- 1 Archives départementales d’Ille-et-Vilaine (désormais ADIV) 3 P 10 finances – Lettre de Jean Bapt (...)
« Ce sera une justice que vous rendrez à un ancien fonctionnaire »1
- 2 Nous recourrons indifféremment aux termes « destitution » et « révocation » pour désigner le fait (...)
1L’histoire des épurations administratives est, on le sait, malaisée à écrire, à la fois parce que la définition même du fait épuratoire ne va pas de soi et parce que sa mesure n’est pas toujours facile à opérer. Mais que dire alors de celle de l’« après-épuration », et plus spécialement de l’histoire des réintégrations administratives ? Au vrai, il semble que deux difficultés, documentaires ou techniques, comme on voudra, en rendent l’écriture singulièrement difficile. En premier lieu, s’assurer qu’un fonctionnaire destitué a été réintégré dans ses fonctions suppose théoriquement que l’on possède la liste complète de tous les individus ayant exercé lesdites fonctions, qui plus est à l’échelle nationale. Car comment pourrait-on affirmer, sinon, que tel agent révoqué2 en telle année n’a pas été replacé bien des années plus tard et à l’autre bout de l’Hexagone ? Le problème est que de telles listes n’existent pas pour l’ensemble des fonctions administratives, il s’en faut de beaucoup. Il n’est en vérité que pour la haute fonction publique qu’il est somme toute assez aisé de les établir, vu que les hauts fonctionnaires sont peu nombreux et que les sources permettant de reconstituer leurs trajectoires – dossiers de carrière, notices biographiques, etc. – sont assez abondantes. En second lieu, qu’un fonctionnaire destitué n’a pas été réintégré dans ses fonctions ne signifie aucunement qu’il n’est pas rentré au service de l’État, attendu qu’il a fort bien pu se voir proposer un autre emploi administratif ; et que, dans cette configuration, la réintégration s’accompagne d’une reconversion ne change rien au fait qu’elle demeure une réintégration à part entière. Le problème est que mesurer ce dernier phénomène paraît proprement impossible puisqu’il faudrait disposer pour cette fois d’un fichier recensant la totalité des fonctionnaires d’une époque donnée, ni plus ni moins !
- 3 J. Vidalenc, 1955, p. 114.
- 4 D. Veillon, 2001, p. 135, 137, 141, 144.
- 5 M. Bergère & J. Le Bihan, 2009, p. 30-34.
2Ces deux difficultés sont certainement pour beaucoup dans le fait que le phénomène de la réintégration tient une très faible place au sein de l’historiographie des fonctionnaires français du xixe siècle. Aucune étude d’ensemble n’y a été consacrée, pas même, sauf erreur de notre part, un simple article. Le phénomène n’est pas ignoré pour autant. Les monographies de corps signalent même qu’il a pu revêtir, au moins dans certaines administrations, en certaines périodes et en certains lieux, une réelle importance. C’est de toute évidence le cas pour les officiers placés en demi-solde au début de la Restauration, dont un quart, soit plus de 5 000 individus, ont été réintégrés entre 1816 et 1830 selon Jean Vidalenc3 : chiffre considérable, qui signale vraisemblablement le train de réintégrations le plus massif du siècle. C’est aussi le cas du personnel judiciaire, du moins Didier Veillon a-t-il montré que si chaque césure politique s’est traduite, dans le ressort de la cour d’appel de Poitiers, par l’épuration d’un certain nombre de magistrats, plusieurs de ces derniers sont parvenus à rapidement rentrer en grâce, en particulier sous la Deuxième République et au début de la Troisième4. Ces deux exemples suffisent à mettre en lumière l’enjeu crucial de la réflexion sur les réintégrations administratives. Selon l’importance qu’on leur prêtera, c’est l’ampleur des purges elles-mêmes qu’on sera ou non conduit à reconsidérer, attendu que l’on peut admettre que la réintégration, si elle n’annule évidemment pas l’épuration – qui a eu lieu et, à ce titre, continuera toujours de peser, d’une manière ou d’une autre, sur la vie professionnelle de celui qu’elle a frappé, fût-ce, à terme, en tant que simple souvenir –, en interrompt du moins l’effet principal. On peut aller jusqu’à dire qu’on ne saurait porter un jugement définitif sur les épurations administratives sans avoir préalablement fait la lumière sur les réintégrations, et tout spécialement sur leur ampleur. En somme, étudier le phénomène de réintégration des fonctionnaires, c’est se donner les moyens de juger de l’incidence réelle et à long terme des ruptures politiques sur le service de l’État5.
- 6 ADIV 3 P 10 finances – État des percepteurs du département d’Ille-et-Vilaine, 1818.
- 7 Étrennes de Rennes pour 1852, Rennes, Imp. de Folligné, 1852, p. 143-144.
- 8 Pour plus de détails sur la condition et l’activité des percepteurs au xixe siècle, voir J. Le Bi (...)
- 9 Voir M. Denis & C. Geslin, 2003.
3L’entreprise, si elle va à son terme, sera de longue haleine. En attendant de disposer, peut-être un jour, d’un tableau synthétique des réintégrations administratives à l’échelle du xixe siècle, voire de l’époque contemporaine, on présentera ici les résultats d’une enquête de terrain consacrée aux percepteurs des Contributions directes en poste dans le département d’Ille-et-Vilaine durant le premier xixe siècle. À côté des juges de paix, des gendarmes, bientôt des receveurs des Postes et des facteurs, des agents-voyers et des instituteurs, les percepteurs figurent alors au nombre des représentants emblématiques de l’État dans les campagnes. Il faut dire qu’ils sont nombreux : l’Ille-et-Vilaine en compte 126 en 1818, de sorte que les circonscriptions fiscales de ce département comportent à cette date moins de trois communes en moyenne6 ; et si s’amorce alors un puissant mouvement de décrue des effectifs qui aboutira, à la veille de la Grande Guerre, à une simplification drastique de la carte du recouvrement, ce sont encore quelque 87 comptables qui officient dans le département haut-breton au début du Second Empire7. La professionnalisation de l’activité est, quant à elle, franchement balbutiante, si bien que les percepteurs, qui ont dû acquitter les frais d’un cautionnement et sont tenus de posséder une autorité sociale minimale, se recrutent encore très majoritairement, sous les monarchies censitaires, parmi les petits notables locaux8. Si notre choix s’est porté sur l’Ille-et-Vilaine, c’est pour des raisons de commodité matérielle, mais aussi parce que cet espace, comme la Bretagne en général, est marqué par la forte prégnance de la querelle politico-idéologique à compter de la Révolution française9, et que l’on peut supposer que la guerre des deux France a conféré à la question de l’épuration et, par suite, à celle de la réintégration, une acuité particulière. Enfin, la séquence chronologique – le premier xixe siècle – s’est imposée d’elle-même dans la mesure où, on y reviendra, les purges administratives n’ont pratiquement plus cours dans les rangs des percepteurs de ce département après 1830 et que la question de leur réintégration cesse par conséquent de se poser deux à trois décennies plus tard, grosso modo sous le Second Empire.
- 10 ADIV 3 P 2-23 finances. Un dernier carton, coté 3 P 24 finances, a trait à la période 1905 à 1940 (...)
- 11 ADIV 2 M 18 – Registre des demandes d’emploi tenu par le cabinet de la préfecture d’août à décemb (...)
4Le dispositif d’enquête mis au point fonctionne à deux échelles. Au niveau du département tout entier, nous avons recherché toutes les demandes de réintégration formées par d’anciens percepteurs entre la Première Restauration et le début de la Troisième République. Nous avons pour cela exploité deux sources. La principale est la volumineuse collection de documents intéressant le personnel du Trésor public d’Ille-et-Vilaine entre le Consulat et les débuts de la Troisième République10. Ces documents comprennent de nombreuses lettres impliquant, à parts inégales, l’administration centrale, les autorités administratives locales – préfet, sous-préfets, receveur général et receveurs particuliers – et les percepteurs. Parmi ces lettres, 56 exactement sont des demandes de réintégration ; adressées pour la plupart au préfet, elles s’échelonnent entre 1815 et 1850. Nous avons aussi exploité, à titre de complément, un registre répertoriant l’ensemble des demandes d’emploi reçues par la préfecture de Rennes entre août et décembre 183011. Les lettres en question y sont résumées, alors même que la grande majorité d’entre elles ont disparu. 172 intéressent des perceptions ; parmi elles, 17 sont des demandes de réintégration absentes de la sous-série 3 P. Ainsi avons-nous pu repérer au total quelque 73 demandes de réintégration, dont un quart environ ne nous sont connues qu’indirectement.
- 12 A. Siegfried, 1995 [1913], p. 161-162, 169-170.
- 13 Archives économiques et financières 3 Mi 155-157.
- 14 ADIV 2 O 1-364. Documents d’administration communale. Finances de la commune.
5Aussi riche d’enseignements soit-il, cet ensemble documentaire présente deux limites : il n’est pas exhaustif, comme le prouve le fait que la plupart des lettres répertoriées dans le registre précité ont visiblement disparu, et il ne dit rien de la suite donnée à la pétition formée par le percepteur révoqué. De là, la nécessité de gagner en précision et, pour ce faire, de soumettre les percepteurs étudiés à une analyse prosopographique. Compte tenu de son ampleur, la tâche a été limitée aux comptables en poste dans deux des six arrondissements que compte alors l’Ille-et-Vilaine, ceux de Rennes et de Vitré. Deux arrondissements assez dissemblables tant au point de vue socio-économique – l’arrondissement de Rennes étant polarisé par la ville-préfecture, grosse de 40 000 habitants au milieu du siècle – que politique – l’arrondissement de Vitré apparaissant comme un bastion conservateur bruissant longtemps des échos des chouanneries successives et contrastant à ce titre avec l’arrondissement de Rennes, tout de modération12. La reconstitution des carrières de ces fonctionnaires a été réalisée à partir des informations contenues dans la sous-série 3 P des archives départementales, et, plus spécifiquement, à partir des renseignements fournis par plusieurs sources : les registres matricules conservés au Centre des archives économiques et financières de Savigny-le-Temple pour les percepteurs encore en poste en 187013 ; l’annuaire administratif départemental pour ceux qui ont exercé leurs fonctions entre 1825 et 1870 ; enfin les comptes de gestion municipaux pour ceux qui les ont quittées avant 182514. Au terme de cette opération, il est apparu que c’est en 1849 qu’avait eu lieu la dernière mesure de réintégration faisant suite à une mise à l’écart motivée par des considérations politiques. L’échantillon a été en conséquence réduit aux seuls percepteurs ayant exercé leurs fonctions entre 1814 et cette date, soit à 139 individus. Pour finir, ont été écartés de l’analyse les comptables dont nous n’avons pas réussi à reconstituer pleinement la carrière : opération méthodologiquement capitale dans la mesure où, d’une carrière reconstituée de façon partielle il est raisonnablement impossible d’affirmer qu’elle a été ou non affectée par une ou des mesures d’épuration et de réintégration. Précisément, 17 carrières n’ont pu être complètement reconstituées, soit 12 % de l’échantillon. Celui-ci s’est dès lors trouvé réduit à 122 individus.
- 15 M. Bergère & J. Le Bihan, 2009, p. 12.
- 16 ADIV 3 P 13 finances – Notes sur les percepteurs, sd [1830].
6Cette étude ne porte pas sur les réintégrations de toutes natures, seulement sur celles qui ont fait suite à une destitution à caractère politique. Il s’ensuit qu’avant de chercher à les mesurer, il nous a encore fallu tenter d’identifier les motifs de la cessation d’activité des percepteurs compris dans l’échantillon, ce que nous sommes parvenu à faire pour 110 d’entre eux. Sur ces 110 comptables, 16 ont été révoqués juste après les Trois Glorieuses, 12 au début de la Seconde Restauration (principalement en décembre 1815), enfin 7 dans les années 1820. Les destitutions de 1815 et de 1830 ne posent aucun problème d’identification ; et leur importance ne surprend pas vu que les purges qui ont suivi le second retour de Louis xviii et l’avènement de Louis-Philippe ont certainement été les deux plus sévères qu’a connues la France au xixe siècle15. En revanche, les révocations des années 1820 sont d’une analyse plus délicate. À la lettre, elles n’ont pas de caractère politique ; elles ne résultent que du vaste plan de réduction des arrondissements de perception mis en œuvre durant toute la décennie. La lecture attentive des archives invite toutefois à penser que cette restructuration a fréquemment ciblé des opposants politiques et qu’elle a donc possédé une dimension épuratoire. Que les percepteurs destitués se fassent fort de l’affirmer en 1830 ne constitue certes pas une preuve irrécusable dans la mesure où, désireux de rentrer en grâce, ils ont alors tout intérêt à insister sur leur engagement au service de la cause libérale. En revanche, que les nouveaux hiérarques départementaux reprennent sans sourciller l’argument à leur compte, convainc davantage. Voici, par exemple, comment la préfecture justifie la réintégration de Bon Lemarchand en 1830 : « Lors des suppressions de perceptions en 1824, privé après 20 ans de gestion de sa place, ses opinions en furent cause »16.
7Si nous considérons que les percepteurs privés d’emploi au cours des années 1820 ont été révoqués pour des raisons politiques, le total des comptables épurés dans ces deux arrondissements entre 1814 et 1849 se monte à 33 (et non à 35, attendu que deux d’entre eux ont été évincés par deux fois), ce qui fait un taux de 30 % ; dans le cas contraire, les chiffres tombent respectivement à 28 et 25. La vérité est peut-être entre les deux mais, pour les raisons susdites, nous retiendrons l’hypothèse haute.
- 17 État civil de Hédé – Acte de décès du 7 juillet 1845.
- 18 État civil de Martigné-Ferchaud – Acte de décès du 11 avril 1823.
- 19 ADIV 3 P 13 finances – Lettres de Jean Pinot, 9 novembre 1830 et sd [1830].
- 20 ADIV 3 P 1 finances – Circulaire du 12 pluviôse an xii.
8La mesure du phénomène de réintégration est à présent possible : onze des percepteurs révoqués pour des raisons d’ordre politique ont été ultérieurement réintégrés dans leurs fonctions. Total assez faible, évidemment, si l’on considère l’ensemble des individus compris dans l’échantillon, mais significatif si l’on ne prend en compte que les percepteurs épurés. Quoi qu’il en soit, retenons pour le moment qu’environ un percepteur épuré sur trois a été réintégré. Et avançons tout de suite l’idée que les dispositions de l’administration centrale en matière de réintégration ont été peut-être plus favorables encore que ne le laisse penser ce chiffre ; en tout cas, deux arguments autorisent à la soutenir. Le premier relève du bon sens ; il consiste à avancer qu’une telle statistique n’a de signification que rapportée aux anciens percepteurs qui ont vécu assez longtemps pour bénéficier d’une mesure de réintégration. Ne serait-il pas absurde, en effet, de considérer que le ministère a refusé de réintégrer dans ses fonctions un percepteur décédé aussitôt après son éviction ? Pareil calcul présente toutefois des difficultés : il implique de disposer de la date de décès des individus considérés ; plus, il suppose l’existence d’une sorte de durée minimale d’ostracisation, dont l’existence est pourtant démentie par les faits, la réintégration survenant parfois très vite après l’épuration. Reste, nous le reverrons, que pour les fonctionnaires destitués les changements de régime ont constitué les principales occasions de retrouver leur emploi. Or, sur les trente percepteurs épurés dont nous avons retrouvé l’acte de décès, dix sont décédés avant que ne soit rétabli un régime a priori susceptible de les réintégrer dans leurs fonctions, c’est-à-dire avant 1830 pour les percepteurs révoqués sous la Restauration, et avant 1849 pour ceux destitués au début de la monarchie de Juillet. Second argument, les indices collectés révèlent que plusieurs des ex-percepteurs que l’État n’a pas réintégrés dans leurs fonctions ont été néanmoins admis à exercer une autre fonction administrative lato sensu, en tout cas une fonction dont l’exercice était subordonné à l’agrément de l’administration supérieure. Au moins trois des individus de l’échantillon sont dans ce cas : Bon Lemarchand, déjà cité, devenu maire de Hédé sous la monarchie de Juillet17 ; René Le Doyen, destitué en 1815 et que l’on retrouve quelques années plus tard nanti d’un bureau de tabac18 ; enfin Jean Pinot, lui aussi révoqué en 1815, mais vite autorisé à se reconvertir dans le notariat et nommé maire d’une petite commune rurale19. On voit que la prise en compte de ces deux paramètres modifie sensiblement l’estimation dont est susceptible le phénomène de réintégration : si l’on recalcule le taux de réintégration dans les fonctions de percepteur en prenant pour base le nombre des ex-percepteurs en mesure d’être réintégrés lors des changements de régime, soit 23, il s’élève à près d’un sur deux ; et si l’on étend le raisonnement à toutes les formes de réintégration administrative, il augmente évidemment encore, sans que l’on puisse cependant dire jusqu’à quel point, vu que les indices disponibles ne sont pas exhaustifs et ne signalent en conséquence qu’une proportion minimale. Ce que l’on peut dire, pour résumer, c’est qu’à l’échelle de l’échantillon considéré, moins d’un percepteur épuré sur deux a échoué à se faire réadmettre au service de l’État. Si cette estimation est assez difficile à commenter faute de données construites selon le même dispositif d’enquête, du moins force-t-elle à reconnaître que le phénomène de réintégration est fréquent, bien plus fréquent, en tout cas, qu’on pouvait le penser de prime abord, pour ainsi dire banal dans les rangs du Trésor du premier xixe siècle. Précisons enfin que cette conclusion n’est aucunement biaisée par les spécificités que posséderait alors le métier – si l’on veut bien risquer le mot – de percepteur. On ne saurait notamment soutenir que la propension de ces fonctionnaires à la réintégration a été favorisée par la détention de ressources personnelles rares. Certes, les individus à la fois capables d’acquitter le cautionnement imposé par le ministère et possédant un minimum d’instruction ne sont pas légion à l’échelle d’une petite commune rurale, mais la masse des demandes d’emploi reçues par la préfecture en 1830 prouve qu’à l’échelle départementale l’administration n’a jamais manqué de candidats aux fonctions de percepteur, fonctions d’ailleurs bien peu exigeantes à l’époque puisque les impétrants ne sont soumis à aucun examen d’aptitude et doivent seulement prouver qu’ils savent « chiffrer et calculer »20.
9Cette conclusion générale posée, l’examen de la chronologie des mesures de réintégration repérées invite à distinguer deux configurations très dissemblables, pour ne pas dire antithétiques : d’un côté les réintégrations survenues suite à l’effondrement du régime épurateur, de l’autre celles survenues alors que ce dernier est encore en place. Sans doute tient-on là la typologie fondamentale du phénomène de réintégration en France jusqu’aux années 1880 : d’un côté, les réintégrations en forme de restitution, de l’autre, les réintégrations à valeur d’absolution. Force est de les étudier séparément si l’on veut affiner l’analyse.
10Les réintégrations-restitutions sont de loin les plus nombreuses : elles représentent dix des douze mesures de réintégration ayant touché les percepteurs compris dans l’échantillon, et concernent dix des onze percepteurs ayant été réintégrés – puisque l’un d’eux a été réintégré à deux reprises. À une exception près, toutes les réintégrations-restitutions datent des débuts de la monarchie de Juillet.
- 21 Ibid. – Lettre de Pierre Fleury, sd [1830].
- 22 Ibid. – Lettre de Louis Paintandre, 21 août 1830.
- 23 Ibid. – Lettre de Louis Philaut, 4 octobre 1830.
- 24 ADIV 3 Q 31/430. Déclaration de succession du 21 juin 1850.
- 25 A. Daumard, 1993, p. 867.
- 26 ADIV 3 P 13 finances – Lettre de Jean Pinot, 9 novembre 1830.
- 27 Ibid. – Lettre de Bon Lemarchand, 25 août 1830.
11Ce train de réintégrations a été précédé d’une intense activité pétitionnaire que, nous l’avons dit, nous pouvons appréhender avec une précision inaccoutumée grâce au registre de demandes d’emploi tenu par la préfecture de Rennes au cours de l’été et de l’automne 1830. Les trente-quatre demandes de réintégration datant de cette transition politique présentent quelques traits spécifiques. De manière attendue, la révocation subie sous la Restauration est évoquée dans la grande majorité des lettres. C’est qu’elle est à présent un titre de gloire, une preuve de libéralisme, une marque de courage personnel, sous la plume de bien des impétrants que n’effraie pas la grandiloquence, tel ce Pierre Fleury qui impute sa destitution, survenue six ans plus tôt, à « une vie presque tout entière consacrée à la défense de nos libertés pour lesquelles [son] sang a plus d’un fois coulé, [sa] constante fermeté dans ces principes auxquels [il sera] toujours dévoué et à la propagation desquels [il a] contribué de tout [son] pouvoir »21. Tous ceux qui le peuvent font par ailleurs grand cas de leurs services militaires passés, évoqués dans douze lettres. À la manière de Louis Paintandre, destitué en 1815, qui commence sa missive en rappelant péremptoirement qu’« après 32 années de services sans interruption dans le même régiment, dont 22 comme capitaine, plus de 10 campagnes et une blessure grave, [il a] sur la fin de 1814 été mis à la retraite »22, les postulants, dont beaucoup ont commencé leur carrière sous l’Empire, entendent ainsi crier leur attachement à la geste impériale et, implicitement, à la Révolution, ou tout du moins se démarquer de la Restauration. À cette stratégie rhétorique ressortit, pareillement, l’invocation de la croix de la Légion d’honneur ou des services rendus dans la Garde nationale. Ajoutons que plusieurs pétitionnaires exposent longuement les difficultés matérielles dans lesquelles les a plongés leur révocation. Nous le verrons, l’argument n’est pas spécifique aux demandes de réintégration-restitution, mais celles-ci y recourent assez fréquemment pour qu’il soit permis d’y insister. Ici encore, certains entrent dans force détails et tentent d’émouvoir. C’est le cas de Louis Philaut, révoqué en 1816, qui dit voir dans sa réintégration « un moyen de conserver un morceau de pain sur la fin de sa carrière »23. L’argument n’est évidemment pas à prendre pour argent comptant. Si l’échantillon compte quelques percepteurs peu fortunés, l’étude de leur patrimoine prouve qu’aucun d’eux n’a connu la misère : la plus faible des successions laissées par les percepteurs épurés sous la Restauration se monte à 2 571 francs24, et leur moyenne avoisine les 30 000 francs, ce qui autorise à créditer les intéressés d’une « aisance relative25 » et permet de comprendre comment la plupart ont pu amortir l’effet appauvrissant de leur révocation et patienter sans difficulté majeure jusqu’à leur réintégration. Remarquons pour finir que l’ensemble de ces arguments concourt, dans l’esprit même de leurs auteurs, à faire apparaître leur demande comme légitime, et, partant, leur réintégration comme un véritable dû. Significative est à cet égard la fréquence avec laquelle ils en appellent à la justice, souvent pour conclure leur demande : Jean Pinot clame que sa réintégration « serait justice »26, Bon Lemarchand tonne que la sienne « est justice »27, etc.
- 28 ADIV 3 P 8 finances – « État de signalement moral des percepteurs du département d’Ille-et-Vilain (...)
- 29 ADIV 2 M 18 – Registre des demandes d’emploi tenu par le cabinet de la préfecture d’août à décemb (...)
12Quid de l’efficacité de toute cette activité pétitionnaire ? À l’échelle du département, dix-huit des vingt-sept percepteurs ayant sollicité leur réintégration en 1830 obtiennent satisfaction. La proportion est voisine dans les deux arrondissements tests puisqu’on y dénombre quatorze pétitionnaires et neuf réintégrés. Ces chiffres peuvent être regardés comme fiables compte tenu de l’exhaustivité du registre mis à contribution ; ils indiquent que la réintégration constitue un horizon très crédible au lendemain des Trois Glorieuses. Il faut dire que, de toute évidence, les nouveaux administrateurs du département n’ont pas eu le loisir d’enquêter longuement sur les candidats à la réintégration. Fraîchement nommés, tenus de pourvoir rapidement aux postes laissés vacants par les légitimistes démissionnaires, et d’opérer tant bien que mal un tri parmi les 172 demandes de perception parvenues à la préfecture en l’espace de quatre mois, ils doivent manifestement se contenter d’une instruction des plus sommaires. On peut être tenté de s’interroger sur les raisons qui ont motivé l’échec de certaines demandes, mais malheureusement, les informations en notre possession ne permettent pas de trancher cette importante question d’une manière satisfaisante. Dans les arrondissements de Rennes et de Vitré, les cinq infortunés candidats ne se signalent en effet par aucune particularité nette : certes, ils sont un peu plus âgés que les réintégrés (57 ans contre 51 ans), mais la nouvelle administration n’a pas hésité à rappeler à son service Gabriel Théolière malgré ses 64 ans ; certes, l’un d’eux, Jean Pinot, a eu maille à partir avec sa hiérarchie jadis, et l’on peut imaginer que le souvenir de son indocilité s’étant conservé, l’on n’ait pas jugé judicieux de le réintégrer, mais aucun des quatre autres n’a visiblement donné lieu à de tels reproches28 ; certes, le registre des demandes d’emploi tenu en 1830 suggère qu’ils ont bénéficié de protections globalement moins nombreuses et moins puissantes que les autres pétitionnaires, mais la corrélation entre les deux phénomènes est loin d’être systématique puisque Pierre Vimont a été manifestement réintégré au seul vu de ses états de service, quand Julien Marcille, lui, a fait chou blanc malgré le soutien appuyé que lui avaient apporté plusieurs des nouveaux hommes forts de Rennes, dont l’influent député Thomas Jollivet29. Il ne s’agit évidemment pas d’affirmer que ces facteurs n’ont pas joué, mais de souligner qu’aucun d’eux n’a eu d’effet visiblement décisif, et que si tous se sont mêlés, c’est dans des proportions que l’enquête n’a pu déterminer.
- 30 ADIV 3 P 18 finances – Lettre de Victor Caillel du Tertre et al., 12 janvier 1849.
- 31 H. Goallou, 1973, p. 218-221.
13En tout état de cause, les réintégrations-restitutions prennent fin après 1830. Dans nos deux arrondissements tests, nous l’avons dit, une seule réintégration de ce type a lieu sous la Deuxième République. L’individu concerné, François Rouxel, a refusé de prêter serment en 1830, puis il est resté ostracisé pendant toute la monarchie de Juillet. Mais des notables légitimistes entreprennent de le faire réintégrer au mois de janvier 184930, soit au moment même où la chute du préfet républicain Hamon se prépare souterrainement31. Attendu l’absence d’épuration, les vacances de poste sont toutefois plus rares qu’en 1830 et Rouxel doit patienter jusqu’à l’été pour se voir offrir une nouvelle perception, celle de Balazé.
14Les réintégrations-absolutions sont les moins nombreuses ; dans l’échantillon, elles ne concernent que deux percepteurs : Charles Allaire et Julien Marcille, tous deux révoqués en 1815 et admis de nouveau dans les rangs du Trésor quatre ans plus tard. Le phénomène n’a cependant rien d’anecdotique.
- 32 ADIV 3 P 9 finances – Lettre de Deshays, 13 janvier 1816.
- 33 Ibid. – Lettre de René Brice, 25 septembre 1815.
- 34 Ibid. – Lettre d’Olivier Dein, 15 décembre 1815.
- 35 ADIV 3 P 10 finances – Lettre de Gabriel Théolière, 11 novembre 1817.
- 36 ADIV 3 P 9 finances – Lettre de René Brice, 25 septembre 1815.
15Qu’un grand nombre d’anciens percepteurs aient cherché à rentrer en grâce sous le régime même qui les avait évincés, est attesté par quelque trente-huit lettres à l’échelle du département. Ces lettres sont construites d’une manière très différente des demandes de réintégration-restitution. Preuve d’une gêne, l’épisode de la destitution y est moins souvent évoqué. Quand ils se risquent à en parler, les candidats à la réintégration se présentent le plus souvent comme les victimes d’une erreur, qu’ils imputent aux calomnies déversées sur leur compte par des ennemis personnels ou des concurrents malintentionnés. Ainsi peuvent-ils eux aussi mobiliser, quoique dans une autre perspective, tout un lexique de la justice et du droit, comme en témoigne la citation choisie au début de cette étude. Plusieurs d’entre eux vont jusqu’à réclamer une contre-enquête. Deshays, par exemple, écrit au ministre : « Pour être à même de me juger, je viens, Monseigneur, vous supplier très humblement d’ordonner une enquête rigoureuse et formelle sur mon compte »32. En tout état de cause, rares, très rares sont les individus qui reconnaissent les faits qu’on leur reproche. Seuls René Brice et Olivier Dein font explicitement repentance : le premier avoue avoir « eu quelques opinions politiques contraires à celles qui ont prévalu » mais assure avoir « manifesté [sa] soumission dès que Sa Majesté a repris les rênes du gouvernement »33 ; le second, lui, concède que « dans les derniers événements » il a « pu errer »34. L’argument de la compétence occupe, dans ces lettres, une place bien plus grande que dans les demandes de réintégration-restitution. On le trouve d’ailleurs convoqué dans plus de la moitié d’entre elles. C’est que convaincus d’infidélité au régime, les percepteurs destitués savent qu’il constitue leur meilleur atout, d’autant que leurs successeurs, parfois recrutés à la hâte, n’ont pas tous donné satisfaction sur le plan professionnel35. Aussi s’ingénient-ils à présenter ce critère de la compétence comme le seul qu’il soit légitime de prendre en considération : « S’est-il élevé une seule plainte contre ma gestion ? demande René Brice. C’est là seulement ce qu’il faudrait examiner, et je ne crains pas, sur ce point, l’inquisition la plus sévère »36. Enfin, les percepteurs ne manquent pas d’insister sur l’état de gêne dans lequel les a plongés leur éviction, de sorte que, sous ce rapport, demandes de restitution et d’absolution présentent une analogie manifeste.
- 37 ADIV 3 P 11 finances – Lettre du préfet Frain de la Villegontier, 9 février 1819.
- 38 V. Denis, 2008, p. 178.
- 39 J.-F. Peniguel, 1999, p. 285.
16Dans de rares cas, l’administration donne raison au percepteur. Au vrai, nos dépouillements n’ont révélé qu’un cas d’erreur avérée : celui de Félix Mérel, destitué en 1815, dont le préfet reconnaît quatre ans plus tard qu’il a été « destitué pour des fautes qui étaient celles de son frère »37. Il n’est cependant pas exclu que de telles erreurs aient été plus fréquentes que ne le disent les sources quand on sait que la surveillance des fonctionnaires, déjà lâche par temps calme au début du xixe siècle, était pour ainsi dire impossible par temps troublés ; d’une manière plus générale, n’oublions pas que l’administration peine encore à identifier efficacement les ruraux à la fin de l’Empire, secondée qu’elle est par des auxiliaires relativement peu compétents38. Les mêmes erreurs ont été en tout cas repérées dans d’autres administrations du temps39 ; mais sans doute diminuent-elles ensuite, à mesure que se perfectionne le contrôle exercé par l’État sur ses agents. Aussi restreintes soient-elles, les réintégrations qui en résultent forment, quoi qu’il en soit, une troisième catégorie, propre à enrichir notre typologie : celle des réintégrations-réparations ; mais notre échantillon n’en compte aucune puisque le malheureux Mérel, quelque innocent qu’il fût, n’a pas retrouvé son emploi de percepteur.
- 40 ADIV 3 P 10 finances – Lettre du préfet Frain de la Villegontier, août 1818.
- 41 ADIV 3 P 11 finances – Lettre du receveur particulier Hévin, 15 avril 1819.
- 42 ADIV 3 P 10 finances – Lettre du préfet Frain de la Villegontier, 10 décembre 1818.
- 43 Ibid. – Lettre du préfet Frain de la Villegontier, 9 février 1819.
17La plupart du temps, en revanche, aucune des deux parties n’est dupe des raisons de la révocation : « M. Mongin sait très bien ce qui l’a fait destituer et il n’en a pas disconvenu en ma présence »40, note le préfet en 1818. Pour l’administration en place, la question, alors, est bien de savoir si elle consent ou non à accorder son pardon, son absolution à un agent dont elle estime qu’il l’a trahie. Les informations collectées paraissent signaler ici une différence d’attitude entre les administrateurs de la Restauration et leurs successeurs juillettistes. Les premiers font apparemment preuve d’une mansuétude plus grande. Ils y sont manifestement encouragés par le ministère, dont un fonctionnaire supérieur assure, en 1819, qu’il cherche à « replacer les percepteurs destitués en 181541 ». Il est malheureusement impossible de savoir si c’est là seulement l’interprétation que le receveur particulier Hévin donne de quelques mesures individuelles dont il aurait eu vent, ou bien s’il entend désigner un véritable programme ministériel de réintégration collective – dont, par ailleurs, nous ne savons rien. On remarquera néanmoins qu’il tient ce propos au printemps 1819, à la veille de la promulgation des lois de Serre sur la presse, sans doute la réforme la plus libérale que l’on puisse mettre au crédit du cabinet Dessolles, soit, donc, en un moment où, l’opposition ultra momentanément jugulée, le pragmatique Decazes, le véritable chef du gouvernement, peut se laisser aller à des mesures d’apaisement. La relative clémence dont fait montre la préfecture entre 1816 et 1820 ne fait, en tout cas, aucun doute : ici le préfet dit vouloir annuler « quelques destitutions très sévères »42 ; là, tout en admettant que la révocation de Julien Marcille était justifiée, il consent à proposer sa réintégration au ministre43. Ceci dit, l’administration ne rouvre ses portes qu’avec parcimonie et sans que nous parvenions toujours à comprendre, là encore, pourquoi certains pétitionnaires ont vu leur demande aboutir et d’autres non : à l’échelle du département, sur les douze individus dont les demandes de réintégration ont été conservées, cinq ont été proposés par le préfet à la nomination du ministre, et deux seulement ont été effectivement pourvus d’un nouveau poste.
- 44 ADIV 3 P 18 finances – Note anonyme, 1837.
- 45 J. Blieck, 2012, p. 254.
- 46 J.-Y. Piboubès, 2003, p. 363-365.
18Même si la prudence est de mise, on peut penser que les demandes de réintégration-absolution ont été plus rares sous la monarchie de Juillet ; du moins n’en compte-t-on que quatre sur les trente-huit lettres susmentionnées. De surcroît, aucune n’aboutit, et nous avons déjà dit qu’à l’échelle des deux arrondissements tests aucune réintégration de cette nature n’avait été enregistrée sous le règne de Louis-Philippe. L’indice serait-il fragile, notons enfin que le ton utilisé par les autorités louis-philippardes dans leur correspondance interne paraît moins amène à l’égard des candidats à la réintégration. Typiquement, le légitimiste François Rouxel s’attire ce jugement sans appel en 1837 : « A refusé le serment ou tout au moins a donné sa démission pour motif politique. Demande une perception. Qu’il garde la position qu’il s’est faite »44. Il est difficile d’interpréter cette différence de comportement. Écartons d’emblée toute hypothèse à caractère socio-économique : les déclarations de succession le prouvent, épurés de 1815 et de 1830 possèdent pratiquement le même niveau de fortune. Et suggérons trois pistes. Dans notre échantillon, les premiers sont plus jeunes que les seconds, 40 ans contre 50 ans, ce qui a pu influer sur le crédit accordé à leur demande. Peut-être faut-il également faire la part de la personnalité des hauts fonctionnaires locaux, en particulier des préfets, et plus spécialement attribuer au modérantisme de Frain de la Villegontier, en poste à Rennes de 1817 à 1824 et adversaire déclaré de Corbière45, un rôle clé dans les mesures de réintégration de la fin des années 1810. On peut enfin se demander si l’expérience répétée et traumatisante du parjure, en 1814-181546, loin de toujours durcir l’antagonisme entre Blancs et Bleus, comme on l’écrit parfois, n’a pas aussi et paradoxalement désidéologisé la vie administrative. Car n’oublions jamais que les fonctionnaires qui ont été appelés à statuer sur les demandes de réintégration des percepteurs au début de la Restauration, étaient pour beaucoup des réintégrés eux-mêmes, des hommes qui avaient ressenti les mêmes craintes, nourri les mêmes espoirs et formé les mêmes demandes que ceux dont ils ont eu à juger la conduite. Dans cette hypothèse, qui reste à confirmer, le sursaut d’intransigeance constatée après 1830 tiendrait peut-être à l’émergence d’une nouvelle génération de fonctionnaires supérieurs, moins compromise dans le désastre moral consécutif à la chute de l’Empire.
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19Nous l’avons dit, c’est en 1849 qu’est survenue la dernière mesure de réintégration faisant suite à une éviction de nature politique parmi les percepteurs du département d’Ille-et-Vilaine. Faut-il, au terme de cette étude, en conclure que le mitan du siècle fait rupture dans l’histoire du rapport de ces fonctionnaires locaux à l’État ?
- 47 H. Goallou, 1973, p. 52-53.
- 48 ADIV 1 M 147 – Note, 23 décembre 1878.
- 49 Selon l’expression de J. Tulard, 1976, p. 59.
- 50 ADIV 1 M 147 – Lettre de Paul Mullon, 8 mars 1906.
- 51 J. Le Bihan, 2008.
- 52 J.-P. Machelon, 1976, p. 329 et suiv.
20Rappelons, d’abord, que la disparition des mesures de réintégration à compter de la Deuxième République ne tient nullement à une attitude subitement plus ferme de l’Administration à l’endroit de percepteurs qu’elle aurait destitués et qui chercheraient à retrouver leur emploi ; elle s’explique simplement par le fait qu’aucune purge n’a touché les comptables des deux arrondissements tests au cours du second xixe siècle. Constat corroboré à un plan plus général : les sources indiquent que l’administration intermédiaire d’Ille-et-Vilaine n’a pratiquement pas été épurée en 184847 et, qu’entre mai et décembre 1877, seulement trois agents de l’État ont été privés d’emploi – quand vingt-neuf autres ont été déplacés48. Des faits d’« auto-épuration49 » se laissent, certes, repérer jusqu’à la Belle Époque : ainsi le percepteur de Retiers démissionne-t-il préventivement en 1906 aux fins de ne pas prêter la main aux opérations d’inventaire50 ; mais le phénomène est indiscutablement résiduel. C’est que le percepteur du second xixe siècle se distingue de son prédécesseur par deux traits fondamentaux : il a des origines sociales plus modestes, il est mieux formé et plus compétent51. Il s’ensuit que son attachement à sa carrière – le terme prenant alors un sens – et même, peut-on dire, sa dépendance par rapport à sa carrière, sont bien plus grands, ce qui le pousse à faire montre d’une prudence accrue dans la manifestation de ses opinions – attitude, certes, parfois difficile à tenir attendu que l’instauration du suffrage universel, en 1848, a concomitamment transformé certains fonctionnaires locaux, dont les percepteurs, en « agents du gouvernement »52, et partant augmenté de beaucoup la pression exercée sur eux par leur hiérarchie.
- 53 J.-L. Chappey & A. Lilti, 2010, p. 182.
- 54 Idem.
- 55 J.-P. Jourdan, 1996, p. 74-76.
21Par contraste, le premier xixe siècle fait assurément figure de période convulsive, placée sous le signe de l’instabilité et de la discontinuité. Les rangs des percepteurs sont alors littéralement décimés par des purges d’ampleur considérable, en 1815 et 1830, ce qui, de facto, les expose massivement au problème de la réintégration et les pousse, nombreux, à prendre la plume. À cet égard, il paraît possible d’inscrire le geste épistolaire des percepteurs étudiés dans la vaste « histoire des écrits au pouvoir »53 qui sort actuellement de l’ombre et que certains de ses pionniers ont justement invité à élargir54. On ne peut qu’être frappé, au reste, par les similitudes existant, du point de vue rhétorique, entre les demandes de pensions formées par les écrivains étudiés par Jean-Luc Chappey et Antoine Lilti, et les demandes de réintégration émanant des percepteurs d’Ille-et-Vilaine : même emprunt au registre de la supplique, impliquant pour l’auteur anticipation sur les attentes des maîtres de l’heure et mise en cohérence de son propre passé, même invocation du droit et de la justice. Dans le cas présent, les attentes du pouvoir sont assez difficiles à saisir compte tenu du relatif laconisme des sources disponibles. Tout au plus peut-on supposer, au vu des deux formes de réintégration que nous avons repérées, que l’administration a eu en vue deux principaux buts en rappelant à son service d’anciens percepteurs épurés : récompenser la loyauté politique et garantir l’efficacité de l’appareil administratif. Ces deux buts tendent à se mêler au lendemain des épurations massives – ici celle de 1830 – car le nouveau pouvoir doit tout à la fois agir vite pour relancer l’activité administrative – vitale en matière fiscale – et consolider ses assises en s’attachant ses partisans. Puis, une fois le régime affermi et plus assuré de lui-même, le second seul demeure et, selon un mécanisme, connu55, de « reprofessionnalisation », commande – comme ici à la fin des années 1810 – le rappel de fonctionnaires destitués quelques années plus tôt en raison de leur hostilité supposée mais jugés compétents. Le résultat, tout pesé, est que le phénomène de réintégration des comptables locaux du Trésor ne peut être tenu pour négligeable au cours de la période étudiée ; l’estimation proposée ne laisse aucun doute de ce point de vue et constitue un argument à l’appui de l’idée selon laquelle l’État du premier xixe siècle a été caractérisé par une plus grande continuité qu’il ne paraît d’abord, en matière de personnel, donc aussi en matière de pratiques, ce qui invite in fine à relativiser l’opposition susdite entre les deux parties du siècle telle qu’invite à la construire l’examen des seules purges administratives.
- 56 M. Bergère & J. Le Bihan, 2009, p. 21-23.
- 57 À titre d’exemple, comparer au sujet de la réintégration des magistrats après 1830 : J.-Y. Piboub (...)
22En quelle mesure cette analyse vaut-elle par-delà le cas de ce groupe de fonctionnaires et de ce terrain d’observation ? Il est impossible de répondre à cette question actuellement. Tout juste peut-on avancer que si la réintégration suppose l’épuration, alors on est fondé à la traquer jusque très avant dans le siècle puisque les dernières grandes purges administratives datent du tournant des années 188056. Pareille assertion ne signifiant évidemment pas que ce terminus ad quem vaille pour tous les fonctionnaires : la recherche a établi depuis longtemps que l’exposition des agents de l’État à l’épuration a toujours varié suivant de multiples paramètres, au premier desquels la position hiérarchique et le degré de technicité des fonctions remplies. Reste le plus important : déterminer comment le souhait des fonctionnaires destitués de retrouver un poste a varié selon l’administration d’appartenance et le grade occupé, et comment ce souhait s’est transformé avec le temps ; comment, d’autre part, le sort réservé par l’administration supérieure aux demandes de réintégration a évolué au fil des régimes et des décennies ; comment, donc, enfin, le phénomène de la réintégration a globalement pesé sur l’histoire de l’État. Toutes ces questions n’ont été qu’effleurées jusqu’à présent par la recherche historique et, de surcroît, ont souvent donné lieu à des jugements divergents, pour ne pas dire contradictoires57 ; il est temps de les reprendre de manière plus méthodique et plus systématique.