Olivier Wieviorka, Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale
Olivier Wieviorka, Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Perrin/Ministère des Armées, 2023, 1068 p.
Texte intégral
1Le dernier ouvrage d’Olivier Wieviorka est incontestablement une somme. Il se fonde sur une masse impressionnante de lectures et tient compte pour une large part de l’historiographie la plus récente. C’est en soi déjà une gageure compte tenu du nombre considérable d’écrits, publiés à flux continu et en plusieurs langues, sur ce qui reste à ce jour l’un des événements les plus marquants de l’Histoire. L’auteur traite de toutes les grandes zones du conflit, en accordant une part significative au front de l’Est et à la guerre en Asie. C’est l’un des premiers mérites de l’architecture générale du livre que de rappeler que le front occidental ne fut pas l’épicentre d’une guerre qui n’est devenue mondiale que progressivement. Olivier Wieviorka n’est certes pas le premier à adopter cette perspective qui devrait aller de soi, mais son choix est à relever car, jusqu’il y a encore quelques années, l’historiographie française du sujet est restée quelque peu européo-centrée, parfois prisonnière des effets à long terme de la mémoire d’un conflit qui reste toujours vive et conflictuelle dans tous les pays qui en furent les acteurs, actifs ou passifs. Au contraire, le livre offre une vision mieux pondérée en regard de l’importance respective des différents espaces et des différents épisodes du conflit, et Pearl Harbor occupe un peu plus de place que la défaite française de juin 1940.
- 1 Voir par exemple : Olivier Wieviorka, Une histoire de la Résistance en Europe occidentale, Paris, P (...)
- 2 Alya Aglan et Robert Frank (dir.), 1937-1947. La guerre-monde, Paris, Gallimard, 2015, 2 vol. L’ouv (...)
2Écrire une synthèse sur un tel événement reste aujourd’hui encore, peut-être même plus qu’auparavant, un défi pour un auteur lancé seul dans l’aventure, un défi largement relevé. L’ouvrage est de surcroît plus qu’une simple synthèse vue de haut. Il adopte de manière systématique différents partis pris analytiques construits autour de quelques principes narratifs et explicatifs. Les vingt-neuf chapitres sont conçus dans un ordre à la fois chronologique et géographique autour des grandes séquences du conflit, sans que l’auteur ait recherché dans la construction générale une originalité particulière. Il ne défend pas une thèse unique et structurante, ce qui n’aurait pas grand sens eu égard à la magnitude de l’événement. Son propos est essentiellement celui d’une histoire de la guerre au sens traditionnel du terme. Six chapitres sont toutefois consacrés à des questions plus transversales sur la nature du conflit, sur sa dimension raciale, sur la question des occupations et des résistances, sur l’analyse des combattants, avec un angle comparatif qui se situe dans la lignée des précédents travaux de l’auteur1. Il faut cependant tempérer l’idée, développée en introduction, que « les synthèses demeurent l’exception » (p. 16). Elles sont peu fréquentes, certes, mais elles ont existé, en langue anglaise et en langue française. On peut s’étonner que la plus récente, un collectif d’auteurs dirigés par Alya Aglan et Robert Frank, n’ait pas plus de place dans ce travail alors que c’est un ouvrage de référence2. Cela n’enlève cependant rien au mérite d’Olivier Wieviorka qui est ici de produire une nouvelle synthèse à jour de la recherche, le sujet devant être régulièrement réactualisé.
- 3 La question de la violence de guerre et l’étude concomitante des deux conflits mondiaux ont donné l (...)
3Plus discutable en revanche est l’idée que ce livre relève d’une histoire « totale ». Sans même discuter le choix de ce qualificatif pour désigner l’approche générale d’un événement, s’agissant de surcroît de parler d’une guerre qui fut « totale » dans sa réalité concrète, ce travail est très majoritairement axé sur la conduite de la guerre, un angle d’attaque que l’auteur maîtrise bien. Il explique en effet avec clarté les options stratégiques des différents protagonistes et les choix finalement opérés, y compris dans leurs aspects tactiques. Il consacre des pages très pertinentes aux conséquences des différentes batailles sur le court et le moyen termes. Pour autant, l’ouvrage est nettement moins disert sur les sociétés en guerre, leur mobilisation, les cultures de guerre différenciées et les représentations contemporaines du conflit en dehors des élites politiques et militaires – et excepté la question de la dimension raciale de la guerre. Les opinions publiques y sont presque absentes, sinon de manière allusive dans les chapitres transversaux qui occupent moins d’un cinquième du propos. Les recherches publiées depuis une vingtaine d’années par les historiographies allemandes, françaises ou anglaises sur la comparaison ou la filiation entre les deux guerres mondiales ou encore sur la question spécifique de la violence de guerre sont également peu mentionnées3. Or ce sont des aspects d’une histoire sociale ou anthropologique du conflit qui ont été parmi les plus travaillés. C’est là un constat, fondé sur le choix critiquable du titre, mais on ne fera évidemment pas reproche à l’auteur de s’être concentré sur une histoire géopolitique et militaire, un défi d’écriture (et de lecture) déjà suffisamment imposant.
4Le style joue un rôle central dans ce livre. Olivier Wieviorka fait un usage récurrent et presque systématique (parfois plusieurs par page) de citations puisées dans les écrits et témoignages d’acteurs majeurs du conflit, de témoins, d’écrivains ou d’historiens. Si leur abondance rend la lecture parfois moins fluide, elle donne une couleur au récit, le rendant plus vivant et plus incarné. Il importe peu en ce sens de savoir si c’est un livre savant accessible au grand public ou un livre grand public fondé sur une excellente connaissance scientifique. La question est aujourd’hui dépassée. Comme nombre d’historiens de sa génération et notamment sur ces sujets, Olivier Wieviorka sait manier les deux registres. On lui fera néanmoins le reproche d’abuser un peu trop des adjectifs, et pas toujours à bon escient : « cette si sombre nuit », « les scénarios les plus sombres », « les forces maléfiques », « le viol éhonté des accords de Munich », sans oublier le fait que d’un théâtre d’opération l’autre, les belligérants pillent ou ou bombardent « allègrement », un autre tic de langage.
- 4 Cf. Jean Lopez et Olivier Wieviorka (dir), Les mythes de la Seconde Guerre mondiale, 2 vol., Paris, (...)
5Plus sérieusement, si l’auteur ne défend pas une thèse générale, il a clairement un point de vue sur la plupart des grands événements qui scandent l’évolution du conflit. Il traque, non sans une certaine délectation, les innombrables clichés, les idées reçues ou encore les mythes dont l’événement a été porteur dès les premiers coups de canon en 1939, là encore en continuité avec certains de ses précédents écrits4. C’est sans doute l’une des originalités du livre, différente de ce que l’auteur a pu écrire auparavant car cette approche démystificatrice porte ici sur l’ensemble du conflit. Cela permet une vision sinon entièrement neuve du moins souvent rafraîchie d’épisodes en principe connus et étudiés. C’est le cas notamment des trois principales entrées en guerre, exemples retenus ici parmi d’autres séquences majeures du livre.
- 5 Karl-Heinz Frieser, Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, trad. Nicole Thie (...)
- 6 Ben H. Shepherd, Hitler’s Soldiers. The German Army in the Third Reich, New Haven, Yale University (...)
6Sur la défaite française de juin 1940, l’auteur rappelle que le choix par les Allemands de la percée sur les Ardennes fut tardif. Ce n’est que fin février 1940, malgré les oppositions de l’État-major de l’armée de terre (OKH), que le plan Manstein fut avalisé par Hitler. Il reprend ici les thèses de l’historien militaire allemand Karl-Heinz Frieser qui a remis en cause ce qu’il appelle le « mythe de la guerre-éclair », décrivant la campagne de 1940 autant sinon plus comme une étrange victoire allemande, due à une grande prise de risque, qu’une étrange défaite française, marquée par de graves erreurs stratégiques5. Décrivant l’attitude des responsables militaires français, Olivier Wieviorka a ici l’intelligence d’éviter l’ironie facile et les clichés sur la « surprise totale ». Pétain ou Gamelin savaient que le franchissement des Ardennes pour contourner la ligne Maginot était une possibilité, mais ils pensaient que cela prendrait une à plusieurs semaines aux armées allemandes pour y parvenir, alors qu’elles ne mirent que trois jours. Il insiste après d’autres sur le fait que les élites militaires françaises étaient prisonnières d’une vision du conflit marqué par le souvenir et la répétition possible des batailles de la Grande Guerre. Sur le terrain, les officiers avaient moins d’autonomie de décision et ils étaient paradoxalement plus soumis à la hiérarchie que leurs ennemis « formés pour développer souplesse, indépendance et esprit d’agressivité », une analyse reprise des travaux de l’historien Ben Shepherd6.
- 7 Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941. La guerre absolue, Paris, Passés/Composés, 2019. (...)
7L’analyse de l’opération Barbarossa du 21 juin 1940 menée par le IIIe Reich contre l’URSS offre un point de vue lui aussi réactualisé, Olivier Wieviorka s’appuyant là encore sur l’historiographie la plus récente, notamment l’ouvrage de Jean Lopez et de Lasha Otkhmezuri7. Cette offensive a résulté certes de la volonté nazie de mener une guerre idéologique contre son principal ennemi, mais elle est aussi la conséquence de considérations stratégiques. Une défaite de l’URSS devait priver le Royaume-Uni du seul allié continental sur lequel il pouvait compter. Elle devait apporter au IIIe Reich des ressources économiques considérables (le blé d’Ukraine, le pétrole du Caucase). Olivier Wieviorka analyse ainsi de façon minutieuse les différentes étapes de l’offensive, la mise sur pied d’une « croisade antibolchevique » à la fois diplomatique et militaire, les discussions sur les différents scénarios possibles, ainsi que les nombreuses failles côté soviétique. Toutefois, on peut être surpris par la tonalité adoptée dans ce chapitre. Dès le titre – « Chronique d’un désastre annoncé » –, Olivier Wieviorka prend une posture prescriptive, alignant des jugements de valeur quelque peu surprenants non dans leur pertinence mais dans leur principe même. Après avoir énuméré les faiblesses tactiques et stratégiques de l’offensive allemande (front très étendu, surestimation des infrastructures routières soviétiques, absence de priorités clairement définies selon lui), il écrit que cette opération était « d’emblée vouée à l’échec » (p. 192), phrase qu’il répète plus loin en se livrant à une leçon de stratégie : « Car Barbarossa était dès l’origine vouée à l’échec. En ignorant le principe cardinal de concentration des forces, le Führer, première victime de son idéologie, avait cru que l’URSS, s’effondrerait au premier coup de boutoir » (p. 211). À trop vouloir battre en brèche les mythes et légendes de la Seconde Guerre mondiale – qui méritent d’être analysés comme des faits de représentations –, l’auteur adopte parfois une vision téléologique du conflit, affichant une lucidité rétrospective qui n’ajoute pas grand-chose à l’intérêt réel de ses analyses et parfois le met en contradiction avec lui-même : comment, d’un côté, montrer à juste titre que la victoire allemande de juin 1940 sur la France n’était pas écrite d’avance, et prétendre que la défaite (relative) à l’Est, en juin 1941, elle, l’était ? On retrouve dans une moindre mesure ce problème avec l’analyse de l’entrée en guerre du Japon, en décembre 1941, l’auteur pointant « le caractère à la fois brouillon et hasardeux du plan prévu » (p. 226) de l’attaque surprise sur Pearl Harbor. Mais on retiendra surtout ici la description minutieuse des forces en présence et de la stratégie des deux belligérants, ainsi que le bilan très bien analysé de cette attaque sur le long terme, que l’auteur qualifie de « victoire apparente ».
- 8 On peut ajouter que l’historiographie française a toujours hésité entre les adjectifs « Deuxième » (...)
8Déployant son approche démythificatrice des entrées en guerre, Olivier Wieviorka marque au chapitre 10 un temps d’arrêt, original et spéculatif. La Seconde Guerre mondiale mérite-t-elle son nom ? Si oui, l’année 1941 est-elle pertinente ? Et que signifie l’adjectif « mondiale » ? Il rappelle que chaque belligérant a eu sa propre dénomination du conflit, une question culturelle qui a son importance : « Grande guerre patriotique » pour les Soviétiques, « Guerre de résistance contre le Japon » pour les Chinois, « Guerre de la plus grande Asie orientale » pour les Japonais, etc. Le terme finalement retenu dans une large mesure – « Seconde Guerre mondiale » – fut formulé par les Anglais en 19488. En tout état de cause, Olivier Wieviorka récuse l’idée parfois émise que la guerre mondiale a commencé en 1937, avec la Guerre sino-japonaise, voire en 1931 avec l’invasion japonaise de la Mandchourie. Selon lui, pour qualifier le conflit de « mondial », il faut prendre comme critère non seulement l’extension géographique du conflit mais aussi les différences dans les manières de faire la guerre ou encore les objectifs respectifs, mais plus l’existence ou non de liens entre les différents conflits localisés qui ont fini par être englobés dans un qualificatif général. C’est ainsi qu’il écrit : « [le Japon] n’ambitionna jamais, par exemple, de planter son drapeau au fronton de la Maison-Blanche, et se contenta de livrer une guerre coloniale classique. En revanche, la riposte états-unienne métamorphosa le sens du conflit en transformant ce qui était jusqu’à alors une campagne d’expansion traditionnelle en une lutte à mort, dans laquelle l’empire risquait désormais son existence même » (p. 279).
9De même, mais on le suivra moins sur ce point, Olivier Wieviorka conteste dans ce même chapitre 10 l’idée que le conflit fut une guerre idéologique, arguant que ni le nazisme, ni le fascisme italien, ni le militarisme japonais n’adoptèrent une démarche prosélyte et furent avant tout « des ultranationalismes qui entendaient réserver à leurs peuples les présumés bienfaits de leur Weltanschauung » (p. 282). Outre que le constat est discutable, notamment pour le nazisme qui a recruté des collaborateurs de conviction partout en Europe, la dimension idéologique du conflit s’est matérialisée par l’incompatibilité relative ou absolue entre les systèmes qui se sont affrontés, donnant à ce conflit celui d’une guerre pour la survie des peuples et des nations en jeu. Dès lors qu’avec la Déclaration de Saint-James, en juin 1941, puis celle du 17 décembre 1942, les Alliés posaient le principe de juger les crimes de guerre commis par le IIIe Reich, la seule issue possible du conflit était une capitulation sans condition et une éradication du nazisme sans possibilité de traiter de quelque manière que ce soit avec un État considéré désormais comme criminel du fait même de ses choix idéologiques – notamment la guerre raciale à laquelle Olivier Wieviorka consacre un chapitre.
10On n’a donné ici qu’un aperçu sommaire des richesses de ce travail car il n’était pas possible de rendre compte de cette histoire très complète sinon totale dans la perspective choisie. On ajoutera que cette somme s’inscrit dans une œuvre de longue haleine qui a fait d’Olivier Wieviorka, d’abord historien de la Résistance française, un historien de référence à l’échelle internationale sur l’histoire générale des années 1939-1945.
Notes
1 Voir par exemple : Olivier Wieviorka, Une histoire de la Résistance en Europe occidentale, Paris, Perrin, 2017.
2 Alya Aglan et Robert Frank (dir.), 1937-1947. La guerre-monde, Paris, Gallimard, 2015, 2 vol. L’ouvrage n’est cité que deux fois, de façon marginale, et ne figure pas dans la bibliographie.
3 La question de la violence de guerre et l’étude concomitante des deux conflits mondiaux ont donné lieu à une abondante littérature à compter des années 2000. Parmi les premiers ouvrages sur le sujet, voir : Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, Christian Ingrao et Henry Rousso (dir), La violence de guerre 1914-1945, Paris/Bruxelles, Complexe, IHTP, 2002.
4 Cf. Jean Lopez et Olivier Wieviorka (dir), Les mythes de la Seconde Guerre mondiale, 2 vol., Paris, Perrin, 2018 et 2021.
5 Karl-Heinz Frieser, Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, trad. Nicole Thiers, Paris, Belin, 2003 (1ère éd. : Munich, 1995)
6 Ben H. Shepherd, Hitler’s Soldiers. The German Army in the Third Reich, New Haven, Yale University Press, 2016.
7 Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Barbarossa. 1941. La guerre absolue, Paris, Passés/Composés, 2019. Jean Lopez est l’un des auteurs les plus abondamment cités dans le livre, avec près de 120 occurrences.
8 On peut ajouter que l’historiographie française a toujours hésité entre les adjectifs « Deuxième » et « Seconde », à l’image de l’historien français Henri Michel, l’un des pionniers du sujet, fondateur du Comité d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale mais auteur d’une première somme en langue française sur la « Seconde Guerre mondiale » : Henri Michel, La Seconde Guerre mondiale, vol. 1 : Les succès de l’Axe (1939-1943) ; vol. 2 : La victoire des Alliés (1943-1945), Paris PUF, 1968/1969, 1977/1980 pour la seconde mise à jour. La raison en était une question de traduction et de nuance sémantique : utiliser le terme « deuxième » signifiait inscrire l’événement dans une série, en envisageant donc une possible « troisième » guerre mondiale, ce qu’évitait l’emploi du terme « seconde ».
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Henry Rousso, « Olivier Wieviorka, Histoire totale de la Seconde Guerre mondiale », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 20 mars 2024, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/16507 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoirepolitique.16507
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