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2024

Anne Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf. Les années de formation d’Adolf Hitler

Préface de Nicolas Patin, Paris, CNRS Éditions, 2023, 386 p.
Marie-Bénédicte Vincent
Référence(s) :

Anne Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf. Les années de formation d’Adolf Hitler, préface de Nicolas Patin, Paris, CNRS Éditions, 2023, 386 p.

Texte intégral

1De quand date la radicalisation de l’idéologie raciale de Hitler ? Anne Quinchon-Caudal répond de manière argumentée et convaincante à cette question fondamentale de la généalogie des idées hitlériennes jusqu’à leur publication dans les deux volumes de Mein Kampf en 1925-1926. La thèse de l’autrice, percutante, est d’abord de mettre en lumière une chronologie fine entre février et août 1920 de l’élaboration d’un antisémitisme à dimension eschatologique chez Hitler, qui n’est plus l’antisémitisme ordinaire du programme du parti nazi de février 1920 et oppose dans un combat à la mort les « races » des « Aryens » et des Juifs à une échelle mondiale. Ensuite, l’autrice souligne l’influence tout à fait décisive exercée sur l’idéologie de Hitler par Dietrich Eckart, un écrivain de vingt ans plus âgé, sympathisant du Parti allemand des travailleurs (DAP) et décédé en 1923. L’ouvrage propose enfin, et c’est son troisième intérêt, la traduction en français et le commentaire de plusieurs sources importantes, parmi lesquelles une lettre du 16 septembre 1919 de Hitler à Gemlich où le premier expose ses idées sur les Juifs, un discours fleuve de Hitler à Munich le 18 août 1920 intitulé « Pourquoi nous sommes antisémites », permettant de montrer l’évolution en un an de son antisémitisme, et enfin un texte posthume d’Eckart, Le bolchevisme de Moïse à Lénine (1923), avec un appareil critique. Le livre se conclut sur l’idée que les années de formation idéologique de Hitler entre 1919 et 1923 sont décisives pour sa « vision du monde » Weltanschauung, qui contient déjà un horizon (ce qui ne veut pas dire intention) génocidaire.

  • 1 Nous renvoyons à l’édition critique dirigée par Florent Brayard et Andreas Wirsching, Historiciser (...)

2Le livre se structure en quatre parties, qui ont chacune leur cohérence. Les deux premières portent sur l’évolution des idées de Hitler jusqu’en 1920. L’autrice s’inscrit dans l’historiographie récente qui déconstruit le récit donné dans Mein Kampf1 (ouvrage qui évoque le rôle de l’Autriche-Hongrie d’avant 1914 dans la politisation de Hitler) et insiste sur le moment décisif de l’immédiat-après Première Guerre mondiale : c’est moins l’expérience de guerre de Hitler que le traumatisme de novembre 1918, notamment la révolution en Bavière précédant celle de Berlin, puis l’éphémère République des Conseils d’avril 1919, qui poussent Hitler vers le camp contre-révolutionnaire. Celui-ci, particulièrement virulent en Bavière, associe antibolchevisme, révisionnisme (dénonciation du Diktat de Versailles et de la politique d’exécution des gouvernements de la République de Weimar) et antisémitisme. Pourtant l’autrice rappelle que Hitler a été élu délégué dans le conseil de soldats de son régiment puis de son bataillon en 1918-1919, faits qu’il dissimule par la suite. Il assiste le 12 septembre à une réunion du DAP comme observateur de l’armée (il n’est démobilisé que fin mars 1920) mais il est déjà connu pour ses idées antisémites. En témoigne la mission qu’il reçoit de son supérieur Karl Mayr de rédiger une lettre le 16 septembre 1919 pour synthétiser sa pensée sur la question. Dans ce document, important pour la datation de sa pensée, Hitler appelle à un « antisémitisme de raison » dont le but ultime est d’écarter (Entfernung) les Juifs d’Allemagne en tant que « race étrangère ». Cette idée n’est pas originale dans les milieux antisémites de l’époque, pas plus que ne le sont les paragraphes antisémites du programme en vingt-cinq points de février 1920 qui marque la transformation du DAP en Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP). On sait que ce programme endossé par Hitler a en réalité plusieurs auteurs. Conçu comme temporaire, il est sanctuarisé dans Mein Kampf malgré certaines contradictions.

3Pour autant, et c’est la force de la troisième partie de l’ouvrage, l’autrice montre que ce programme ne reflète plus l’antisémitisme radical de Hitler à l’été 1920. Entre février 1920 et août 1920, ses idées ont évolué vers un antisémitisme viscéral, comportant une dimension eschatologique, celle d’un combat jusqu’à la mort entre la race « aryenne » (s’incarnant dans le peuple allemand) et la « race juive ». Selon l’autrice cette évolution tient au fait que Hitler, homme politique à temps plein depuis avril 1920, s’est nourri idéologiquement au contact et à la lecture de plusieurs auteurs : Anton Drexler, Gottfried Feder, et principalement Dietrich Eckart. La mutation idéologique a eu lieu au printemps 1920 : la dénonciation des Juifs devient alors le thème principal des discours de Hitler (là où auparavant primaient l’antibolchevisme, le révisionnisme et la dénonciation des gouvernements républicains). L’idée d’un danger juif est élargie au-delà de l’Allemagne au monde entier. Le discours du 13 août 1920 permet là encore de dater la fixation de cette idéologie qualifiée par l’autrice de « certes délirante mais intérieurement cohérente » (p. 156). L’autrice rappelle qu’Eckart a été désigné par l’historien Karl-Dietrich Bracher comme l’accoucheur de Hitler ; il reste pourtant mal connu. Né en 1868 en Bavière, écrivain raté, Eckart a néanmoins connu une certaine célébrité comme traducteur et adaptateur en allemand de Peer Gynt d’Ibsen avant 1914, au point d’avoir été remarqué par l’empereur Guillaume II. À partir de 1917, il associe dans tous ses écrits les Juifs et les bolcheviques. Membre de la société de Thulé, une société secrète et ésotérique de la mouvance völkisch de Munich, il fonde en 1918 un journal contre-révolutionnaire Auf gut deutsch (« En bon allemand »). Il développe dans ses articles de 1919 la vision métaphysique d’une opposition entre Juifs et « Aryens » que va reprendre Hitler. Anne Quinchon-Caudal montre par une étude fine des textes l’influence très probable exercée par Eckart sur Hitler tant dans le style employé et le ton que dans les références bibliques et philosophiques (les citations de Schopenhauer entre autres). Eckart fait l’acquisition en décembre 1920 du journal Völkischer Beobachter et reste son rédacteur en chef jusqu’en août 1921. Hitler commence en janvier 1921 à publier dans ce qui devient ainsi l’organe du NSDAP. Eckart a donc contribué à propulser Hitler à la tête du parti.

4Dans la dernière partie, judicieusement intitulée « Tuer le père ? », l’autrice montre comment Hitler se sépare brutalement de son mentor – Eckart est démis de ses fonctions de rédacteur en chef du Völkischer Beobachter lors de l’été 1921 – à un moment où il n’a plus besoin de lui. C’est en effet en juillet 1921 que les nouveaux statuts du NSDAP le désignent comme président du parti, titre supplanté en 1922 par celui de Führer. Selon l’autrice, Hitler est opportuniste : il ne veut pas s’embarrasser de son ancien mentor qui a des démêlés avec la justice – il est poursuivi pour outrage au président du Reich et au chancelier et condamné en avril 1923 par la Haute Cour de Leipzig mais il s’enfuit à Berchtesgaden. Eckart ne fait plus partie de l’entourage proche de Hitler. Il n’est pas informé du projet de putsch du 9 novembre 1923 mais participe tout de même à la marche de Munich du 10 novembre. Arrêté par la police le 15 novembre, il est transféré à Landsberg d’où il est libéré le 20 décembre 1923. Il meurt d’une crise cardiaque à Berchtesgaden le 26 décembre 1923. Hitler rend un hommage à Eckart dans le volume 2 de Mein Kampf, tout en se présentant dans le livre comme un autodidacte. Il n’a sans doute pas donné son consentement à la publication posthume et inachevée de l’essai d’Eckart, Le Bolchevisme de Moïse à Lénine, car le sous-titre mentionne « une conversation » avec Hitler, référence qui pourrait s’avérer gênante dans le contexte de changement de stratégie du NSDAP (conquête légale du pouvoir par les urnes). L’autrice montre que cette conversation est fictive et qu’il s’agit d’un texte de nature pseudo-littéraire qui ne peut que desservir Hitler à un moment où celui-ci cherche à se présenter comme le seul concepteur d’une Weltanschauung originale. La célébration d’Eckart date de l’après 1933 (buste dans la Maison brune du parti à Munich, plaque et nom de rue à Berchtesgaden par exemple).

5Au total, ce livre emporte la conviction. Il s’inscrit dans le sillage de la nouvelle traduction critique et commentée de Mein Kampf et participe ainsi du chantier de recherche sur la généalogie de l’idéologie destructrice hitlérienne. L’autrice aurait pu insister davantage sur l’influence de Georg von Schönerer, le pangermaniste antisémite autrichien de la fin du XIXsiècle, désigné par Hitler comme l’un de ses deux mentors (avec Karl Lueger) dans Mein Kampf : l’antisémitisme de Schönerer est pensé de manière raciale et oppose déjà les Juifs et le peuple allemand. Par ailleurs, les idées seules de Hitler ne suffisent pas à conquérir un public : il faut ajouter tout ce qui séduit à l’époque en dehors du contenu même de ses discours, à savoir la nouveauté du matériel de propagande (les tracts du NSDAP sont dès le début perçus comme modernes dans l’espace public de Munich), la manière de s’adresser à un public large au-delà des adhérents stricts du parti, qui dans ces années reste un minuscule groupe (moins de 6 000 membres à la veille du putsch de 1923), ou encore les soutiens financiers et politiques de certaines élites qui rendent possible le déploiement d’une telle propagande (que les seuls adhérents ne peuvent financer). Ces grandes questions d’histoire sociale peuvent venir compléter l’histoire des idées.

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Notes

1 Nous renvoyons à l’édition critique dirigée par Florent Brayard et Andreas Wirsching, Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf (Paris, Fayard, 2021).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-Bénédicte Vincent, « Anne Quinchon-Caudal, Avant Mein Kampf. Les années de formation d’Adolf Hitler »Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 13 mars 2024, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/16272 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoirepolitique.16272

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Marie-Bénédicte Vincent

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