1Mesurer la ville équivaut à mesurer le fait urbain dans sa double composante morphologique, entendu ici comme « matérielle » (les implantations et bâtiments « urbains », la forme « urbaine », une taille considérée comme « urbaine », la limite ville-campagne...) et institutionnelle (le pouvoir et les institutions situés en ville exerçant une influence politique, administrative ou économique sur des territoires d’étendues variées).
2Si elles ne sont évidemment pas limitées aux périodes anciennes, ces deux approches de l’urbanité s’appliquent de façon spécifique dans la région de l’Ebre, du principat augustéen aux premiers moments de l’implantation wisigothique. Les textes de géographes antiques, les Itinéraires routiers officiels et les témoignages épigraphiques dressent un tableau de la cité, conçue comme un doublon articulant une urbs et un territoire sur lequel s’exerce son contrôle. Les sources archéologiques font apparaître d’importants contrastes entre les établissements urbains, bien que l’état de la connaissance soit particulièrement inégal selon les régions et selon les sites. La mise en relation de l’ensemble de ces données permet donc de dresser un bilan de la ville impériale dans ces régions du nord de la péninsule Ibérique. À des établissements indiscutablement urbains (en particulier les colonies et municipes précoces) s’ajoutent d’importantes implantations agglomérées dont le caractère de chef-lieu de cité n’est pas avéré et, inversement, des villes institutionnelles dont la trace archéologique renvoie plutôt à de modestes bourgades peu monumentalisées. Il semble donc nécessaire, pour envisager au mieux ce qu’était une ville à cette époque et dans ces régions, de confronter ces deux versants du fait urbain, dont les niveaux d’intensité ne sont pas toujours convergents. L’ampleur chronologique de cette étude interdit de la circonscrire dans les limites d’un cadre administratif antique. En effet, le conventus est une structure mal connue ou inexistante à l’époque tardive, la provincia a subi des modifications sous le principat de Dioclétien. Par ailleurs, le choix d’un cadre administratif contemporain, quoique commode, n’est pas satisfaisant au plan méthodologique pour étudier les logiques territoriales antiques. C’est donc la simple limite orographique du bassin versant de l’Ebre qui a été retenue (Figure 1).
Figure1. Délimitation de bassin de l’Ebre
- 1 Cette étude repose sur les résultats d’une thèse soutenue en juin 2009, intitulée « Les formes de (...)
3On se propose dans cette étude de mesurer le fait urbain du bassin de l’Ebre, à plusieurs échelles et sur le temps long1. La caractérisation d’un établissement comme une entité de peuplement urbaine ne va pas de soi et il convient de définir les critères discriminants qui permettent de considérer une agglomération comme une ville. On verra que la mesure des dynamiques, des ruptures et des continuités urbaines est un processus délicat, du fait du caractère souvent incertain des sources utilisées. Sur le temps long, on observe un déclin et une simplification du tissu urbain. Ce processus, quoique sélectif, touche des agglomérations dont la place dans la hiérarchie politico-administrative est variée. Il s’explique en partie par les particularités du réseau urbain antique du bassin de l’Ebre.
- 2 On s’appuie en particulier sur les éléments d’une synthèse mêlant aspects généraux et réalités his (...)
- 3 Cf. Strabon, Géographie, iv, 1, 5.
4La détermination d’une frontière entre établissements urbains et non urbains est une question complexe2. Chez les auteurs anciens, la civilisation n’est possible que dans un monde urbain, même si le lien avec la vie rurale (elle-même marquée par l’urbanitas) est indissoluble3. La ville est d’abord perçue comme une fondation (basée sur un acte de fondation), non comme le produit d’une évolution. Elle doit s’autogouverner, être autonome et posséder un territoire sur lequel s’exerce sa souveraineté. Les aspects concrets, l’apparence physique ou morphologique de l’agglomération sont en revanche très peu pris en considération pour la définition d’un habitat groupé comme une entité urbaine. En effet, si originellement le terme oppidum suppose un site plus ou moins élevé, il se met progressivement à désigner tout centre politique, tout chef-lieu de cité.
- 4 Childe, G., 1964.
- 5 Redman, Ch., 1978.
- 6 Asensio Esteban, J.-A., 1995, p. 23-24.
5La définition de la ville dans l’historiographie contemporaine est une question presque impossible à trancher tant les critères sont changeants et variables selon le champ des multiples disciplines qui tentent de cerner la notion d’urbanité. Toutefois, ces approches définissent toujours la ville grâce à deux grandes séries de critères touchant à la notion d’institution urbaine d’une part, et à celle d’établissement urbain de l’autre, les critères politico-administratifs ou spatiaux devenant prépondérants selon les points de vue. Pour Fustel de Coulanges, la ville est une confédération de groupes préalablement établis par le lien religieux. La cité apparaît comme le terme d’une évolution qui fait se succéder un regroupement familial, tribal puis civique. C’est donc la ville-institution qui domine. L’apparition de définitions géographiques a permis d’associer des critères quantitatifs (critères nécessaires mais insuffisants, car il existe de grands villages et des villes d’extension limitée) et qualitatifs (prédominance d’activités non agricoles, rôle d’organisation et d’encadrement d’un territoire, lien entre la taille d’une ville, la rareté et la spécialisation des services offerts et l’ampleur du territoire qui bénéficie de cette offre). Le centrage sur les fonctions ou les activités urbaines permet de proposer des définitions de l’urbanité plus nuancées et moins rigides que celles qui ne prennent en compte que le versant institutionnel du fait urbain. La définition de la ville comme établissement postulant en premier lieu que la ville héberge des fonctions (ville-marché, ville-port, fonctions économiques, politiques et administratives, militaires et défensives...), semble mieux adaptée à la recherche et à la qualification d’agglomérations sur la base de critères essentiellement archéologiques. Parmi les auteurs pionniers en la matière, Gordon Childe identifiait cinq critères primaires (taille importante, haut niveau d’intégration sociale, spécialisation du travail à temps complet, concentration des excédents, regroupement de la société en « classes », organisation étatique) et cinq critères secondaires (ouvrages publics monumentaux, commerce à grand rayon de diffusion, œuvres d’art normées et monumentales, pratique de l’écriture, de l’arithmétique, de la géométrie, de l’astronomie)4. Charles Redman recherche, pour sa part, cinq critères principaux (population dense et nombreuse, haut niveau de complexité et d’interdépendance, organisation formelle et impersonnelle, nombreuses activités non agricoles, services diversifiés pour la population de la ville et celle des entités environnantes de plus faible importance)5. Comme l’ont souligné F. Coarelli, M. Sitterding ou encore C. Ampolo6, une telle mise en série de critères peut difficilement être utilisée de façon univoque pour tout lieu et toute époque car la ville est un objet particulièrement multiforme. Ils donnent toutefois des perspectives de classement utiles pour caractériser de ce point de vue le corpus des chefs-lieux de l’Ebre.
- 7 Pour des développements chronologiques plus complets, cf. J.-M. Blasquéz & alii, 2007, p. 254-587.
6Il n’est pas question de faire ici l’état des lieux exhaustif d’un cadre événementiel long de plus de six siècles, dont les connaissances sont fragmentées et inégales7. Les périodes julio-claudienne et flavienne sont bien connues grâce à des sources écrites qui décrivent assez précisément les réformes d’Auguste et de Vespasien. Les provinces d’Hispanie semblent avoir connu une période de paix durable entre le principat d’Auguste et la fin du iie siècle. Jusqu’aux réformes de Dioclétien, on sait peu de choses de l’évolution administrative et politique de la région au iiie siècle, pour lequel on ne dispose que de mentions ponctuelles. À partir du ive siècle, l’écrasante majorité des sources écrites s’attachent à décrire les divers mouvements de troupes : d’abord les Francs (dès les années 250-260), puis les incursions d’Alains, de Vandales et de Suèves (au début du ive siècle), les troupes de Constantin iii (au début du ve siècle), et surtout les activités des troupes wisigothiques (à partir du foedus de 416). Il est possible de relever quelques grands déterminants historiques affectant la morphologie, les fonctions et le statut juridique des agglomérations urbaines de la vallée de l’Ebre. Bien que le maillage constitué des établissements d’origine protohistorique et des créations urbaines tardo-républicaines subisse d’importantes transformations au cours de la période impériale, l’organisation politique pré-augustéenne reste un substrat influent et détermine encore assez largement l’ossature des agglomérations du Haut Empire. Le développement graduel d’un réseau routier hiérarchisé contribue ensuite au développement d’étapes routières dont les plus importantes deviennent (ou demeurent) de véritables villes. Les réformes d’Auguste (généralisation du système de la civitas, création d’agglomérations de regroupement indigène) et de Vespasien (processus de municipalisation, diffusion du droit latin), les modifications des limites de cité, l’intégration progressive de la péninsule dans l’aire d’influence wisigothique, les nécessités défensives de l’époque tardive, ou encore la christianisation des territoires (émergence d’évêchés, développement d’une morphologie religieuse spécifique), transformèrent progressivement la forme, le rôle et les fonctions des agglomérations urbaines de la vallée de l’Ebre.
7Le corpus des villes de l’Ebre est constitué de plusieurs dizaines d’agglomérations urbaines d’ampleur et de chronologie variées. Certaines ne sont connues que par l’archéologie, d’autres sont citées ou décrites par les sources écrites (littéraires ou épigraphiques) mais non repérées sur le terrain et, enfin, de sites documentés par les deux types de sources (Figure 2).
Figure 2. Les agglomérations urbanisées du bassin de l’Ebre
8Outre quelques agglomérations de statut inconnu, mais dont la morphologie peut être considérée comme urbaine (5 sites), cette carte fournit un aperçu des agglomérations que l’on peut qualifier, avec un degré de certitude important, de chefs-lieux de cités (79 sites). Ce dernier groupe rassemble des agglomérations tirées des listes de Pline et de Ptolémée, de la documentation épigraphique, confirmées ou non par les observations de terrain. La confrontation des époques alto-impériale (ier-iiie siècles) et tardive (ive-vie siècles) montre la très grande continuité du corpus à l’époque tardive, puisque sur les 34 sites du Haut Empire de localisation connue, 28 se maintiennent après le iiie siècle. On observe aussi qu’un grand nombre d’agglomérations (44 sites) ne peut pas être situé avec précision. Si les localisations proposées pour ce dernier ensemble relèvent souvent de l’hypothèse, cette carte permet de combler d’importants vides laissés par le corpus des chefs-lieux identifiés sur le terrain. Par exemple, sans ce groupe d’agglomérations de situation géographique imprécise, le maillage du territoire situé entre les Pyrénées et les rios Aragón, Ebre et Segre serait particulièrement lacunaire et peu vraisemblable. C’est également le cas au Sud-est de Saragosse, dans les régions drainées par les rios Jiloca, Martín et Guadalope, affluents de rive la droite de l’Ebre. Mais cette lacune importante rend évidemment fragiles les conclusions générales sur la morphologie des villes de l’Ebre, qui s’appuient sur un corpus très partiel. Elle peut s’expliquer, selon les cas, par la nature de la documentation disponible, l’extension et la monumentalisation limitée des sites, le caractère périssable des structures, ou encore par le faible nombre des enquêtes archéologiques visant à mieux saisir ces établissements.
9Les textes de Pline et de Ptolémée, la numismatique et l’épigraphie livrent des indications sur la nature et l’évolution du statut des 34 communautés localisables à l’intérieur du bassin de l’Ebre à l’époque alto-impériale. Avant les effets des réformes flaviennes, ce corpus est relativement contrasté du point de vue du statut politico-juridique puisqu’il est composé de douze communautés privilégiées ou de rang juridique élevé (deux colonies romaines dont un chef-lieu de conventus, six municipes de citoyens romains, quatre municipes de droit latin) et d’une vingtaine de communautés stipendiaires. Le corpus s’homogénéise à partir des réformes flaviennes puisque la diffusion du ius latii et le système municipal font évoluer un nombre important de communautés. Le cas est clairement attesté à Labitolosa, Pompaelo et Tritium Magallum, où l’épigraphie permet de connaître un statut municipal de droit latin. Le fait que les listes de Ptolémée énumèrent des noms de communautés civiques justement non différenciées en terme de statut signifie peut-être que le rang municipal s’est suffisamment diffusé pour qu’il ne soit pas nécessaire de le préciser dans la liste. L’apparition des sièges épiscopaux à partir du début du ive siècle (six agglomérations parmi les 34 chefs-lieux de cités connus) permet de réintroduire un facteur de différenciation institutionnelle (de nature religieuse cette fois) entre des collectivités que la Constitution Antonine de 212 avait contribué à uniformiser, même si les effets et les enjeux de cette mesure restent assez mal connus.
10Afin de mesurer les liens existant entre les critères physiques du site (extension, nature du site géographique, délimitation et protection, parure monumentale, complexité de la voirie, typologie de l’habitat) et la nature institutionnelle des lieux où s’exercent des formes variées de pouvoir (autonomie locale, centre d’assises juridiques, perception des impôts, centre de gestion du recrutement militaire, résidence de l’évêque), on propose de réfléchir à la constitution d’un indice de morphologie urbaine.
11D’une façon générale, la situation administrative équivalente des chefs-lieux n’aboutit pas à constituer un maillage d’établissements de même nature morphologique, ce qui suggère que d’autres facteurs de différenciation interviennent. Pour certains d’entre eux, le caractère urbain est même très contestable. En nous fondant sur les caractères propres de ces régions hispaniques antiques, et conscients de la nécessité de mesurer le « niveau urbain » d’une part et l’« urbanisme » de l’autre, nous proposons une lecture nuancée et graduelle du versant morphologique du fait urbain à partir des huit critères suivants. Il est évident que ces critères ne peuvent être validés ou invalidés avec certitude que lorsque le site a fait l’objet d’une fouille en extension suffisante, ce qui n’est pas toujours le cas dans le corpus d’établissements considérés.
-
attestation d’un regroupement important d’individus (agglomération avérée),
-
- 8 . Ce chiffre est un indicateur, et non une limite rigide, car la superficie d’un site ne peut pas p (...)
extension du site supérieure à 10 ha8,
-
nature et hiérarchisation de la voirie,
-
traces de formes monumentales suggérant la tenue d’activités de nature communautaire (activités politiques, religieuses, militaires),
-
présence, usage et niveau de complexité d’une enceinte fortifiée,
-
traces d’une diversification sociale et économique, présence d’une élite municipale,
-
traces d’activités économiques complexes (valorisation, commercialisation, exportation des excédents de la production agricole et de la production artisanale locales),
-
situation géo-stratégique au sein du réseau de communication régional.
- 9 Cette distinction pratique ne correspond pas strictement à un découpage entre Haut Empire et époqu (...)
12Par commodité, et afin de lire les évolutions, nous mesurons ce fait urbain morphologique pour deux périodes, celle comprise entre les ier et iiie siècles ap. J.-C., et celle comprise entre les ive et vie siècles9. Pour ces deux moments, on applique un « score » de 1 par critère validé à chacun des 34 chefs-lieux connus. On obtient alors pour chaque site un « indice de morphologie urbaine » correspondant à la somme des indices des huit variables de morphologie présentées ci-dessus. Il nous semble préférable d’agréger ainsi les informations morphologiques (huit variables), plutôt que de traiter la corrélation entre chacune des variables morphologiques et les propriétés institutionnelles, ce qui donnerait sans doute des comportements moins francs. Ces indices de morphologie, qui varient entre 2 et 8, sont présentés par ordre croissant (Figure 3).
13Il s’agit de données indicatives illustrant une tendance et fondée sur un état de la recherche en permanente évolution. La plupart des variables utilisées pour le calcul de l’indice ont donc un « biais de sous-estimation systématique ». En effet, les enquêtes de terrain (découverte de monuments publics, d’une enceinte, réévaluation de la superficie...) sont susceptibles d’entraîner la validation d’un ou plusieurs critères, jusque là non visibles, et d’accroître l’indice de morphologie. En raison des difficultés liées à la détection des niveaux les plus récents (alluvionnement, processus érosifs, caractère peu discriminant des constructions ou du mobilier...), ce biais de sous-estimation est probablement plus important pour le calcul de l’indice à l’époque tardive. Par ailleurs, le fait d’attribuer à chaque critère un score identique (égal à un) est peut-être discutable, certaines données plus signifiantes que d’autres pouvant éventuellement être pondérées. Enfin, on ne travaille que sur un échantillon de 34 agglomérations, soit l’ensemble des chefs-lieux dont l’identification géographique à un site archéologique est complètement avérée. Si l’on rapporte ce chiffre aux 79 communautés civiques dont on connaît au moins le nom, si l’on envisage le fait que le bassin de l’Ebre rassemblait sans doute environ une centaine de cités à l’époque augustéenne, on mesure le caractère limité de ces observations. Quelle que soit la fragilité de ce calcul, on peut observer que les 34 chefs-lieux (que l’on peut tous considérer comme des villes institutionnelles) possèdent des indices de morphologie urbaine très variables.
Figure 3. Indices de morphologie urbaine des 34 chefs-lieux de cités attestées
14La Figure 3 permet de constater une baisse quasi systématique de l’indice de morphologie urbaine entre le Haut Empire et la période tardive. Mais la mesure de l’occupation de ces sites occupés par des agglomérations antiques pose une série de problèmes dont les causes sont multiples. La mesure de la taille et de la chronologie des sites, la caractérisation des éléments de l’urbanisme ne vont en effet presque jamais de soi.
- 10 Cf. M.-P. Galve & alii, 2005, p. 173-183.
- 11 Pour une présentation synthétique de l’agglomération, cf. Tabula Imperii Romani, 1993, p. 238-239.
- 12 Ces fonctions peuvent être de nature militaire (terrains d’exercice, canabae...), économique (prod (...)
- 13 Cf. Iulius Frontinus, Contr., 7, 1-8 (Thulin).
- 14 Les suburbia ont rempli une fonction de représentation pour le voyageur qui se dirige progressivem (...)
15La taille de l’emprise urbaine constitue un élément important de l’évaluation d’une agglomération. Mais il reste souvent très insuffisant. Tout d’abord, l’emprise spatiale de l’établissement est une donnée ponctuelle susceptible d’évoluer dans le temps. Ainsi, pour la seule période du Haut Empire, la superficie de la colonie de Caesaraugusta semble avoir varié entre 40 et 60 hectares10. Il en va de même pour l’agglomération de Veleia, dont l’extension a peut être oscillé entre 80 et 10 hectares du Haut Empire à l’époque tardive11. Ensuite, le critère de superficie ne préjuge pas a priori de l’importance démographique d’un établissement. Faute de pouvoir relier la taille à des données de densité (hauteur des édifices résidentiels, nombre de ces édifices...), il est souvent très hasardeux de se livrer à une évaluation précise de la population de l’établissement. Enfin, dans le cas des plus grands établissements, la question des espaces périurbains complique la détermination de la limite du site, ce qui influe évidemment sur l’évaluation de sa taille. Les zones périurbaines antiques regroupent des fonctions variées12 et relèvent en droit des espaces ruraux13. On peut considérer qu’il s’agit de l’ensemble de la zone proche de la ville fixant des implantations complémentaires à celle-ci et relevant de la sphère agricole, militaire, religieuse ou résidentielle. Les rapports entre ces espaces périurbains et la ville-centre sont des rapports complexes faits de complémentarité et d’antagonisme. Les espaces suburbains apparaissent d’abord comme le déversoir d’activités dont les textes juridiques stipulent qu’elles sont interdites dans les strictes limites de la ville. On peut signaler les interdits de nature religieuse, les activités reportées à la périphérie des villes en raison de nuisances liées à la pollution, au bruit ou par souci de protection de la continuité du bâti. Mais l’obligation de résidence des notables à l’intérieur d’un espace associant la ville et sa périphérie proche, la fonction symbolique de représentation assurée par ces espaces de transition constituant une sorte de vestibule de la ville14 livrent plutôt l’image d’un espace de symbiose associant deux ensembles reliés et complémentaires. Les principales agglomérations urbaines du bassin de l’Ebre (principalement Caesaraugusta, Bilbilis, Veleia, Calagurris et Ilerda) livrent des signes de cet urbanisme de transition. Selon que l’on choisira de les intégrer ou non à la ville-centre, l’évaluation de la superficie ne sera pas la même.
- 15 Cf. M. Kulikowski, 2004, p. 288, 301-303.
16La mesure de la chronologie de l’occupation n’est pas plus évidente, particulièrement pour les phases les plus tardives des établissements. Les phases récentes (ive-vie siècles) sont, en effet, souvent beaucoup plus difficiles à identifier avec certitude que les niveaux archéologiques alto-impériaux. Cette situation tient à un faisceau de causes. Il y a d’abord les raisons liées aux conséquences des processus érosifs, qui altèrent en priorité les niveaux archéologiques les plus superficiels. Ensuite, la chronologie mal assurée du mobilier tardif peut rendre certaines datations hasardeuses, voire même rendre invisible une continuité d’occupation, faute de mobilier discriminant. Ces difficultés de datation sont en partie liées à l’importante diminution des importations de céramique de luxe (en particulier africaine) vers la péninsule ibérique. Ce phénomène général est sensible dès le milieu du ve siècle et surtout à partir de la première moitié du vie siècle. Du fait de l’allongement des périodes de circulation monétaire (c’est le cas des pièces de bronze de Théodose), la numismatique ne permet pas non plus de datations précises15. Enfin, l’utilisation de structures constructives plus légères (bois, terre crue) et plus difficiles à détecter, le caractère non permanent ou très peu étendu de certains sites, le hiatus éventuel (morphologique et chronologique) entre les éléments prospectés et les structures masquées, le remploi postérieur d’éléments du bâti, la fouille hâtive des niveaux archéologiques tardifs lors d’interventions anciennes sont d’autres obstacles à la détection et à l’interprétation des phases urbaines situées à l’amont de la chronologie.
17Bien que la plupart des édifices urbains antiques correspondent à des typologies connues, d’autres éléments de l’urbanisme sont fréquemment difficiles à identifier, ce qui complique l’évaluation fonctionnelle du site. Ainsi, à Los Bañales, Iesso, Iuliobriga ou encore Gracchurris, des édifices monumentaux ont été identifiés sans qu’une typologie évidente puisse leur être accolée. Selon les cas, il pouvait s’agir de bâtiments artisanaux, de constructions résidentielles importantes ou encore d’édifices publics.
18La prise en compte de l’occupation avérée des agglomérations urbaines de l’Ebre, ainsi que des changements topographiques et morphologiques qui les affectent, permet de constater les dynamiques globales du peuplement et de proposer des hypothèses sur la pérennité ou la disparition des sites. À l’échelle de la région de l’Ebre, on observe une baisse du nombre des sites occupés. La baisse est plus forte si l’on considère l’ensemble du corpus des habitats groupés de l’Ebre (urbains et ruraux), elle est sensible quoique moins importante si l’on s’en tient aux seuls établissements considérés comme urbains. On constate un mouvement ascendant en début de période, un pic au premier siècle ap. J.-C., puis un mouvement général à la baisse qui s’atténue au ive siècle et s’accélère en fin de période (Figure 4). Ces évolutions quantitatives semblent en première analyse confirmer les grands mouvements historiques caractérisant la péninsule ibérique au cours de la période : fondations de cités à l’époque augustéenne et au début du Haut Empire, regain des villes après une période de crise urbaine traditionnellement datée du iiie siècle ap. J.-C., nouvelle période de crise liée à la fin de l’Empire romain et aux migrations de peuples venus du Nord. Il faut cependant nuancer et préciser cette première évaluation qui s’appuie sur des données parfois discutables. Tout d’abord le corpus de travail ne prend pas en compte les agglomérations urbaines non repérées sur le terrain, en particulier les villes pliniennes. Ensuite, si le iiie siècle marque bien une phase de décroissance, il ne s’agit pas d’un moment de rupture pour les villes de l’Ebre, car le mouvement de déclin est entamé au siècle précédent. Les durées d’occupation prises en compte ne sont pas toujours sûres. Elles peuvent être surévaluées, dans le cas d’occupations longues masquant en réalité des phases d’abandon et de reprise d’occupation. Elles sont peut-être aussi sous-évaluées, surtout à l’époque tardive (cf. supra). Ce dernier élément conduit à considérer l’accélération du déclin entre les ve et vie siècles de manière prudente.
Figure 4. Évolution du nombre des agglomérations urbaines identifiées de l’Ebre
- 16 Ausone, xxiii, i-x. Ilerda y est décrite comme une ville minuscule (parvula), un lieu idéal pour s (...)
- 17 Sur les fouilles de la ville antique d’Ilerda et la question de la détection de l’occupation tardi (...)
- 18 Cepas Palanca, A. & alii, 1997, p. 172-173.
19À l’échelle du site archéologique, la mesure chronologique et spatiale de l’occupation est souvent difficile à établir avec certitude en raison du caractère inachevé ou incomplet de l’enquête archéologique, de la difficulté à détecter et interpréter certaines phases du peuplement de l’agglomération. La question de la « contraction » de l’habitat constitue un cas emblématique de ces difficultés. La documentation archéologique mentionne fréquemment, pour les phases tardives, un resserrement de l’agglomération, processus fréquemment considéré par les auteurs comme un moment de décroissance démographique et d’appauvrissement du site. S’il s’agit souvent de phénomènes bien réels, d’autres cas montrent une réalité plus complexe. Tout d’abord, la réduction de la superficie peut n’être qu’apparente. À Ilerda, l’abandon de plusieurs secteurs de la ville haute, à partir de la fin du iie siècle ap. J.-C., laisserait supposer un resserrement de la ville tardive. Or la détection de quelques niveaux d’occupations tardifs le long du Segre, associés à la présence de mobilier de même chronologie (mais hors contexte) suggère l’existence d’un peuplement qui se recompose topographiquement plutôt qu’il ne décroît. Les fouilles du site d’Ilerda permettent de nuancer fortement la vision traditionnelle d’une ville tardive en ruines transmise par le texte d’Ausone16. S’il est impossible de reconstituer un plan urbain cohérent et des phases chronologiques fondées sur des évolutions morphologiques, on peut considérer que la ville n’a pas décliné à l’époque tardive, malgré un léger repli à partir de la fin du iie siècle ap. J.-C. Il est même probable que l’extension de la ville du ive siècle ait été équivalente à celle du site du Haut Empire17. Lorsque la diminution de la surface est nette, un déclin démographique est probable. Mais, pour déterminer si l’évolution de la population de Veleia est exactement indexée sur l’évolution de la surface occupée (de 80 à environ 10 ha entre le Haut Empire et le vie siècle, cf. supra), il conviendrait de s’appuyer sur le critère de densité, très mal connu. Le maintien d’échanges, à l’époque tardive, entre la ville et le Sud de la Gaule montre que celle-ci demeurait un pôle urbain actif, et probablement encore bien peuplé18.
- 19 Cf. C. Yáñez de Aldecoa & alii, 1998, p. 345-355.
20Ces dynamiques urbaines sont indissociables du contexte régional et des établissements proches et éventuellement concurrents. Ainsi, le déclin précoce de Celsa, colonie romaine fondée en 44 av. J.-C., s’explique probablement par l’essor de Caesaraugusta, colonie de même statut située une cinquantaine de kilomètres en amont du cours de l’Ebre, et fondée par Auguste vers 15 av. J.-C. De même, le déclin de Iulia Libica et d’Aeso est contemporain du dédoublement de la ville d’Urgellum. Il semble en effet que l’évêché d’Urgell se soit déplacé dans le courant des ve-vie siècles en contrebas de l’oppidum d’Orgia, à l’emplacement d’un petit établissement routier situé sur l’axe stratégique de la Via Ceretana. Ce dédoublement de la ville et le développement d’Urgell ont peut-être entraîné le déclin des principales villes de la région, Aeso (au Sud-ouest) et Iulia Libica (au Nord-est), constaté par les observations de terrain. Urgell devenait alors un centre stratégique régional important mettant en relation l’actuelle Andorre, les vallées du Cardener, du Llobregat et du Segre19.
21Ces changements, envisagés ici à plusieurs échelles, interviennent dans le cadre d’une bonne persistance du maillage pré-augustéen des agglomérations de la région. En dépit de quelques créations urbaines qui émergent entre la fin du ier siècle ap. J.-C. et le début du siècle suivant, malgré l’apparition de plusieurs évêchés situés sur des sites peu valorisés jusqu’à cette époque, la détermination topographique, politique et économique des grands établissements issus des oppida de l’âge du fer ou des créations républicaines, est très importante. On constate que l’écrasante majorité des sites occupés au cours de la période l’étaient déjà au ier siècle av. J.-C. – et dans la plupart des cas cette occupation débute bien avant – (Figure 5). Si l’on considère la Seu de Urgell et Castellciutat comme un seul et même site, on observe que les huit villes dont l’occupation est toujours attestée au vie siècle sont des site occupés au ier siècle av. J.-C.
- 20 Pour des cas en Gaule du sud et en Campanie, voir en particulier S. Van der Leeuw, F. Favory & J. (...)
22L’inscription territoriale durable d’une implantation précoce est un phénomène bien documenté pour l’époque romaine20. Il semble, en effet, que les premières implantations ont plus de chance de survivre, de se renforcer, d’atteindre ou de conserver un statut urbain. Ces sites, souvent caractérisés par une meilleure localisation pour les ressources et par des surfaces exploitables plus grandes, deviennent rapidement des lieux centraux pour les pionniers qui s’implantent ultérieurement. Ce sont les lieux où se mettent prioritairement en place les innovations car les besoins se créent d’abord ici. D’où une diversité fonctionnelle plus grande et plus précoce qu’ailleurs, ainsi qu’une marge de survie supérieure à celle des établissements qui se créent postérieurement.
Figure 5. Durée d’occupation des agglomérations urbaines de l’Ebre
23Pour tenter de comprendre l’origine des différences d’indice, il convient de mettre en parallèle les données qui précisent le caractère urbain institutionnel (statut politique et juridique, privilèges éventuels, centre religieux tardif) et l’indice de morphologie urbaine aux deux époques considérées (Annexe).
24La Figure 3 et l’Annexe font apparaître quelques tendances. D’une façon générale, la diminution de l’indice entre les deux époques est remarquable. Il passe de 4,7 à 3,2 (et même à 3 si on intègre au calcul les trois sites dont aucune trace morphologiques n’est attestée après le iiie siècle, mais dont les sources écrites mentionnent l’existence) entre les deux époques. Au cas par cas, on note que la baisse de l’indice se fait dans des proportions assez régulières, sauf dans les quelques cas où l’indice tardif s’effondre (Turiasso, Iuliobriga) voire devient nul (Bilbilis, Osca, Celsa, Cascantum), en dépit parfois des preuves écrites sur la pérennité du site. Ainsi, non seulement le nombre de sites perceptibles physiquement diminue, mais le niveau urbain de ceux que l’on peut mesurer faiblit lui aussi. Cette baisse de l’indice pour la seconde période est principalement due à la disparition des traces de bâtiments publics ou de bâtiments luxueux, à une contraction géographique du site, ainsi qu’à l’absence de trace d’échanges.
- 21 Sur l’hypothèse d’une promotion municipale affectant les communautés de Segia (IN 38), Tarraca (IN (...)
- 22 Voir par exemple : Yáñez de Aldecoa, C & alii, 1998, p. 345-355.
25Si l’on considère les onze sites dont le coefficient du Haut Empire est le plus élevé (ceux que l’ont peut le plus légitimement qualifier de « villes morphologiques »), on note que tous ces établissements urbains importants sont des agglomérations attestées dès le principat augustéen, dont la majorité possède un statut privilégié dès cette époque. On y retrouve, en effet, les deux colonies romaines augustéennes, trois municipes de citoyens romains et un municipe latin précoce. Il faut souligner également que cinq des huit communautés romaines (municipes de citoyens romains, colonies romaines) sont présentes dans cet ensemble. Si pour la période alto-impériale le lien entre un haut indice morphologique et une qualité institutionnelle élevée (ici l’appartenance totale ou partielle à la patria romana) apparaît de façon assez claire, il existe aussi beaucoup de contre-exemples à cette corrélation. En effet, cinq agglomérations relevant de communautés stipendiaires figurent parmi les agglomérations à fort indice et certains municipes précoces possèdent des indices morphologiques faibles. Enfin, la diffusion du rang municipal entre la fin du ier siècle et le début du iie siècle ap. J.-C. est assez mal connue et de nombreuses cités stipendiaires font l’objet d’hypothèses à ce sujet21. S’agissant de l’époque tardive, les sept agglomérations du corpus sur lesquelles se fixent des sièges épiscopaux (également qualifiées de civitates dans les sources écrites) sont préférentiellement des sites dont l’indice de morphologie urbaine est élevé (3,6 en moyenne à comparer au chiffre global tardif égal à 3), et quatre d’entre eux étaient déjà d’importantes agglomérations morphologiques et institutionnelles à la période précédente. Mais les difficultés à déceler les niveaux tardifs donnent certaines incohérences comme pour Turiasso et Osca dont les indices sont respectivement de 1 et de 0. Par ailleurs, le cas d’Urgellum montre que la fixation d’un siège épiscopal n’est pas uniquement liée à l’existence d’une grande ville (ni morphologique ni institutionnelle) puisque le site d’Orgia apparaît modeste à la période précédente. Surtout, l’évêché s’installe au pied de l’ancien oppidum indigène afin de profiter au mieux de l’axe de communication stratégique constitué par la Via Ceretana qui semble un enjeu plus important que celui qui consisterait à tirer profit des infrastructures urbaines du site de hauteur22. La prise en compte des interactions et des hiérarchies entre les villes permet de mieux saisir cette dynamique générale de déclin du fait urbain.
26Très présent dans tous les aspects des sciences humaines, le thème des réseaux occupe aujourd’hui les historiens et les géographes de l’Antiquité. Ceux-ci interrogent généralement l’organisation de l’espace antique à travers ce concept. Existe-t-il des réseaux d’agglomérations antiques, et, si oui, comment peut-on les mesurer et quelles en sont les formes ? Est-il possible d’utiliser ce concept de la géographie moderne pour décrire des espaces notablement moins intégrés qu’aujourd’hui ?
- 23 Pour un aperçu synthétique de la nature et de l’intensité des exportations et des importations de (...)
- 24 Mayet, F., 1984, p. 59-97.
27Il existe à l’évidence un réseau de transport des biens et des personnes le long de la vallée de l’Ebre, dont les canaux sont constitués par les voies routières d’ampleur régionale et par le fleuve, navigable entre Vareia et Dertosa. Les flux matériels concernés ici (les importations et les exportations) étaient ceux qui dépassaient le niveau des seuls échanges locaux réalisés dans le cadre de la cité. Ils sont de nature variée (production agricole plus ou moins transformée ou conditionnée, production manufacturée)23 et certains d’entre eux marquent durablement les échanges qui animent la région. C’est le cas de la sigillée provenant des ateliers de la région de Tricio dont les divers types furent produits et exportés (via les routes de l’Ebre) vers de nombreux secteurs de la péninsule, entre le ier et le ve siècles ap. J.-C.24. Quand aux pôles ou aux nœuds de ces réseaux d’échanges, ils sont constitués par la plupart des grandes agglomérations qui jalonnent ces grandes voies routières ainsi que par certains marchés ruraux localisés sur ces mêmes routes, d’ampleur régionale ou interrégionale (cf. Forum Gallorum). S’agissant de la mobilité des hommes, les voyageurs peuvent se déplacer pour des raisons commerciales (transit, achat et commercialisation des produits), militaires (mouvements de troupes, escorte de convois importants...), administratives ou juridiques (voyages vers la capitale de conventus). Si les canaux et les nœuds pratiqués devaient être sensiblement identiques, ces flux de personnes ne sont pas de même nature ni de même intensité, et ces différents types de réseaux ne s’activent pas selon les mêmes temporalités.
- 25 Pour un point historiographique et méthodologique, voir par exemple G. Woolf, 1997, p. 1-14.
- 26 Woolf, G., 1997, p. 6.
- 27 La taille apparaît ici comme le seul outil possible pour une comparaison simple de nature quantita (...)
- 28 Woolf, G., 1997, p. 5-6 ; Millett M., 1990, p. 144.
28On peut se demander ensuite si la notion de réseau urbain multipolaire, défini comme la répartition spatiale des villes intégrées dans un maillage hiérarchisé ou complémentaire assurant l’encadrement d’un espace régional, est valide pour caractériser l’organisation urbaine de la vallée de l’Ebre. De nombreuses études, menées à l’échelle de l’Empire romain ou de ses grandes subdivisions régionales, se sont attachées à décrire la répartition spatiale des établissements urbains et la nature des interactions entre ces villes, afin de mesurer les caractères originaux du réseau urbain antique25. En dépit de données quantitatives toujours fragiles, il semble que les composantes du maillage urbain de l’époque impériale permettent de tracer une courbe de distribution rang-taille au profil très incurvé, car il est caractérisé par l’existence de quelques très importantes métropoles (dont la population est égale ou supérieure à 100 000 habitants), un très grand nombre d’établissements urbains de petite taille (correspondant pour l’essentiel au maillage des cités) et très peu d’établissements intermédiaires26. Comme nous l’avons montré plus haut, la distribution des agglomérations du bassin de l’Ebre en fonction de la taille27 s’inscrit dans ce même profil général, observé également à l’échelle de l’Égypte ou de la Bretagne romaines28. Si l’on s’en tient aux seules agglomérations du bassin de l’Ebre dont la taille est avérée (une cinquantaine d’unités), on obtient la courbe suivante (Figure 6).
Figure 6. Distribution rang-taille des agglomérations de l’Ebre
- 29 Inglebert, H, 2005 p. 59. La courbe de la Figure 6 prend en compte toutes les agglomérations attes (...)
- 30 Cf. J.-M. Blasquéz & alii, p. 437 ; Lepelley, C, 1998, p. 135.
29Bien que l’on dispose de données incomplètes (nombreux chefs-lieux inconnus et non mesurables, sites connus dont la superficie est impossible à évaluer avec précision), qu’une partie de ces établissements puisse difficilement être qualifiée de villes, malgré le fait que l’on sélectionne ici de façon un peu artificielle une portion de territoire hispanique seulement définie par une appartenance à un bassin orographique, il nous semble que cette courbe de répartition rang-taille des agglomérations connues de l’Ebre corrobore assez fidèlement les grandes tendances du réseau urbain sous l’Empire29. En effet, on ne constate ici aucune métropole majeure, on note la présence de quelques établissements urbains moyens (supérieurs à une trentaine d’hectares) et un grand nombre d’établissements de petite taille. La portion de réseau urbain considérée ici est finalement très conforme à la situation urbaine globale de la péninsule ibérique, caractérisée par un faible nombre de grandes agglomérations (une dizaine d’établissements dont la population pouvait être comprise entre 20 000 et 40 000 habitants) et marquée plus qu’ailleurs par une prédominance d’établissements urbains de faible importance spatiale et démographique30.
30Si les agglomérations de l’Ebre peinent à se maintenir sur le territoire, surtout en tant que villes véritables, c’est en partie en raison de l’extension et des composantes d’un territoire rural qui ne leur permet pas toujours de résister aux crises, ou simplement de « tenir leur rang » et d’assurer le financement d’un certain nombre d’équipements urbains coûteux. Les villes de l’Ebre sont relativement proches les unes des autres, avec des territoires théoriques parfois limités à quelques centaines de kilomètres carrés seulement. Les formes du peuplement groupé ou dispersé des campagnes de l’Ebre sont parfois difficiles à saisir. Mais les données disponibles plaident en faveur de densités rurales, groupées ou dispersées, plutôt modestes.
- 31 S’agissant des aspects quantitatifs, seul le témoignage de Polybe, repris par Strabon, apporte des (...)
- 32 Cf. C. Domergue, 1990, p. 358-366.
- 33 Polo Cutando, C. & Villargordo Ros, C., 2004, p. 157-173. Je tiens à remercier Christian Rico pour (...)
- 34 Dans cette région, les mines antiques proprement dites ont toutes disparu en raison de l’exploitat (...)
31Prenons d’abord le cas particulier des agglomérations minières, bien représentées dans la région étudiée. Si l’activité minière semble ne pas avoir créé de véritables villes, on peut néanmoins considérer comme très vraisemblable (en particulier pour les grands sites miniers) l’hypothèse que ces infrastructures, qui nécessitent une importante main-d’œuvre31 sur un site géographique restreint, aient fixé de petites agglomérations de travailleurs dans leur proximité immédiate. La forme de l’habitat de ces populations était très sommaire et les infrastructures limitées au strict minimum, ce que confirment les prospections effectuées autour des sites miniers32. La population minière était importante, et on peut évaluer les plus habituelles de ces concentrations humaines de l’époque impériale à quelques milliers d’hommes. Parmi les sites de la vallée de l’Ebre, le dossier de la Sierra Menera (Teruel) constitue un cas régional bien documenté, en particulier grâce aux travaux de prospection menés dans la vallée du Jiloca par Clemente Polo Cutando et Carolina Villargordo Ros, ainsi que ceux réalisés à partir de 2003 dans le cadre d’un partenariat entre des unités de recherche de Teruel et de Toulouse33. Dans les immédiats alentours des nombreuses zones de débris attestant de la transformation du minerai de fer (en particulier sur les versants orientaux de la Sierra Menera)34, on observe de petits noyaux de peuplement, pour la plupart fortifiés, de très petite taille et occupés dès les iiie-iie siècles av. J.-C. Un grand nombre périclite avant le ier siècle ap. J.-C., mais des tessons de sigillée attestent une occupation alto-impériale à Saletas (Villafranca del Campo), El Castillejo (Odón), El Gazapón (Calamocha), El Escorial (Pozuel del Campo), Cerro Carravilla, Torregabasa et Mierla (Ojos Negros). Bien que leur superficie ne soit que de quelques ares, leur emplacement géographique permet de supposer qu’il s’agit de petits hameaux ruraux fortifiés hébergeant une population modeste dont une partie doit être chargée de l’exploitation de ces centres artisanaux. Cette localisation du peuplement à proximité des zones sidérurgiques concerne aussi plusieurs établissements de plaine qui émergent au ier siècle ap. J.-C., comme Gascones et Masada Vallejo (Calamocha), Villaverde (Torrijo del Campo), Cabezuelo Magallosa (Ojos Negros) ou Villardoria (Ródenas). Prenant la suite d’un peuplement de hauteur qui s’étiole progressivement, les sites de plaine repérés en prospection sont souvent difficiles à évaluer. Leur plan et leur extension géographique réelle sont inconnus en raison des conséquences de l’alluvionnement et des travaux agricoles. La caractérisation est plus aisée lorsqu’ils apparaissent dans l’immédiate proximité des sites de transformation, car on peut dans ce cas considérer l’hypothèse de la petite agglomération artisanale comme très probable. Parmi ces agglomérations de plaine, plusieurs sont encore occupées au iiie siècle. Si l’on considère que les destins de la mine, des zones de transformation du minerai et de l’habitat sont étroitement liés, ces datations tardives constituent un bon indice de la continuité de l’activité minière jusqu’à une date avancée de la période impériale.
- 35 La distance entre le site minier et l’habitat est parfois inférieure à 100 mètres.
32Le dossier de la Sierra Menera permet de prouver que la reconnaissance des zones minières et sidérurgiques antiques est un bon indicateur, indirect, du peuplement aggloméré en milieu rural. Des sites de faible taille ou mal délimités, non fouillés et sans voirie avérée, deviennent grâce au voisinage direct des zones sidérurgiques de très probables agglomérations35. Ce lien géographique et fonctionnel permet aussi des hypothèses de datation : lorsque l’un des deux éléments du doublon (mine-atelier/habitat) possède une chronologie fiable, il informe en écho le second élément. Le même raisonnement peut être mené pour des agglomérations rurales de type agricole, par exemple dans la région du Bas Aragon. Bien que les traces d’une morphologie agglomérée (village, hameau) soient peu lisibles sur le terrain, l’existence avérée d’un habitat protohistorique dont l’occupation se maintient en hauteur, et celle de bâtiments agricoles de type ferme ou villae associés à des terrains agricoles au potentiel élevé permettent de supposer la présence de petits regroupements de travailleurs agricoles. Comme le signale la carte de la Figure 7, qui correspond à la situation du peuplement aux iie et iiie siècles ap. J.-C., des villae ou des établissements ruraux plus modestes ont été détectés dans les plaines situées au voisinage immédiat de certains des anciens oppida qui se maintiennent au Haut Empire. On peut supposer que cette proximité entre agglomérations de hauteur et infrastructures agricoles de plaine n’était pas fortuite. Aménagés aux iie et ier âges du Fer pour le peuplement d’un nombre important d’individus, ces établissements offrent encore, plusieurs siècles après, une topographie et des infrastructures intéressantes (terrassements, comblements du terrain, trame viaire, îlots de maisons, citernes...). Si l’on ajoute la protection naturelle vis-à-vis des crues et l’existence d’éléments de fortification (éventuellement complétés ou réparés à l’époque romaine), on mesure les potentialités de peuplement qu’offraient les sites de hauteur situés à proximité des meilleurs terrains agricoles. Ces éléments sont susceptibles d’avoir favorisé le maintien durable d’un habitat de hauteur pour des groupes d’individus qui travaillaient sur le même domaine ou sur des domaines voisins.
33Enfin, l’habitat dispersé de la vallée de l’Ebre présente des formes et des niveaux de densité extrêmement variés. L’étude d’une vingtaine de prospections archéologiques récentes nous a permis de constater que dans de nombreux secteurs de piémonts, de hauts plateaux ou de moyenne ou haute vallée, la trame des établissements ruraux de type villa ou ferme apparaissait beaucoup plus lâche que dans les régions bien desservies par les axes fluviaux ou routiers, marquées par de bons terroirs telles que les bordures de la moyenne vallée de l’Ebre ou la basse vallée du Segre. Il s’agit certes de données toujours fragiles, susceptibles d’être actualisées et difficiles à comparer car elles sont issues d’enquêtes dont les moyens techniques et le niveau de précision varient. Mais ces éléments expliquent en partie les forts contrastes morphologiques entre les villes, et le déclin important qui touche, dès le iie siècle ap. J.-C., de nombreux chefs-lieux de cités.
Figure 7. Agglomérations rurales et espaces agricoles dans le Bas Aragon aux iie-iiie siècles ap. J.-C.
34Les aires d’influence des villes antiques sont décisives pour rendre compte de l’évolution de la morphologie urbaine et pour expliquer la simplification du maillage des villes de l’Ebre. Mais leurs limites sont très difficiles à détecter sur le terrain. L’analyse spatiale permet de proposer des hypothèses de délimitation fondées sur des données quantitatives et qualitatives.
- 36 Pini, G., 1995, p. 539-558.
- 37 Reilly, W.-J., 1931.
35Se nourrissant d’autres disciplines (sociologie, psychologie, économie, physique), les tentatives de quantification et de modélisation des relations entre unités géographiques apparaissent à la fin des années 195036. D’une façon générale, ces études s’intéressent aux flux de biens, de personnes, de capitaux ou d’informations, qui matérialisent les interrelations fonctionnelles entre les différentes parties des territoires. Il existe à partir de ces modèles une possibilité de découper des espaces à l’intérieur desquels certaines unités sont considérées comme influentes, voire dominantes. Il devient possible de convertir en surface l’intensité d’une relation entre les unités géographiques. C’est ainsi que Reilly37 élabore un modèle gravitaire pour délimiter les aires de marché et donc d’influence de deux villes concurrentes de poids Pi et Pj. Le point d’équilibre x est la solution du problème du partage du marché. La formule de la distance entre x (point d’équilibre) et j est la suivante :
36d xj = d (ij) / √ (Pi / Pj)
- 38 Garmy, P. & Gonzalez Villaescusa, R, 1998, p. 71-88.
37À titre expérimental, nous proposons une lecture modélisée de l’aire d’influence théorique, au Haut Empire, de l’agglomération de Contrebia Belaisca, située sur le territoire de la colonie de Caesaraugusta. Tout en l’adaptant au contexte hispanique, nous nous appuyons sur la méthodologie adoptée par P. Garmy et R. Gonzalez Villaescusa pour la région des Bituriges38. Il s’agit de faire jouer la loi de Reilly après avoir déterminé, pour sept domaines, le niveau de rayonnement de l’agglomération converti en indices variant de 1 (niveau local) à 5 (niveau de l’Empire). L’addition de ces sept chiffres donne un indice global de rayonnement qui permet, en le confrontant à celui des établissements voisins, d’établir « la limite théorique d’influence prédominante » d’une agglomération. Les deux tableaux suivants permettent d’établir deux indices de rayonnement pour Contrebia et Caesaraugusta.
Tableau 1. Essai de pondération de l’agglomération antique de Contrebia
Évaluation du niveau de rayonnement
|
local (1)
|
cité (2)
|
plusieurs cités conventus (3)
|
province (4)
|
Empire (5)
|
INDICES
|
Politique et administratif
|
X
|
|
|
|
|
1
|
défense et stratégie
|
X
|
|
|
|
|
1
|
cultuel et culturel
|
X
|
|
|
|
|
1
|
économie rurale
|
|
X
|
|
|
|
2
|
industrie et artisanat
|
|
X
|
|
|
|
2
|
Commerce, communication, transports
|
|
|
X
|
|
|
3
|
POIDS DU SITE
|
10
|
|
|
|
|
|
Tableau 2. Essai de pondération de l’agglomération antique de Caesaraugusta
Évaluation du niveau de rayonnement
|
local (1)
|
cité (2)
|
plusieurs cités, conventus (3)
|
province (4)
|
Empire (5)
|
INDICES
|
Politique et administratif
|
|
|
X
|
|
|
3
|
défense et stratégie
|
|
|
X
|
|
|
3
|
cultuel et culturel
|
|
|
X
|
|
|
3
|
économie rurale
|
|
X
|
|
|
|
2
|
industrie et artisanat
|
|
X
|
|
|
|
2
|
Commerce, communication, transports
|
|
|
|
X
|
|
4
|
POIDS DU SITE
|
17
|
|
|
|
|
|
- 39 Le point d’indifférence D situé entre deux agglomérations A et B se calcule en appliquant la formu (...)
38En traitant ces deux indices avec la formule de Reilly (selon laquelle l’attraction d’une agglomération est directement proportionnelle à l’importance de la ville considérée et inversement proportionnelle au carré de la distance qui la sépare de ses voisines)39, on obtient un poids d’équilibre situé à dix kilomètres au Nord de Contrebia et à treize kilomètres au Sud du chef-lieu de la colonie. Ce point, situé entre les bourgs actuels de Cadrete et Cuarte de Huerva, le long du río Huerva, correspond au seuil géographique théorique à partir duquel le territoire entre dans l’influence directe de Caesaraugusta (Figure 8).
Figure 8. Calcul du point d’équilibre théorique entre Caesaraugusta et Contrebia
- 40 Sur la question des limites de l’analyse spatiale appliquée aux établissements de la vallée de l’E (...)
39Il convient de rester prudent face à un tel résultat. La pondération d’une agglomération antique en fonction de son rayonnement reste une démarche fragile puisqu’elle s’appuie sur des indices chiffrés fondés sur des évaluations qu’il est parfois impossible de prouver40. S’appuyant sur les hypothèses que la documentation disponible (mais toujours provisoire) permet d’élaborer, ce calcul aboutit toutefois à une lecture spatiale de l’aire d’influence de cette agglomération intercalaire. On ignore le statut de Contrebia. S’agissait-il d’un vicus, d’une agglomération située à l’intérieur d’un pagus, d’un chef-lieu de cité contribuée ? Si l’on accepte l’hypothèse de travail selon laquelle cette importante agglomération secondaire (vingt hectares au maximum) est le centre d’un espace rural inclus dans la cité de Caesaraugusta, la détermination du point d’équilibre entre les deux agglomérations permet d’envisager avec une relative précision la limite septentrionale du territoire dont Contrebia était le lieu central.
- 41 Nous n’entrerons pas ici dans les débats complexes qui entourent la définition du conventus. Il se (...)
40L’agglomération de Caesaraugusta est l’établissement le plus important du bassin de l’Ebre. Sa taille n’est certes pas immense en comparaison d’autres centres urbains de l’Empire, puisqu’elle semble avoir oscillé entre 40 et 60 ha, avec un maximum à l’époque julio-claudienne. Elle est supérieure à celle des autres villes du conventus sans être toutefois disproportionnée par rapport à la superficie des autres grandes agglomérations dont les dimensions peuvent être évaluées (50 ha à Augustobriga, 44 ha à Celsa, une trentaine à Bilbilis et Los Bañales, une quinzaine à Calagurris). De plus, l’urbanisme de Caesaraugusta, caractérisé par une trame viaire serrée et régulière, suggère des densités plutôt élevées. Difficile à évaluer avec précision, le chiffre de population devait être bien supérieur à la capacité du théâtre, évaluée à 6 000 places. La parure monumentale de la ville est importante (de façon certaine, un forum et un théâtre) sans être, là encore, exceptionnelle dans le cadre du conventus. La présence d’un portus connecté au forum, la situation de carrefour routier majeur au Nord-ouest de l’Hispanie lui conférait en revanche un statut de plate-forme d’échanges sans égale au sein du district judiciaire. Enfin, la ville est marquée par une occupation continue (malgré une concentration de l’urbanisme durant l’Empire tardif) et par la résistance de son rôle de capitale régionale après la disparition du conventus, impression renforcée par l’installation d’un évêché. On est donc en présence d’une importante agglomération disposant de fonctions urbaines diversifiées, d’une situation géographique exceptionnelle et bien valorisée, d’une capacité de résistance aux crises indéniable.
- 42 Malgré la difficulté à identifier les niveaux tardifs, bien que l’on ne puisse pas exclure la poss (...)
41On observe dès le iie siècle un étiolement du tissu aggloméré situé autour de Caesaraugusta (Figure 9), dont on peut se demander s’il s’agit de vides artificiels liés aux difficultés d’identification des niveaux tardifs ou s’ils correspondent à une polarisation par la capitale de conventus d’un espace environnant qui subit le tropisme et la concurrence d’une grande agglomération dynamique. Nous avons envisagé plus haut la dynamique globalement négative (déclin progressif des sites insuffisamment compensés par de rares créations) des établissements groupés de la vallée de l’Ebre. Les chefs-lieux de cités identifiés du conventus Caesaraugustanus s’inscrivent dans ce schéma. Sur 21 établissements attestés au ier siècle ap. J.-C., deux déclinent au iie siècle (Celsa et Cara) et cinq au iiie siècle (Bilbilis, Osca, Augustobriga, Arcobriga et Labitolosa)42. Le passage du iie au ive siècles correspond donc à une baisse d’un tiers (de 21 à 14 sites). Si la situation globale est celle d’une résistance de l’occupation des sites urbains (dans des formes certainement recomposées), d’importants centres urbains de piémont alto-impériaux (Bilbilis, Osca, Labitolosa) disparaissent ou s’étiolent dans le courant de ce siècle.
42La carte permet de constater que la baisse affecte d’une façon inégale l’ensemble de la zone considérée. Ainsi, le déclin urbain du iiie siècle est plus sensible sur les marges montagneuses de la moyenne vallée de l’Ebre (Osca et Labitolosa sur le piémont pyrénéen, Bilbilis, Augustobriga et Arcobriga sur les contreforts et à l’intérieur du Système ibérique central) qu’au niveau de l’axe de l’Ebre lui-même. À l’inverse, on observe une très bonne résistance des petites villes situées à l’Est d’une ligne Pompaelo-Bursao. Dans ce secteur, le nombre de sites urbains reste compris entre treize et neuf sites entre le ier siècle av. J.-C. et le ve siècle ap. J.-C. Il est difficile de mesurer si ce maintien répond à un facteur régional global (zones d’accès difficile, éloignement des grandes capitales régionales et des grands carrefours routiers), ou si ce sont des causes plus locales liées par exemple aux transformations militaires tardives (Iuliobriga, Veleia), à l’exploitation du sel (Salionca) ou à l’importance des ateliers de céramique (dans la région de Tritium Magallum) qui expliquent la permanence à l’époque tardive d’un maillage urbain assez dense.
Figure 9. Possibles effets de la polarisation de Caesaraugusta sur les villes du conventus Caesaraugustanus
43Le constat de ces différences géographiques suggère que la place et le poids de la capitale de conventus jouèrent un rôle dans ce processus de « déclin sélectif » des villes. Les sites qui s’étiolent forment en effet, de façon très nette, une couronne irrégulière autour de la ville de Caesaraugusta dont ils sont éloignés d’une distance variant entre 40 et 120 kilomètres (Figure 9). On peut donc formuler l’hypothèse que cette ville, qui était à la fois un nœud routier majeur, un port fluvial, une agglomération étendue et un centre institutionnel important, a exercé une influence préjudiciable pour les centres urbains localisés à proximité. Ces derniers subirent peut-être, dans un contexte de déprise générale, les effets de la polarisation de ce grand centre urbain que le rang de capitale de conventus devait accentuer encore. Certes, toutes les agglomérations ne déclinent pas aux abords de la capitale de conventus. Il est probable qu’une analyse plus fine des activités socio-économiques de la zone permettrait de rendre compte de cette inégale résistance des agglomérations au tropisme de Caesaraugusta.
44À l’exception de quelques très grands établissements, le fait urbain morphologique de la région de l’Ebre n’apparaît pas de façon évidente. Pour le mesurer au plus près, il est nécessaire d’adopter une lecture graduelle de la ville, elle même fondée sur des critères variés. En effet, la qualité de l’appareil monumental, la taille d’un site ou l’ampleur chronologique de l’occupation ne sont pas les seuls critères discriminants pour distinguer nettement l’urbain du rural. De nombreux chefs-lieux de cités peu monumentalisés, de faible taille ou déclinants dès le Haut Empire étaient en effet des établissements urbains, au sens où ils fixaient les institutions de la cité. Si la documentation archéologique suggère que le fait urbain était largement limité aux chefs-lieux de cité (l’absence d’agglomérations secondaires, telles qu’elles apparaissent en Gaule, par exemple, est remarquable), elle nous permet aussi de savoir que ce rang n’était pas un gage de maintien durable. La dépendance de sources lacunaires, la difficulté à identifier les occupations tardives, les a priori durables sur la notion de « crise urbaine » fondés sur des textes tardifs souvent catastrophistes sont des obstacles difficiles à surmonter.
45Malgré ces contraintes, les établissements urbains de l’Ebre apparaissent au terme de cette enquête comme des agglomérations relativement modestes, interdépendantes voire concurrentes. La disparité de richesse et d’importance de ces villes s’explique probablement en partie par l’« atomisation » de la notion de cité en territoire hispanique, contexte dans lequel le territoire « nourricier », faiblement étendu, n’était pas toujours à même de fournir les surplus nécessaires au développement du chef-lieu. L’observation du maillage montre également une simplification du tissu urbain. Ce processus, très net quoique probablement quantitativement exagéré, semble obéir à l’ancienneté variable des établissements et aux effets concurrentiels de l’implantation géographique dans un contexte de crise. Il s’explique aussi par un phénomène de regroupement du peuplement dirigé, selon les cas, vers les principaux foyers économiques du bassin ou vers les zones les mieux protégées.
- 43 Chouquer, G., 2008, p. 13-102.
46Il apparaît donc nécessaire de nuancer et d’affiner les terminologies habituellement employées pour décrire l’agglomération ou la ville. Souvent issues de concepts modernes, elles appauvrissent la compréhension d’un type de peuplement multiforme ou évanescent, en l’enfermant dans des concepts trop étroits, ces « collecteurs hypertrophiés » attentivement décrits par Gérard Chouquer43. Qu’il s’agisse de mesurer le fait urbain morphologique, de caractériser le niveau d’agglomération d’un site ou tout simplement d’évaluer la probabilité qu’un établissement relève ou non de l’habitat groupé, seule une approche complexe semble en mesure de nuancer la caractérisation, d’étalonner les niveaux de connaissance et de rendre plus fine la démarche comparative.