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AccueilNumérosXXIX-2« L’après-épuration »

« L’après-épuration »

Réintégrer les fonctionnaires après une césure politique, xixe-xxe siècles. Paramètres d’un chantier
The “Post-Purge”. Reinstating Civil Servants After a Political Break, Nineteenth-Twentieth Centuries. Research Project Parameters
Aurélien Lignereux et Marie-Bénédicte Vincent
p. 3-22

Entrées d’index

Géographie :

France, Belgique, Allemagne, Europe

Chronologie :

XIXe-XXe siècles
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Texte intégral

1Réintégrer ? Voilà, assurément, un verbe encore peu présent dans le champ des études historiques, si bien qu’il sonne, sinon comme un néologisme, du moins comme un terme technique, étroitement circonscrit au droit administratif en ce qu’il désigne le rétablissement dans son poste, ou dans un autre, d’un fonctionnaire qui avait été contraint à le quitter. Les intrigues qui accompagnent les réintégrations sont pourtant familières au lecteur d’Honoré de Balzac, qui a en tête les démarches entreprises afin qu’un Portenduère réintègre la Marine ou qu’un Peyrade retrouve la Police générale. Parce que l’objet de ce dossier est d’évaluer l’ampleur et les modalités des réintégrations qui s’inscrivent dans le cours conflictuel d’une césure politique – indépendamment donc de celles qui, relevant d’une démarche individuelle, interviennent à l’issue d’un congé, d’une mise en disponibilité ou d’un détachement –, de tels retours suscitent des tensions à la hauteur des enjeux. Ne tient-on pas là en effet un observatoire de premier plan sur la marche et les dysfonctionnements de l’État en phase épuratoire, sous la poussée de pressions contradictoires ? Reste à prendre la vraie mesure du phénomène au vu de la fragilité et même de la réversibilité des repères dont on dispose aujourd’hui. Le dossier qui suit s’y emploie et livre quelques réflexions méthodologiques pour un chantier prometteur.

1. L’ascendance d’un sujet neuf

Une composante méconnue de l’histoire des épurations

2De fait, force est de reconnaître que le retour aux affaires d’anciens épurés a nourri des rumeurs et des rancœurs tenaces. C’est parce que ces approximations suspicieuses et ces généralisations hâtives répandues dans l’opinion sont en elles-mêmes dignes d’intérêt que la tentation a été forte jusqu’à présent de traiter les réintégrations sur le mode de la conclusion et de l’épilogue, ou du moins de privilégier leur seul retentissement mémoriel. Cette méconnaissance du phénomène en lui-même – que l’on qualifiera de réintégratoire afin de lui donner un nom et une notoriété –, a de quoi surprendre au sein d’un environnement historiographique toujours plus exigeant au sujet des épurations, car peut-on vraiment apprécier ces dernières sans examiner systématiquement la réintégration possible des fonctionnaires exclus des rangs ? En l’occurrence, il ne s’agit pas simplement d’aller jusqu’au terme logique du sens commun prêté aux réintégrations, c’est-à-dire celui d’un correctif venant restreindre, après coup, le poids et la portée de l’épuration. Dans cette optique, seule la soustraction des réintégrés au total des épurés permettrait en quelque sorte de chiffrer l’épuration véritable. Les réintégrations ne font-elles cependant que détricoter l’œuvre épuratoire ? C’est sans doute là une conception aussi erronée que d’y voir, à l’inverse, la conséquence nécessaire de purges aveugles et excessives. Les réintégrations constituent bien plutôt une séquence, parfois éclatée, qui s’emboîte dans le processus d’épuration.

  • 1   Cl. d’Abzac-Épezy, 1999, p. 672.
  • 2   Deux illustrations de ce champ en plein essor : J.-Cl. Caron et al., 2008 ; Fr. Pernot & V. Toure (...)

3De fait, le couple épuration-réintégration ne se laisse pas enfermer dans une succession chronologique simple – après le temps de l’épuration viendrait celui des réintégrations éventuelles. Souligner ce chevauchement, ainsi que ses effets d’entraînement mutuels, n’a rien de nouveau. C’est un acquis bien établi de l’histoire des épurations que d’avoir mis en évidence la pluralité des instances, ses rythmes saccadés et décalés, offrant en définitive une chronologie élastique et enchevêtrée, qui juxtapose les réintégrations opérées à la suite de dispositifs précoces et la poursuite des exclusions. Il en ressort aussi que des mesures distinctes dans les textes touchent en fait les mêmes individus, comme les officiers restés sourds aux appels du général de Gaulle du 6 juin 1944, si bien que l’ordonnance du 22 septembre 1944 confie l’épuration administrative et la réintégration des militaires aux mêmes commissions, chargées de l’examen de tous les dossiers individuels1. Il s’en faut cependant de beaucoup que la schématisation des voies complexes de l’épuration ait débouché sur un décompte des réintégrations, ce à quoi s’astreignent en revanche les six articles suivants en un fructueux va-et-vient. Les données collectées de la sorte ne peuvent que profiter par la suite au champ plus large des travaux sur les sorties de guerre ou sur les résolutions de crise politique2. Voilà qui conduira aussi à penser les réintégrations non plus à la seule aune de l’épuration, en un face-à-face trop souvent générateur de jugements de valeur, mais au service de problématiques élargies, notamment sur les politiques de réconciliation, d’oubli ou de normalisation.

Une conséquence de l’essor de l’histoire sociale des fonctionnaires

4Si l’histoire des réintégrations appartient de plain-pied à celle des épurations, nécessitant dès lors une étude conjointe, elle ne s’y restreint pas pour autant. La présente dynamique de recherche est également redevable du développement d’une histoire sociale des fonctionnaires. Ce que celle-ci apporte sur le cours des carrières et sur les cultures professionnelles, sur les solidarités corporatistes et sur la constitution d’un droit de la fonction publique éclaire les résistances aux injonctions épuratoires du temps court et les logiques réintégratoires. Les conditions d’accession aux postes, les réseaux qui s’activent dans la course aux places, les leviers ordinaires de promotion, la formation et la professionnalisation, tout comme l’éthique et l’éthos, les stratégies de carrière rapportées aux déterminants sociologiques et aux aspirations individuelles et familiales, les imaginaires sociaux du bon fonctionnaire ou de son repoussoir, les fiches de notation : voilà autant de paramètres qui entrent en compte quand bien même un gouvernement régénérateur entendrait rompre avec le passé.

  • 3   Pour ne citer que l’un des derniers en date : F. Cardoni, N. Carré de Malberg & M. Margairaz, 201 (...)
  • 4   C. Kawa, 1997, p. 557-564.
  • 5   J. Le Bihan, 2006-2008.
  • 6   V. Wright, 2007, p. 57-58.

5Deux indices manifestent ce lien intime entre l’histoire des fonctionnaires et celle des réintégrations. Premièrement, les travaux disponibles sur l’épuration s’avèrent moins propres à donner prise à une enquête sur les réintégrations que les dictionnaires nominatifs des personnels qui fleurissent depuis vingt ans, sous des formats divers (volume en soi3, annexe d’ouvrage4 ou publication parallèle5). À l’évidence, il y a là une matière dormante à exploiter. La reconstitution minutieuse des carrières met en lumière les interruptions et les reprises d’activité administrative et offre donc un matériau commode pour une première évaluation des réintégrations, à l’exemple des préfets du Gouvernement de la Défense nationale. Bien qu’après leur révocation/démission, ils quittent en majorité le champ de l’administration pour embrasser ou reprendre une carrière d’avocat ou de journaliste, retrouver le monde des affaires ou se consacrer à leurs terres et à leurs rentes, une part significative d’entre eux réintègre la fonction publique après une période d’interruption. L’enquête prosopographique permet de saisir au niveau du groupe leur profession au lendemain de la Défense nationale et en fin de carrière6, tandis que l’extrême minutie des 136 notices individuelles déclinées en une trentaine de rubriques par fiche éclaire finement la réintégration ultérieure d’un Firmin Lemercier ou d’un Oscar Vernet. Il est vrai que le cloisonnement par administration, qui structure nombre de ces répertoires, masque souvent de possibles réintégrations lato sensu, c’est-à-dire la reprise de fonctions publiques en dehors du corps d’appartenance.

  • 7   M.-B. Vincent, 2006.

6Deuxièmement, on notera que les contributeurs de ce numéro sont moins des historiens des épurations que des spécialistes d’une ou plusieurs catégories de serviteurs de l’État. C’est sans doute le capital de connaissances – acquis le plus souvent dans le cadre d’une thèse d’histoire – dont ils disposent chacun sur une administration en temps ordinaire qui fait le prix de ce dossier : focalisé sur des temps de crise et de reconfiguration, il ne peut pour autant faire l’économie des mécanismes usuels en termes de gestion des postes. En effet, pour apprécier les répercussions d’une épuration sur une carrière administrative avant une réintégration, il importe d’avoir préalablement une idée du déroulement d’une carrière « normale » de fonctionnaire dans un secteur donné, d’autant que le xixe siècle est précisément celui de la normalisation des carrières au sein du service de l’État, tant en France qu’en Allemagne7.

2. Une bibliographie en quête d’elle-même

Un champ encore à l’état embryonnaire

  • 8   Exemple parmi d’autres de ce type de traitement, R. Avezou (1951, p. 34) relève à titre de curios (...)
  • 9   M. Bergère & J. Le Bihan, 2009, p. 30-34.
  • 10   V. Denis, 2012.

7Dresser un bilan historiographique des réintégrations, en dehors du champ matriciel de l’histoire des fonctionnaires, semble relever au premier abord d’un préambule formel, s’apparenter à un exercice artificiel dans la mesure où ce champ pionnier ne peut guère s’adosser à une bibliographie digne de ce nom. Si l’on croise parfois la notion au fil d’événements ou d’itinéraires individuels, les éléments présentés ne sont guère exploités et restent dispersés8. L’introduction au recueil Fonctionnaires dans la tourmente, fondateur pour l’objet « réintégration », a fait la synthèse de ces bribes pour la France de 1815 aux années 19609. On notera avec intérêt que, depuis, quelques études se sont aventurées dans la brèche ainsi ouverte. Étudiant l’épuration de la police parisienne sous la Restauration, par le biais d’un corpus très restreint, soit quarante commissaires de police ayant dû quitter leurs fonctions entre 1814 et 1816, Vincent Denis met en œuvre une approche fine fondée sur les pétitions de ces agents, qu’il s’agisse des révoqués, des remplaçants ou de ceux qui, écartés sous Napoléon pour un motif ou pour un autre, ont profité de l’occasion pour réclamer une réintégration devenue politique10. Il s’ensuit une catégorisation des registres rhétoriques ; mieux, l’auteur en fait le point de départ pour reconstituer la mise en place d’un traitement bureaucratique, à l’origine du dossier individuel. C’est en cela que la démonstration est à méditer, puisqu’elle lie indissociablement la construction de la méthode au mode de production de la source. L’initiative est cependant par trop isolée pour remettre en cause le constat de vide dressé par Marc Bergère et Jean Le Bihan. Encore faudrait-il le contrebalancer, non seulement par la prise en compte des dictionnaires prosopographiques déjà évoqués, mais encore par une extension du cadre spatio-temporel de la collecte, moins pour multiplier les titres que pour gagner en profondeur d’analyse.

Remonter en amont

  • 11   Avec toutes les complications que supposent des déplacements en chaîne, comme l’illustre cette le (...)

8Le glissement de la ligne de partage universitaire des eaux aboutit désormais à une relative méconnaissance de la part des historiens contemporanéistes du cours de la Révolution, à laquelle cependant la nouvelle question portée aux concours de recrutement de l’Éducation nationale réagit salutairement (« Citoyenneté, République, Démocratie en France, 1789-1899 »). En matière de réintégration, les années 1789-1799 offrent pourtant un champ d’observation de premier ordre. Malgré les discours affichés, c’est moins une épuration d’ampleur du personnel des bureaux d’Ancien Régime, amenant par la suite à en réintégrer une partie des exclus, qui serait en cause, que de brusques revirements inscrits dans une temporalité resserrée, notamment pour ce qui est de l’an V, de part et d’autre du coup d’État du 18 fructidor. Un corps tel que la gendarmerie en subit de plein fouet les contrecoups11, au fil des jurys de réforme, et ce d’autant plus que les luttes partisanes, nationales et locales, sont redoublées par le changement du rapport de forces pour le choix des nominations qu’introduit, en faveur des autorités militaires, la loi du 28 germinal an VI (17 avril 1798) : ainsi défilent, dans l’intervalle de quelques années, les mêmes noms, tantôt exclus, tantôt réintégrés.

  • 12   K. Rance, 2006a, p. 385-393.
  • 13   K. Rance, 2006b, p. 241 et 244.
  • 14   B. Lutun, 2005.

9Ce n’est d’ailleurs pas seulement en tant que temps fort et peut-être fondateur des réintégrations que la Révolution est incontournable, mais pour donner tout son relief à la Restauration, si l’on veut bien considérer sous cet angle les demandes de places qui affluent de la part d’émigrés. À examiner de près ces pétitions, sollicitations et recommandations, on remarque que si les aspirants se soucient finalement assez peu du poste qu’on pourrait leur attribuer, pourvu qu’il leur paraisse digne et lucratif, leurs requêtes se fondent non seulement sur la réécriture de leurs parcours de vie12, mais encore sur une base présentée comme objective, celle du préjudice causé par la cassure révolutionnaire de leur carrière. De là l’exigence d’une réparation. Malgré des organigrammes révolutionnés en un quart de siècle de mue de l’appareil d’État, l’ancien émigré Jean-Baptiste Dudon d’Envals, qui avait été reçu en 1787 garde du corps dans la compagnie de Noailles et y avait servi jusqu’à sa suppression le 25 juin 1791, réintègre en 1814 les gardes du corps – il est même promu chef d’escadron en février 1815 de cette unité ressuscitée13. D’autres se prévalent de filiations institutionnelles aussi fantaisistes que certaines étymologies pour réclamer l’admission dans la gendarmerie royale au nom de services passés au sein de la Gendarmerie de France, prestigieux corps militaire d’Ancien Régime totalement étranger à la maréchaussée. La Marine offre un cas extrême mais comme tel marquant, en particulier sous le ministériat du vicomte du Bouchage (26 septembre 1815-23 juin 1817), lui-même de nouveau en charge de ce portefeuille dont il avait été le dernier titulaire sous le règne de Louis XVI. Il y poursuit l’improbable amalgame amorcé sous la Première Restauration, lorsque 200 officiers de l’ancienne Royale ont été rappelés aux côtés des 2 600 officiers de marine du cadre de l’Empire14. La tragique notoriété du naufrage de La Méduse, en partie liée aux défaillances de son capitaine, l’émigré Duroy de Chamareys, est telle qu’elle constitue sans doute un tournant dans une histoire des réintégrations qu’il reste à écrire. Pareilles négations des années écoulées tendent à devenir exceptionnelles par la suite, à l’exception majeure du retour au premier plan d’anciens officiers de Napoléon sous la monarchie de Juillet, au fur et à mesure que le principe de légitimité s’efface dans l’administration au profit du critère de compétence, ce qu’illustre l’article de Laurent López.

S’ouvrir aux comparaisons internationales

  • 15   J.-Ph. Luis, 2002, p. 150-151. L’enquête est d’autant plus pionnière que sa matrice doctorale rem (...)
  • 16Ibid., Annexe II. L’évolution des carrières dans quelques corps : représentation graphique, p. 38 (...)

10Les recherches sur les réintégrations ont également à s’enrichir de celles menées sur des terrains étrangers. On le sait, la prétendue exception française est à relativiser dès lors qu’on la rapporte au cheminement politique non moins agité qui a été celui de l’Espagne de Joseph Bonaparte à Franco, des carlistes et des libéraux. C’est dire que l’on tient dans le pays des pronunciamientos un observatoire de choix pour apprécier le phénomène des réintégrations, à condition de disposer de données éprouvées. Le travail de Jean-Philippe Luis apporte les éléments souhaitables pour les années 182015. Tout en confirmant l’ampleur de l’épuration – ou purification – (5 000 dossiers traités par la Junta suprema ; 20 000 par les juntes provinciales), la reconstitution de son processus aboutit à trois correctifs salutaires. D’une part, si la moitié des membres de l’administration centrale soumis au procès d’épuration en 1825-1826 est punie, ce taux descend à moins de 10 % au même moment pour les administrations provinciales. D’autre part, ces mouvements s’opèrent sur fond de restructuration des administrations dans le cadre d’une réduction des coûts de fonctionnement de l’État, paramètre essentiel que l’on retrouve au cœur de la démonstration de Nicola Peter Todorov. Enfin, le progressif éloignement des ultras du pouvoir s’accompagne d’un retour au sein des administrations d’anciens afrancesados et des plus modérés des libéraux. À l’œuvre dès la fin 1826 et jusqu’en 1830 pour les magistrats des audiences et chancelleries, ces réintégrations s’accompagnent de déplacements, mais à des postes équivalents voire supérieurs, sauf pour des personnalités trop en vue qui doivent accepter une rétrogradation. La réintégration s’observe surtout au sein du ministère des Finances et du Fomento, chargé de stimuler l’activité économique, ce qui est à mettre en parallèle, toutes proportions gardées, avec la fonction technique exercée par les percepteurs français du xixsiècle étudiés par Jean Le Bihan. Au-delà de ces repères précieux pour une comparaison, c’est la méthode mise en œuvre qui fait tout le prix de l’enquête, en particulier le mode de représentation graphique apte à mettre en évidence les ruptures et continuités dans la carrière de 250 membres de la haute administration. Seize tableaux représentent l’itinéraire professionnel d’un individu sous la forme d’un trait : l’épaisseur de la ligne et ses brisures enregistrent le maintien au poste occupé depuis 1819, les changements de fonction, les arrêts d’activité et les réintégrations jusqu’en 183416. Pareille entreprise permet ainsi de suivre à la trace et dans la durée un parcours accidenté : cette traduction linéaire est également utilisée dans l’article de Gaëlle Charcosset sur les maires pour le xixe siècle français.

Un avenir subordonné à l’essor des Digital Humanities ?

11De fait, il n’y a guère d’avancée envisageable sans une réflexion sur les techniques de saisie informatique des changements et de leur représentation. Aussi l’avenir de l’histoire des réintégrations est-il largement tributaire d’une dynamique plus globale. Dans cette perspective, on ne peut que se réjouir des échanges susceptibles d’approfondir et de croiser les méthodes prosopographiques, tels qu’ils se pratiquent au sein du séminaire lancé en 2012 par le Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (LARHRA), le Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (LAMOP) et les Archives nationales, ou au fil des ateliers d’histoire quantitative dirigés par Claire Lemercier et Claire Zalc17. Il y a également tout à espérer du projet, porté par les Archives nationales, de structuration d’un réseau pour la recherche sur l’administration et les agents de l’État, afin de cumuler les résultats, de les comparer, en mutualisant les moyens et les outils. L’objectif est d’aboutir à l’exploitation conjointe des collections d’annuaires administratifs, ainsi que des dossiers nominatifs de personnel, soit les deux corpus essentiels pour la connaissance du cadre d’exercice de la fonction publique. Adossée aux politiques de numérisation, à l’amélioration des bases de données existantes à l’exemple de Quidam, et à la diffusion de systèmes d’encodage collaboratifs déjà forgés comme Millefeuille, l’initiative devrait permettre, à terme, de dessiner la trajectoire de chaque fonctionnaire au sein d’une frise chronologique de l’administration française18… Un tel horizon est si prometteur qu’il tient peut-être du mirage, tant est fragile la pérennité de réseaux qui fonctionnent sur la bonne volonté de chercheurs dispersés. Le tutorat informatique annoncé par les Archives nationales laisse en suspens des questions essentielles, tels le financement du programme et le choix des supports techniques les plus appropriés pour ce champ des Digital Humanities.

3. Du champ nouveau à la structuration d’un chantier

12En attendant la mise en place de ce type d’armatures, les articles qui composent ce dossier expérimentent des voies originales et convergentes. Indéniablement, la difficulté du thème, son aridité apparente, la technicité requise, le travail d’archives qui sous-tend les décomptes ont quelque chose de dissuasif, qui appelle une tentative groupée pour y faire face et susceptible comme telle d’offrir des exemples de référence encourageants pour la suite. Certes, les auteurs travaillent sur des échantillons de taille dissemblable, avec chacun ses propres outils et techniques d’analyse, mais leurs enquêtes s’inscrivent néanmoins dans une réflexion collective sur la manière de mesurer les phénomènes de réintégrations de fonctionnaires après une épuration politique. L’objectif du dossier est donc de proposer à la communauté historienne non pas une synthèse circonscrite, mais des pistes pour avancer dans un chantier ouvert à de futures recherches sur des terrains voisins. Comme on l’a dit, la grande difficulté de l’entreprise est de mener une histoire des réintégrations de fonctionnaires qui, tout en tenant nécessairement compte de la phase épuratoire antérieure, n’en soit pas réduite à l’appendice. Si là est bien la nouveauté, la tâche n’en reste pas moins ardue. À la lecture des différentes contributions, il semble possible de regrouper les aspects de méthode soulevés – et largement résolus – par les auteurs autour de trois pôles : le premier concerne le choix des termes pour analyser les phénomènes de réintégrations ; le deuxième porte sur l’établissement de séries chiffrées utilisables pour des opérations de dénombrement ; et le troisième interroge les outils aptes à traiter ces séries. Il ne s’agit pas de fournir dans cette introduction toutes les clés méthodologiques permettant d’aborder l’ensemble des réintégrations, mais plutôt d’élaborer un cadre d’enquête, que chacun pourra adapter à son champ propre.

« Fonctionnaires »

  • 19   M. O. Baruch, 2003.

13Si l’hétérogénéité du groupe des fonctionnaires aux xixe et xxe siècles n’est plus à démontrer, il faut toujours la rappeler, afin d’éviter les généralisations abusives à partir des groupes d’agents étudiés par chacun des auteurs. Plusieurs d’entre eux travaillent d’ailleurs sur des catégories limites assimilées aux fonctionnaires : c’est le cas des maires des Cent Jours étudiés par Gaëlle Charcosset – les maires ne mènent certes pas à proprement parler de carrière administrative, mais ils peuvent être révoqués dans leur mandat –, ou des agents de la SNCF, intégrés dans une « large fonction publique » depuis la loi de 1937, comme le rappelle Charlotte Pouly. Les gendarmes envisagés par Jonas Campion sont, quant à eux, ancrés dans le monde militaire. En dépit de cette hétérogénéité, les auteurs se rejoignent en mettant en lumière l’importance de la répartition par grades comme variable rendant compte de l’inégale ampleur des réintégrations post-épuratoires. Ceci ne surprendra pas les historiens familiers des épurations de fonctionnaires, qui ont pointé la plus ou moins grande sévérité des épurations en fonction du niveau de responsabilité occupé19. Dans ce dossier, Jonas Campion montre pour la Belgique après 1945 combien les procédures judiciaires épuratoires varient selon les grades détenus par les gendarmes (officiers/sous-officiers), entraînant ensuite une diversité procédurale pour les demandes de réintégration. Symétriquement à ce qui se passe lors des épurations, la répartition par grades des fonctionnaires apparaît donc comme une composante décisive pour rendre compte de la chronologie et de l’ampleur du processus de réintégration des agents.

« Réintégrations »

  • 20   M. de Oliveira, 2011, p. 374-381 ; A. Lignereux, 2012, p. 344-350.
  • 21   M.-B. Vincent, 2008.

14Le phénomène des réintégrations est résolument pluriel, comme le soulignent tous les auteurs du dossier – de même que l’épuration est un phénomène pluriel, mêlant des procédures pénales, administratives, civiques, disciplinaires, etc. Le terme de réintégration, entendu en termes de fonction et non de poste, recouvre donc des réalités différentes. Ainsi, la réintégration n’est-elle pas toujours synonyme de « dés-épuration », au sens où elle viendrait annuler une épuration antérieure, ce qu’explique Jonas Campion à propos des gendarmes belges après 1945. Il faut garder à l’esprit qu’il existe effectivement des réintégrations ne venant pas après une sanction. Nicola Todorov en donne des exemples pour les fonctionnaires westphaliens, qui avaient servi l’Empire français et qui se trouvent réemployés lors de la réorganisation de l’administration prussienne après 1815 dans un système politique différent. Ces retours s’observent aussi dans la France rétrécie de 1814, au sein de laquelle refluent les fonctionnaires de la quarantaine de départements évacués20. On pourrait aussi évoquer le cas de la République Fédérale d’Allemagne après 1945, où des fonctionnaires possédant un statut de « rapatriés » – Vertriebene –, c’est-à-dire issus des territoires perdus par l’Allemagne après la guerre, sont réintégrés dans les administrations ouest-allemandes grâce aux lois généreuses, notamment celle de mai 1951 leur assurant le recouvrement des droits dont ils jouissaient le 8 mai 194521. Par ailleurs, il existe d’autres types de réintégrations qui, bien que faisant suite à une épuration, n’annulent pas la sanction antérieurement prononcée : c’est le cas lorsque des agents sont réintégrés dans des postes hiérarchiquement inférieurs ou alors mutés dans une affectation tierce qui a valeur de sanction, ainsi qu’il ressort de certaines trajectoires de commissaires de police reconstituées par Laurent López. L’amoindrissement d’une sanction ne signifie pas nécessairement son annulation. Ainsi les réintégrations envisagées dans ce dossier dessinent-elles une constellation plus large que le processus de dés-épuration, même si ce dernier prime sans doute dans les différentes typologies proposées.

  • 22   A. Bancaud & M.-O. Baruch, 2003.

15Les articles de ce dossier se montrent donc particulièrement attentifs à la caractérisation des réintégrations qu’ils traitent. Pour l’après-Seconde Guerre mondiale, il faut distinguer la réintégration juridique de la réintégration administrative, alors que les deux niveaux sont souvent confondus par l’opinion publique, ce qui crée des malentendus. La réintégration peut en effet signifier le recouvrement des droits de fonctionnaire, sans que celui-ci ne retrouve le poste antérieurement occupé avant l’épuration. Un cas extrême est d’ailleurs présenté par Charlotte Pouly, qui évoque pour l’après-1945 les réintégrations posthumes et mémorielles d’agents communistes de la SNCF épurés après les grèves de 1938 ou par le gouvernement de Vichy. Ces distinctions conduisent naturellement à s’interroger sur les limites du phénomène réintégratoire. Celles-ci peuvent être d’ordre disciplinaire, comme chez les gendarmes belges après 1945, dont la hiérarchie n’accepte pas toujours le retour des anciens épurés pour faits de collaboration. D’autres cas de refus de réintégrations du même type en France ont été mis en lumière par Alain Bancaud et Marc Olivier Baruch22, à propos des procédures d’appel déposées auprès du Conseil d’État par des fonctionnaires épurés lors de la Libération : les réintégrations prononcées par le Conseil d’État donnent lieu parfois à de véritables négociations avec les ministères concernés pour savoir où réintégrer lesdits agents, dont les hiérarchies ne veulent pas forcément. Les refus de réintégrations peuvent aussi émaner des fonctionnaires eux-mêmes qui, à un certain stade de leur trajectoire, ne souhaitent plus profiter d’un droit qui leur est trop tardivement reconnu : Jean Le Bihan évoque ce cas de figure pour les percepteurs des Contributions directes du xixe siècle en France, qui disposent d’une fortune personnelle et n’ont pas besoin matériellement de retrouver un emploi dans l’administration.

« Le statut d’attente »

16Durant la phase transitoire entre son épuration et sa réintégration, le fonctionnaire occupe un statut d’attente, qui, bien sûr, varie selon les contextes et les périodes tant en termes juridiques que financiers. Une révocation n’est ainsi pas synonyme d’un licenciement : la première apparaît pour le fonctionnaire comme une sanction plus lourde, associée à une perte de ses droits afférents, alors qu’en cas de licenciement, le fonctionnaire conserve son droit à la retraite et perçoit parfois des indemnités. Le cas des « mises en disponibilité » représente une zone grise, un entre-deux qui ne signifie pas toujours une sortie d’activité. Il est donc indispensable, pour comprendre les revendications des fonctionnaires, de se référer aux statuts et lois en vigueur dans les fonctions publiques, alors même que le xixe siècle et le xxsiècle sont caractérisés par une codification croissante des règlements internes, plus précocement d’ailleurs en Allemagne qu’en France. En bref, la mesure chiffrée du phénomène des réintégrations suppose en amont une connaissance des mesures s’appliquant aux différents corps de fonctionnaires et délimitant le champ des possibles. Nous avons considéré dans ce dossier qu’il y avait réintégration quand au préalable une éviction du corps, même transitoire, avait été constatée, étant entendu que les modalités de sorties de corps sont diverses – dans d’autres cas, il peut s’agir non pas d’une réintégration mais d’une réaffectation.

Penser par type

  • 23   M. Bergère & J. Le Bihan, 2010, p. 30-31.

17Lorsque Marc Bergère et Jean Le Bihan ont inscrit cet « objet nouveau » de la réintégration des fonctionnaires au cœur des cycles épuratoires, ils ont proposé une typologie exploratoire à partir d’exemples repérables çà et là23. Il importe d’autant plus de rappeler ici les termes de ce classement – réparation d’une erreur, réintégration lors d’un changement de régime des fonctionnaires exclus par le précédent, réintégration sous un même régime d’agents épurés à son avènement – que les contributions suivantes s’en réapproprient les cadres, jusqu’à en réinterroger les lignes. Une confrontation des différentes approches et une discussion collective ont pu avoir lieu lors de l’atelier de travail du 30 mai 2013, qui a réuni les contributeurs à l’École normale supérieure, avec le soutien de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (IHMC), et auquel a été associé Marc Bergère pour l’animation scientifique.

18De nouveaux cas de figure ont été alors évoqués par les participants : une quatrième catégorie ne se dessine-t-elle pas, celle de la réintégration-repentir, à propos des démissionnaires qui, s’étant appliqué une forme d’autoépuration lors de la rupture politique, en viennent à regretter leur choix parce qu’outre une dégradation de leur condition matérielle, l’évolution du régime dans un sens dont ils peuvent s’accommoder les pousse au ralliement, ce qu’entérinerait une reprise de poste ? C’est en tout cas un itinéraire plausible pour une partie des démissionnaires de la France de 1830 ou de l’Allemagne de 1918 et tentés de reprendre leur place, respectivement dans les années 1840 ou après « le coup de Prusse » de 1932 – fin du gouvernement républicain et retour en force des conservateurs dans l’administration prussienne. Pour sa part, Marc Bergère entrevoit, en écho aux remarques de Jonas Campion sur les gendarmeries française et belge, une nouvelle catégorie, celle de réintégration-rédemption, dont le schéma-type serait le réemploi d’individus compromis en Europe durant la Seconde Guerre mondiale pour les théâtres d’opérations coloniaux, en Indochine ou dans les Indes néerlandaises. Inversement, l’intérêt pratique de la catégorie des réintégrations à la suite d’un constat d’erreur mériterait d’être discuté, s’il s’avérait que les confusions administratives, réelles pour certaines, n’étaient qu’exceptionnelles. Voilà qui ramène donc à la nécessité d’un décompte minutieux.

4. Sources chiffrées et non chiffrées

L’éclatement des sources

19Un des principaux problèmes rencontrés par les contributeurs cherchant à dresser l’inventaire d’éventuelles réintégrations de fonctionnaires initialement épurés réside dans l’éclatement des données au sein des différents dépôts d’archives. Même la mine que représente le fichier central des policiers de la Troisième République exploité par Laurent López – quelque 12 000 fiches classées alphabétiquement – appelle des investigations supplémentaires pour reconstituer des carrières complètes. Il existe rarement une série unique permettant de travailler la question des réintégrations – et a fortiori de mesurer le phénomène –, ce qui explique, d’une part, le caractère peu défriché de ce chantier encore aujourd’hui et, d’autre part, la dimension fastidieuse des enquêtes entreprises, amenant de fait à restreindre la taille des échantillons. Or, si le chercheur est nécessairement amené à assembler plusieurs types de documents pour « saisir » les carrières de fonctionnaires, ce processus de construction des sources induit aussi des biais qui demandent à être explicités, ce que font les auteurs du dossier. Comme la reconstitution des carrières complètes s’avère du reste souvent impossible, compte tenu des lacunes documentaires, la démarche a consisté le plus souvent à comprendre au mieux les deux « moments » que sont l’épuration et la réintégration, même si des zones d’ombre persistent dans les étapes ultérieures des carrières. Notons à ce sujet que la notion de « trajectoires », que l’on pouvait a priori voir mobilisée dans ce type d’enquêtes – car plus large que la notion de carrière administrative –, n’apparaît pas systématiquement dans les articles, signe des difficultés pratiques à appréhender les parcours exhaustivement.

Le statut des chiffres

  • 24   H. Rousso, 1992.
  • 25   F. Rouquet, 1993.

20Qui dit mesure dit chiffres. Pourtant, force est de reconnaître que la construction de séries chiffrées fiables à même d’appréhender le phénomène de réintégrations de fonctionnaires constitue le défi majeur de ce chantier. Le problème est double. Une première difficulté réside dans le caractère trompeur des chiffres de départ, à savoir ceux des épurations. On sait combien les chiffres officiels publiés à l’époque par les gouvernements ou les ministères doivent être manipulés avec précaution. Bien sûr, ce constat n’est pas neuf : un des principaux acquis de l’historiographie sur les épurations de l’après-1945 a précisément consisté à réévaluer à la hausse les chiffres officiels donnés dans l’immédiat après-guerre24. Dans son travail sur les épurations administratives, François Rouquet parvient à la même conclusion, quand il invite à doubler la fourchette habituellement retenue pour l’ampleur de l’épuration des fonctionnaires lors d’une déclaration du gouvernement à l’Assemblée nationale en 194825. Or ces chiffres de l’épuration des fonctionnaires sont un point de départ incontournable pour mesurer leurs réintégrations. Une des solutions proposées par les auteurs du dossier est de procéder par études de cas limitées dans l’espace – une région, un département, plusieurs communes –, où le chercheur s’engage à recalculer lui-même ces chiffres, ou du moins à en proposer un nouvel ordre de grandeur probable. La part des hypothèses dans ce chantier récent reste inévitable.

21La deuxième difficulté est de construire une nouvelle série chiffrée fiable de fonctionnaires initialement épurés et ensuite réintégrés : c’est le travail d’échantillonnage proprement dit, sur lequel nous reviendrons. Mais gardons à l’esprit que dans une telle démarche empirique, la mesure du phénomène de réintégration produite au terme de chaque enquête ne peut être qu’une approximation – la plus vraisemblable possible – du phénomène réel, ce qui explique les résultats, somme toute, prudents des différents articles.

L’entrée nominative

22Les auteurs travaillent soit avec des listes nominatives – listes de compétences chez Nicola Todorov, registres de demandes d’emploi chez Jean le Bihan –, soit avec des dossiers personnels – quand ils existent, mais ce n’est pas le cas pour les fonctionnaires « moyens » en France au xixsiècle –, qu’ils soient de nature administrative (Charlotte Pouly) ou judiciaires (Jonas Campion). Cette constatation indique que l’entrée la plus pertinente pour travailler sur les phénomènes de réintégration est l’entrée nominative. Mais le contenu des dossiers personnels se révélant là aussi inégal et lacunaire, ce sont parfois les modalités de leur production plus que leur contenu qui renseignent sur la manière dont les réintégrations de fonctionnaires ont pu s’effectuer après une épuration. Ainsi Nicola Todorov montre comment la Prusse du début du xixsiècle dresse des « listes de compétences » permettant de réaffecter au mieux les agents, indépendamment de leur passé au service des Français, ce qui rend manifeste le fait que ces réintégrations ne sont pas conçues comme une dés-épuration dans un contexte de réforme administrative. Jonas Campion, de son côté, explique comment les procédures judiciaires visant à la réintégration de gendarmes initialement épurés en Belgique après 1945 révèlent le passage d’un processus de sanctions automatiques ayant lieu lors de la courte phase épuratoire à un processus d’individualisation des démarches, caractéristique d’un « temps long » de l’épuration sur plusieurs décennies.

23Le travail à partir de dossiers nominatifs conduit immanquablement les auteurs à privilégier, à un moment de leur raisonnement, l’échelle individuelle : tel ou tel cas saillant est alors détaché du groupe pour expliquer, à travers une brève approche biographique, sa représentativité, ou à l’inverse son caractère atypique. Ainsi Charlotte Pouly met-elle en exergue le devenir post-épuratoire de plusieurs ministres des Communications du gouvernement de Vichy (François Piétri, Jean Berthelot, Robert Gibrat). Comme l’historien dépend des sources à sa disposition et que celles-ci sont inégalement riches en informations professionnelles et politiques – en rapport souvent avec la position hiérarchique des fonctionnaires –, il est compréhensible que l’échelle individuelle soit choisie comme observatoire privilégié à un moment du raisonnement, afin d’y chercher des clés de lecture d’une stratégie permettant de réfléchir aux variables valables pour l’ensemble du groupe.

5. La quantification

24Comme on l’a dit plus haut, quantifier le phénomène de réintégration est extrêmement complexe, car cela suppose, d’une part, d’avoir en amont une vue chiffrée fiable de l’épuration et, d’autre part, de disposer de données suffisantes sur le devenir professionnel des agents initialement évincés – il est possible qu’un agent « disparaisse » des sources consultées non parce qu’il échoue dans son processus de réintégration, mais au contraire parce qu’il y réussit dans une autre région ou une autre administration « invisibles » au chercheur. À l’inverse, certains agents sont réintégrés pour une raison autre qu’une réhabilitation post-épuratoire. En bref, le cas idéal où l’on disposerait d’une liste d’agents épurés et, face à elle, d’une liste d’agents réintégrés n’existe pas et l’historien doit, en l’état actuel de la recherche, se « débrouiller ». Ce dossier est conçu précisément avec ce caractère exploratoire et expérimental, qui explique que les contributeurs aient livré dans leur texte leurs tâtonnements et hypothèses, ainsi que les avantages et les limites de leurs « boîtes à outils ».

L’échantillonnage

  • 26   On est donc loin du seuil des 1 000 individus considéré par les spécialistes comme une taille d’é (...)
  • 27   N. Frei, 1996.
  • 28   E. Conze, 2010.

25Toutes ces raisons font que ce type d’enquêtes ne peut se mener, du moins pour l’instant, sur des populations trop nombreuses. Les auteurs, animés par un désir légitime d’exhaustivité, ont presque tous opté pour des échantillons de taille réduite (de 100 à 300 individus26), afin de construire des bases de données et de produire des statistiques plus solides – car fondées sur des séries chiffrées vérifiées – que les approximations habituellement retenues des phénomènes de réintégrations. En effet, pour un certain nombre de sujets, le niveau macrosocial des réintégrations est déjà connu de l’historiographie : que l’on songe par exemple aux fonctionnaires ouest-allemands ayant profité des possibilités de recouvrement de leurs droits grâce à la loi de 1951 et que l’historien Norbert Frei estime à 39 000 jusqu’en mars 195327, alors que ce qui se passe au niveau de chaque administration fait actuellement l’objet d’enquêtes minutieuses outre-Rhin, notamment dans les grands ministères, comme celui des Affaires étrangères28, où l’on cherche à voir les pratiques de réintégration – plus que leur résultat – et le poids des appuis politiques et des réseaux. Cette attention aux « réseaux » – même si cette notion a pu être qualifiée dans l’historiographie de « métaphore » pour les périodes où il n’est pas facile à l’historien de les mettre en évidence –, apparaît dans plusieurs articles, notamment celui de Gaëlle Charcosset sur les réintégrations des maires des Cent Jours, fonctionnaires enracinés par excellence – dans des intérêts économiques locaux, des liens familiaux etc. –, ou celui de Jean Le Bihan sur les percepteurs des Contributions directes d’Ille-et-Vilaine au xixe siècle.

26Notons que certains auteurs (Nicola Todorov, Gaëlle Charcosset) ont aussi travaillé sur des échantillons que l’on pourrait qualifier d’« échantillons à l’envers », qui englobent les fonctionnaires ayant échoué dans leur demande de réintégration ou l’ayant refusée. Ces échantillons correspondent certes à des sous-groupes minoritaires par rapport au groupe des individus réintégrés, mais la démarche a une valeur heuristique quand elle donne à lire en « négatif » quelles sont les variables explicatives du phénomène majoritaire.

Le choix des variables

27À la lecture des contributions de ce dossier, il s’avère que les trois principales variables retenues pour quantifier le phénomène de réintégration sont :

28– l’âge des fonctionnaires, mis en rapport, d’une part, avec leur ancienneté et, d’autre part, avec l’âge du départ à la retraite quand celui-ci est fixé réglementairement ;

29– le poste de réintégration, défini en termes de grade, de traitement et de secteur d’activité – celui-ci est plus ou moins technique, ce qui a des conséquences pour le recrutement d’anciens agents, dont l’argument de la compétence est le meilleur atout lors des demandes de réintégration (ainsi dans l’administration fiscale étudiée par Jean Le Bihan) ;

  • 29   M.-B. Vincent, 2014.

30– la date de la réintégration – avec la question du décalage temporel par rapport au changement politique. Le schéma d’une succession chronologique en trois temps (césure politique, épuration, réintégration) est définitivement à redessiner. Cette mise à plat linéaire est déjouée par une séquence telle 1814-1815 au cours de laquelle se conjuguent ou se contrebalancent plusieurs dynamiques (nomination, élection), comme le met en évidence Gaëlle Charcosset. Par ailleurs, certaines réintégrations peuvent avoir lieu avant même la fin officielle de l’épuration, et a fortiori avant l’achèvement des procédures administratives ou judiciaires en découlant. Pour le xxsiècle, la tendance historiographique actuelle est justement de considérer le « temps long » des procédures d’épuration et réintégration, afin de prendre en compte la complexité et le chevauchement des niveaux pénal, administratif, et même disciplinaire. Ainsi pour le cas ouest-allemand, au temps court de la dénazification succède le temps plus long des épurations dans le domaine pénal ou disciplinaire où certaines procédures courent jusqu’aux années 197029. Jonas Campion le montre de manière similaire pour le cas des gendarmes belges après 1945. L’extension de la période étudiée à plusieurs décennies comporte néanmoins un risque pour l’historien : celui de comptabiliser les morts – dont on ne connaît pas le décès – parmi les non-réintégrés…

Les limites de la quantification

31Enfin, on constatera que les auteurs ne s’en sont pas tenus à une exploitation statistique des données et qu’ils ont intégré à leur raisonnement une analyse des discours des contemporains, quand ceux-ci étaient disponibles. Cette dimension relevant d’une histoire plus qualitative était nécessaire pour prendre en compte la perception des réintégrations soit par les hiérarchies administratives – Jean le Bihan note par exemple pour l’administration fiscale au xixsiècle que ceux qui instruisent les demandes de réintégration sont aussi des réintégrés –, soit par les différentes familles politiques, soit par la presse. Les écrits de fonctionnaires épurés – lettres pétitionnaires chez Jean Le Bihan, témoignages de fonctionnaires chez Nicola Todorov – renseignent aussi sur les représentations des acteurs éclairant leurs stratégies. Certes, dans les discours cités, la perception du caractère juste ou injuste de l’épuration prime souvent sur la perception ou la perspective des réintégrations elles-mêmes. Mais une des nouveautés du dossier est précisément de déplacer le regard de l’historien vers cette zone moins connue et d’inviter à lire « en creux » ces mêmes documents.

32Au total, ces six articles tendent à montrer, chiffres à l’appui – là résidait le pari ! –, que les réintégrations sont un phénomène fréquent dans le service de l’État au xixe siècle et au xxsiècle et que les continuités administratives sont plus tenaces qu’on l’a longtemps écrit, y compris dans les périodes de fortes turbulences politiques. Un premier pas donc, dans un chantier neuf qui ne demande qu’à être enrichi par de nouvelles contributions.

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Notes

1   Cl. d’Abzac-Épezy, 1999, p. 672.

2   Deux illustrations de ce champ en plein essor : J.-Cl. Caron et al., 2008 ; Fr. Pernot & V. Toureille, 2010.

3   Pour ne citer que l’un des derniers en date : F. Cardoni, N. Carré de Malberg & M. Margairaz, 2012. Bien que tourné vers la représentation politique, on peut voir dans le Dictionnaire des Constituants dirigé par E. Lemay (1991) le modèle de ce nouveau genre historiographique.

4   C. Kawa, 1997, p. 557-564.

5   J. Le Bihan, 2006-2008.

6   V. Wright, 2007, p. 57-58.

7   M.-B. Vincent, 2006.

8   Exemple parmi d’autres de ce type de traitement, R. Avezou (1951, p. 34) relève à titre de curiosité les « dénonciations et parfois même demandes de réintégration formulées par d’anciens administrateurs » au cours d’une enquête sur les maires confiée aux sous-préfets au printemps 1815, sans les considérer comme une matière digne d’éclairer les rouages politiques.

9   M. Bergère & J. Le Bihan, 2009, p. 30-34.

10   V. Denis, 2012.

11   Avec toutes les complications que supposent des déplacements en chaîne, comme l’illustre cette lettre du 17 pluviôse an III (5 février 1795) de Boissieu, député de l’Isère, à Boissy d’Anglas, à propos du capitaine de gendarmerie Brunel, destitué de sa place de commandant de la compagnie de l’Isère par le représentant en mission Amar : « Gautier et Cassaignes l’ont tous deux réinstallé en sa place de capitaine. L’un à la même compagnie et l’autre à une autre compagnie pour ne pas déplacer celui que l’intrigue ou la faveur, ou le bien mérité avait fait mettre à la place dudit Brunel lors de sa destitution. », Bibliothèque municipale de Grenoble, N 1738.

12   K. Rance, 2006a, p. 385-393.

13   K. Rance, 2006b, p. 241 et 244.

14   B. Lutun, 2005.

15   J.-Ph. Luis, 2002, p. 150-151. L’enquête est d’autant plus pionnière que sa matrice doctorale remonte à 1995, ce qui en dit long aussi sur la difficulté à faire école en ce domaine.

16Ibid., Annexe II. L’évolution des carrières dans quelques corps : représentation graphique, p. 383-384.

17http://prosopographie.hypotheses.org ; http://www.quanti.ihmc.ens.fr.

18http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/822/files/2012/06/R%C3%A9seau-Prosopographie-1.pdf.

19   M. O. Baruch, 2003.

20   M. de Oliveira, 2011, p. 374-381 ; A. Lignereux, 2012, p. 344-350.

21   M.-B. Vincent, 2008.

22   A. Bancaud & M.-O. Baruch, 2003.

23   M. Bergère & J. Le Bihan, 2010, p. 30-31.

24   H. Rousso, 1992.

25   F. Rouquet, 1993.

26   On est donc loin du seuil des 1 000 individus considéré par les spécialistes comme une taille d’échantillon présentant une marge d’erreur statistique acceptable. Voir à ce sujet C. Lemercier & C. Zalc, 2008, p. 25.

27   N. Frei, 1996.

28   E. Conze, 2010.

29   M.-B. Vincent, 2014.

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Pour citer cet article

Référence papier

Aurélien Lignereux et Marie-Bénédicte Vincent, « « L’après-épuration » »Histoire & mesure, XXIX-2 | 2014, 3-22.

Référence électronique

Aurélien Lignereux et Marie-Bénédicte Vincent, « « L’après-épuration » »Histoire & mesure [En ligne], XXIX-2 | 2014, mis en ligne le 31 décembre 2017, consulté le 11 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/5049 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoiremesure.5049

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Auteurs

Aurélien Lignereux

Sciences Po Grenoble (LARHRA UMR 5190), 1030 av. centrale - Domaine universitaire, 38400 Saint-Martin-d’Heres. E-mail : aurelien.lignereux@iepg.fr

Marie-Bénédicte Vincent

École normale supérieure, Département d’histoire, 45, rue d’Ulm, 75005 Paris. E-mail : mariebvincent@yahoo.fr

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