultés) ou de projection (les agences de régulation) ? Sur le plan historiographique, on serait curieux de mieux comprendre les liens qu’entretiennent ces acteurs du champ juridique avec le champ de la science politique alors en pleine construction sous l’action d’universitaires politiques comme Woodrow Wilson ou Charles Merriam. Existe-t-il une relation spécifique entre ce mouvement de création d’une science politique mettant l’accent sur la nécessité d’étudier les pratiques ordinaires du gouvernement et ces réformateurs du droit promouvant des idées et des technicités juridiques ?
10La deuxième interrogation porte justement sur les instruments ou technologies juridiques en examen et les processus de leur institutionnalisation. Dès la première page du livre, Novak indique que « l’art positif de l’État, de la législation sociale, de la régulation économique et de l’administration publique » dont il propose l’histoire est « toujours d’actualité aujourd’hui » (p. 1). Mais les mécanismes par lesquels ces idées et instruments ont été durablement institutionnalisés aux États-Unis, sans être démantelés, ne sont pas explicités. On voudrait mieux comprendre – mais peut-être est-ce le projet d’un prochain volume sur la période postérieure ? – ce qui a assuré la pérennité de ces idées et instruments : leur inscription dans le droit, leur ancrage dans des lois, le soutien des professionnels dont ils sont l’objet, leur portage par des agences de régulation, etc. ?
- 5 Philip Selznick, TVA and the grass roots. A study in the sociology of formal organization, Universi (...)
- 6 Daniel Carpenter, Reputation and power: Organizational image and pharmaceutical regulation at the F (...)
11En lien avec le point précédent, le troisième sujet de discussion renvoie à la critique formulée à l’endroit de la tradition wébérienne et de son fondateur. Un premier argument trivial pourrait être que, loin de négliger Weber, l’ouvrage explore au contraire les fondements juridiques de la dimension rationnelle-légale des administrations. On peut donc penser que Weber, auteur d’une Sociologie du droit, aurait été particulièrement intéressé et passionné par l’ouvrage. Toutefois, sur le plan théorique, on peut aussi se demander s’il est si simple et légitime de séparer les idées et les instruments légaux des institutions bureaucratiques. Les idées et les technologies ne flottent pas dans l’air. De nombreux sociologues ou politistes, de Philip Selznick à Daniel Carpenter, s’intéressant au droit et à la régulation, ont précisé que les administrations bureaucratiques s’institutionnalisent d’autant plus qu’elles ont construit une doctrine idéologique d’intervention façonnant leur identité distinctive5 articulée à un « pouvoir conceptuel6 » – c’est-à-dire une capacité à délimiter l’univers des possibles des organisations régulées et à façonner, au sein de cet espace, les manières de penser leur activité en leur imposant des catégorisations, des règles et des normes. Dans quelle mesure est-il judicieux de séparer les idées des institutions et de leur donner un pouvoir d’influence autonome, quelles que soient les institutions qui peuvent les incorporer comme les nombreuses agences de régulation ? On ne sait pas exactement comment – et si – ces nouvelles idées ont fait leur chemin dans le tumulte politique, à quels conflits politiques elles ont été confrontées, à quels compromis elles ont donné lieu ni quels enjeux et problèmes de mise en œuvre elles ont suscités ? Ne peut-on pas considérer que ce sont ces enjeux, au-delà de la force et de la cohérence intellectuelle et pratique de ces idées et technologies, et la force des institutions qui permettent de comprendre comment ces idées ont été intégrées dans les politiques et pérennisées ? Reste bien sûr que l’ouvrage demeure un tour de force étincelant montrant l’histoire et la cohérence des idées de ces réformateurs engagés dans la démocratisation de la gouvernance américaine.
12Dans ce mouvement, en lien avec Max Weber, on se demande, quatrièmement, pourquoi la régulation des fonctionnaires – c’est-à-dire la construction de protections juridiques à leurs activités – est tenue en dehors de la démonstration. À la page 227, Novak écrit que « the development of a new and positive conception of law and the state increasingly oriented toward public service, social needs and general welfare, the American administrative state and administrative law underwent an audacious expansion. This as a governmental revolution secured in action as in ideas. And there are innumerable sites to see its real-world consequences from the development of a professional civil service (Pendleton Act of 1883) to the research, bureau, and budgets movements, to the periodic efforts for governmental reorganization at federal state, state and municipal levels, to the application of techniques of scientific management to public administration ». Suit une longue liste d’agences de régulation nouvellement créées. À la lecture, on comprend donc que les négociations sur la protection des fonctionnaires constituent tout autant un monde d’idées et de techniques de droit public. Et on sait aussi que les enjeux de professionnalisation de la fonction publique en protégeant, par exemple, les fonctionnaires des interventions politiques, mais aussi à travers les valeurs qu’elle porte (l’impartialité, l’intérêt public, le service de l’État, l’égalité de traitement, la justice) sont une question démocratique majeure. Weber n’aurait-il pas été trop vite chassé par la porte pour revenir insidieusement ? Cette interrogation sur les fonctionnaires invite d’ailleurs à questionner le rôle des bureaucrates (des plus hauts fonctionnaires jusqu’aux street level bureaucrats) dans la promotion (ou non) des nombreux principes et instruments examinés dans le livre. Dans quelle mesure, pour un bureaucrate américain, porter ces principes dans une agence de régulation faisait-il partie de son ethos administratif ou, au contraire, était-il un signe de politisation ?
- 7 Karen Orren, Stephen Skowronek, The policy state: An American predicament, Harvard, Harvard Univers (...)
13Le dernier questionnement invite à faire dialoguer les résultats de recherche des politistes historiens de l’American Political Development, Karen Orren et Stephen Skowronek dans leur ouvrage de 20177, The Policy State, avec le livre de William Novak. Schématiquement résumé, leur argument est que la période postérieure à la guerre civile s’est traduite par l’expansion massive de politiques publiques dans des domaines variés débouchant progressivement sur un art de gouverner original, caractérisé par la foi dans l’expertise professionnelle, les conflits autour des politiques publiques et de leurs buts, l’appel à la démocratie directe ou l’accent mis sur l’efficacité et les résultats, autant de caractéristiques qui illustreraient l’existence d’une rationalité gouvernementale propre au « policy state ». Pour eux, les politiques publiques ont progressivement infiltré tous les aspects de la vie américaine, remplaçant le « régime des droits » issu de la Constitution, compact et limité dans sa portée, par un régime politique de gouvernance potentiellement infini mais beaucoup plus instable et précaire dans ses effets. Ils soulignent particulièrement l’intensité des conflits autour des différentes politiques publiques et leurs conséquences en termes de polarisation, d’inadaptations et de dysfonctionnements. Selon eux, ces évolutions ont fragilisé l’autorité gouvernementale en créant davantage d’instabilité. Examinant la même période, leurs résultats contrastent avec la cohérence et l’intégration qu’apportent les fondements juridiques tels qu’ils sont décrits par l’ouvrage de Novak. Celui-ci suggère en effet que si moderniser l’État administratif pour atteindre les objectifs de bien-être public s’est traduit par des « proliferation, professionalization, centralization, and rationalization of administration » (p. 224), cela n’a pas généré de configurations de conflits mais « gave way to a more centralized, political, and distinctly public vision of administration and administrative law » (p. 224). On ne peut qu’être frappé par l’écart des deux constats. Là où l’analyse des politiques publiques multiples semble restituer une situation de désordre pour Orren et Skowronek, l’exhumation d’une grammaire légale-démocratique par Novak offre une vision d’ordre et d’intégration. Pourtant, des traces de tensions sont bien identifiées par l’auteur, au-delà de la cohérence démocratique de l’ensemble. Le mouvement progressiste est souvent présenté comme ayant deux faces. L’une est une législation progressiste en matière de régulation économique et de prestations sociales tandis que l’autre est plus contraignante et met en place des formes inédites de contrôle social. Le chapitre sur la citoyenneté souligne les limites des pratiques inclusives, soulignant la manière dont l’État a exclu les Afro-Américains, les immigrants chinois, les peuples autochtones et tous ceux jugés indignes de la citoyenneté des États-Unis. De même, le chapitre sur la législation sociale met en évidence l’existence de deux dynamiques intriquées : celle des réformes sociales progressistes mais aussi celle des nouvelles régulations morales de la sexualité et de la famille, beaucoup plus disciplinaire au sens foucaldien. Comment penser l’articulation entre ces deux programmes ? Sont-ils différents mais apparus en même temps ou inextricablement liés ? Fait-il sens de les regrouper dans le développement historique plus large de la régulation sociale moderne et démocratique que décrit Novak ?
- 8 Voir par exemple Michael W. Bauer, B. Guy Peters, Jon Pierre, Kutsal Yesilkagit, Stephan Becker (ed (...)
- 9 Dans ce sens, voir Paul Du Gay (ed.), The values of bureaucracy, Oxford, Oxford University Press, 2 (...)
14Les questions soulevées ici révèlent la vitalité et la densité de l’ouvrage, la force de son argument principal, sa richesse empirique ainsi que ses nombreuses potentialités heuristiques. Son apport le plus décisif est d’inviter les historiens, les sociologues historiques de l’État, les socio-historiens et les politistes à prendre au sérieux les technologies discrètes du droit public ainsi que leurs valeurs et les principes qui y sont enchâssés pour appréhender les transformations des États dans d’autres contextes. L’ouvrage de William Novak est aussi un livre important car il offre des ressources normatives et des armes intellectuelles dans les difficiles temps contemporains marqués par la montée des populismes et des régimes illibéraux. Il invite à observer ce qui se trame dans les arcanes du droit public pour maintenir l’État démocratique mais aussi, malheureusement, pour en saper les fondements8. En proposant une étude des conditions historiques dans lesquelles un État démocratique positif peut être construit et émerger avec des effets sur la législation sociale ou la régulation économique, il suggère aussi à quel point — c’est le message clé du passionnant chapitre six — il est indispensable de réactiver ou de réinvestir les valeurs démocratiques enracinées et encapsulées dans les administrations publiques9.
Notes
1 Le livre constitue la suite de The people’s welfare: law and regulation in nineteenth-century America, University of North Carolina Press publié en 1996.
2 Voir aussi William J. Novak, « The progressive idea of democratic administration », University of Pennsylvania Law Review, 167 (7), 2019, pp. 1823-1848 ; William J. Novak (2015), « Beyond Max Weber: The need for a democratic (not aristocratic) theory of the modern state », The Tocqueville Review, 36 (1), pp. 43-91.
3 On pense à celle du courant dit de l’American Political Development (APD) incarné par des auteurs comme Theda Skocpol, Stephen Skowronek, Karen Orren, Richard Bensel, Louis Galambos ou Brian Balogh.
4 Citons John Dewey, Jane Addams, W. E. B. Du Bois, Louis Brandeis, Sophonisba Breckinridge, Florence Kelley, Ernst Freund, Frank Goodnow, Roscoe Pound, Walter Weyl, Felix Frankfurter et de nombreux autres mobilisés dans l’ouvrage.
5 Philip Selznick, TVA and the grass roots. A study in the sociology of formal organization, University of California Press, 1953.
6 Daniel Carpenter, Reputation and power: Organizational image and pharmaceutical regulation at the FDA, Princeton, Princeton University Press, 2014
7 Karen Orren, Stephen Skowronek, The policy state: An American predicament, Harvard, Harvard University Press, 2017.
8 Voir par exemple Michael W. Bauer, B. Guy Peters, Jon Pierre, Kutsal Yesilkagit, Stephan Becker (eds.) Democratic backsliding and public administration: How populists in government transform state bureaucracies, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.
9 Dans ce sens, voir Paul Du Gay (ed.), The values of bureaucracy, Oxford, Oxford University Press, 2005 ; Julie Gervais, Claire Lemercier, Willy Pelletier, La valeur du service public, Paris, La Découverte, 2021 ou Anthony M. Bertelli, Democracy administered: How public administration shapes representative government, Cambridge, Cambridge University Press, 2021.
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Référence électronique
Philippe Bezes, « William J. Novak, New Democracy. The Creation of the Modern American State », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 26 mars 2024, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/16517 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoirepolitique.16517
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