1Le fichier informatisé de la B.N.F. fournit, parmi tant d’autres données, un lot d’informations considérables relatives aux langues « usitées » dans les millions de volumes de la Collection conservée aujourd’hui sur le site Tolbiac. Parmi les langues figurant dans cette vaste documentation, 66 ont été repérées lors de nombreux sondages : elles vont du gujerati au slovaque, et de l’arménien au tamoul. Pour diverses raisons, néanmoins, qui tiennent aux centres d’intérêt personnels des auteurs et à la période envisagée, c’est-à-dire notamment un Ancien Régime infiniment moins multilingue que ne l’est par exemple le xixe siècle, on s’en tiendra à six grandes langues de l’Europe de l’Ouest, soit l’allemand, l’anglais, l’espagnol, l’italien, le néerlandais, le portugais1, et l’on exclura les ouvrages en langues française et latine, lesquelles ont donné lieu à des textes séparés et spécialisés. L’objectif final consiste à explorer quantitativement le fonds B.N.F., année par année, pour chacune des six grandes langues précitées. Une telle opération, cependant, exigeait au préalable divers sondages qu’il était impossible d’effectuer pour toutes les années, et qui ont donc été réalisés en se bornant à dix-huit années réparties assez régulièrement tout au long des cinq siècles majeurs de la collection B.N.F. (du xvie au xxe siècle).
2Les résultats de cette recherche préliminaire figurent dans le tableau suivant, qui comporte cinq colonnes : les dates (A) ; le nombre total des ouvrages en langues étrangères (parmi les 66 mentionnées ci-dessus) représentés dans la collection B.N.F. (B) ; le « taux d’incertitude » (C), c’est-à-dire la proportion des ouvrages alias notices que les catalogues B.N.F. qualifient soit de « multilangues »2, soit d’indéterminés, proportion établie d’après le nombre des [MUL] (multilangues) et celui des [UND] (indéterminés ou undetermined dans le code B.N.F.), rapportés les uns et les autres au « total des langues étrangères » de la colonne B ; le nombre (D) des ouvrages écrits dans l’une des 66 langues étrangères signalées précédemment, mais n’appartenant pas au groupe des six langues principales ; le total (E) des ouvrages rédigés dans les six langues en question et leur pourcentage par rapport au total de la colonne B, c’est-à-dire le total des langues étrangères.
Tableau 1. Calcul du taux d’incertitude « multilangues » [MUL] + indéterminés [UND] et valeur quantitative des six langues étrangères retenues
A Années
|
B Total Lang. étr.
|
C1 MUL+UND
|
C2 Total
|
C3 = C2/B Taux d’incertitude
|
D Lang. «rares » C2/B
|
D Total
|
E1 Lang étr. retenues
|
E2 % E1/B
|
1529
|
43
|
8 mul
|
8
|
18,6
|
2 grec
|
2
|
33
|
76,7
|
1538
|
110
|
28 mul 7und
|
35
|
31,8
|
3 gr 3 heb
|
6
|
69
|
62,7
|
1560
|
134
|
19 mul 9 und
|
28
|
20,8
|
2 gr, 4 heb, 1 roh
|
7
|
99
|
66,4
|
1572
|
136
|
21 mul 1 und
|
22
|
16,2
|
1 cze tchèque
|
1
|
113
|
83,8
|
1598
|
196
|
15 mul 15 und
|
30
|
15,3
|
2 gr 4 heb
|
6
|
160
|
81,6
|
1610
|
201
|
30 mul 11 und
|
41
|
20,4
|
2 dan, 1 gr, 1 heb
|
4
|
156
|
77,6
|
1628
|
227
|
19 mul 9 und
|
28
|
12,3
|
1 cat, 1 gr, 2 heb, 1 itd, 1 lan, 2 pol, 2 scr, 1 slv
|
11
|
188
|
82,8
|
1644
|
298
|
44 mul 8 und
|
52
|
17,4
|
1 dan, 3 ice, 2 pol, 2 swe
|
8
|
238
|
79,9
|
1672
|
225
|
12 mul 4 und
|
16
|
7,1
|
1 bre, 1 dan, 1 gr, 1 roa, 1 roh, 2 swe
|
7
|
202
|
89,8
|
1688
|
171
|
24 mul 1 und
|
25
|
14,6
|
1 bre, 2 dan, 5 ice, 1 lan
|
9
|
137
|
80,1
|
1707
|
268
|
14 mul 2 und
|
16
|
6
|
2 dan 1 dum
|
3
|
249
|
92,9
|
1729
|
343
|
39 mul 8 und
|
47
|
13,7
|
1bre, 3 dan, 1 gr, 2 hun, 2 swe
|
9
|
287
|
83,7
|
1750
|
395
|
25 mul 6 und
|
31
|
7,8
|
1 baq, 3 dan, 1 pol, 1 roh, 8 swe
|
14
|
350
|
88,6
|
1795
|
604
|
34 mul 7 und
|
41
|
6,8
|
13 dan, 3 gr, 1 heb, 1 ice, 3 pol, 1 rus, 4 swe
|
26
|
537
|
88,9
|
1850
|
1 610
|
103 mul 32 und
|
135
|
8,4
|
1 ara, 3 arm, 2 bag 6 baq, 6 bre, 8 dan, 5 fin, 20 gr, 12 hun, 1 ice, 12 lan, 8 nor, 1 per, 23 pol, 2 roh, 5 rum, 7 swe, 1 scr, 1 san
|
124
|
1 351
|
83,9
|
1877
|
3 883
|
116 mul 138 und
|
254
|
6,5
|
8 baq, 5 bre, 7 cze, 22 dan, 16 fin, 11 gr, 12 hun, 1 ice, 37 lan, 1 mlt, 27 nor, 34 pol, 12 rum, 5 scr, 1 slo, 54 swe, 1 tam
|
254
|
3 375
|
86,9
|
1900
|
7 597
|
141 mul 312 und
|
453
|
5,96
|
2 arm, 5 baq, 6 bre, 2 cat, 63 cze, 52 dan, 1 est, 5 fin, 14 gr, 3 heb, 13 hun, 1 jpn, 16 lan, 36 lit, 1 mlt, 2 nic, 11 nor, 47 pol, 27 rum, 23 rus, 2 san, 2 scr, 84 swe, 1 wel
|
|
6 725
|
88,5
|
1950
|
10 042
|
370 mul 1 839 und
|
2 209
|
22
|
1 afa, 17 ara, 3 arm, 2 bak, 6 bre, 1 bul, 13 cat, 97 cze, 61 dan, 1 dua, 34 fin, 24 ged, 1 got, 20 gr, 1 guj, 33 heb, 1 hin, 13 hun, 6 ice, 1 ind, 1 jpn, 1 kaz, 7 lan, 4 lav, 1 lit, 1 mis, 10 mla, 1 nic, 14 nor, 2 per, 188 pol, 89 rum, 137 rus, 1 sag, 5 san, 2 scc, 54 scr, 1 sla, 15 slo, 8 slv, 87 swe, 23 tur, 1 ukr, 1 ven, 38 vie, 1 wen, 6 yiddish
|
1 035
|
6 798
|
67,7
|
— afa : Autres langues afro-asiatiques. ara : Arabe. arm : Arménien.
— bak : Bashkir. baq : Basque. bre : Breton. bul : Bulgare.
— cat : Catalan. cze : Tchèque.
— dan : Danois. dua : Douala. dum : moyen Neerlandais.
— est : Estonien. fin : Finnois.
— ged : Dialectes Allemands. got : Gothique. gr : grec (gre : moderne, grc : ancien).
— heb : Hébreu. hin : Hindi. hun : Hongrois.
— ice : Islandais. ind : Indonésien. itd : Dialectes Italiens. jpn : Japonais.
— kaz : Kazar. lan : Langue d’Oc alias Occitan et/ou Provençal. lav : Letton. lit : Lithuanien. mis : Ainou. mla : Malgache. mlt : Maltais.
— nic : Nigéro-congolais. nor : Norvégien.
— per : Persan. pol : Polonais.
— roa : Autres langues romanes. roh : Rhéto-roman. rum : Roumain. rus : Russe. sag : Sango. san : Sanscrit. scc : Serbo-croate en cyrillique. scr : Serbo-croate en caractères latins.
— sla : Autres langues slaves. slo : Slovaque. slv : Slovène. swe : Suédois. tam : Tamoul. tur : Turc. ukr : Ukrainien.
— ven :Venda. vie : Vietnamien. wel : Gallois. wen : Wende. yid : Yiddish.
3Deux mots de nomenclature d’abord : les « multilangues » sont assez souvent des ouvrages dont, par exemple, le titre est en latin et le texte en français ou l’inverse. Quant aux indéterminés [UND], il n’était pas possible de les suivre de bout en bout, mais quelques sondages ont été effectués à leur propos. En 1850, alors que leur nombre est encore faible (32 [UND] sur 1 610 entrées étrangères, soit 2 %), il semble s’agir d’une catégorie « attrape-tout », quoique mineure, en laquelle les bibliothécaires responsables de la constitution du catalogue informatisé ont classé un certain nombre d’ouvrages d’origine orientale (arménienne, etc.) le plus souvent. La légitimité de cette démarche biblio-économique n’est point a priori évidente, mais la marge d’erreur, ou plutôt d’indétermination, ainsi introduite est minime et de toute manière elle n’affecte pas les grandes langues de culture occidentales auxquelles nous avons consacré notre analyse. En 1950, il s’agit essentiellement (et ceci semble exact également pour la partie du xxe siècle postérieure à 1917), d’ouvrages parus en URSS, et que les bibliothécaires, pour des raisons qui nous échappent, ont insérés souvent en bloc dans cette catégorie [UND] !
4Revenons maintenant au « taux d’incertitude ». Il s’agit, en d’autres termes, du pourcentage des « multilangues » + indéterminés (colonne C) par rapport au total des langues étrangères (colonne A). Au xvie siècle, de 1529 à 1610, ce taux est élevé, supérieur à 20 % sauf en 1572 et en 1598, et il se situe à 20,5 % en moyenne, ce qui n’influence pas la « tendance » des constatations à venir, mais diminue quelque peu leur validité ou leur crédibilité. De 1628 à 17293 inclus, la situation est meilleure, compte tenu de taux qui s’établissent à 11,8 % en moyenne mais avec de fortes fluctuations. À partir de 1750, et jusqu’à 1900, les choses deviennent fort satisfaisantes, le taux d’incertitude tombant à 7,1 % en moyenne. Enfin, le sondage de 1950 révèle une situation aberrante. Le taux d’incertitude remonte à 22 %, pour des raisons qui restent à élucider. Que veulent dire les bibliothécaires qui ont opéré ce classement relatif à 1950, quand ils proposent pour l’année en question 1 839 indéterminés sur 10 042 notices étrangères, soit un pourcentage, extrêmement bizarre, de 18,3 % ? Le classement soviétique évoqué ci-dessus fournit un début de réponse, au moins partielle, à une telle question...
5Ajoutons un changement assez étrange qui s’opère à partir de 1877 inclusivement. Alors que, jusqu’en 1850, dernier sondage opéré avant celui de 1877, le nombre des « multilangues » dépassait, et de beaucoup, celui des indéterminés, ceux-ci bondissent, au contraire, au-dessus des « multilangues » à partir de 1877. Ils atteignent même, en 1950, le chiffre assez phénoménal déjà évoqué de 1 839 indéterminés sur 10 042 notices étrangères.
6Quant aux langues rares de la colonne D, elles se révèlent très normalement, qui grecque, qui hébraïque, voire tchèque et même rhéto-romane au xvie siècle. Puis une diversification s’opère : elle témoigne clairement pour la qualité de notre documentation. Le catalan et le polonais émergent, par exemple, lors de notre sondage de 1628, le suédois en 1644 (même source), le hongrois en 1729, le basque en 1750, l’Islandais en 1795 ; et puis, à partir de 1850 (date du sondage toujours), c’est tout un festival linguistique, une diversification croissante en direction de langues non-européennes.
7Considérons maintenant la colonne E, celle qui additionne pour chaque année de sondage, les notices concernant les six langues retenues (italien, espagnol, portugais, allemand, anglais, néerlandais). Les pourcentages obtenus, cette fois, sont très satisfaisants ; en moyenne, sur la longue durée, ces six langues – 18 sondages de 1529 à 1950 – représentent 81,2 % des notices d’origine étrangère, un peu plus des quatre-cinquièmes. Les chiffres les plus bas sont ceux de 1529 (76,7 %), de 1538 (62,7 %) et de 1560 (66,4 %, le détail figure dans les premières lignes du Tableau 1). À partir de 1572, tous ces pourcentages sont supérieurs à 77 %, sauf celui de 1950 (67,7 %). Pratiquement toute la série qui va de 1628 à 1900 est à 80 % ou au-dessus (en 1644 : 79,9 %). Puis, on note des sommets : 92,9 % en 1707, 88 ou 89 % plus quelques décimales en 1672, 1750, 1795 et 1900. Au vu de ces pourcentages successifs, considérables, il apparaît clairement que l’échantillonnage à partir de ces six langues majeures s'avère puissamment représentatif de l’ensemble linguistique non français et non-latin de la B.N.F. En d'autres termes, cette représentativité valide tout à fait le choix des six langues susdites, lesquelles méritent, en conséquence, un commentaire particulier.
8À partir des données qui maintenant vont être évoquées plus en détail, il faut réfléchir sur les influences culturelles qui s’exercent en France d’une époque à l’autre. Ces flux de notices, en leurs langages respectifs, en proposent un reflet, certes imparfait, et qui pourtant offre des ouvertures ou des « découvertures »4 ; elles permettent d’aboutir à une pesée globale des influences ainsi évoquées. Pesée globale qui sera suggestive et cependant insuffisante, en termes quantitatifs précisément. Car s’agissant d’apprécier l’impact d’une autre nation ou d’une autre culture sur la nôtre, on ne tiendra compte ici que des livres en langue originelle étrangère, tels qu’ils sont arrivés progressivement, au cours des siècles, sur les rayonnages de la B.N.F. Or, à ces arrivages venus pour ainsi dire de l’indigénat étranger, il faudrait ajouter les traductions, souvent très nombreuses, en une France qui, fort heureusement, ne se comportait point du tout en tour d’ivoire fermée vis-à-vis de l’extérieur. Prenons, en effet, d’après Christian Péligry, le livre espagnol en France de 1598 à 1661, depuis la paix de Vervins jusqu’à l’avènement du Roi-Soleil.
« En menant une recherche sur les livres d’auteurs espagnols imprimés à Paris entre ces deux dates5, nous avons été amenés à constater, d’après notre bibliographie, que le public parisien avait essentiellement lu et goûté le livre espagnol, non pas dans le texte original, mais à travers des traductions. Sur les 515 éditions hispaniques recensées, nous avons dénombré, en effet, 320 traductions françaises d’ouvrages écrits d’abord en espagnol, soit 62,1 % de l’ensemble »6.
9En paraphrasant M. Péligry, on conclura que les traductions mériteraient une attention toute particulière. Mériteraient, mais, en fait, on se contentera ici des textes originaux. Le tour des traductions viendra un peu plus tard, au cours de recherches ultérieures.
10Ajoutons que la présence de livres en langues étrangères parmi les collections de la B.N.F., « nous dit quelque chose », par ailleurs, sur les capacités linguistiques des Français de l’époque, dès lors qu'il s'agit de lire l’espagnol, l’italien ou l’anglais...
11L’histoire quantitative de la présence des livres étrangers, dans la collection B.N.F., ou si l’on veut parmi les « hologrammes » B.N.F., démarre fortement, de très bonne heure. En ce sens, la langue italienne est la première en lice, parmi les grandes cultures (non antiques), qui apportent une contribution précieuse à la production littéraire et autre, bref à la production imprimée du royaume de France. Comme toujours, on considère des tendances culturelles, plutôt que des chiffres ayant valeur dans l'absolu.
12Dès avant les guerres d’Italie, qui sont censées avoir apporté à la France les Lumières ultramontaines, la contribution italienne était déjà, par moments, substantielle : 17 ou 18 titres par an pendant les quelques années « d’Avant-guerre » qui, à ce point de vue, sont fastes (1475-1478). L’expédition de Charles viii, elle-même (1494-1495) se situe dans une ambiance préexistante et « post-existante » d’intérêt (modéré) pour l’Italie : douze titres par an en moyenne, en léger progrès sur les années 1482-1487 (4 titres annuels en moyenne). La période Louis xii, en revanche, ne s’accompagne d’aucun frémissement sérieux, « malgré » des guerres italiennes qui durent de 1499 à 1513 (défaite de Novare). On compte seulement 6 entrées italiennes par an entre ces deux dates (1499-1513). Comme quoi, mais on s’en serait douté, l’histoire-bataille et l’histoire culturelle, n’ont eu, par moments, que de lointains rapports. Avec François ier (Marignan, 1515 !) ou même un peu avant lui, dès 1514, la montée est spectaculaire. De 1515 à 1533, on se tient (déjà !) à quinze titres par an. Le niveau des meilleures années de feu Louis xi (ci-dessus) n’est cependant dépassé qu’à partir de 1533, date dont un pur hasard (?) veut qu’elle coïncide avec l’arrivée en France de Catherine de Médicis. De 1533 à 1550, la hausse est majeure : cette courbe ascendante donne une moyenne annuelle de 52 entrées italiennes au cours des dix-huit années mises en cause. Le règne d’Henri ii, un peu amputé vers l’amont et étiré vers l’aval, en fonction de la conjoncture même du livre à cette époque, donne en moyenne 68 entrées annuelles pendant douze années au total (1551-1562). Ensuite, les Guerres de religion, fussent-elles entrecoupées de trêves, exercent leur effet de plafonnement habituel : de 1563 à 1580, on ne se situe plus qu’à 65 entrées, un tout petit peu moins qu’au cours de la belle période Henri ii.
13Puis, viennent les très belles années ligueuses7 et « catholiques-latines » de 1581 à 1588 : soit 106 [NSA] ; ensuite, un petit creux coïncidant avec le siège de Paris et ses entours chronologiques, creux moins marqué quand même que pour l’édition française, dans la mesure où il s’agit surtout, quant à l’Italie, d’acquisitions extérieures et non pas d’impressions indigènes, celles-ci étant nécessairement plus affectées par la crise du siège de la capitale : on ne tombe qu'à 76 [NSA] italiennes en ces huit années (1589-1596). S'individualise, enfin, un beau plafond italophone (fût-il un peu moins marqué qu’en 1581-1588) à raison de 94 [NSA] en ces trente-trois années (1597-1629) de l’extrême fin du xvie siècle et des trois premières décennies du xviie siècle. Cette prépondérance italienne (culturelle) est totalement découplée d’une présence militaire française au-delà des Alpes, dorénavant évanescente ou nulle.
14Comme le souligne M. Fumaroli, l’Italien, en cette époque, semblait en passe de devenir la seconde langue européenne, après le latin bien sûr. C’était dû, entre autres, à certaine influence catholique, même si un décalage chronologique d’une vingtaine d’années se fait sentir en l’occurrence (1563, fin du Concile de Trente ; 1581, début de ce plafond éditorial italien). Divers prédicateurs, au temps de la Ligue (la décennie 1580, encore elle) prêchaient en Italien à Paris même, parmi lesquels l’illustre Panigarola. Dans cette même ville, des écrivains publiaient directement en italien, leurs livres étant dédicacés à des Princes et autres membres de la famille royale. Les deux Médicis, Catherine et Marie, exerçaient à Paris et ailleurs, par elles-mêmes ou du fait de leur clientèle, une influence non négligeable. Outre la capitale, la colonie italienne était forte à Lyon, à Marseille, etc. Songeons à des écrivains comme Bracciolini et Tassoni. La fin de cet « âge d’or » ou du moins son inflexion négative est contemporaine, d’après nos chiffres, du ministère de Richelieu : le Cardinal-ministre voulait donner au langage français la première place européenne. Son influence « italophobe », n’est visible, cependant, du moins sur nos courbes, qu’à partir de 1630. Il est piquant de rappeler que l’Académie française, en charge de la langue nationale, a été fondée en 1635, une année qui s’inscrit, en effet, dans la période d’étiage italianisant, selon nos chiffres B.N.F. Cet étiage intervenant après les grandes eaux B.N.F. des publications en cette même langue, elle-même située antérieurement à 1630.
15La « prépondérance italienne », ou ce qui en tient lieu, s’efface donc quelque peu après 1630 au travers de quelques paliers, engendrant un marasme assez continu : 68,7 [NSA] de 1630 à 1704, soit pendant trois-quarts de siècle, et cela malgré quelques sursauts très momentanés en 1641 et 1642, par exemple. Ce marasme prend même des allures de décadence plus ou moins irrémédiable à partir de 1705, le minimum minimorum s’individualisant de 1705 à 1713 à raison de 41 [NSA]. On ne doit pas être dupe de la petite reprise qui s’amorce ensuite et qui se précisera à partir de 1750. La légère pente ascendante, ainsi enregistrée, au temps des Lumières de la seconde moitié du xviiie siècle, s'établit autour d’une centaine d’entrées italiennes par an sous Louis xv vieillissant et sous Louis xvi ; elle reste néanmoins faible, comparée à l’explosion de la collection B.N.F. en général, toutes langues confondues, telle qu’on la constate de 1750 à 1790.
16Rétrospectivement, il apparaît que l’époque Louis xiv, à bien des égards, fut bel et bien « archétypale » de la décadence italienne, et cela pour d’évidentes raisons. La culture française est, alors, à son apogée et elle croit pouvoir se passer fort bien, à la différence du xvie siècle, des apports de sa « consœur » italienne. Quant à la culture italienne, prise en soi, elle fait par moments figure, peut-être à tort, d’astre défunt, peu susceptible désormais d’enrichir de ses contributions soutenues « la grande sœur du Nord ».
17À noter, la belle explosion directoriale, sinon bonapartiste. La moyenne annuelle des entrées italiennes dans la collection B.N.F. se situe de 1787 à 1798 (douze années) à 150 unités (très exactement 149,7), en hausse déjà par rapport aux dernières décennies de l'Ancien Régime pré-révolutionnaire. En 1797-1798, l’espace de deux ans, cette moyenne annuelle bondit à 370 unités, soit 2,5 fois plus. Et puis, dès les cinq années suivantes (1799 à 1803), on retombe à 150 (très exactement 150,4). Quelques petits sursauts (1804-1805 et, ensuite, 1811) interrompent à peine ce retour bonapartiste puis napoléonien à une certaine léthargie. L'amélioration post-napoléonienne se situe à 229,6 [NSA] de 1816 à 1870. Mais la vraie reprise ne devient visible que beaucoup plus tard, sous la iiie République de 1877 à 1915 ; presque un demi-siècle assez brillant, même compte tenu du fait de l’énorme expansion (simultanée) des collections globales de la B.N.F. On se tient à 386 [NSA] italiennes annuelles, en moyenne, avec une remarquable pointe de 1911 à 1915 : à raison de 472 [NSA] annuelles pendant ce quinquennat. Vient ensuite, on nous passera l’expression, un « Caporetto » intellectuel. Effectivement, en 1917 (l’année de la défaite italienne) et en 1918, on se tient respectivement à 201 et 173 unités annuelles, soit une chute de plus de moitié.
18La iiie République forme donc comme un horst8 (par rapport à la période antérieure : 386 unités annuelles contre les 230 des années 1816-1870) mais aussi par rapport à la phase suivante, celle du fascisme. Le tout début de l’Après-guerre (1919-1923) semblait pourtant être un début de retour aux assez bons niveaux « d’Avant-guerre » de 1877 à 1915 (rappelons que l’Italie n’entre en guerre qu’en 1915-1916). Et l'on se tient derechef, de 1919 à 1923, à 355 unités annuelles. Mais un certain durcissement perceptible en tout cas dans les acquisitions B.N.F. et corrélatif de l’époque fasciste accompagne un nouveau marasme : de 1924 à 1942, on retombe à 277 unités, alors que la collection globale B.N.F., par ailleurs, est en plein boom, du moins jusqu’en 1939. Les désastres italiens de 1943 à 1945, conjugués aux problèmes français d’acquisitions pendant l’époque de l’occupation allemande, font tomber ce chiffre italien à 175 unités annuelles pendant le fâcheux triennat péninsulaire 1943-1945. On saluera, en revanche, après la Seconde Guerre mondiale, de 1950 à 1966, une certaine reprise (en chiffres absolus, mais ceux-ci relativement faibles quand même, par rapport à la production française de l’époque telle que connue par le dépôt légal) : 679 unités italiennes annuelles seront intégrées à la collection B.N.F., pendant ces dix-sept années.
Tableau 2. Évolution du nombre d’ouvrages en langue italienne
|
NSA
|
Années
|
1533-1550
|
52,0
|
(18 ans)
|
1551-1562
|
68,0
|
(12 ans)
|
1563-1580
|
65,0
|
(18 ans)
|
1581-1588
|
106,0
|
(8 ans)
|
1589-1596
|
76,0
|
(8 ans)
|
1597-1629
|
94,0
|
(33 ans)
|
1630-1704
|
68,7
|
(75 ans)
|
1705-1713
|
41,0
|
(9 ans)
|
-
|
|
|
1787-1798
|
149,7
|
(12 ans)
|
dont 1797-1798
|
370,0
|
(2 ans)
|
1799-1803
|
150,4
|
(5 ans)
|
-
|
386,0
|
(39 ans)
|
1816-1870
|
229,6
|
(55 ans)
|
-
|
|
|
1877-1915
|
386,0
|
(39 ans)
|
dont 1911-1915
|
472,0
|
(5 ans)
|
1919-1923
|
355,0
|
(5 ans)
|
1924-1942
|
277,0
|
(19 ans)
|
1943-1945
|
175,0
|
(3 ans)
|
-
|
|
|
1950-1966
|
679,0
|
(17 ans)
|
19Une réflexion de longue durée pour finir : quels que soient les avatars et autres fluctuations au fil des siècles, les acquisitions en langue italienne dominent toujours les autres acquisitions en langues latine, espagnole et bien sûr portugaise.
20La série espagnole commence misérablement : 258 [NSA] en soixante-dix ans (1481-1550), soit une moyenne dérisoire de 3,7 [NSA] par an. Il est possible qu’il y ait eu un certain nombre de traductions à cette époque mais, dans l’ensemble, c’est bien l’impression de carence, et même d’une carence extraordinaire, ou d’un désintérêt pour la langue espagnole qui domine. De 1551 à 1581, une amélioration légère est sensible, quoique nullement spectaculaire : 448 [NSA] en trente-et-un ans, soit 14,5 entrées annuelles, à peine un triplement, de la première moitié du siècle à la seconde.
21Les années 1582-1597, disons ligueuses et post-ligueuses, voient inévitablement un renforcement de l’influence espagnole dans le royaume, ne serait-ce que pour des raisons « théologiques et militaires » : 285 [NSA] en seize ans, soit 17,8 entrées annuelles. La paix de Vervins (1598) ouvre le demi-siècle de ce que Henri Hauser appellera très justement, en effet, la prépondérance espagnole9 : 1598-1654 selon notre chronologie ; les dates proposées par H. Hauser, elles, pour d’évidentes raisons d’histoire événementielle, vont de 1598 à 1661, soit une périodisation assez semblable. Ajoutons que la notion bien connue de Siècle d’Or espagnol, en termes de littérature et d’art, recouvre elle aussi largement cette première moitié du xviie siècle. De ce fait, de 1598 à 1654, le chiffre des entrées venues d’Espagne se situe à 2 342, soit 41,8 [NSA]. Ne nous y trompons pas. L’apparente modestie de ce chiffre correspond pourtant à un véritable maximum de l’influence des lettres espagnoles (au sens large de ce terme) dans le cadre de la culture française, et notamment dans le domaine de la fiction théâtrale, romanesque, etc... L’année du Cid (1636) n’est certes pas la plus fertile en entrées [NSA] venues d’outre-Pyrénées : nous décomptons 26,8 [NSA] cette année-là, soit nettement moins que la moyenne de toute la période en question 1598-1644 (41,8 [NSA]). Et pourtant, dans le moyen terme, voire le long terme semi-séculaire, l’illustre pièce de Corneille demeure emblématique de ces cinquante-sept années.
22La tendance est plus marquée encore qu’on ne pourrait le croire à la seule lecture de ces chiffres, puisque aussi bien la théologie en provenance d’Espagne, très influente dans le royaume des Bourbons, se lit à Paris comme à Madrid en latin, et non point nécessairement en castillan : c’est le cas, par exemple, des œuvres du Jésuite bien connu Francisco Suarez, cible favorite de Pascal en ses Provinciales. En tout état de cause, la performance des [NSA] espagnoles de l’époque « Henri iv-Louis xiii-Mazarin » est tout à fait remarquable, dès lors qu’on la compare aux entrées françaises à la même époque : de 1598 à 1654 celles-ci s’élèvent, en moyenne annuelle, à 339,7 [NSA]. Les entrées espagnoles (au nombre de 41,8 [NSA]) sont donc en relation avec les françaises dans un rapport de 12,3 à 100 : 12,3 %. C’est considérable, en soi d’abord, et aussi par confrontation avec l’effondrement qui va suivre.
23Il ne s’agit pas que d’un problème d'importations préférentielles, de la part des Français, dans le cadre de la collection B.N.F. de ce temps-là. Ces cinquante-sept années sont effectivement richissimes, outre-Pyrénées, du point de vue littéraire ; car, depuis la mort de Philippe ii (1598) jusqu'au milieu de la décennie 1650, elles coïncident avec l’apogée du « picaro », mettant en scène « les gueux et les marginaux et les fripons »10. Quant au théâtre avec Lope de Vega (mort en 1675) et Calderon (1600-1681), il n’a jamais été aussi brillant.
24Vient une première portion, grosso modo, du règne de Louis xiv, post-frondeur, puis décidément personnel, disons pour se conformer à la périodisation des données, de 1655 à 1685 : la chute « hispanique » rude, par rapport au chiffre précédent, qui était de 41,8 [NSA]. On en est maintenant, lors de cette époque « colbertienne » à 28,8 [NSA] espagnoles en moyenne. Les guerres (victorieuses) contre l’Espagne continuent lors des décennies 1660, 1670 et 1680 (et elles débouchent sur la triomphale paix de Ratisbonne, en 1684). Mais beaucoup plus important de la part des Français est le désintérêt culturel vis-à-vis du monde ibérique où pourtant l’efflorescence littéraire demeure non négligeable, et cela jusque bien après 1654. Le Don Juan de Molière dont l’originelle inspiration est espagnole ne change pas grand-chose à ce marasme. On rappellera quand même que ce thème donjuanesque, tout ibérique qu’il soit, est venu en France jusqu’à Dorimond et jusqu'à Molière par le biais, semble-t-il, de médiations italiennes, plus précisément au travers de la Commedia dell arte.
25Au cours de cette période 1655-1685, le nombre des [NSA] d’origine espagnole se situe généralement entre 10 et 30, avec un minimum de 7 en 1673, cependant qu’un étrange maximum à raison de 75 [NSA] s’individualise en 1676. Ce maximum étrange de 1676 se compose du lot usuel (comme toutes les années en ce siècle) de quelques ouvrages d'histoire (7 notices), de linguistique et rhétorique (2), de droit (3), de théologie catholique (2), d'histoire de l'Église (1), et de biographie (1). Mais, outre ces 16 notices « habituelles », à thèmes récurrents, 59 notices de littérature espagnole font, brusquement et exceptionnellement, irruption en 1676 sous le titre, pour chacune d'entre elles, de Comedia famosa. Fantaisie ou initiative d'un collectionneur (privé ou B.N. ?) ayant acquis, outre-Pyrénées, un certain nombre de pièces de théâtre en cette même année 1676. Elles avaient été publiées, notons-le, sous les auspices de divers éditeurs ibériques parmi lesquels dans beaucoup de cas, à Valence, le dénommé B. de Mace. De toute manière, c'est la B.N.F. qui, après cette acquisition initiale, a décidé de coter une à une, une telle série de comédies, au lieu d'en faire selon la pratique ordinaire de la B.N. d'alors un recueil global. Ce comportement « ultra-analytique » de la B.N., à propos de l'année 1676, a quelque chose de tout à fait exceptionnel et l'on n'en trouverait pas l'équivalent, du moins à cette hauteur, en d'autres années de l'Ancien Régime. Notons également que parmi ces 76 notices, 6 furent publiées hors du territoire espagnol, parmi lesquelles 2 au Pérou, 2 à Bruxelles, et une à Paris et peut-être une au Portugal. Mais aucune parmi les 59 comédies précitées n'a été éditée hors d'Espagne, au sens strict de ce terme.
26Les minima minimorum se situent à 9,95 [NSA] de 1686 à 1725. Le Siècle d’Or espagnol, littérairement parlant, est bel et bien en voie d’extinction et l’installation d’un Bourbon outre-Pyrénées, à partir de 1700, ne semble rien améliorer sur le moment, du point de vue qui nous intéresse. Une telle décadence perdure, quoique avec une très légère récupération à partir de 1726. Le marasme est donc persistant.
27La conjoncture, par la suite, ne va s’améliorer qu’à peine. On est à 26,7 [NSA] espagnoles de 1726 à 1786 et encore à 29 [NSA] de 1787 à 1819. L’Espagne, dans la culture française au xviiie siècle comme au tout premier xixe siècle, est décidément persona non grata ! Le beau roman de Lesage, Gil Blas de Santillane, publié de 1715 à 1735 signale la persistance d’une « trace » culturelle d’outre-Pyrénées, mais sans plus.
28Cela dit, tout est relatif : les très belles proportions de l’époque de la prépondérance espagnole à la Henri Hauser, de 1598 à 1654, ont été soulignées précédemment. Rien de semblable de 1820 à 1871, malgré une jolie petite reprise des entrées espagnoles, à raison de 120,4 [NSA], contre 29 au cours des trente-trois années antérieures, il n’est pas question de retrouver le brillant pourcentage de la période baroque (1598-1654). Le pourcentage homologue de 1820 à 1871 de l’espagnol par rapport au français n’est que de 120,4 : 6 311,25 = 1,9 %. C’est tout dire !
29De 1820 à 1871, la progression est indéniable, et la moyenne, au fil d’une élévation assez constante, se situe à 120,4 [NSA], plus de quatre fois le chiffre « révolutionnaire et impérial ». Les années 1872-1915 voient un rythme d’accroissement moins fort, mais des chiffres absolus déjà élevés : 277,3 [NSA]. La guerre de 1914-1918 fait sentir ses effets négatifs, avec une diminution à court terme et à moyen terme des achats et autres acquisitions par la B.N.F. : on tombe à 249,8 [NSA] de 1916 à 1924. La fin des roaring twenties et les années trente sont brillantes pour toutes sortes de raisons, parmi lesquelles, lors de la guerre civile, l’attention que porte la B.N. et son administrateur général, Julien Cain, à la production éditoriale de l’Espagne : en bref, 370,6 [NSA] au cours de ces quinze années (1925-1939). L’inévitable décrochement de la Seconde Guerre mondiale concerne le triennat 1940-1941-1942, soit 230 [NSA]. Faiblesse des achats français, au tout premier chef, bien entendu. La reprise des acquisitions se fait sentir précocement dès 1943, et les maxima de [NSA] espagnoles par rapport aux périodes antérieures sont atteints dès 1946 avec une belle montée ensuite jusqu’aux plafonds du début des années 1960, autour du millier de [NSA] : on est à 835,9 en moyenne pendant ces 21 années (1946-1966).
Tableau 3. Évolution du nombre d’acquisitions d’ouvrages en langue espagnole
|
NSA
|
Années
|
1481-1550
|
3,7
|
(70)
|
1551-1581
|
14,5
|
(31)
|
1582-1597
|
17,8
|
(16)
|
1598-1654
|
41,8
|
(57)
|
dont 1614-1644
|
41,3
|
(31)
|
1655-1685
|
28,8
|
(31)
|
1686-1725
|
9,95
|
(40)
|
1726-1786
|
26,7
|
(61)
|
1787-1819
|
29,0
|
(33)
|
1820-1871
|
120,4
|
(52)
|
1872-1915
|
277,3
|
(44)
|
1916-1924
|
249,8
|
(9)
|
1925-1939
|
370,6
|
(15)
|
dont 1936-1939
|
413,0
|
(4)
|
1940-1945
|
230,0
|
(6)
|
dont 1940-1943
|
266,7
|
(4)
|
1946-1966
|
835,9
|
(21)
|
30Au total, en termes relatifs, la plus belle période « espagnole » en pourcentage de la collection B.N.F. globale est celle qui court de 1614 à 1644. Pour le reste, et au delà de la « déprime » louis-quatorzienne, une progression assez régulière et lente (avec quelques paliers intermédiaires) s’instaure de 1726 à nos jours. Cela dit, mis à part, la belle époque de Louis XIII et d’Anne d’Autriche, pendant laquelle elle tient effectivement une place non négligeable et même honorable au sein de notre monde culturel national, la culture hispanique n’occupe qu’une position marginale dans les préoccupations des lecteurs de l’hexagone, en dépit d’indéniables progrès. C’est du moins l’impression que procure l’indicateur indirect et quelque peu biaisé que représente la collection B.N.
31Une distinction a pu être opérée entre les livres en langue espagnole parus en Espagne même et ceux publiés hors de ce pays, soit en Europe (notamment aux Pays-Bas espagnols), soit, de plus en plus, à partir du xixe siècle et notamment après 1815-1825, en Amérique latine.
32Une légère poussée se manifeste d'abord entre 1605 et 1649, à l'époque du Siècle d'Or, il apparaît que le livre espagnol, dans cette période, est éventuellement produit, même de manière minoritaire, hors d'Espagne, et très vraisemblablement dans d'autres pays européens (dont les Pays-Bas). Il n'en va plus de même à partir de 1816, et surtout de 1825, années qui correspondent, respectivement, au début de la phase post-napoléonienne, et surtout à l'émancipation complète des pays hispano-américains. Celle-ci s'échelonne depuis 1810 (première insurrection) et surtout depuis 1816, jusqu'en 1822-1824 (« libération » de l'Équateur et du Pérou…) sous l'égide de Simon Bolivar et de quelques autres.
33De 1682 à 1806, le nombre des notices significatives de langue espagnole produites hors d'Espagne n'avait jamais dépassé, ni même atteint la dizaine. La moyenne de ces 125 années s'établissait, en effet, au très médiocre score de 3,26 [NSA] ! Chiffre vraiment minime, et qui tient évidemment, aussi, à une politique d'acquisition B.N.F. (ou plutôt à un désintérêt) ; mais la chose semble quand même témoigner pour une certaine faiblesse de l'impact culturel « espagnol hors frontières ».
34Au xixe siècle, la situation va brusquement changer.
35Les comparaisons entre les moyennes décennales des acquisitions de livres en langue espagnole, parus en Espagne et hors d'Espagne (selon toute vraisemblance, pour l'essentiel en Amérique latine), sont intéressantes. Le dépassement des acquisitions espagnoles par les acquisitions extra-ibériques a lieu très tôt, une première fois au cours des décennies 1820-1829 et 1830-1839 ; puis, définitivement à partir de 1850-1859. La supériorité des ouvrages non-ibériques est due tantôt au doublement par rapport à l'Espagne, tantôt (plus rarement) au triplement ou quasi-triplement (décennies 1850-1859, ainsi que 1920-1929 et 1930-1939). À partir de la décennie 1940-1949, et jusqu'en 1959, l'Espagne remonte vivement la pente, sans pourtant rattraper tout à fait le « hors Espagne » en général, ni, semble-t-il, l'Amérique latine en particulier.
Tableau 4. Évolution du nombre d’acquisitions d’ouvrages produits dans tous les pays hispanophones (moyennes décennales)
|
Espagne
|
hors d'Espagne
|
1800-1809
|
17,0
|
6,3
|
1810-1819
|
13,1
|
10,3
|
1820-1829
|
19,3
|
58,9
|
1830-1839
|
27,3
|
57,4
|
1840-1849
|
68,8
|
59,5
|
1850-1859
|
41,4
|
92,5
|
1860-1869
|
46,0
|
123,1
|
1870-1879
|
84,9
|
159,6
|
1880-1889
|
109,6
|
170,4
|
1890-1899
|
94,0
|
174,2
|
1900-1909
|
84,0
|
170,9
|
1910-1919
|
122,7
|
184,1
|
1920-1929
|
89,0
|
240,4
|
1930-1939
|
80,1
|
300,3
|
1940-1949
|
168,4
|
279,8
|
1950-1959
|
398,5
|
493,6
|
36Il va de soi que ces courbes, spécialement l’extra-ibérique, reflètent d'abord une politique volontariste d'acquisitions de la part de l'administration de la B.N.F., très « branchée » dès le xixe siècle sur l'Amérique latine. Cette réserve faite, on doit admettre que, de 1859 à 1939, les entrées espagnoles, venues d'Espagne proprement dite, connaissent une certaine léthargie ou stagnation, quitte à repartir assez fort à partir de 1946, et même quelque peu dès 1943. La période 1946-195911 (voire 1943-1959) est contemporaine d'une remarquable bonne santé des importations livresques venues d'Espagne, liées elles-mêmes aux différents facteurs actifs de l’Après-guerre, parmi lesquels figure, bien entendu, côté français puis espagnol, le dynamisme des Trente glorieuses.
Graphique 1. Évolution du nombre d’acquisitions d’ouvrages en langue espagnole, publiés dans la péninsule ibérique ou en dehors
37La contribution portugaise est évidemment minime. Son seul intérêt (à notre point de vue) est que, en dépit de l'insignifiance qui fut longtemps la sienne, elle confirme tant soit peu la chronologie du voisin espagnol. Les grandes découvertes portugaises avaient compté pour rien dans la collection B.N.F. Une petite animation se fait sentir à partir de 1596. Le divorce d’avec Madrid (1640) est précédé par trois années difficiles, 1637-1639, où aucun livre en provenance du Portugal n’intègre nos collections. En revanche, cette indépendance est suivie par trois très bonnes années (1641-1642-1643 : 15 [NSA]), ce qui pourrait bien indiquer que l'indépendantisme lusitanien n'a pas laissé indifférents les lecteurs ou bibliothécaires français. Des décollages modestes auront lieu à partir de 1784 : on dépasse la dizaine de [NSA] mais on ne s’y maintient pas. Des sursauts analogues prennent place en 1799-1801 (la paix ? 15 [NSA]). L'année 1815 marque un tournant positif, une amélioration lente et continue.
38La montée, comme on voit, est sage et progressive ; elle inclut vraisemblablement un début de contribution brésilienne. Quelques dates caractéristiques s'individualisent : 1910, année de la Révolution portugaise, de la déposition du roi Manuel ii et de la proclamation de la République, est contemporaine d'une petite poussée d'acquisitions françaises dans le domaine lusitanien. En revanche, la révolution brésilienne de 1889 (chute de l'empereur et avènement d'une République au Brésil) n'a pas d'effet bien évident sur les statistiques annuelles. Intéressantes, au terme de cette même et longue période, sont les années d'occupation de la France : de 1940 à 1943, l'administration B.N. se procure 78,2 [NSA] portugaises, chiffre très proche de l'année 1936 (77,2 [NSA]), alors que, simultanément, les acquisitions espagnoles s'effondrent pendant l'Occupation, passant de 413,5 [NSA] en 1936-1939 à 266,7 en 1940-1943.
39À partir de 1944, il ne s'agit plus seulement d'une résilience de la part du Portugal ; on est bel et bien en présence d'une expansion marquée : 167,1 [NSA] de 1944 à 1953 ; et 315 [NSA] de 1954 à 1967, terme de notre série, tant portugaise que brésilienne.
Tableau 5. Les acquisitions d’ouvrages en langue portuguaise (Moyenne annuelle)
|
NSA
|
1815-1835
|
15,9
|
1836-1853
|
20,5
|
1854-1871
|
41,9
|
1872-1943
|
65,7
|
1944-1953
|
167,1
|
1954-1967
|
315,0
|
40La courbe allemande se traîne pendant le long xvie siècle, avec tout au plus une légère croissance. Une petite poussée au-dessus de la dizaine de [NSA] se manifeste très modérément de 1535 à 1543. Puis, après le marasme de 1553 à 1572, nouveau plafond (minimal) de 1573 à 1586 : 14,4 [NSA]. L’Allemagne, si présente « chez nous » pour la Réforme protestante l’a-t-elle été davantage en latin que dans ce qui deviendra un jour « la langue de Goethe » ? Un peu d’animation, quand même : à partir de 1611 et jusqu’en 1633 avec 24,3 [NSA]. L’entrée de la France dans la guerre ouverte (1635) introduit une vraie rupture qu’on peut attribuer simultanément à un affaiblissement de la production indigène Outre-Vosges, et à un ralentissement des importations livresques de langue germanique en direction de la France. On tombe à 13 [NSA] de 1634 à 1653, c’est-à-dire un chiffre inférieur à celui caractérisant le marasme des années 1573-1586, lors des guerres de religion. La reprise, à partir de 1654, est sans prétention. De cette année et jusqu’en 1699, on remonte péniblement de 13 [NSA] à 16,6 [NSA]. Ce n’est pas encore un véritable essor.
41Le beau xviiie siècle, en revanche, se situe dans la logique, véritablement ascendante, des Lumières. On passe de 19 notices, minimum de 1699, à 329 en 1798. La croissance est continue avec des soubresauts remarquables : de 1700 à 1738, on est à 35 [NSA] ; puis de 1739 à 1753, on est à 62,7, plus d’un livre par semaine. De 1754 à 1782, on entre, en toute continuité avec les phases précédentes, dans l’ère des centaines (119,4 [NSA]) ; puis, la progression continue : 221,6 de 1783 à 1808. La fin de l’ère napoléonienne donne le signal d’un recul, qui se prolongera bien après la chute de « l’Aigle » : on en est à 157,9 [NSA] de 1809 à 1831. Ensuite, la croissance reprend, avec une forte poussée comme au xviiie siècle mais avec des chiffres absolus nettement plus élevés : la moyenne des années 1832 à 1871 est à 521. La période ainsi définie se décompose en une quinzaine d’années de forte progression (de 210 notices en 1832 à 661 en 1845) ; puis au travers de la petite crise de 1848-1849, on se stabilise à un niveau relativement élevé, autour de 500 [NSA].
42De 1872 à 1913, la culture française est fascinée par les modèles prussiens et généralement germaniques : relation d’amour-haine, avec davantage de haine que d’amour parfois. On démarre en 1872, première année d’Après-guerre à 817 notices ; puis, c’est la montée en marches d’escalier. Le niveau des 1 000 est atteint en 1874 ; des 2 000 en 1882 ; des 3 000 en 1886 ; des 4 000 en 1893 ; des 5 000 en 1903 ; des 6 000 en 1908 ; des 7 000 en 1910 ; et l’ultime année de la longue croissance (1913) est à plus de 8 000. Fièvre de production en Allemagne, fièvre d’achats de la part des Français ; tout cela reflète de la part de nos compatriotes un contact culturel certain et un apprentissage de la langue soutenu. Le trou de 1914-1918 se prolonge jusqu’en 1925. Les années les plus basses vont de 1917 à 1925, à raison de 2 399,9 [NSA]. Les années de la déroute financière de la République de Weimar (1922-1923) sont spécialement déprimées : 1 418 [NSA] en 1923. De 1926 à 1938, la fascination culturelle française pro-allemande reprend de plus belle, en dépit de la prise du pouvoir des nazis : 6 240,5 [NSA].
43Cette maximisation des achats de livres allemands par la B.N.F. au cours de l'Entre-deux-guerres12 tient, bien sûr, à une certaine tradition dominante du germanisme ; elle se survit aisément à elle-même lors des sept ou huit premières années de l'hitlérisme, pour des raisons qu'on peut facilement comprendre, même si leur légitimité, sans qu'on pût toujours s'en rendre compte à l'époque, était progressivement ruinée par l'événement. Il faut mettre en cause, d'autre part, le volontarisme des responsables des acquisitions de livres étrangers à la B.N.F., lesquels se conformaient eux-mêmes à des tendances très ancrées de germanophilie (culturelle, encore une fois) ou tout simplement de germanocentrisme (au sens non péjoratif de ce terme) en fait d'acquisitions de livres produits hors des frontières de l'hexagone.
44L’occupation allemande de juin 1940 à août 1944 n’est pas marquée en B.N.F. par une pénétration triomphale de la production éditoriale germanique, tant s’en faut. Les trois années de pleine occupation (1941-1942-1943) sont à 1 934,3 [NSA]. La guerre terminée, la prépondérance de la langue anglaise, en général, tend à s’affirmer et l’on note une certaine régression de l’Allemand par rapport à l’Entre-deux-guerres. Il y a, cependant, une remontée dans l’immédiate Après-guerre ; puis le germanisme se stabilise à partir de 1948 à raison de 2 372,5 [NSA]. L’ultime année de notre série, 1967, se situe dans la norme : 2 039 [NSA]. On constate que l’Allemagne libérale de Bonn est moins bien traitée par la rue de Richelieu que ne le fut le iiie Reich des années 1933-1938. On en est revenu au niveau (fort honorable, du reste) des acquisitions de la période 1917-1924.
Tableau 6. Les acquisitions d’ouvrages en langue allemande (Moyenne annuelle)
|
NSA
|
1573-1586
|
14,4
|
1611-1633
|
24,3
|
1634-1653
|
13,0
|
1654-1699
|
16,6
|
1700-1738
|
35,0
|
1739-1753
|
62,7
|
1754-1782
|
119,4
|
1783-1808
|
221,6
|
1809-1831
|
157,9
|
1832-1871
|
521,0
|
1917-1924
|
2 399,9
|
1926-1938
|
6 240,5
|
dont 1933-1938
|
6 798,7
|
1941-1943
|
1 934,3
|
1948-1967
|
2 372,5
|
45Un bilan d'ensemble de la présence allemande en B.N.F., au xxe siècle, prend tout son sens dès lors qu'on la met en perspective par rapport aux performances anglo-saxonnes (maximales) de notre ultime Après-guerre. En principe, celles-ci devraient être écrasantes, compte tenu du poids international du monde english speaking en général et des USA en particulier. Or, à leur plus haut niveau dans notre série, ces acquisitions anglo-saxonnes atteignent 4 300 [NSA] en moyenne pour leurs années maximales 1964 et 1965, alors que les acquisitions allemandes, à leur plus haut niveau, plafonnaient, elles, à 6 798,7 au cours des années 1933-1938. On ne saurait mieux dire.
46En ce qui concerne les acquisitions anglo-saxonnes, il convient sans doute de traiter séparément l’Angleterre, les États-Unis et les autres pays anglophones, ceux-ci n’intervenant, du reste, de façon substantielle sur les courbes qu’à partir de 1840 et surtout à partir de 1870-1880.
47La contribution anglaise est nulle jusqu’en 1480 et « misérable » de 1481 à 1597, s’en tenant à quelques unités [NSA] par an avec, qui plus est, beaucoup d’années non représentées. De 1598 à 1628, on note un premier plateau, bien modeste encore, à raison de 10,3 [NSA]. Puis, de 1629 à 1646, on est à 26,2 [NSA]. Sans politiser à l’excès la conjoncture, il est permis de penser que l’entente de Richelieu avec les puissances protestantes, dont l’Angleterre, a contribué à cette évolution qui, de toute manière, avait sa logique propre, interne, compte tenu de la montée en puissance intervenue outre Manche. « L’amélioration », ainsi enregistrée continue de plus belle au temps de Mazarin, allié de Cromwell et, de toute manière, la Révolution anglaise, décapitant un Roi, avait suscité beaucoup d’attention, parfois horrifiée, dans la France frondeuse et post-frondeuse : de 1647 à 1660, on est à 40 [NSA]. La Restauration (britannique) et la décennie du premier Colbert sont, de ce point de vue un peu spécial, moins brillantes : de 1661 à 1669, 21,7 [NSA] ; on est même en dessous du niveau Richelieu. De toute manière, l’influence anglaise reste mineure en ces deux premiers tiers ou trois premiers quarts du xviie siècle, par comparaison avec l’Italie qui monte facilement, elle, aux 100 [NSA], durant cette même période.
48Une assez belle période anglaise en France s’individualise de 1670 à 1687 : le niveau se situe à 49,3 [NSA]. Cette fois-ci, tous les « records », certes assez minces du xviie siècle antérieur, y compris ceux de la phase Mazarin, sont battus. Double série « causale », en l’occurrence : d’une part, la montée en puissance de l’Angleterre se poursuit, puissance économique et en ce qui nous concerne, culturelle. D’autre part, même si une espèce de « guerre froide » s’instaure progressivement entre les deux nations, du fait de la guerre de Hollande, et plus encore, par suite de la Révocation, les relations de toute espèce continuent et même apparemment s’intensifient d’autant que nulle « guerre chaude » n’est encore déclenchée, qui brutalement remettrait en cause ces relations.
49De 1688 à 1716, on retombe à 36,6 [NSA] et la chute est spécialement marquée lors des commencements de cette longue phase quand se forme définitivement la Ligue d’Augsbourg, suivie elle-même par le déclenchement de la guerre qui porte ce nom13. De 1688 à 1692, la contribution britannique aux acquisitions B.N.F. n’est que de 32 [NSA].
50Très intéressantes sont les années de Régence et de Post-Régence, disons Orléans-Dubois-Fleury, période de l’anglophilie convaincue, voire militante. De 1717 à 1739, on est maintenant à 71,9 [NSA] ; c’est presque un doublement par rapport aux trois décennies de la fin du règne de Louis XIV. Première remarque : l’esprit de la Régence, phase d’ouverture s’il en fut jamais, se manifeste avec une parfaite clarté, de façon beaucoup plus nette sans aucun doute (s’agissant de cette marée montante britannique) que ce n’était le cas pour la production livresque proprement française (cf. supra), peu dynamique et même fort paresseuse jusqu’en 1734. En second lieu, l’histoire intellectuelle, scientifique, littéraire et même dramaturgique donne ici tous les éclaircissements souhaitables. L’impulsion était d’ores et déjà très voltairienne avec les Lettres anglaises, et la diffusion des œuvres de Shakespeare et de Newton sur le continent, France en tête. À cette diffusion préside, éventuellement, le couple que forment Voltaire et son amie Madame du Châtelet. La diplomatie marche du même pas : la stratégie extraordinairement imaginative de Dubois soutenue par Orléans et continuée par Fleury (et Walpole), oriente la politique extérieure du royaume de France en direction des puissances maritimes libérales protestantes et capitalistes, Angleterre et Pays-Bas. À cette stratégie féconde, Saint-Simon n’a rien compris, tout à ses insultes posthumes contre Dubois, celles-ci venant après les flagorneries dont il l’avait abreuvé de son vivant.
51Les années 1740-1763 sont marquées par un freinage, en d’autres termes, un relatif tassement, par rapport à cette « Belle époque » de la Régence et postérieure à la Régence. Pour ces vingt-quatre années, le niveau moyen se situe à 64,7 [NSA]. Notons en particulier un « trou » à l’époque du conflit de Succession d’Autriche, certes moins profond que ne le furent les grandes guerres de la fin du règne de Louis xiv. Ce creux de 1744-1748, en pleine guerre, se situe à 45,6 [NSA]. À croire que les relations commerciales et les relations tout court avec l’Angleterre avaient souffert de ce conflit. Tout s’arrange après 1763, avec le retour de la paix. Presque trente ans de paix franco-anglaise, si n’avait eu lieu la guerre d’Amérique, il est vrai presque purement extérieure par rapport à l’hexagone de 1778 à 1783. Donc, une moyenne très élevée de 1764 à 1792, à raison de 154,7 [NSA], à mettre en rapport avec l’extraordinaire effervescence idéologique du lectorat français en cette dernière génération pré-révolutionnaire et à mettre en corrélation aussi avec l’anglomanie de ce temps-là, qu’il ne faut pas confondre avec l’anglophilie. Bref, il y a quête de modèles politiques, agronomiques, économiques de la part des Français, en direction de l’au-delà du Channel. Et puis, le voyage d’Arthur Young en France en 1789-1790 et, en sens inverse, celui de Benjamin Constant en Angleterre aux mêmes années sont là pour rappeler la force des liens qui, au niveau des élites à tout le moins, s’établissent de temps à autre entre les deux pays.
52La Révolution française marque une rupture, dans le court terme (révolutionnaire), dans le moyen terme (impérial) et même dans le long terme (Restauration) : 131,3 [NSA] pendant quarante-trois années, de 1793 à 1835. Pour la Révolution elle-même, aucun mystère : le modèle libéral anglais a perdu de sa prégnance au Sud de la Manche, et la guerre à partir de 1792, malgré un petit sursaut thermidorien (172 [NSA] en 1795) n’arrange rien. Sous le Consulat, il y a quelques belles années autour de la paix d’Amiens : 186,7 [NSA] pendant trois ans (1800-1802) ; mais la période napoléonienne en tant que telle est prévisiblement fort basse : 111,2 [NSA] d’origine britannique avec un minimum à 74 en 1804 et un autre à 91 en 1809. Une courte remontée intervient en 1814 avec 145 [NSA], mais Napoléon brise cet élan lors de l’entreprise hasardeuse des Cent jours de 1815. Morne plaine ! (110 [NSA] en 1815). Bizarrement, la Restauration, au cours de laquelle se manifeste une certaine anglophilie, ne relance qu’assez peu les acquisitions B.N.F. anglophones : 130 [NSA] de 1816 à 1830. On n’est pas vraiment sorti du marasme, cependant que, par ailleurs, la production livresque connaît, elle, un extraordinaire dynamisme. L’époque Louis-Philippe, en revanche, fait preuve d’une certaine anglophilie. L’ex-duc d’Orléans, roi bourgeois, et Guizot, libéral-conservateur, tous deux amis de la Reine Victoria, sont bel et bien symptomatiques de cette période, sans qu’il faille pour autant, la chose va de soi, considérer a priori ces deux hommes comme des acteurs décisifs : 309,3 [NSA], de 1836 à 1848.
53De 1849 à 1872, on retombe à 160,5 [NSA], nettement plus que sous la Restauration, mais nettement moins qu’au temps de Louis-Philippe, lors des dernières douze années de pouvoir de ce monarque. Il n’y a pas de raison d’invoquer ici, pour ces années 1849-1872, des raisons culturelles particulières ; il s’agit plutôt, semble-t-il, d’une certaine politique d’acquisitions de la B.N.F., dont nous n’avons pas exploré à ce jour les tenants et aboutissants. On est pourtant dans une période d’admirable expansion de l’établissement (B.N.), mais cet essor concerne davantage la croissance extraordinaire du dépôt légal francophone (indigène) ainsi que les investissements immobiliers (construction de la salle Labrouste et des nouveaux magasins, etc.). On s’attache beaucoup moins, semble-t-il, aux acquisitions étrangères tant du côté anglais que germanique. Il faut dire que, sous le Second Empire, la croissance du dépôt légal francophone était tellement énorme (on allait vers les 10 000 par an à la fin du règne) qu’on s’est cru obligé, – et pourquoi pas, en effet – de sacrifier momentanément les acquisitions étrangères.
54Après la guerre de 1870-1871, le processus semble s’inverser. Le dépôt légal francophone augmente beaucoup moins vite que sous le Second Empire, mais les acquisitions étrangères, toutes langues comprises, connaissent désormais une vive croissance, tant italienne qu’espagnole et allemande. Cette dernière dépasse toutes les autres dans l’absolu, en chiffres annuels. Les acquisitions anglaises sont également en progrès. Elles connaissent une première escalade, au long d’une pente ascendante très raide de 1872, première année de paix (296 [NSA]) à 1883 (720 [NSA]). Puis un plateau s’instaure de 1884 (681 [NSA]) à 1903 (603 [NSA]). La moyenne de ces vingt années s’établit à 641,5. Puis, à nouveau, on se retrouve, culturellement, en pleine « Belle époque », avec le règne francophile d’Edouard vii (1901-1910), l’Entente Cordiale (1904). La culture suit, ou bien elle précède et elle soutient. L’administration de la B.N.F. est tout à fait à la hauteur, en l’occurrence : les acquisitions anglaises passent de 603 en 1903, à 838 en 1908, puis 1 001 en 1913, et même 1 017 en 1915, en une époque d’alliance et de combats communs franco-anglais. La moyenne de ces années d’Avant-guerre et du tout début de la guerre (1904-1915) s’établit donc à un haut niveau, soit 840 [NSA].
55L’Entre-deux-guerres est beaucoup moins brillant. Alors que l’Allemagne reste ou se rétablit à un très haut niveau et que les USA commencent à s’imposer sur le marché du livre, les acquisitions britanniques baissent dès 1916, et tombent à 397,7 [NSA] au cours du triennat très déprimé de 1933-1934-1935. La moyenne, pendant cette médiocre période de l’Entre-deux-guerres (1921-1938), est à 491,5 [NSA]. Rétrospectivement, l’époque victorienne en sa maturité faisait mieux. La responsabilité en incombe vraisemblablement à la politique d’acquisition de la B.N.F., peu tournée vers la Grande-Bretagne, en cette période. On saluera quand même la belle année 1939, et pour cause : 633 [NSA].
56Les « années noires » (1940-1943) sont à 447,7 [NSA] et l’étiage (1941-1942) se situe à 374,5. On notera, cependant, la surprenante reprise de 1943 : 551 [NSA] ! L’administration de la B.N.F. avait-elle gardé certains contacts ? On y reviendra à propos des États-Unis : en ce qui les concerne, ce phénomène est plus net encore. L’année 1944 (en sa seconde moitié, vraisemblablement) est contemporaine, dans le court terme, d’une très vive reprise (751 [NSA]), mais qui, en tant que telle, n’est pas durable. Puis, une récupération suivie d’une progression caractérise la période 1944-1950 : 652,1 [NSA]. Retour à la reine Victoria ! Enfin, un plafond s’établit à 1 041,1 de 1951 à 1967.
Tableau 7. Les acquisitions d’ouvrages publiés au Royaume-Uni (Moyenne annuelle)
|
NSA
|
1598-1628
|
10,3
|
1629-1646
|
26,2
|
1647-1660
|
40,0
|
1661-1669
|
21,7
|
1670-1687
|
49,3
|
1688-1716
|
36,6
|
dont 1688-1692
|
32,2
|
1717-1739
|
71,9
|
1740-1763
|
64,7
|
1764-1792
|
154,7
|
dont 1778-1783
|
159,8
|
1793-1835
|
131,3
|
dont 1804-1815
|
111,2
|
et 1816-1830
|
130,0
|
1836-1848
|
309,3
|
1849-1872
|
160,5
|
1884-1903
|
641,4
|
1904-1915
|
840,6
|
1921-1938
|
491,5
|
dont 1933-1935
|
387,7
|
1940-1943
|
447,7
|
1944-1950
|
652,1
|
1951-1967
|
1041,1
|
57On reste, cependant, très loin des performances allemandes, ainsi qu'il apparaîtra ci-après au cours des comparaisons entre les différentes langues latines et germaniques d'une part, anglaise et allemande d'autre part.
58La courbe des acquisitions en provenance des USA est, on s'en serait douté, ascendante. Par définition, elle s'inaugure en 1780, à raison de 4,6 [NSA] par an de 1780 à 1794. Une première marche d'escaliers s'intercale entre 1795 et 1833, soit 15 [NSA]. Les années 1834-1857, ce qu'on peut appeler la période Tocqueville, se situent à 74,1 [NSA]. La montée était donc assez régulière (avec des chiffres assez bas quand même, au registre des dizaines [USA] et non pas des centaines anglaises ou allemandes). La guerre de Sécession et ses entours chronologiques vont induire une stagnation ou un « plateau » momentané : 72,9 [NSA] de 1858 à 1871. Puis, l'ascension reprend avec la montée en puissance des États-Unis, avec leur capacité industrielle et démographique croissante, cependant le nombre des aspirants au doctorat outre-Atlantique est multiplié par cent de 1870 à 190014.
Tableau 8. Paliers successifs des acquisitions d’ouvrages américains de 1872 à 1918
|
Nombre de NSA
|
Accroissement en %
|
1872-1882
|
171,7
|
|
1883-1892
|
306,5
|
+ 78,5
|
1893-1902
|
433,4
|
+ 41,4
|
1903-1912
|
873,0
|
+ 104,4
|
1913-1918
|
1052,5
|
+ 20,6
|
59La plus « belle » décennie, au fil de ce presque demi-siècle, est celle qui correspond à part entière à la « Belle époque » (1903-1912) : une croissance décennale de 104,4 % par rapport aux dix années précédentes.
60L'immédiate Après-guerre est marquée par une courte rupture triennale : 817,7 [NSA] de 1919 à 1921. Mais la hausse reprend vite, au titre de la prospérité des années 1920 : 1 030,7 [NSA] de 1922 à 1925. Puis ce sont les maxima d'un Entre-deux-guerres à peine allongé : 1 317,2 [NSA] de 1926 à 1940, sur une quinzaine d'années parmi lesquelles se détache le « plafond » des années 1927-1935 : 1 400 [NSA]. Les années de guerre pèsent jusqu'en 1946, soit de 1941 à 1946 : 1 105 [NSA]. La reprise d'Après-guerre avec 1 317,5 [NSA] correspond, de 1947 à 1959, à une récupération des belles années rencontrées autour de 1930. Enfin, l'apogée prévisible : 1 547,8 [NSA].
Tableau 9. Ouvrages produits dans tous les pays anglophones. Répartition des notices selon les pays d’édition (totaux de 10 ans en 10 ans)
Dates
|
UK
|
USA
|
Autres pays anglo-saxons
|
Totaux
|
1780-89
|
1 818
|
32
|
184
|
2 034
|
1790-99
|
1 469
|
130
|
127
|
1 726
|
1800-09
|
1 363
|
135
|
156
|
1 654
|
1810-19
|
1 258
|
123
|
223
|
1 604
|
1820-29
|
1 294
|
169
|
453
|
1 916
|
1830-39
|
2 026
|
334
|
823
|
3 183
|
1840-49
|
3 045
|
761
|
848
|
4 654
|
1850-59
|
2 452
|
846
|
600
|
3 898
|
1860-69
|
2 419
|
762
|
581
|
3 762
|
1870-79
|
4 111
|
1 416
|
602
|
6 129
|
1880-89
|
6 553
|
2 796
|
1 241
|
10 590
|
1890-99
|
6 555
|
3 708
|
1 828
|
12 091
|
1900-09
|
7 084
|
6 944
|
2 527
|
16 565
|
1910-19
|
7 967
|
10 522
|
3 227
|
21 726
|
1920-29
|
5 703
|
11 113
|
4 499
|
21 315
|
1930-39
|
4 609
|
13 121
|
6 489
|
24 219
|
1940-49
|
5 489
|
12 278
|
6 789
|
21 858
|
1950-59
|
9 538
|
12 691
|
8 696
|
30 925
|
61Le graphique 2 donne une idée claire des relations quantitatives qui s'établissent, en ce qui concerne les acquisitions anglophones, entre l'Angleterre, les États-Unis et les autres pays, tant du Commonwealth qu'ailleurs (France incluse). Ces pays, en effet, éditent eux aussi, régulièrement ou occasionnellement selon le cas, en anglais. Les séries, sur ce point, commencent en 1780-1789, décennie d'émergence des États-Unis, et se terminent en 1950-1959, dernière décennie utilisable en tant que telle.
62À partir de 1850-1859, la courbe des USA (toujours inférieure à l'anglaise néanmoins) dépasse définitivement celle des autres pays d'édition anglophone. C'est donc une première percée. Extrêmement dynamiques, les États-Unis égalent ensuite pratiquement l'Angleterre (elle aussi en croissance) pendant la décennie de la « Belle époque » 1900-1909 ; puis ils la dépassent à partir de la décennie 1910-1919.
Graphique 2. Répartition des notices anglophones selon le pays d’édition
63Les États-Unis (au terme d'un bond assez prodigieux) domineront finalement le domaine de l'acquisition anglophone, et de très haut jusqu'en fin de série (1950-1959). L'Angleterre, après ce premier échec vis-à-vis des USA (celui de 1910-1919), est dorénavant en état de chute en chiffres absolus, à partir des décennies 1920-1929 et, pire encore, 1930-1939.
64Faut-il admettre une certaine faiblesse de la production anglaise, au moins en termes d'attractivité vis-à-vis de la « clientèle » française ? Ce serait beaucoup s'avancer. Il est bien préférable d'invoquer des raisons internes aux départements d'acquisitions de la B.N.F. dont les préférences en termes d'anglophonie (pour des motifs à déterminer) se sont reportés pendant deux décennies (1920-1939) de l'outre-Manche à l'outre-Atlantique, voire à d'autres pays anglo-saxons. L'Angleterre d'Après-guerre, néanmoins, repart de l'avant jusqu'en 1959, au point de surpasser à nouveau l'anglophonie non-américaine qui l'avait un moment dépassée (de 1930 à 1949). L'Angleterre de 1950-1959, dans ces conditions, fait figure de « numéro deux » sans plus, à la suite des USA, et précède légèrement l'aire anglophone non-américaine.
65L’apport néerlandais, ou plus exactement néerlandophone, demeure dérisoire, pour d’évidentes raisons jusqu'en 1643 (moins d’une dizaine de [NSA]), bien que les chiffres soient devenus ou deviennent plus importants entre 1614 et 1618 et a fortiori de 1644 à 1672 : soit 29 années de la Fronde à Colbert au cours desquelles on décompte 40,4 [NSA]. La coupure de la guerre de Hollande est parfaitement marquée par les chiffres : 19,6 [NSA] de 1673 à 1677, soit une réduction d’un peu plus de moitié. Les chiffres d’Avant-guerre, cependant, sont retrouvés dès les traités de Nimègue (1678) et ne seront guère dépassés jusque vers 1810. Ils sont de toute manière considérables, compte tenu de la situation marginale qui est celle de la langue néerlandaise. Le long xviiie siècle est décidément médiocre par rapport aux années 1644-1672. Mais n’oublions pas que la présence culturelle néerlandaise en France, à l’époque des Lumières, se réalise par le biais de la francophonie : exportation (réelle ou fictive15) de livres francophones depuis Amsterdam et depuis d’autres villes des Pays-Bas, à destination de l’hexagone. Les Pays-Bas septentrionaux sont devenus ainsi la base arrière de la contestation sous forme livresque dans notre pays, et bien sûr, le médium spécifiquement néerlandophone ne joue qu’un second rôle par comparaison avec cette francité éditoriale des Hollandais, même s’il n’est pas négligeable !
66Le début de la décennie 1810 est violemment contrasté : 182,7 [NSA] de 1811 à 1813, trois années impressionnantes ! Puis, chute brutale en 1814 et même « néantisation » en 1815 (une [NSA]). De 1815 à 1852, la reprise est effective, mais des plus modestes, voire médiocre puisqu’on se borne à retrouver les chiffres du long xviiie siècle (1678-1810), au niveau de la trentaine de notices pendant les bonnes années. Ensuite, à partir du Second Empire, vient une modeste croissance par paliers successifs. Les entrées de livres en langue néerlandaise, fussent-elles des plus modérées, dorénavant se stabilisent et même grimpent ! Les dates « climatériques » sont : 1853, on atteint puis dépasse les 52 notices ; 1870, on passe à 117, et on excède durablement la centaine. En 1935, on est au-dessus des 200 notices. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les Pays-Bas, qui font partie de l’Europe occupée, gardent leurs contacts avec la B.N.F. De là, les chiffres d’entrée relativement bons, sauf bien sûr en 1944, le front passant momentanément entre les deux pays. Enfin, c’est la reprise attendue et classique de l’Après-guerre : progression lente mais sûre jusqu’en 1959 où l’on atteint 414 notices. C’est l’apogée multiséculaire de la présence néerlandophone dans notre fonds B.N.F., quitte à retomber dès 1960 dans les deux centaines, ou même moins encore.
Graphique 3. Évolution annuelle du nombre d’acquisitions de livres en langues latines et germaniques (1650-1690)
67Ces monographies linguistiques appellent, sous peine de sombrer à la longue dans le particularisme, quelques réflexions d'histoire comparée, en commençant par les considérations les plus générales, avant d’en venir à l’analyse des sous-ensembles.
68Une comparaison entre langues germaniques (anglais, allemand, néerlandais) et langues latines modernes (italien, espagnol, portugais) indique un glissement progressif au profit des premières, mais par saccades successives.
69Les décennies critiques, au cours desquelles s'impose le basculement culturel du Sud au Nord, courent de 1650 à 1689. Pendant les décennies 1650-1660, les langues latines modernes l'emportent encore sur les langues germaniques. Durant la décennie 1670, c'est un ex-aequo. Puis, à partir des décennies 1680-1690 (à partir de 1678, en fait), les Germaniques sont vainqueurs surtout grâce aux Anglais et quelque peu grâce aux Néerlandais.
70Pendant quelque temps, la quasi-égalisation (qui en tant que telle est un fait nouveau par rapport à la supériorité méridionale constatée au cours de toute la période précédente) se traduit, dans l'assez court terme, par une série d'oscillations avantageant tantôt le Sud et tantôt le Nord. De 1650 à 1655, les langues latines modernes continuent à l'emporter, en suivant la tendance des décennies antérieures et même en conformité avec l'ensemble des siècles précédents. Puis, un premier sorpasso des Nordistes, un véritable breakthrough donc, s'inscrit de 1656 à 1662. Les langues latines modernes reprennent le dessus de 1663 à 1669. Nouveaux balancements de 1670 à 1677. Et, à partir de 1678, la prédominance nordiste ou germanique s'affirme définitivement, avec simplement deux petites exceptions pendant les années 1686 et 1688 où, de toute manière, l'ensemble des chiffres d'acquisition s'effondre, tant septentrionaux que méridionaux. On peut donc dire qu'à partir de la paix européenne de Nimègue (1678) et jusqu'à la Révolution française, et même bien au-delà, le Nord l'emporte dorénavant, sans rémission, sur le Sud. C'est ce que, à la grande époque de la parution de la Méditerranée de Fernand Braudel, on appelait un basculement de civilisation. De ce point de vue, la comparaison avec le latin est intéressante.
71Le déclin des langues latines vivantes par rapport aux langues nordistes peut être confronté avec les dates de décadence du latin en tant que langue ancienne en France et hors de France. Cette « asthénie » d'une langue morte ou soi-disant telle, avait connu déjà quelques prodromes (à partir de 1530 jusqu'à la décennie 1600). Une reprise modérée s'était ensuivie mais, dans ce cas également, la décennie 1680 constitue un tournant en direction de la baisse irrémédiable. Il y a donc une convergence conjoncturelle et chronologique entre le destin des langues latines vivantes et du latin.
Graphique 4. Nombre total de livres de langues latines (latin non compris) et germanique (1610-1789)
72Cette convergence prendra un caractère cumulatif, en additionnant, d’une part, l'ensemble des langues latines (modernes) et du latin (classique), et, d'autre part, en comparant cette totalité ainsi obtenue à la globalité des langues germaniques (anglais + allemand + néerlandais). En ce cas, le dépassement des diverses langues latines par les langues germaniques est évidemment plus tardif, compte tenu du poids considérable du latin classique. Il se manifeste seulement à partir de la décennie 1770-1779 et se poursuit au cours de la décennie suivante. Il devient irrémédiable pendant les dix années qui correspondent à la Révolution française. Plus intéressantes peut-être que cette date charnière de 1770 sont les caractéristiques du rattrapage lui-même des « Latins », par les « Germains », avec un processus étalé sur deux siècles… De 1610 à 1639, les langues germaniques représentent autour de 10 % des langues latines (latin inclus). De 1640 à 1669, on se tient aux alentours de 15 %. De 1670 à 1709, ce pourcentage est d'environ 20 %. Puis, après un stade intermédiaire (1710-1719) à 32 %, toujours par paliers successifs, on arrive aux 40-50 % entre 1720 et 1759. Et, enfin, le rattrapage définitif a lieu : 63 % pour la décennie 1760-1769, avec la défaite finale des langues latines de 1770 à 1799. Les proportions s'établissent désormais à 105, 102, et 112 % en faveur des langues germaniques.
Tableau 10. Langues latines (latin + langues latines modernes) et langues germaniques
Dates
|
A Latin + langues latines mod.
|
B Langues germaniques
|
C Pourcentage B/A
|
1610-19
|
5 233
|
499
|
9,54
|
1620-29
|
6 245
|
539
|
8,63
|
1630-39
|
4 979
|
602
|
12,09
|
1640-49
|
5 897
|
970
|
16,45
|
1650-59
|
5 801
|
875
|
15,08
|
1660-69
|
6 483
|
918
|
14,16
|
1670-79
|
4 982
|
1 006
|
20,19
|
1680-89
|
4 393
|
1 000
|
22,76
|
1690-99
|
3 963
|
835
|
21,07
|
1700-09
|
4 613
|
1 030
|
22,33
|
1710-19
|
3 734
|
1 213
|
32,49
|
1720-29
|
3 803
|
1 551
|
40,78
|
1730-39
|
3 736
|
1 689
|
45,21
|
1740-49
|
3 815
|
1 529
|
40,08
|
1750-59
|
3 743
|
1 868
|
49,91
|
1760-69
|
3 669
|
2 317
|
63,15
|
1770-79
|
3 504
|
3 685
|
105,17
|
1780-89
|
4 468
|
4 557
|
101,99
|
1790-99
|
3 967
|
4 452
|
112,23
|
73Intéressante aussi est la confrontation des langues anglaise et allemande, avec des alternatives séculaires et des renversements de tendances successifs.
74On ne tiendra pas compte du xvie siècle, au cours duquel les chiffres disponibles sont trop bas. Pendant vingt années du premier xviie siècle (1610-1629), on assiste au déclin allemand par rapport aux performances de l'Angleterre, une puissance pourtant encore bien modeste. Mais la guerre de Trente ans change radicalement les proportions au détriment de l'édition germanique : la suprématie britannique ainsi mise en place se maintient bien au-delà des circonstances que provoquèrent ce recul germanique et elle dure jusqu'en 1749.
Graphique 5. Évolution du nombre de livres en langue anglaise et allemande (1610-1789)
75Rappelons quand même, une fois de plus, que nous envisageons ce phénomène, non pas en soi ni pour soi, mais à travers le miroir déformant des acquisitions B.N.F., celles-ci reflétant d'une part une situation objective et d'autre part, un certain goût des Français pour ce qui s'imprime au delà du Rhin et plus encore du Channel. Cela dit, l'Allemagne, nettement plus peuplée que l'Angleterre, se trouve au xviiie siècle en situation de croissance économique et d'extraordinaire épanouissement culturel, à l'époque des philosophes et des poètes. Il y a rattrapage des Britanniques par les Germaniques : cette phase plus ou moins égalitaire entre les deux pays, au fil d'une forte croissance commune, dure de 1750-59 à 1829. Une légère domination allemande se fait ensuite sentir entre 1830 et 1849, puis c'est l'extraordinaire triomphe de la culture allemande ou, à tout le moins, de son pouvoir de séduction entre 1850 et 1939. Les premières années du nazisme, juste avant la Deuxième Guerre mondiale, n'ont pas encore d'effet dissuasif sur le lectorat B.N.F. ou, à tout le moins, sur le service d'acquisitions de l'établissement.
Graphique 6. Évolution du nombre de livres en langues anglo-américaine et allemande (1790-1959)
76Notons au passage que le triomphe allemand est d'autant plus remarquable que, postérieurement à 1790, nos chiffres contiennent une quantité de plus en plus forte de productions nord-américaines. Celles-ci couplées avec les ouvrages anglais n'arrivent cependant pas à rivaliser, tant s'en faut, avec les éditions germaniques. Dès la décennie 1940, et après la Libération, l'Allemagne devient inévitablement numéro deux en conformité avec les rapports de puissance et de culture du milieu du xxe siècle.
77Cette longue prépondérance allemande qui dure de Bismarck au début de la Seconde Guerre mondiale, oblige à nuancer, ne serait-ce qu'au plan culturel, certaine assertion. Pierre Muret16 évoque, à partir de 1715, la prépondérance anglaise. Il est vrai que, de 1715 à nos jours, la langue anglaise en termes britanniques puis avec le relais des USA a joué et joue un rôle de plus en plus essentiel, mais ne projetons pas le présent sur le passé ; les chiffres parlent bel et bien, entre 1871 et 1939, de prépondérance allemande.
78On a pu observer la décadence italienne au xviie siècle avec une reprise, cependant, au xviiie siècle, les stagnations espagnole et portugaise à de bas niveaux sous l'Ancien Régime et, en revanche, la bonne tenue relative du néerlandais, en dépit des modestes dimensions du territoire des Provinces-Unies. En ce qui concerne l’anglais, on relève une bonne tenue au xviie siècle, une montée en flèche au xviiie et une croissance prévisible aux xixe et xxe siècles. L’allemand, en revanche, est plus contrasté : une stagnation au xviie siècle, une vive croissance au xviiie siècle qui lui permet de rattraper ainsi l’anglais, et une formidable poussée de Bismarck aux années 1930. Et, enfin, on a pu vérifier le dépassement des langues latines par les langues germaniques en deux étapes, 1678 pour les langues latines modernes, et 1770 pour l'ensemble du bloc linguistique latin ancien et moderne.
Graphique 7. Évolution du nombre de livres dans les six langues européennes 1610-1789
Graphique 8. Les acquisitions d’ouvrages en langue allemande
Graphique 9. Les acquisitions d’ouvrages en langue anglaise
Graphique 10. Les acquisitions d’ouvrages en langue espagnole
Graphique 11. Les acquisitions d’ouvrages en langue italienne
Graphique 12. Les acquisitions d’ouvrages en langue néerlandaise