Daniel Mollenhauer, À la recherche de la « vraie République ». Les radicaux et les débuts de la Troisième République (1870-1890)
Daniel Mollenhauer, À la recherche de la « vraie République ». Les radicaux et les débuts de la Troisième République (1870-1890), traduit de l’allemand par Clément Fradin, Lormont, Le Bord de l’eau, « Nouvelle bibliothèque républicaine », 2023, 438 p.
Texte intégral
- 1 Revue historique, n° 607, 1998/3, pp. 579-616.
1Même si ses grandes lignes avaient pu être exposées par l’auteur dans un article de la Revue historique, « À la recherche de la vraie République : quelques jalons pour une histoire du radicalisme des débuts de la Troisième République1 », l’ouvrage de Daniel Mollenhauer, Auf der Suche nach der "wahren Republik". Die französichen "radicaux" in der frühen Dritten Republik (1870-1990), issu d’une thèse soutenue à l’université de Fribourg (1996) et publié par Bouvier Verlag (Bonn, 1998), n’était connu en France que par un public restreint. Sa traduction par Clément Fradin, grand spécialiste par ailleurs de l’œuvre de Paul Celan, et sa publication dans la « Nouvelle bibliothèque républicaine », collection de classiques de la République et du républicanisme dirigée par Vincent Peillon aux éditions du Bord de l’eau, devenue incontournable dans le domaine des sciences sociales, constituent donc un événement historiographique qu’il convient de saluer.
- 2 Voir les deux tomes publiés sous le titre commun Histoire du parti radical : 1. La recherche de l’â (...)
- 3 Gérard Baal, « Le Parti radical de 1901 à 1914 », thèse dactylographiée, sous la direction de Mauri (...)
- 4 Claude Nicolet, Le radicalisme, Paris, PUF, coll. « Que-sais-je ? », 1957.
- 5 Gérard Baal, Histoire du radicalisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1994.
- 6 Jean-Thomas Nordmann, Histoire des radicaux (1820-1973), Paris, La Table ronde, 1974.
- 7 La France radicale, présentée par Jean-Thomas Nordmann, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives (...)
2Il est évidemment impossible de s’intéresser à l’histoire politique de la France contemporaine sans prendre en compte l’importance politique du radicalisme français. Or, malgré un certain nombre d’études partielles ou de biographies, les ouvrages d’ensemble, les grandes ou même brèves synthèses restent peu nombreuses. Il vient sans doute à l’esprit de tout lecteur le souvenir de quelques grandes thèses, mais elles portent le plus souvent sur le radicalisme dominant du XXe siècle : Serge Berstein commence son étude en 19192, Gérard Baal en 19013, toutes deux après la constitution officielle du « parti ». Il ne saurait donc être question de leur reprocher de « survoler » la période antérieure au début de leurs travaux. Les essais de Claude Nicolet4 et du même Gérard Baal5 se sont imposés comme des classiques, mais ils demeurent brefs et par la force des choses bien rapides sur le XIXe siècle. Utile, le livre de Jean-Thomas Nordmann6 relève encore dans une certaine mesure de l’essayisme élégant et apporte moins à la gloire de son auteur que son beau volume de la collection « Archives »7. Le principal ouvrage sur lequel peut s’appuyer, tout en le discutant, Daniel Mollenhauer reste celui de Jacques Kayser, Les grandes batailles du radicalisme. Des origines aux portes du pouvoir, 1820-1901, publié à la fin de l’année 1961 par l’antique maison d’édition Marcel Rivière et Cie. Travail estimable et précieux, mais ancien évidemment, et surtout écrit dans une perspective assez particulière qu’indique d’emblée Daniel Mollenhauer. Ancien secrétaire général du parti radical, journaliste et militant, Jacques Kayser entend retrouver « l’état d’esprit » du radicalisme authentique tel qu’il avait pu s’exprimer lors de l’affaire Dreyfus et de la conquête du pouvoir. Il a tendance à « homogénéiser » le radicalisme et à le faire converger vers son apogée supposé.
- 8 Pierre Antonmattei, Gambetta, héraut de la République, Paris, Michalon, 1999 et Jean-Marie Mayeur, (...)
- 9 Jean-François Chanet, Clemenceau. Dans le chaudron des passions républicaines, Paris, Gallimard, « (...)
- 10 Fabien Conord (dir.), Le radicalisme en Europe, XIXe-XXIe siècles, Nancy, Arbre bleu éditons, 2022.
- 11 Notamment à propos de la trilogie de Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Le peuple introuvable(...)
3De toute façon, la discussion bibliographique entreprise par Mollenhauer, intéressante, nécessaire et fructueuse, parfois discutable, ne peut évidemment pas prendre en compte les travaux aboutis après sa publication. Il n’est pas inutile de rappeler simplement ici que depuis 1998 ont paru les biographies de Gambetta par Pierre Antonmattei et Jean-Marie Mayeur8, la thèse de Christophe Portalez sur Alfred Naquet, le bel essai de Jean-François Chanet sur Clemenceau9, l’enquête de Fabien Conord et de son équipe sur Le radicalisme en Europe10, et quelques autres études... Conséquence inévitable du décalage entre la parution du livre et sa traduction, mais qui conduit le lecteur à souhaiter une nouvelle intervention sur le sujet de Daniel Mollenhauer pour avoir connaissance de son point de vue sur quelques travaux d’importance concernant l’histoire politique et la République parus ces deux dernières décennies11.
- 12 Notamment Robert de Jouvenel (La République des camarades, 1914), Albert Thibaudet (La République d (...)
- 13 Daniel Mollenhauer en donne la liste p. 33. Citons en effet au moins Le Rappel et La République fra (...)
4Attente justifiée par le fait qu’il apporte ici déjà beaucoup, ayant le mérite de poser quelques questions fortes. La spécificité de la période ne lui échappe pas. Au sens d’organisations politiques constituées comme ils le deviendront au siècle suivant, les partis n’existent pas alors. Il faudrait plutôt parler de « milieux », propose-t-il (p. 7), mais ces « milieux » ne sont pas informels, inorganisés. Les groupes parlementaires jouent un rôle plus important qu’une tradition, inspirée par quelques ouvrages notables12, l’a prétendu par la suite. Leurs choix sont suivis et relayés de diverses façons, par des comités, des syndicats ou des associations, des loges maçonniques et des journaux, ces derniers nombreux et lus de près par Daniel Mollenhauer13. Un des grands mérites du livre est de s’investir pleinement dans l’étude de la stratégie et des tactiques parlementaires, d’en percevoir et d’en démonter les ressorts, et de chercher à voir de quelle manière s’y s’agrègent ou non des personnalités souvent oscillantes. Une des difficultés majeures de la période et de la compréhension des rapports entre républicains « opportunistes » et « radicaux » réside dans le fait que, selon les époques et les sujets, de nombreuses personnalités peuvent évoluer dans un sens ou dans un autre. Il faut ne pas se contenter d’observer le fait, mais l’étudier et voir ce que signifient à chaque fois ces choix, comment ils se manifestent et évoluent, tâche difficile que l’auteur réalise de manière convaincante.
5Daniel Mollenhauer analyse divers grands moments d’affrontements : notamment le vote des lois constitutionnelles en 1875-1876, leur acceptation ou non jusqu’à la timide réforme de 1884 qui met en lumière un camp de l’intransigeance radicale et l’importance de la référence sociale dans le radicalisme du XIXe siècle. Ces deux attitudes permettent de dessiner une extrême gauche, constituée en groupe parlementaire distinct à partir des élections législatives de 1876. L’extrême gauche radicale fait vivre l’exigence d’une « vraie République » face aux compromis passés par Gambetta et nombre d’autres responsables républicains avec le « centre gauche » issu de l’orléanisme et souvent porte-parole des intérêts et des aspirations d’une bonne part de l’ancienne société dominante du pays. Dès lors existent au moins deux façons d’envisager cette histoire du radicalisme. La première, linéaire, montre les difficultés grandissantes de cette intransigeance radicale. Faut-il vraiment continuer à refuser le jeu institutionnel dessiné par les lois de 1875-1876, révisées à la marge il est vrai par la réforme de 1884 et la pratique de son application sous le mandat de Jules Grévy ? Faut-il continuer à refuser le Sénat conservateur, qui bloque le vote de lois progressistes, faut-il surtout – et Daniel Mollenhauer apporte sur le sujet des éléments passionnants – refuser la logique du mandat parlementaire et de la représentation, telle qu’elle est finalement sortie de sa mise en œuvre sous la Restauration et la monarchie de Juillet ? Faut-il chercher à imposer d’autres rapports entre mandants et mandataires ? C’est poser toute la question non seulement du mandat impératif, mais de l’ensemble de la démocratie, de la signification de la souveraineté du peuple et de sa représentation, de la portée du suffrage et de l’exercice de la volonté populaire, dont, remarquons-le en passant, nous ne sommes pas encore sortis en ce début du XXIe siècle. On comprend d’autant mieux que les choix aient été difficiles au moment où les républicains pouvaient éprouver à la fois la force de leur nouvelle majorité et les limites de leur capacité à gouverner.
- 14 Voir le compte rendu de l’édition allemande du livre de Daniel Mollenhauer par Gérard Baal dans les (...)
- 15 Publiée par Cornély en 1904, rééditée par Slatkine (Genève) en 1980 et dans le tome 9, Bloc des gau (...)
6Si le groupe de l’extrême gauche naît en 1876 et s’exprime notamment dans les discours ou les articles de Clemenceau, de Louis Blanc et de quelques autres, dès 1881 s’en détache une partie importante qui va chercher à faire vivre un radicalisme de gouvernement prêt à endosser l’essentiel des compromis passés au cours de la décennie précédente par Gambetta et ses amis. Henri Brisson, Charles Floquet, René Goblet sont les plus illustres tenants de cette « gauche », qui se distingue donc de « l’extrême gauche » et se retrouve présente dans les cabinets ministériels dès les années 1880, parfois d’ailleurs à leur tête. À leurs côtés, l’intransigeance demeure, mais quel peut être son programme ? Daniel Mollenhauer reste discret sur un certain nombre de questions souvent considérées comme essentielles de l’époque : la politique laïque et anticléricale et la politique coloniale notamment14. Il donne ses raisons et on comprend bien qu’il soit nécessaire de faire des choix : les questions de principe, la démocratie et sa « forme » n’emportent-elles pas le fond de toute façon, pourrait-on dire en termes gambettistes ? C’est un peu aussi ce que semble avoir pensé Jaurès lorsqu’il s’est lui-même attelé à la compréhension de cette période, dans sa vaste, pénétrante et parfois elliptique étude intitulée Le socialisme et le radicalisme en 1885, préface à l’édition du tome 1 (et resté unique) de ses Discours parlementaires15. De toute évidence, le choix du titre n’était pas tout à fait exempt d’habiletés. Jaurès pose bien le problème d’ensemble de la République et, en matière de sensibilités ou de familles politiques, il n’avait aucune raison de se limiter au socialisme et au radicalisme, il devait prendre en considération aussi, ce qu’il fait du reste tout au long de son enquête, le camp de l’opportunisme ou des futurs modérés, c’est-à-dire de la fraction du Parti républicain ayant accepté de passer des compromis avec la France rurale et conservatrice afin de gouverner, et à laquelle il appartenait alors.
7Tout se tient, et le radicalisme en 1885 était déjà en passe – à la seule exception presque de Georges Périn selon Jaurès – d’abandonner son opposition irréductible au colonialisme. De même, le radicalisme social auquel Daniel Mollenhauer accorde légitimement une place si importante, implanté en milieu ouvrier et populaire, qui réclame le respect des droits du « Quatrième État » et qui s’exprimera encore dans La mêlée sociale (1895) et Le grand Pan (1896) de Clemenceau, finit par trouver ses limites dans l’attachement finalement irréductible de leur promoteur principal et de la plupart de ses compagnons à la propriété individuelle, jugée garante du plein exercice de ses droits par le citoyen. Mais en attendant, et c’est pour cela que l’enquête menée est importante et passionnante à suivre, ce radicalisme de principe, démocratique, social et colonial, méfiant envers le parlementarisme traditionnel et les logiques de domination, a existé et il faut en tenir compte. Daniel Mollenhauer montre ainsi que le boulangisme est issu pour une large part de la crise de l’intransigeance radicale et qu’elle précipitera les radicaux dans la voie d’une « réorientation » fondamentale. Il a parfaitement raison, mais comme il le montre également, cette attente de la « vraie République » sera reprise par le socialisme en liaison et en concurrence avec le radicalisme de manière très précoce sous la République. Et cela ouvre la voie sans doute à une autre manière d’étudier ce substrat radical d’une « autre » République, plus proche de ses promesses d’origine, de son passé révolutionnaire sans doute. Est-il possible de concevoir une histoire de la République, de sa ou ses gauches notamment, qui ne prenne pas en compte la tension persistante entre une action politique quotidienne, le réel qu’il est nécessaire de comprendre, et son interpellation constante au nom de l’idéal qui a présidé à sa mise en place ? Est-il possible, en France en tout cas, de concevoir une action publique qui ne prenne pas toute la mesure de cette double et nécessaire exigence ? C’est sans doute ce qui éclaire cette crise tragique que cherche à éclairer Daniel Mollenhauer, ce qui donne toute son actualité à son enquête menée de manière si précise : les dilemmes radicaux des années 1870 et 1880 sont toujours un peu les nôtres.
Notes
1 Revue historique, n° 607, 1998/3, pp. 579-616.
2 Voir les deux tomes publiés sous le titre commun Histoire du parti radical : 1. La recherche de l’âge d’or 1919-1926, Paris, Presses de la FNSP, 1980 et 2. Crise du radicalisme 1926-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1982.
3 Gérard Baal, « Le Parti radical de 1901 à 1914 », thèse dactylographiée, sous la direction de Maurice Agulhon, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1991.
4 Claude Nicolet, Le radicalisme, Paris, PUF, coll. « Que-sais-je ? », 1957.
5 Gérard Baal, Histoire du radicalisme, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 1994.
6 Jean-Thomas Nordmann, Histoire des radicaux (1820-1973), Paris, La Table ronde, 1974.
7 La France radicale, présentée par Jean-Thomas Nordmann, Paris, Gallimard/Julliard, coll. « Archives », 1977.
8 Pierre Antonmattei, Gambetta, héraut de la République, Paris, Michalon, 1999 et Jean-Marie Mayeur, Léon Gambetta. La patrie et la République, Paris, Fayard, 2008.
9 Jean-François Chanet, Clemenceau. Dans le chaudron des passions républicaines, Paris, Gallimard, « L’esprit de la Cité », 2021.
10 Fabien Conord (dir.), Le radicalisme en Europe, XIXe-XXIe siècles, Nancy, Arbre bleu éditons, 2022.
11 Notamment à propos de la trilogie de Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen, Le peuple introuvable, La démocratie inachevée, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », 1992, 1998 et 2000 et des deux grandes études récentes de Bertrand Joly, Histoire politique de l’affaire Dreyfus, Paris, Fayard, 2014 et Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1886-1891), Paris, CNRS Éditions, 2022.
12 Notamment Robert de Jouvenel (La République des camarades, 1914), Albert Thibaudet (La République des professeurs, 1927), Daniel Halévy (La République des comités, 1934) dont les ouvrages ont été lus par un très large public et ont largement infusé.
13 Daniel Mollenhauer en donne la liste p. 33. Citons en effet au moins Le Rappel et La République française pour les années 1870, La Justice, L’Intransigeant et Le Radical pour la décennie suivante.
14 Voir le compte rendu de l’édition allemande du livre de Daniel Mollenhauer par Gérard Baal dans les Annales E.S.C., n° 57-4, 2002, pp. 1081-1084.
15 Publiée par Cornély en 1904, rééditée par Slatkine (Genève) en 1980 et dans le tome 9, Bloc des gauches, des Œuvres de Jean Jaurès, Paris, Fayard, 2016, pp. 66-170.
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Référence électronique
Gilles Candar, « Daniel Mollenhauer, À la recherche de la « vraie République ». Les radicaux et les débuts de la Troisième République (1870-1890) », Histoire Politique [En ligne], Comptes rendus, mis en ligne le 22 février 2024, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoirepolitique/16127 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoirepolitique.16127
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