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2024

Adam Mestyan, Modern Arab Kingship. Remaking the Ottoman Political Order in the Interwar Midlde East

Princeton, Princeton University Press, 2023, 352 p.
Antoine Perrier
Référence(s) :

Adam Mestyan, Modern Arab Kingship. Remaking the Ottoman Political Order in the Interwar Midlde East, Princeton, Princeton University Press, 2023, 352 p.

Texte intégral

1L’ouvrage d’Adam Mestyan s’attaque à une question de taille dans l’histoire du Moyen-Orient : comment fut liquidé l’ancien ordre politique ottoman après la Première Guerre mondiale, en donnant naissance aux futurs États-nations de la région ? Tandis que d’autres travaux ont exploré le sort des élites, le statut de la terre ou la forme des villes, celui-ci prend pour objet la monarchie et les théories constitutionnelles qui la soutiennent. Son argument essentiel consiste à présenter ces nouvelles entités politiques comme un « recyclage » de l’ordre impérial ottoman et de ses formes de légitimité, en dépit des apparences de rupture politique provoquées par l’importation, à ce moment, du vocabulaire occidental des nations. Comme pour certains thèmes musicaux, un motif déjà connu est employé dans une œuvre toute nouvelle, aussi bien pour sa forme que pour son fond.

2Ce livre important et novateur est avant tout une histoire de la souveraineté fabriquée par les vainqueurs de la Première Guerre mondiale, que l’auteur confronte, à l’aide d’un matériel archivistique qui impressionne par sa diversité, aux conceptions des acteurs arabes, membres ou commentateurs de gouvernements qui sont paradoxalement déclarés souverains mais soumis aux volontés britanniques et françaises en ce premier XXe siècle. Adam Mestyan souhaite dissiper le mythe – tout de même déjà écorné – de puissances victorieuses de la Grande Guerre qui se partagent le Moyen-Orient après les accords de Sykes-Picot (1916). Les héritages ottomans d’une conception religieuse et généalogique du pouvoir pèsent tout autant que les diverses manœuvres, explorées par le livre, des deux empires européens ; une telle hybridité apparaît dès lors que la fondation de chaque État (essentiellement saoudien, syrien et égyptien) est replacée dans le contexte régional qui a souvent fait défaut aux histoires nationales.

« Gouverner sans souveraineté » : la persistance des empires

  • 1 Nous pensons aux travaux d’Aimee Genell, « Empire by Law: Ottoman Sovereignty and the British Occup (...)

3Cet ouvrage apporte une nouvelle contribution à l’histoire déjà riche de la souveraineté en contexte ottoman et post-ottoman et des nombreux chemins qu’Anglais et Français ont inventé pour s’emparer de pays réputés souverains, transformant alors le sens même de l’exercice du pouvoir1. Leur effort consistait à rester des puissances coloniales tout en se défaisant des apparentes brutalités du partage du monde au XIXe siècle. « Gouverner sans souveraineté » diffère de solutions explorées par ailleurs, celle du protectorat, appliquée par exemple au Maroc et en Tunisie : dans leurs traités constitutifs, la souveraineté « protégée » est reconnue, coupée en morceaux et concédée à la puissance « protectrice ». Au Moyen-Orient, dans les premières décennies qui suivent la guerre, les Européens n’ont pas toujours eu besoin de souveraineté pour régner, affirme Adam Meystan.

4Les Anglais s’emparent de pays où ils demeurent des décennies durant, sans s’embarrasser de formalités juridiques : « l’occupation pacifique » (p. 51) de l’Égypte, commencée dans les années 1880, fait de la Grande-Bretagne non pas la souveraine de l’Égypte mais en Égypte (p. 42) : jusqu’en 1914, le pouvoir est celui d’un gouverneur ottoman assez autonome, le khédive, remplacé ensuite par un sultan. En 1914, en choisissant un monarque à leur goût, les Anglais font un premier pas vers la reconnaissance de la souveraineté égyptienne en établissant un protectorat, souveraineté ensuite pleinement consacrée par l’entrée de l’Égypte dans la Société des Nations (SDN) en 1938. La SDN contribue aussi, en confiant des mandats à la France et à la Grande-Bretagne, à définir les frontières, censées préfigurer l’indépendance des futurs États. Ainsi, au diapason d’autres innovations juridiques du XIXe siècle en Europe, dont l’auteur cite de nombreux exemples, les puissances « distribuent la souveraineté » (p. 51) au Moyen-Orient, en reconnaissant les anciennes provinces de l’Empire ottoman, placées sous leur coupe, comme de futurs États-Nations.

5À la différence d’autres situations coloniales, aucun traité ne vient pourtant reconnaître ab nihilo la souveraineté de ces États, ni même formaliser une concession que le trône ottoman ferait aux Égyptiens, Syriens ou Irakiens de leur indépendance nationale. La souveraineté est le produit d’une occupation de fait par les Européens. Durant celle-ci, les puissances coloniales n’économisent pas leurs efforts pour trouver des moyens de garder le contrôle malgré la marge d’action réduite que leur laisse le mandat. Les outils d’une « souveraineté bureaucratique » (p. 3) sont fabriqués, à titre d’exemple, par l’administration des Douanes de Syrie, où la terre est conquise au moyen d’opérations cadastrales, par une série des contrats plutôt que par l’exercice d’un droit de conquête, désormais hors de saison.

6Le référentiel impérial ottoman demeure tout autant que les manœuvres des Français et des Anglais. Du côté des acteurs moyen-orientaux, la souveraineté de la Porte reste longtemps le seul horizon et donne le même sentiment que la royauté française après 1789 : malgré le choc collectif de la rupture politique, rares sont les acteurs à formuler une pensée alors impossible, la fin de la monarchie. Les pouvoirs octroyés par l’Empire ottoman au Caire ou à Damas n’en font pas des États mais des provinces gratifiées de « privilèges » par la Sublime Porte des siècles durant, des « princely regions » (p. 96) où une dynastie héréditaire prend les atours d’une royauté nationale, dessinant les limites d’une « territorialité non souveraine » (p. 96) qui seront aussi celles des mandats de la SDN. Au départ, les Arabes promeuvent la décentralisation de l’Empire ottoman : en s’inspirant de la double monarchie austro-hongroise, certains notables égyptiens imaginent deux couronnes – qui, certes, ne se cumuleraient pas sur la même tête comme à Vienne, ce qui garantirait toutefois une indépendance de fait au pouvoir égyptien par rapport à Istanbul, sans nier la vassalité du premier au deuxième. Cette souveraineté n’a rien de westphalienne et l’auteur y voit une combinaison purement administrative.

7Face à ces « visions politiques sophistiquées » (p. 113), le projet du royaume arabe, enfanté par les suites de la guerre, paraît plus monolithique. Quand l’émir Hussein proclame, avec le soutien (qu’il ne sait pas encore provisoire) des Anglais, un royaume de substitution à l’empire en 1916, il ne fait que transférer la légitimité impériale ottomane vers son trône précaire. Durant des années, les juges religieux et les arrêts de la cour de Syrie sont rendus en son nom, critère de souveraineté par excellence dans le monde musulman. Le nom du sultan ottoman, avant l’abolition du califat en 1924, retentit encore pendant la prière du vendredi dans certaines villes de son ancien empire, preuve supplémentaire que les monarchies sont enfantées dans une ambiance nettement supranationale. Après l’abolition du califat, le nom des souverains nationaux finit par s’imposer.

Les fondements de l’ordre monarchique : généalogie et islam

8Au Moyen-Orient comme au Maghreb, les descendants de la famille du Prophète et de ses proches compagnons, les ashrāf, jouissent d’une autorité sociale incontestable. Le livre rappelle combien l’Empire ottoman, pourtant gouverné par une dynastie turque sans prétention possible à la prestigieuse origine, a utilisé la généalogie comme outil de gouvernement. Cette appartenance, qui contient une vision de la société nettement hiérarchisée, s’impose sur toute autre identité nationale. Les naqīb-s, syndics des ashrāf chargés de la bonne discipline généalogique du groupe, produisent une défense conjointe de leur prestige et de l’ordre dynastique. Le trône ottoman récompense ces tenants d’une « loyauté monarchique » (p. 82) de privilèges, et cette politique stipendiaire, distribution de pensions ou de terres, affermit l’ordre social. C’est cette même légitimité que le sharīf Hussein prétend recycler et dont jouiront ses fils, destinés à régner sur l’Irak (Faysal) ou la Jordanie (Abdallah, dont la famille est toujours sur le trône).

9La stabilité de cet ordre post-ottoman est menacée par l’émergence d’une nouvelle famille, celle des Saoud, pas plus ashrāf que les Ottomans, mais qui réunit de plus en plus de partisans, opposés à la royauté des descendants du Prophète. Le livre montre de manière innovante le rôle de militants syriens qui, contre les partisans de Faysal pour le trône de Syrie, accorderaient leur préférence à l’un ou l’autre des fils du roi Abdelaziz, impressionnés par sa faculté à s’imposer dans le Hedjaz, mettant fin à la parenthèse de l’émir Hussein en 1924. Les partisans des Saoud voient dans la geste militaire du roi la preuve qu’il est bien le nouveau « César des Arabes » (Qayṣar al-ʿArab) (p. 190) qui leur rendra la liberté par les armes, obtenant sur le plan des faits ce que les Ashrāf se contentent de revendiquer dans les salons diplomatiques européens.

10Dans tous les cas, cette « monarchie saoudienne composite » (p. 189) est largement préférée, à ce moment, à une République. Les agents nationalistes syriens, nombreux dans le Hedjaz, s’accordent un temps avec les Français sur la nécessité d’ériger un trône à Damas, sans s’accorder avec eux sur le nom d’un titulaire. La raison en serait avant tout religieuse : la forme la plus adéquate pour gouverner les musulmans et pour assurer une paix publique, placée au sommet des valeurs des clercs sunnites, est le gouvernement des rois. Dans un chapitre fascinant, l’auteur montre comment « l’appareil religieux » égyptien (sharīʿa apparatus, p. 149), composé de juges, jurisconsultes et avocats, est amené à légitimer toutes les têtes couronnées qui se succèdent en Égypte, au nom de la stabilité du pouvoir, pour protéger la communauté d’elle-même (p. 153). Sans dénier, jusqu’à l’abolition du califat, l’autorité spirituelle de la famille ottomane, ils considèrent que le roi d’Égypte peut exercer le pouvoir politique d’après la constitution (concédée par lui) de 1923. Comme à l’âge classique, les juristes musulmans adaptent une doctrine musulmane aux besoins du temps et défendent la nécessité de maintenir un chargé des affaires terrestres (walī al-amr) pour contenir toute menace de division de la communauté. Quand la monarchie est abolie en 1952, le titre et le soutien de l’appareil religieux sont transférés au nouveau président de la République.

Le court triomphe des monarchies

11Durant les années 1920, en s’inspirant de l’héritage d’un des derniers souverains énergiques de l’Empire ottoman, Abdülhamid II, les acteurs arabes ont voulu maintenir la forme monarchique dont chacun s’empare pour y projeter ses désirs : les salafistes ou les muftis la pensent en rempart de l’islam, les nationalistes comme pilier de l’État à venir, d’autres encore comme un gage de neutralité dans un monde menacé de conflits. Le livre ne s’intéresse toutefois qu’à une brève parenthèse s’agissant de l’histoire de la Syrie et de beaucoup d’États de la région : sans l’expliquer véritablement, il rappelle que les Français se sont finalement ralliés à la République, après avoir imaginé offrir le trône à l’ancien roi d’Égypte déchu, Abbas Hilmi, dans un tournoiement de familles royales interchangeables qui rappelle davantage l’ambiance du congrès de Vienne que celle du traité de Versailles.

  • 2 D’après l’expression de Aline Schlaepfer, Philippe Bourmaud et Iyas Hassan, « Fantômes d’Empire : p (...)

12Le livre n’apporte que peu de compléments d’histoire sociale pour situer sociologiquement les défenseurs de la monarchie au moment où la forme des régimes devient incertaine. L’auteur ne facilite pas toujours la tâche du lecteur : l’appareil théorique, opulent, se substitue parfois aux éléments de contexte ou aux explications les plus simples, sur l’abandon par les Français de la monarchie syrienne, ou sur le ralliement des Anglais à la solution saoudienne. Bien que certaines pages conduisent le lecteur d’une abstraction à l’autre, dans un air parfois un peu sec, le livre, très novateur et fondé sur d’importantes enquêtes archivistiques, offre au lecteur les impressions vivantes d’un monde de l’entre-deux. Celui de frontières nationales mouvantes et d’États à conquérir, lorsque tout sharīf peut s’imaginer, l’espace d’un instant, roi d’Irak, du Hedjaz ou de la Syrie, avant de quitter définitivement la scène quand s’imposent, sur un temps plus long, les États nationaux. Dans ceux-ci aussi demeurent les « fantômes d’empire2 » qui n’ont pas fini de fasciner les historiens.

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Notes

1 Nous pensons aux travaux d’Aimee Genell, « Empire by Law: Ottoman Sovereignty and the British Occupation of Egypt, 1882-1923 », thèse de doctorat en histoire, Columbia University, 2013 ; Mary Lewis, Divided Rule: Sovereignty and Empire in French Tunisia, 1881-1938, Berkeley, University of California Press, 2013 ; Youssef Ben Ismail, « Sovereignty Across Empires: France, the Ottoman Empire, and the Imperial Struggle over Tunis (ca. 1830–1920) », thèse de doctorat en histoire, Harvard University, 2021.

2 D’après l’expression de Aline Schlaepfer, Philippe Bourmaud et Iyas Hassan, « Fantômes d’Empire : persistances et revendications d’ottomanité(s) dans les espaces post-ottomans », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, vol. 148, n° 2020, pp. 9-32.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Antoine Perrier, « Adam Mestyan, Modern Arab Kingship. Remaking the Ottoman Political Order in the Interwar Midlde East »Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 27 février 2024, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/16139 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoirepolitique.16139

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Auteur

Antoine Perrier

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