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Analyse factorielle et construction des variables. L'origine géographique des auteurs anglais (1300-1600)

Jean-Philippe Genet
p. 87-108

Abstracts

Factorial Analysis and Structure of Variables. Place of English Writers' Birth of (1300-1600).

In a prosopographical study, some variables may prove difficult to use when the number of their values is so large that it divides the population into small groups. It is therefore necessary to group them together. But how to do this when there are no obvious categories which make it possible to achieve such groupings? It is precisely what happens with the place of birth in England: the county is usually too small, and regions are lacking in historical legitimacy and stability. We suggest to construct new variables based upon the proximity of the counties profiles produced by a factorial analysis, crossing place of birth and time. The regions engendered by this process prove more coherent and easier to interpret than the traditional « geographical » regions, as two further factorial analysis show.

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Index terms

Geography:

Îles britanniques

Chronology:

Moyen Âge
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Full text

1Dans le domaine de l'histoire culturelle, et surtout lorsque l'on a affaire à des espaces nationaux, déterminés à la fois par la langue et par la polarisation autour de capitales intellectuelles, culturelles ou politiques, il est rare que l'on s'intéresse à une variable, pourtant incontournable dans toute recherche prosopographique, l'origine géographique. à première vue, la signification du lieu de naissance est faible : sans doute peut-elle dénoter une origine provinciale, mais l'information concerne alors plus les parents de l'auteur que l'auteur lui-même. Celui-ci a pu passer ses années de formation en un tout autre lieu, puis s'établir ou exercer une profession dans un autre environnement encore. Dans sa thèse qui est sans doute l'un des exemples les plus achevés de sociologie historique à ce jour, Christophe Charle discute ce problème et retient la dichotomie « Parisiens/Provinciaux » comme axe de recherche privilégié, préférant utiliser dans ses analyses ce qu'il appelle la « position spatiale » plutôt que l'origine géographique proprement dite : il distingue ainsi la naissance à Paris, celle dans une préfecture, une sous-préfecture, à l'étranger et aux colonies et une catégorie « autres », sans oublier les « non-réponses ». Il ne réintroduit l'origine régionale – qu'il classe parmi les variables culturelles – que pour discuter du mariage, recherchant une éventuelle « endogamie régionale », qu'il repère d'ailleurs dans la France du Nord et de l'Est, du moins pour ce qui est des milieux d'affaires1.

2Une grille de ce type suppose des connaissances trop précises pour pouvoir être facilement transplantée à des époques plus reculées : le problème des origines régionales revient alors au premier plan. Encore faut-il que des régions puissent être délimitées ! Pour la période médiévale, si la conception purement géographique de la région reste applicable, une conception à la fois politique et culturelle du phénomène régional, historiquement infiniment plus riche, reste difficile à construire, surtout sur le moyen terme, étant donné la rapidité et la profondeur des changements dans la structure et la répartition des pouvoirs.

3L'Angleterre présente, à cet égard, un cas très particulier. Les limites administratives y sont étonnamment stables pendant toute la durée de la période médiévale : ceci ne s'appliquant nullement au Pays de Galles et surtout à l'Irlande. Mais ces limites stables sont celles du shire, du comté, une unité administrative beaucoup trop petite (si l'on excepte le Yorkshire) pour pouvoir être considéré comme une région. Si les structures administratives anglaises sont donc relativement homogènes, surtout si on les compare à celles du royaume de France et des monarchies ibériques, les membres de la gentry ou de la noblesse ont souvent des domaines dans plusieurs comtés, que ce soit par héritage ou par suite de leur mariage : il est donc difficile de déterminer avec précision tant leur lieu de naissance que leur lieu de résidence2. Cela n'empêche pas que, jusqu'au xve siècle au moins, l'horizon de ces familles est le plus souvent restreint au comté de résidence3, si bien que la véritable communauté sociale et politique qui compte est celle du comté, non celle de la région. Et, de toute façon, précisément pour cette raison, les historiens britanniques n'ont presque jamais recours au concept de région. L'exception qui confirme la règle est la région du Nord : les Northerners étaient suffisamment craints ou méprisés par les autres Anglais pour se voir attribuer, de l'extérieur tout au moins, une identité reconnaissable, mais, même dans ce cas, les limites données à ce Nord par les uns et les autres sont fort variables4. Quelques auteurs utilisent certes dans leur travail le concept de région (« East Anglia », « West Country », « Midlands »), mais c'est le plus souvent sans donner de justification ou de précision, comme si « leurs » régions allaient de soi et n'avaient pas à être justifiées5 ; quand, par aventure, l'un d'eux le fait comme Rodney Hilton dans son étude pionnière (et à ce jour sans descendance) des West Midlands, il révèle à la fois la richesse historique de la réflexion sur les entités régionales tout autant que le flou de la détermination des limites régionales6.

4Devant ces difficultés, faut-il s'abstenir ? Faudrait-il renoncer à l'analyse des informations rassemblées sur les origines régionales d'un millier d'hommes réparties sur trois siècles ? Il me semble que les méthodes statistiques peuvent ici venir à l'aide de l'historien, et je propose, donc ici, une application de l'analyse factorielle des correspondances comme outil d'exploration de données dont, à première vue, il paraît difficile de tirer parti7. La base de données utilisée est celle que j'ai conçue pour étudier le parcours et la production des auteurs actifs dans les domaines de l'histoire et du politique, et qui est librement accessible sur Internet, soit directement8, soit par le portail des médiévistes français, Ménestrel. La description la plus détaillée est accessible sur le site, mais des descriptions brèves sont accessibles dans plusieurs articles9.

1. La base de données

5Dans son état actuel, la base comporte 2 222 « auteurs ». Ils sont répartis par période chronologique de 25 ans, en fonction de leur date médiane d'activité, la date de naissance étant presque toujours inconnue, et celle de mort souvent ignorée. Seules sont prises en compte les périodes homogènes et censées comporter une population exhaustive : il arrive, en effet, que des auteurs actifs, après 1301, ait une date médiane d'activité antérieure à cette date, et que des auteurs actifs avant 1600 ait une date médiane postérieure ; mais les populations des périodes antérieures à 1301 et postérieures à 1600 sont par construction incomplètes. Si nous les éliminons pour ce travail, nous avons 1 899 personnages : pour 679 d'entre eux, nous ne disposons d'aucune information sur leur lieu d'origine (soit environ 36 % du total). Pour 1 220 personnages, nous avons, en revanche, des indications, il est vrai de qualité plus ou moins fiable : deux niveaux de fiabilité sont d'ailleurs enregistrés, mais, afin de ne pas compliquer inutilement cette présentation, je prendrai uniquement en compte, ici, le plus large. La répartition chronologique est la suivante, les périodes étant désormais désignées par leurs numéros.

Tableau 1. Répartition chronologique des données

Période

Origine connue

Origine inconnue

Total

% inconnu

1

1301-1325

40

14

54

26

2

1326-1350

37

18

55

33

3

1351-1375

39

24

63

38

4

1376-1400

66

34

100

34

5

1401-1425

58

43

101

43

6

1426-1450

51

29

80

36

7

1451-1475

57

31

88

35

8

1476-1500

32

24

56

43

9

1501-1525

58

28

86

33

10

1526-1550

157

80

237

34

11

1551-1575

244

120

364

33

12

1576-1600

381

234

615

38

Total

1 220

679

1 899

36

6Comme on peut l'observer, les ordres de grandeur sont très différents d'une période à l'autre : il est évident que l'usage de l'écrit est profondément transformé pendant cette période, ce que la diffusion de l'éducation au Moyen âge, la multiplication des livres et des bibliothèques, l'apparition de l'imprimerie et la vivacité des controverses (y compris historiques et politiques) liées à la Réforme expliquent facilement. La variable chronologique s'impose donc comme la variable triante par excellence, et c'est à elle que nous aurons recours pour analyser et transformer la variable « origine géographique » : dans ce domaine, l'information entrée dans la base concerne donc, nous l'avons dit, le comté ou le pays d'où l'individu est originaire s'il est étranger (avec ici une légère agrégation entre plusieurs origines, lisible sur le Tableau 2). Comme l'on pouvait s'y attendre, la dispersion est extrême : non seulement les 1 220 individus sont répartis entre 50 origines possibles (moyenne 24,4), mais Londres (110 individus), le Yorkshire (96), le Norfolk (72), le Kent (64), et, dans une moindre mesure, le Pays de Galles (53) et l'Irlande (47) se détachent nettement du lot, tandis que des comtés comme le Rutland (1 individu) ou le Bedfordshire (3) ont des effectifs dérisoires.

2. Le traitement

7Les effectifs faibles ont des répercussions disproportionnées sur les résultats de l'analyse factorielle, c'est un fait bien connu : la part de variance (inertie) apportée par le Rutland est de 47, alors que le Suffolk, avec ses 41 auteurs, n'en apporte que 3, son profil étant proche de la moyenne. J'ai indiqué en tête du Tableau 3 le phi deux, les valeurs propres et le pourcentage de la variance exprimé par chacun des facteurs dans une analyse à 50 lignes, où le Rutland est considéré comme un comté, et ces mêmes valeurs pour une analyse à 49 lignes, le Rutland étant confondu avec le comté voisin du Leicestershire. Les différences ne sont pas négligeables : les résultats détaillés et le graphique de l'analyse factorielle sont ceux de l'analyse où le Rutland est considéré comme autonome.

8Je ne commenterai guère les résultats de cette analyse factorielle, que la dispersion des données et le nombre excessif des lignes rend difficiles à décrypter. On voit cependant clairement que le premier facteur oppose essentiellement le xive siècle et le début du xve siècle (associés à des comtés comme le Northumberland et le Yorkshire) au xvie siècle, ce dernier étant associé à Londres. Le second facteur oppose la période centrale, 1450-1550 (avec des comtés comme le Nottinghamshire et le Leicestershire) opposée aux deux extrêmes chronologiques, début du xive siècle et fin du xvie siècle. Le troisième facteur fait ressortir des comtés exceptionnels, comme Bristol ou le Norfolk, mais sans qu'une structure chronologique émerge, tandis que le quatrième fait ressortir le xve siècle. Mais nous reviendrons sur ces problèmes d'interprétation une fois les données « consolidées » par un regroupement des comtés et des pays d'origine en un nombre plus maniable d'unités.

Tableau 2. Données brutes

Tableau 2. Données brutes

Table 3. Résultats généraux

Table 3. Résultats généraux

Lignes = comtés et pays [Avec Rutland pris en compte]

Colonnes = périodes [avec Rutland pris en compte]

Graphique 1. Axes 1 et 2 (avec Rutland pris en compte)

Graphique 1. Axes 1 et 2 (avec Rutland pris en compte)

9Mais comment effectuer cette consolidation ? Une première solution serait de se fier à un découpage « géographique », en adoptant un découpage plus ou moins traditionnel. Je reprendrai ici le découpage utilisé par H. E. Hallam10 et auquel ont généralement recours les spécialistes de l'histoire agraire. La liaison de l'écosse avec « Calais-Jersey » sera expliquée plus loin et se justifie à ce stade par la volonté d'effectuer une comparaison aussi rigoureuse que possible avec la répartition suivante.

Tableau 4. Classification des comtés sur critères géographiques

Tableau 4. Classification des comtés sur critères géographiques

10Mais on peut aussi envisager une autre solution, en « ajustant » des régions en se fondant sur la similitude des profils des différentes origines tels qu'ils se dégagent de l'analyse « comtés » afin de les regrouper : la géographie n'a effectivement pas de légitimité particulière pour expliquer des transformations culturelles. Pour ce faire, nous considérerons d'emblée Londres, le Pays de Galles et l'Irlande comme indépendants. Nous utiliserons les signes des coordonnées de chaque point ligne (positif ou négatif) et, pour remplacer la contribution au facteur, soit 0, quand la valeur est comprise entre 0 et 10, + ou - quand elle va de dix à la moyenne des contributions (1 000/49, soit approximativement 20), ++ et - quand elle va de la moyenne au double de la moyenne, +++ et -- au-delà du double de la moyenne. On observera ensuite, autant que faire se peut, deux règles : tout d'abord, on rapprochera deux comtés limitrophes quand ils ont le même profil, surtout pour ce qui est des deux premiers facteurs ; ensuite, on rapprochera les comtés isolés des ensembles ainsi créés selon la règle du moindre mal. Ainsi, le comté de Westmorland s'intègre mal dans l'ensemble Lancashire-Cheshire-Cumberland, car il est positif au premier facteur, alors que les autres comtés sont négatifs. Mais sa contribution est très faible, et les contributions négatives des autres comtés sont également faibles : de ce fait, il est moins loin d'eux que le seul autre choix possible, le Nord-Est, dont les comtés sont très fortement positifs au 1er facteur et s'accordent mal avec le Westmoreland pour les autres. La proximité des profils de l'écosse avec ceux de Calais-Jersey et des Anglais nés à l'étranger impose de même de ne pas traiter l'écosse avec les autres pays étrangers, même si ceux-ci ne forment pas un tout homogène. Voici les résultats que donne cette expérience.

Tableau 5. Classification des profils par ajustement sur les CPF

Tableau 5. Classification des profils par ajustement sur les CPF

Tableau 5A. Nouveaux jeux de données : « régions géographiques »

Tableau 5A. Nouveaux jeux de données : « régions géographiques »

Tableau 5B. Nouveaux jeux de données : « régions ajustées »

Tableau 5B. Nouveaux jeux de données : « régions ajustées »

11Grâce à ce classement, il est possible de reconstruire un tableau de données à partir des données initiales et de le traiter par la méthode de l'analyse factorielle des correspondances. On trouvera ci-dessous les deux tableaux de données (Tableaux 5A et 5B) à partir desquels il va être possible de faire deux nouvelles analyses factorielles, l'une sur les régions « ajustées », et l'autre à partir des données « géographiques ».

12Le Tableau 6 permet de comparer les résultats globaux. Le classement par ajustement comportant quatorze régions et le classement géographique onze seulement, on doit s'attendre à des résultats généraux plus significatifs, une meilleure part de variance exprimée sur les premiers facteurs. Or, il n'en est rien, et les quatorze régions « ajustées » permettent de visualiser 65,6 % de la variance sur les deux premiers facteurs, alors que les onze régions géographiques ne donnent à voir sur le graphique représentant les deux premiers facteurs que 64,9 % de la variance. Même si sur les facteurs suivants, l'analyse par régions géographiques refait son retard, on peut légitimement conclure que l'analyse par régions ajustées a pour première conséquence une maximisation de la représentation de la variance au niveau des premiers facteurs. Les résultats des deux analyses sont présentés, à la suite l'un de l'autre puisque nous les commenterons ensemble, sur le Tableau 6.

Tableau 6. Résultats généraux des AFC « régions ajustées » et « régions géographiques »

Tableau 6. Résultats généraux des AFC « régions ajustées » et « régions géographiques »

Graphique 2. Axes 1 et 2 [régions ajustées]

Graphique 2. Axes 1 et 2 [régions ajustées]

Graphique 3. Axes 1 et 2 [régions géographiques]

Graphique 3. Axes 1 et 2 [régions géographiques]

3. L'interprétation

13Nous obtenons, donc, deux jeux de résultats qu'il s'agit de comparer, afin de voir comment l'interprétation des données brutes est affectée par l'une ou l'autre hypothèse méthodologique. Prenons comme il se doit le premier facteur pour commencer. Nous remarquons d'emblée que si le premier facteur est essentiellement chronologique, opposant la période moderne et la période médiévale, les deux oppositions sont assez différentes.

  • Pour l'analyse « géographique », le moderne se résume à 1576-1600, et le médiéval est nettement dominé par les périodes 1401-1425 et, à un moindre degré, 1501-1525 ; mais la seconde moitié du xve siècle a une contribution élevée. En revanche, pour l'analyse « ajustée », la répartition est à la fois plus large et mieux ordonnée chronologiquement : la période 1526-1550, quoique sa contribution soit infime, passe du même côté que les deux suivantes, et les contributions des périodes 1551-1575 et 1576-1600 sont du même ordre. Côté médiéval, si j'ose dire, la période 1401-1425 reste la plus importante, mais presque toutes les autres périodes médiévales ont des contributions significatives, à l'exception de la période 1426-1450 qui se trouve au même niveau, pratiquement nul, que les périodes qui vont de 1376 à 1550.

  • Les régions associées à ces périodes sont évidemment différentes ; quant à l'analyse par régions ajustées, on trouve associés aux périodes médiévales, l'Angleterre du Nord et de l'Est, tout l'ancien Danelaw (dans l'ordre des contributions, les régions Nord-Est, Centre-Est, Est), à l'exception notable du Nord-Ouest, auxquels s'ajoute l'Irlande. Ces régions s'opposent principalement à Londres et aux comtés du centre, auxquels viennent s'ajouter le Sud, le Pays de Galles et le Nord-Ouest, sans parler de l'ensemble Calais-Jersey à l'effectif très faible. Quand nous nous tournons vers l'analyse géographique, le Nord et l'Irlande s'opposent seuls ou presque à tout le reste, ce reste étant dominé dans l'ordre par le Sud-Ouest, l'East-Midlands, Londres, le Pays de Galles et les étrangers.

14Passons maintenant au deuxième facteur.

  • L'analyse ajustée isole clairement les périodes 1426-1450 et 1476-1525 pour les opposer d'une part au xive siècle, et d'autre part à la fin du xvie siècle. L'opposition est différente avec les régions géographiques : c'est une période postérieure, 1476-1576 qui s'oppose à tout le reste, mais surtout à la période 1301-1425, la dernière période 1576-1600 ne jouant qu'un faible rôle.

  • Les régions associées à ces périodes sont encore une fois différentes : aux périodes 1426-1450 et 1476-1525 de l'analyse par régions ajustées sont associés les étrangers et la région Centre-Sud, ce qu'un coup d'œil donné au tableau de données initial explique amplement. En revanche, sur l'analyse géographique, les étrangers viennent se superposer (avec une très forte contribution) à l'opposition entre le Nord, l'Est-Midlands et l'Est à Londres.

15J'arrêterai ici le dépouillement de l'analyse factorielle, car cet essai se veut méthodologique et n'a nullement pour ambition d'entraîner les lecteurs d'Histoire & Mesure dans les méandres de l'histoire culturelle anglaise ! Même limité aux deux premiers facteurs, le dépouillement de l'analyse montre la supériorité de l'analyse par ajustement, qui met clairement en évidence une succession d'oppositions chronologiques et régionales que l'analyse géographique mêle de façon confuse. Ceci étant dit, ce n'est pas une surprise : c'est en effet « par construction », pourrait-on dire, que cet effet de clarté a été obtenu, puisque le découpage des régions a été effectué en tenant compte des critères chronologiques (en même temps, toutefois, que du critère géographique de la proximité entre comtés). Ce résultat n'en appelle pas moins à une réflexion sur la nature des données et sur celle du traitement que leur applique l'historien, autrement dit, à une réflexion sur la métasource.

16Il n'existe, en effet, ni « périodes », ni « régions » dans l'Angleterre médiévale, simplement le temps qui passe et des comtés. Les périodes et les régions ne sont que des catégories que nous créons pour résumer commodément l'information dont nous disposons et la rendre analysable. Cependant, dans le cas de l'analyse statistique de tableaux de Burt, ces périodes et ces régions, une fois nommées, ont une réalité, non seulement pour elles-mêmes, mais aussi pour l'effet qu'elles vont produire dans le cadre d'analyses qui mettent en jeu les profils (analyses factorielles) ou des critères d'agrégation. Si je prends le critère de l'origine sociale, je ne peux procéder de la même façon que pour les régions : j'ai à ma disposition des catégories (noblesse, gentry, common etc.) qui, quoique difficiles à manier, sont incontournables car elles correspondent à une catégorisation fortement opératoire dans la société anglais que j'étudie. La métasource mélange donc deux types de variables, des variables construites, dont le nom recouvre un pur artefact11, et des variables « données », qui sont aussi des artefacts dans la mesure où elles impliquent une large part d'interprétation de la part de l'historien, mais pas seulement. En choisissant de prendre comme variable triante la chronologie, je renvoie en fait aux données elles-mêmes. Le seul critère d'admission dans la population des 2 222 auteurs constituant la base de données étant d'avoir produit une œuvre dans les champs de l'histoire et du politique, c'est en fait une logique culturelle (et non chronologique) qui est derrière la construction des régions que je viens d'opérer : le fait que ressorte sur le premier facteur l'Angleterre du Nord et de l'Est, celle de l'ancien Danelaw, n'est pas indifférent si on veut le rattacher à des grandes structures culturelles, telles que la renaissance et le développement de la langue anglaise, la religiosité ou la proportion de laïcs éduqués. On rejoindrait ici des analyses tout à fait indépendantes sur les possesseurs de livres, sur la densité de l'implantation des écoles, sur la dévotion et l'attrait pour le lollardisme d'une part, le mysticisme de l'autre.

17En proposant ici une méthode d'élaboration par l'analyse factorielle des variables construites, il me semble clarifier quelque peu la situation. Tout d'abord, cette méthode réduit au maximum l'arbitraire du chercheur et contribue à renforcer la situation d'expérience qui doit être celle dans laquelle on se trouve lorsqu'on constitue et lorsqu'on explore un tableau de données. D'autre part, elle attire l'attention sur les risques « tautologiques » de la méthode de l'analyse factorielle, qui donne des résultats quelles que soient les données, un risque sur lequel tant Philippe Cibois que Paul-André Rosental ont attiré l'attention. Il existe, d'ailleurs, dans les possibilités de l'analyse factorielle un outil que je n'ai pas utilisé ici, mais qui est facile d'emploi : c'est celui des variables supplémentaires, que l'on serait en droit d'appliquer, par exemple, à des variables hétérogènes dans leur construction par rapport aux autres, les étrangers, l'ensemble Calais-Jersey-Anglais nés à l'étranger ou même à l'Irlande, qui passe du statut d'une petite région anglo-normande (le Pale) à celui de terre de colonisation massive où les autochtones catholiques (qu'ils soient celtes ou anglo-normands) sont privés de possibilités d'expression.

18En somme, autant l'analyse factorielle est un outil indispensable à l'historien, autant elle doit être utilisée avec précaution et dans un va-et-vient constant avec l'analyse et la construction des données initiales, afin que l'historien sache toujours, autant que faire se peut, ce qu'il est exactement en train de faire quand il construit son raisonnement historique en s'appuyant sur les méthodes statistiques.

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Notes

1Charle, C., 1987, pp. 85-88 et 265-270.
2Roskell, J. S., Rawcliffe, C. & Clark, L., 1992, I, pp. 172-178, sur le problème de la résidence des députés aux Communes, la résidence effective dans le comté ou le borough représenté au Parlement étant obligatoire selon le statut pris, suite à une pétition des Communes, par le Parlement de 1413.
3Pour ne citer qu’un exemple, N. Saul, 1981, p. 257 ; cependant, voir aussi l’avertissement salutaire de C. Carpenter : « it must not be forgotten that the county represented only part of the identity of an area », Carpenter, C., 1992, p. 10.
4Pollard, A.F, 1990.
5Par exemple, H.E. Hallam, 1981.
6R.H. Hilton, 1966, pp. 7-22, fait remonter la délimitation régionale au royaume des Hwicce, dont les limites coïncident à peu près parfaitement avec celles du diocèse de Worcester, jusqu’à ce que l’apparition du diocèse de Coventry et Lichfield en modifie la frontière occidentale. Cependant, le développement de Birmingham et de la grande industrie du xixe siècle ont fait remonter le centre de la région vers le Nord, d’où une certaine incertitude pour les comtés Nord de la région connue sous le nom de West Midlands aujourd’hui, dont il doit bien avouer ne savoir que faire (sauf deux dont il estime qu’ils forment une région à part entière, celle de la Marche de Galles) pour la période médiévale.
7Sur l’analyse factorielle, un vaste éventail d’expériences est présenté dans J.-P. Benzécri & al., 1981. Sur la méthode, la meilleure introduction reste P. Cibois, 1983 et 1990. Les analyses présentées ici ont été faites avec la version datant de 1995 de son logiciel Tri-Deux (une nouvelle version de Tri-Deux est librement déchargeable sur internet). Pour sa part, Alain Dallo a mis au point à Paris I un module d’analyse factorielle utilisable sous Excel. Sur la critique et le statut actuel de la méthode, voir le numéro spécial d’Histoire & Mesure (XII, 1997, 3-4). Les premières applications de la méthode sont dues à Michel Demonet, par exemple, C. Klapisch & M. Demonet, 1972. En histoire médiévale, outre la thèse d’H. Millet, 1982, on citera une série d’articles d’A. Guerreau, confrontant souvent la méthode à d’autres approches statistiques et riches en remarques pertinentes, permettant de bien comprendre les applications de la méthode (Guerreau, A., 1980 ; 1981 ; 1982a ; 1982b ; 1989). J’ai moi-même publié plusieurs articles utilisant cette méthode (Genet, J.-Ph., 1981 ; 1984 ; 1986 ; 1992 ; 1996 ; 1998 et 2000a. Des analyses appliquées aux mêmes données que celles utilisées pour cet article se trouvent dans J.-Ph. Genet, 1999a (avec un commentaire d’Andrew Prescott, pp. 72-77). Cf. aussi J.-Ph. Genet, 1999b et 2000b.
8Adresse : http://www.lamop.univ-paris1.fr.
9Outre les articles cités à la fin de la note précédente, voir J.Ph. Genet, 2001.
10Hallam, H.E., 1981.
11Voir les commentaires de P. Bourdieu, J.-C. Chamboredon & J.-C. Passeron, 1968, p. 75.
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Title Tableau 2. Données brutes
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Title Table 3. Résultats généraux
Caption Lignes = comtés et pays [Avec Rutland pris en compte]
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Caption Colonnes = périodes [avec Rutland pris en compte]
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Title Graphique 1. Axes 1 et 2 (avec Rutland pris en compte)
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Title Tableau 4. Classification des comtés sur critères géographiques
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Title Tableau 5. Classification des profils par ajustement sur les CPF
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Title Tableau 5A. Nouveaux jeux de données : « régions géographiques »
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Title Tableau 5B. Nouveaux jeux de données : « régions ajustées »
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Title Tableau 6. Résultats généraux des AFC « régions ajustées » et « régions géographiques »
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Title Graphique 2. Axes 1 et 2 [régions ajustées]
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Title Graphique 3. Axes 1 et 2 [régions géographiques]
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References

Bibliographical reference

Jean-Philippe Genet, “Analyse factorielle et construction des variables. L'origine géographique des auteurs anglais (1300-1600)”Histoire & mesure, XVII - 1/2 | 2002, 87-108.

Electronic reference

Jean-Philippe Genet, “Analyse factorielle et construction des variables. L'origine géographique des auteurs anglais (1300-1600)”Histoire & mesure [Online], XVII - 1/2 | 2002, Online since 15 November 2005, connection on 14 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/902; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoiremesure.902

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