1L’économie urbaine est aujourd’hui un domaine de recherche relativement bien balisé. Certains auteurs considèrent cependant qu’elle reste le parent pauvre des recherches actuelles1. Que dire alors de la dimension historique de ce type de questionnements. De manière générale, au cours des deux dernières décennies, les historiens ont laissé en friche les domaines économiques pour se concentrer sur ceux de la culture et des représentations. Si les aspects sociaux et les dimensions imaginaires de l’espace urbain ont donné lieu à de nombreuses recherches, il en va tout autrement de l’histoire des prix fonciers, des valeurs locatives ou de la rentabilité de l’immobilier. L’immobilier, par l’ampleur des investissements qu’il représente et par l’intime liaison qu’il entretient avec l’essence même de la ville, constitue un élément essentiel de l’analyse des formes urbaines. La méconnaissance de ces aspects constitue un obstacle important à la compréhension des choix économiques des propriétaires immobiliers (achat, construction et rénovation, vente et transmission) et de l’impact des réglementations sur ces choix.
- 2 Voir par exemple M. Lescure, 1980.
2La rentabilité de l’immobilier apparaît particulièrement mal connue alors qu’elle structure les comportements des investisseurs, qu’il s’agisse de la décision portant sur le type de placement (immobilier, financier) ou sur le type de bien immobilier privilégié. Des différentiels de rentabilité entre catégories d’immeubles peuvent alors être responsables de l’absence de construction dans le secteur du logement populaire2 ou du défaut de réhabilitation dans le parc dégradé. Au-delà de la construction de logements neufs, qui polarise souvent l’attention, l’ensemble du parc existant est concerné par des phénomènes de sous-investissement, de dévalorisation ou de spéculation qui se répercutent sur l’habitat. La question de la rentabilité revient de façon récurrente dans les débats sur le contrôle des loyers et la protection des locataires. L’entre-deux-guerres est à cet égard souvent représenté comme une période emblématique, révélatrice de tous les effets pervers d’un dirigisme trop fort en matière de loyers. Le régime spécial, progressivement instauré dans les années 1920 à la suite du moratoire sur les loyers décrété en 1914, limitait les hausses annuelles de loyer dans l’ancien à un plafond défini en référence au loyer de 1914. Loin d’être un corpus réglementaire unifié, ce « régime spécial » est un empilement de lois et de décrets (plus de 50 entre 1918 et 1948) destiné tour à tour à protéger les locataires (prorogation des baux, plafonnement des hausses de loyers) et les propriétaires (non-prise en compte des charges dans les hausses légales autorisées). Notons que la critique des propriétaires, violente, se focalisera moins sur le contrôle des loyers que sur les limitations du droit de reprise du local et sur la propriété commerciale en 1937, dénoncées comme des atteintes au droit de propriété. L’effondrement de la rentabilité qui en aurait résulté serait ainsi en partie responsable du déficit considérable de logements à la sortie de la Seconde Guerre mondiale.
- 3 Pitance, M.-M., 1944 ; Cornille, P., 1939.
- 4 Grison, C., 1956 ; Carrière, F., 1957.
- 5 Topalov, C., 1987. On peut également mentionner, bien qu’il ne mette pas en avant la thèse d’une d (...)
- 6 Pitance, M.-M., 1944.
3Les travaux contemporains, ou immédiatement postérieurs à ce régime spécial, qui s’appuient parfois sur des données très fournies, contribuent tous à cette interprétation, avec plus ou moins de nuances. Aux approches dénonçant l’encadrement des loyers au nom de la pertinence du modèle de l’immeuble de rapport tel qu’il s’est épanoui au xixe siècle3, succèdent des recherches qui, tout en restant critiques sur la politique des loyers, prennent acte de l’insuffisance du logement populaire avant le régime spécial, et des aspects non directement économiques de ce régime comme l’incohérence des décrets successifs4. Les analyses plus récentes, notamment les travaux de référence de M. Lescure et de C. Topalov, reposent sur l’idée d’une détérioration de la rentabilité antérieure au moratoire de 1914, en grande partie imputable à l’évolution des circuits de financement. L’immeuble de rapport aurait ainsi été condamné dès la fin du xixe siècle, le régime spécial n’ayant fait que l’achever. Le principal ouvrage défendant cette thèse5 n’étudie toutefois pas l’entre-deux-guerres en tant que tel. Par ailleurs, ces travaux s’intéressent à la construction neuve (notamment celui de M.-M. Pitance sur Lyon)6 et non à l’investissement dans l’immobilier existant que les sources mobilisées ici permettent d’explorer.
- 7 La loi de 1948 libère les loyers pour les nouveaux locataires et abandonne la référence au loyer d (...)
- 8 Cf. F. Carrière, 1957. Ses conclusions sont notamment reprises par A. Hirsch, 1984.
- 9 Friggit, J., 2001. Les séries utilisées sont celles de l’Insee pour les loyers. Pour les prix, l’a (...)
4Si le régime spécial des loyers a cristallisé les débats et continue à servir de référence obligée, comme par la suite la loi de 1948 qui en a signé la fin avant de devenir le nouveau symbole des effets pervers du contrôle des loyers7, les recherches sur ce thème présentent encore un certain nombre d’insuffisances. Tout d’abord, elles se fondent en général sur une comparaison entre la situation en 1914, jugée comme représentative d’un fonctionnement normal de marché, et l’évolution des loyers durant le régime des loyers. Il nous semble donc nécessaire d’élargir les bornes temporelles d’une étude sur la rentabilité. La seconde limite est que ces travaux mesurent le plus souvent la rentabilité en comparant des indices de loyers et des indices de prix qui ne sont pas tirés du même échantillon d’immeubles : dans le rapport le plus souvent cité sur la question8, l’indice des prix est construit à partir des ventes par adjudication réalisées par les notaires, tandis que celui des loyers l’est à partir de données fournies par des sociétés immobilières, les catégories d’immeubles étant potentiellement très différentes. C’est également le cas dans le seul travail proposant à la fois des séries longues de loyers et de prix immobiliers à partir de séries existantes (1840-2000)9 : l’auteur lui-même souligne les limites du rapprochement des deux séries à une date donnée (les échantillons étant différents) et dans le temps (notamment parce que les séries portent sur des immeubles avant 1939-1945 et sur des appartements ensuite). Enfin, la plupart des travaux français prenant la rentabilité de l’immobilier pour objet ne concernent que le cas parisien, sur lequel les données sont, il est vrai, plus abondantes. En particulier, les atlas statistiques sont très détaillés, bien plus que dans le cas lyonnais. En apportant des éléments sur la ville de Lyon, les résultats présentés permettent ainsi d’élargir la portée de ceux évoqués ci-dessus.
5Il ne s’agit donc pas ici de reprendre la question de la pertinence ou non de telle ou telle forme de contrôle des loyers mais de proposer des mesures plus fines de la rentabilité sur longue période de l’immobilier. Ces mesures tiennent compte des temporalités propres à l’investissement immobilier, de façon à sortir d’une modélisation trop abstraite dans laquelle un propriétaire arbitre à chaque instant entre tous les types de placements (financiers ou immobiliers) : la lourdeur de l’investissement immobilier le situe par définition dans une temporalité longue qu’il faut intégrer à la construction des indicateurs. Les enjeux récurrents du débat sur le lien entre réglementation des loyers et stratégies d’investissement des propriétaires bailleurs justifient la recherche d’indicateurs précis de la rentabilité et de son évolution, dans une perspective qui prenne également en considération les formes concrètes du bâti.
- 10 Les immeubles continuent à être gérés par la régie après cette date mais nous l’avons fixée comme (...)
- 11 D’autres informations sur le local loué figurent également (local commercial ou d’habitation, nomb (...)
- 12 Lescure, M., 1980.
- 13 Marnata, F., 1961.
6La méthode proposée ici prend appui sur les archives d’un administrateur de biens lyonnais (également appelé régie) qui a donné accès aux registres d’immeubles, permettant de retracer l’évolution des loyers et des revenus locatifs sur l’ensemble de la période de gestion. Celle-ci s’étend (avec des variations selon les immeubles) entre 1860 et 196810. Les registres utilisés présentent la comptabilité des immeubles, par semestre jusqu’en 1937 et annuellement ensuite (les données traitées sont toutes ramenées à l’année). La page de gauche indique la liste des locataires et le montant du loyer payé11, tandis que celle de droite la liste les dépenses d’entretien de l’immeuble, les impôts et la somme versée au propriétaire. L’intérêt de ce type de données est d’informer sur les revenus tirés de leur patrimoine immobilier pour une catégorie spécifique de propriétaires, les particuliers qui détiennent la plus grande part des immeubles alors que l’on a plus souvent accès aux données de sociétés immobilières12. La source rend également possible un suivi longitudinal des valeurs locatives, ce qui n’a jusqu’ici été réalisé que dans le cas parisien13, dans une étude portant sur les loyers et non sur les revenus du propriétaire. La dimension longitudinale autorise les comparaisons sur le long terme, alors que les coupes transversales posent le problème de l’hétérogénéité des biens (les immeubles vendus à deux dates différentes n’ont pas les mêmes caractéristiques) et de l’évolution de la structure du parc.
- 14 David, A., Dubujet, F., Gouriéroux, C., Laferrère & A., Taffin, C., 2005.
7Cette dimension longitudinale peut être critiquée dans une étude sur les prix de l’immobilier à cause du délai entre deux ventes qui empêche de construire un indice fiable14. En effet, le nombre de biens vendus à la fois à la date t et à la date t+n, sans avoir subi de transformations trop importantes, est limité. Une telle critique perd toutefois de son sens dans une étude sur la rentabilité et lorsque l’on dispose de séries continues de loyers comme c’est le cas ici. 64 immeubles ont été choisis parmi les 360 qui composent le portefeuille de la régie. Les critères de sélection sont la durée de gestion, d’au moins cinquante ans (les immeubles gérés le plus longtemps le sont sur une centaine d’années), et la période couverte : ne sont retenus que des immeubles dont la gestion s’étend sur l’entre-deux-guerres, du fait de l’enjeu qu’il y a à saisir l’impact du régime spécial des loyers sur la rentabilité. Ce choix conduit à privilégier une approche de la propriété rentière et de la gestion des immeubles plus que de la dimension spéculative. Le parc immobilier n’est donc pas représenté dans son ensemble puisqu’une fraction fait sans doute l’objet de cessions plus fréquentes et de modes de gestion différents. Il nous semble toutefois pertinent de s’intéresser avant tout à ces immeubles détenus sur une longue période, typiques de la propriété bourgeoise de rapport au xixe siècle.
- 15 Fondée en 1854, cette société est emblématique des travaux de rénovation de la Presqu’île, et nota (...)
- 16 Les Hospices Civils de Lyon ont surtout été étudiés pour leur important domaine foncier, résultant (...)
8L’historique de propriété de chaque immeuble a ensuite été retracée à l’aide de transcriptions d’actes conservées aux hypothèques de façon à connaître ses différents propriétaires et son prix à chaque mutation. Quelques sources privées, qui seront moins mobilisées ici, ont également complété cette recherche. Les loyers des immeubles d’une société immobilière, la Société de la Rue Impériale15 (106 immeubles), ont ainsi été saisis, ainsi que ceux des immeubles appartenant aux Hospices Civils de Lyon16 (97 immeubles), à partir des archives conservées au service des affaires domaniales. Cela représente un total de 272 immeubles pour lesquels on dispose de données sur les loyers. Ceux gérés par la régie (64) seront principalement étudiés ici.
9La démarche longitudinale enrichit considérablement l’analyse, mais elle réclame un certain nombre de précautions. En effet, elle contraint à travailler sur un échantillon relativement réduit. Il est donc nécessaire de situer très précisément l’échantillon dans son contexte urbain de façon à voir de quelle fraction du parc les immeubles traités sont représentatifs. Cette partie s’appuiera sur les quelques sources complémentaires que l’on peut trouver sur l’immobilier à Lyon et qui sont malheureusement nettement moins riches que celles disponibles dans les atlas statistiques de Paris pour la fin du xixe siècle. Ce n’est qu’une fois cette situation précisée qu’il sera possible de caractériser l’échantillon en différenciant les types d’immeubles qui le composent. Il s’agit là aussi d’une étape préalable indispensable pour pouvoir tester le lien entre les caractéristiques du bâti et les niveaux de rentabilité. Les évolutions des valeurs locatives seront présentées ensuite, de façon à pouvoir déboucher sur la construction d’indicateurs de rentabilité et sur leur rôle dans les stratégies d’investissement des propriétaires.
10La question de la représentativité de l’échantillon par rapport à l’ensemble du bâti lyonnais se pose même si l’objectif n’est pas de viser une représentativité complète, impossible à assurer sur une période aussi longue. Le seul fait de s’en tenir à un échantillon d’immeubles construit avant 1900 signifie que l’échantillon ne peut être représentatif du début à la fin de la période. En revanche, il est essentiel de situer notre corpus par rapport au reste du bâti lyonnais et montrer dans quel type d’habitat s’inscrivent les immeubles sélectionnés, de façon à pouvoir circonscrire la portée de l’étude.
- 17 Société de géographie de Lyon, 1894, p. 146. En 1874, la Croix-Rousse compte 32 hab/hect, Vaise 47 (...)
11Le périmètre de l’étude, représenté sur la Figure 2, correspond à l’espace de la première ceinture fortifiée construite entre 1831 et 1860, moins les parties hautes de la rive droite de la Saône, délimitation redoublée par la ligne de chemin de fer (soit la périphérie de Lyon avant l’annexion des communes suburbaines en 1852, 1 179 ha). Ce choix se justifie par la nécessité de raisonner sur un ensemble urbain cohérent, correspondant au cœur de l’urbanisation de la ville. Normalement, pour tenir compte de l’adjonction des centres des communes périphériques au milieu du xixe siècle, les quartiers de la Croix-Rousse et de Vaise devraient venir compléter cet ensemble. Cependant, leur exclusion semble pertinente au regard de l’ancienneté de l’espace bâti, et au vu de la faible densité de la population et du bâti en 1874 et même en 188617. Quoi qu’il en soit, la définition d’un espace sur une aussi longue durée relève de choix discutables en raison des critères d’analyse pris en compte.
Figure 1. Carte de situation
Note. Le fonds de carte est celui des îlots actuels (Communauté Urbaine de Lyon).
Figure 2. Le périmètre de l’étude
Note. Le fonds vectorisé est celui des îlots de 1900 (Larha) ainsi que celui de l’emprise ferroviaire.
- 18 Depuis la fusion des communes suburbaines de Lyon en une seule commune (1852), Lyon compte 5 arron (...)
12L’espace ainsi délimité n’est en effet pas figé, et encore moins celui qui l’entoure, où se porte l’essentiel de l’urbanisation ultérieure. Les données nécessaires pour restituer cette évolution ne sont souvent disponibles qu’à des échelons administratifs, comme celui de l’arrondissement18. Aucun découpage ne se superpose exactement au périmètre de l’étude. Le regroupement des 1er, 2e et 6e arrondissements permet au mieux de le délimiter même s’il ne représente pas un ensemble entièrement satisfaisant. Certaines zones de ces arrondissements n’entrent pas dans l’espace central défini ci-dessus : sud du 2e arrondissement (Perrache et le confluent), est du 6e arrondissement (au-delà de la voie ferrée) et la partie du 5e ne correspondant pas au Vieux Lyon (Fourvière notamment). Par ailleurs, une partie des immeubles est située dans les 3e et 7e arrondissements, mais ces derniers comportent également de vastes espaces peu urbanisés à la fin du xixe siècle, ou marqués par un bâti très différent des immeubles de l’échantillon. Le rassemblement des 1er, 2e et 6e constitue donc le compromis le plus acceptable (et le plus stable dans le temps), mais pas une solution idéale.
- 19 Il s’agit du fonds vectorisé des adresses actuelles. Celles-ci ont pu évoluer au cours du temps (d (...)
13Les immeubles de l’échantillon sont répartis sur l’ensemble de ce périmètre, avec une surreprésentation dans la Presqu’île (Figure 3). Sur le même fonds vectorisé que la carte précédente, complété de celui des adresses19, nous avons représenté les immeubles appartenant à chacun des trois gestionnaires, régie, Hospices Civils et Société de la Rue Impériale. Sans surprise, ces derniers sont principalement situés sur l’actuelle rue de la République, tandis que les deux autres groupes sont plus dispersés. Quelques immeubles des Hospices sont en dehors du périmètre, mais tous ceux de la régie y sont situés.
Figure 3. Répartition des immeubles de l’échantillon
Note. Seuls sont représentés les immeubles pour lesquels on a pu réaliser un suivi des loyers. 64 sont gérés par la régie, 106 appartiennent à la Société de la Rue Impériale et 97 aux Hospices Civils.
14Cette relative dispersion, qui ne couvre pas toutes les zones de l’espace étudié, ne permet pas à elle seule de caractériser l’échantillon. La carte de répartition des immeubles doit ainsi être complétée par les caractéristiques du bâti et par les facteurs économiques. Si l’on prend en compte l’ancienneté du bâti et certaines caractéristiques physiques des immeubles comme le nombre d’étages, le corpus présente une certaine cohérence (Tableau 1).
Tableau 1. Immeubles aux recensements de 1896 et 1968 et corpus d’étude, selon le nombre d’étages et par arrondissements
Arrondissement
|
3 étages et –
|
4 étages
|
5 étages
|
6 étages et +
|
en %
|
RGP 1896
|
RGP 1968
|
Corpus
|
RGP 1896
|
RGP 1968
|
Corpus
|
RGP 1896
|
RGP 1968
|
Corpus
|
RGP 1896
|
RGP 1968
|
Corpus
|
1er
|
41
|
23
|
8
|
26
|
18
|
29
|
42
|
33
|
49
|
22
|
29
|
10
|
2e
|
24
|
15
|
10
|
20
|
15
|
41
|
33
|
39
|
46
|
23
|
3
|
3
|
6e
|
62
|
33
|
0
|
16
|
15
|
40
|
19
|
25
|
55
|
3
|
15
|
5
|
Total
|
43
|
25
|
8
|
18
|
16
|
35
|
27
|
31
|
50
|
13
|
28
|
7
|
Nombre
|
2 848
|
1 360
|
12
|
1 211
|
867
|
55
|
1 773
|
1 712
|
77
|
835
|
1 564
|
11
|
Lecture : en 1896, 41 % des immeubles recensés dans le 1er arrondissement comptent trois étages ou moins. Ils ne sont plus que 23 % en 1968. 8 % des immeubles du corpus situés dans le premier arrondissement comptent trois étages ou moins.
- 20 Les rehaussements d’immeubles (ajout d’un étage) complexifient cette question. Sans l’explorer ici (...)
15Les recensements des 1er, 2e et 6e arrondissements montrent que l’habitat de quatre à cinq étages, typique des constructions de la Presqu’île du xixe siècle, représente le cœur du bâti dans le périmètre étudié. L’ancienneté du bâti par arrondissement, enregistrée lors du recensement de population de 1968, confirme que les immeubles construits avant 1915 composaient 79 % du parc de l’époque dans ces trois arrondissements (tous les immeubles suivis datent d’avant 1915), ce qui témoigne de la stabilité du centre-ville dans la première moitié du xxe siècle. Entre 1896 et 1968, la part des immeubles de trois étages ou moins diminue au profit de celle des plus de cinq étages. Les immeubles de quatre ou cinq étages apparaissent comme étant les plus stables dans le temps20. La place de notre échantillon dans le tissu urbain évolue donc : typiques d’un bâti rénové à la fin du xixe siècle, les immeubles suivis sont, en 1968, la trace des phases antérieures de l’urbanisation qui ont durablement marqué le centre ville. Sans être représentatif de l’ensemble du bâti à chaque période, le corpus donne donc une image satisfaisante des immeubles qui ont traversé toute la période.
- 21 Le fichier résultant de cette enquête n’a jamais pu être localisé.
- 22 « [& ] Ces renseignements devant être d’une très grande utilité, tant du point de vue du projet de (...)
16Ces immeubles ne constituent pas pour autant un corpus totalement homogène. Même en ne retenant que ceux gérés par la régie, des différences notables apparaissent. Elles relèvent des caractéristiques physiques des immeubles, ainsi que de facteurs économiques. De ce point de vue également, la place particulière du corpus par rapport à l’ensemble des immeubles lyonnais peut être précisée. Le service de la statistique immobilière a en effet procédé à plusieurs enquêtes sur les revenus locatifs et les loyers dans les années 1890. Ce service municipal créé en 1884 pour fournir des renseignements précis, non seulement en vue du remplacement des taxes de l’Octroi, mais aussi pour le service d’hygiène publique, a dressé l’état civil de chaque maison et de chaque terrain de la commune21. En 1895, suite à la loi autorisant les villes à substituer à leurs octrois certaines taxes de remplacement, le gouvernement demande au maire de Lyon de bien vouloir lui présenter rapidement un projet. Le directeur des Contributions directes demande alors aux contrôleurs principaux de fournir à la municipalité lyonnaise « les renseignements relatifs au nombre et à la valeur locative de tous les locaux d’habitation occupés ou non à l’époque du recensement de 1894 pour 1895 ainsi qu’aux bases de la contribution personnelle mobilière correspondant à ceux de ces locaux qui étaient habités à cette époque »22.
- 23 En 1897, la gestion de quarante quatre immeubles a commencé. Les vingt autres commenceront à être (...)
Tableau 2. Distribution des revenus locatifs en 189723
Revenu locatif annuel
|
Ensemble 1er, 2e et 6e arrondissements (1897)
|
Corpus (1897)
|
|
Nombre
|
%
|
Nombre
|
%
|
Moins de 3 000 francs
|
1 639
|
25
|
1
|
2
|
3 000 à 5 999 francs
|
1 284
|
20
|
6
|
14
|
6 000 à 9 999 francs.
|
1 200
|
19
|
11
|
25
|
10 à 20 000 francs
|
1 518
|
23
|
16
|
36
|
Plus de 20 000 francs
|
831
|
13
|
10
|
23
|
Total
|
6 472
|
100
|
44
|
100
|
Lecture. Dans les 1er, 2e et 6e arrondissements, 1 639 immeubles (soit 25 % du total) rapportent moins de 3 000 francs par an.
Source : AML, service de la statistique immobilière.
17La distribution des revenus locatifs n’est évidemment pas la même dans les différents arrondissements. Trois profils se détachent. Dans les arrondissements périphériques (3e, 4e et 5e), 80 % des immeubles procurent un revenu inférieur à 6 000 francs. À l’opposé, 46 % des immeubles des 1er et 2e arrondissements offrent un revenu brut supérieur à 10 000 francs. Enfin, le 6e arrondissement, en raison de la diversité spatiale de son habitat, intègre des caractéristiques des deux types : bas (41 %) et hauts revenus (26 %). Il faudrait cependant nuancer ces grandes tendances puisqu’il existe une hétérogénéité forte à l’intérieur de chaque arrondissement, à l’échelle des quartiers ou des îlots, ou encore selon la situation des immeubles (place, quai…). Les immeubles gérés par la régie en 1897 dans les 1er, 2e et 6e arrondissements se situent au sommet de l’échelle des revenus locatifs. Le passage de l’immeuble à l’appartement d’habitation confirme et affine la remarque précédente, mais la diversité des loyers à l’intérieur de chaque immeuble, due notamment à sa verticalité, nuance un peu la lecture de la distribution.
Tableau 4. Distribution des loyers d’habitation en 1895
Espace
|
Loyers annuels (en francs)
|
Total
|
Effectif
|
|
< 200
|
200-399
|
400-1 000
|
> 1 000
|
%
|
|
Lyon (ensemble)
|
40 %
|
37 %
|
18 %
|
5 %
|
100
|
111 175
|
Lyon (1er, 2e, 6e)
|
34 %
|
36 %
|
23 %
|
8 %
|
100
|
58 124
|
Régie (1er, 2e, 6e)
|
15 %
|
39 %
|
34 %
|
12 %
|
100
|
310
|
Source. AML, service de la statistique immobilière.
18Les loyers de la régie restent dans les tranches moyennes, voire hautes. À Lyon, dans les 1er, 2e et 6e arrondissements, 70 % des loyers ne dépassent pas les 400 francs, 54 % pour les appartements de la régie. En menant une étude sur longue période, il n’est pas surprenant de retrouver de tels immeubles, à destination des classes moyennes et supérieures, car ils présentent une plus grande stabilité dans le temps qu’une partie de l’habitat ouvrier : c’est ce qu’observait déjà Françoise Marnata dans son étude sur les loyers des bourgeois de Paris24.
19Les immeubles suivis appartiennent pour la plupart à la fraction supérieure du parc immobilier (en termes de revenus), mais l’échantillon n’en présente pas moins une grande diversité. Les immeubles se différencient autant par leurs localisations (Figure 2) que par leurs caractéristiques physiques (surface, nombres d’étages, esthétique) et leur situation (sur place, quai, rue, etc.). De façon à pouvoir raisonner sur des groupes d’immeubles homogènes, le choix a été fait de construire une typologie sur la base des critères physiques et de situation. L’objectif est de sortir d’une dichotomie souvent rencontrée et parfois simplificatrice entre immeubles bourgeois et populaires, tout en conservant l’hypothèse d’une liaison forte entre la nature du bâti et le niveau de rentabilité. La typologie des immeubles doit donc servir de fil directeur à la suite de l’étude, sans pour autant interdire le retour à des suivis d’immeubles particuliers, car toute moyenne risque de gommer les rythmes singuliers. Les catégories construites sont destinées à faciliter l’analyse en permettant des résultats synthétiques, non à l’enfermer dans les variables que l’on présuppose être les plus pertinentes.
Tableau 5. Variables utilisées pour la typologie des immeubles
1 – Surface bâtie : moins de 150 m2 ; 150-249 m2 ; 250-350 m2 ; 350-599 m2 ; 600 m2 et + (les classes correspondent aux quintiles de la distribution des surfaces).
2 – Présence-absence de cour
3 – Nb étages : quatre étages ou moins, cinq étages ou plus (l’entresol comptant pour un étage)
4 – Nb immeubles sur la parcelle : un seul, deux ou plus. Le second bâtiment peut être un atelier (compté comme local commercial dans les registres de la régie) ou un immeuble d’habitation sur cour. Ces différents bâtiments étant sur la même parcelle, ils appartiennent au même propriétaire.
5 – Score esthétique (0 à 3), défini de la façon suivante :
Présence de balcon + 1
Présence d’ornements fenêtres + 1
Présence d’ornements sur les façades + 1
L’importance alors accordée à la façade et à l’apparence extérieure des immeubles justifie d’en faire un critère discriminant.
6 – Score situation (0 à 3) défini à partir de la situation principale (façade comptant le plus d’entrées ou la plus grande longueur en cas d’égalité):
Exposition principale = Grande rue (largeur supérieure à 14,5 m), Place ou Quai : + 2. Le seuil pour les « grandes rues » correspond aux rues percées dans la Presqu’île durant l’haussmannisation lyonnaise (certaines sont plus larges, comme la rue de la République qui atteint 22 m).
Exposition principale = Angle : + 1.
Exposition principale au Sud, à l’Est et à l’Ouest : + 1 (au Nord : 0)
Le score de situation saisit, même imparfaitement, des valeurs d’espace et de luminosité qui prennent une grande importance dans l’habitat et l’urbanisme au xixe siècle, non sans lien avec la montée des préoccupations hygiénistes.
7 – Période construction : avant 1850 ; 1850-1871 ; 1871-1914.
- 25 Classification réalisée sur les trois premiers axes de l’analyse factorielle. Le critère de Ward a (...)
20Plutôt que de se fonder sur un classement subjectif ou sur un seul critère, le choix a été fait de réaliser une classification sur la base d’une analyse multivariée, en l’occurrence une analyse des correspondances multiples (ACM) suivie d’une classification ascendante hiérarchique dont le but est de maximiser l’homogénéité des groupes constitués25. Le nombre de variables susceptibles d’entrer dans l’analyse est très élevé, tout élément architectural étant potentiellement pertinent. Il est toutefois nécessaire d’en restreindre le nombre. L’établissement d’une typologie rigoureuse nécessite en effet de pouvoir disposer des mêmes données sur tous les immeubles qui entrent dans l’analyse. Parmi ceux pour lesquels les loyers sont connus, nous avons pu en traiter 197 parmi lesquels tous les immeubles de la régie. Un certain nombre de variables ont été écartées, soit qu’il ait été impossible de recueillir l’information pour un certain nombre d’immeubles, soit qu’elles paraissent peu discriminantes. Ainsi, les matériaux de construction ne sont pas conservés parce que tous les immeubles de l’échantillon sont construits « en dur » selon les critères de l’Insee (ce qui signifie par exemple qu’aucun n’est en pisé et que la majorité est, tout ou partie, en pierre de taille). Il aurait fallu plus de détails sur le type de pierre employé pour que la variable soit réellement clivante. Il reste au final sept variables (vingt deux modalités) que nous avons considérées comme les plus pertinentes et qui sont décrites dans le Tableau 5. Le bâti étant extrêmement diversifié, y compris à l’intérieur de notre échantillon, le nuage de points montre une certaine continuité entre les catégories issues de la classification : si des groupes précis peuvent être identifiés, ils manifestent chacun une certaine hétérogénéité.
- 26 Le terme haussmannien peut prêter à discussion. Tout d’abord, le style architectural lyonnais s’en (...)
21L’ACM invite en premier lieu à distinguer les immeubles anciens (avant 1850), de hauteur basse ou moyenne, et comportant souvent moins d’éléments ornementaux, aux immeubles typiques du Second Empire (haussmanniens)26 ou plus tardifs, plus hauts et avec des éléments décoratifs plus nombreux. La seconde grande opposition (correspondant au deuxième axe) distingue entre les immeubles les plus petits, dont la localisation est la moins avantageuse (Nord, petites rues), et ceux qui ont une assise large et sont situés sur des quais, places, et grandes rues (et rarement au Nord). Sans surprise, les plus grands immeubles sont aussi ceux qui ont le plus souvent une cour et/ou qui comptent un deuxième bâtiment. La classification détermine à son tour quatre grands types d’immeubles.
• Les immeubles du premier type, ou « grands immeubles de type haussmannien », ont typiquement une surface bâtie supérieure à 350 m² avec cour, comptent fréquemment cinq étages ou plus et ont à la fois un bon score esthétique et une bonne situation (sur les grands axes, les places ou les quais). Les immeubles datant de la période de rénovation de la Presqu’île, comme ceux de la rue Impériale, sont les plus représentatifs de cette catégorie, mais il peut aussi s’agir d’immeubles plus tardifs. Ce type est le plus représenté parmi les immeubles de la régie, avec vingt et un immeubles. Cela va dans le sens de l’idée que la régie comptait un grand nombre d’immeubles « haut de gamme » dans son portefeuille.
• Le deuxième type (« petits immeubles de type haussmannien ») regroupe des immeubles assez semblables aux précédents, mais bâtis sur une plus petite surface (moins de 250 m2 sans cour), et surtout moins bien situés, rarement en angle et donnant sur des rues secondaires (on y retrouve typiquement les immeubles de la rue de la Bourse dans la Presqu’île). C’est le groupe le plus faible numériquement, ne comptant que cinq immeubles.
• Le troisième type (« petits immeubles anciens ») rassemble les immeubles les plus simples de l’échantillon. Anciens (d’avant 1850 pour la plupart), la façade nue, de petite taille (moins de 250 m², moins de cinq étages la plupart du temps), situés dans de petites rues et fréquemment au Nord, ils ne doivent toutefois pas être confondus avec les constructions provisoires ou vétustes qui sont quasiment absentes de l’échantillon. Il s’agit probablement du type le plus répandu dans l’ensemble du parc lyonnais de la fin du xixe siècle, et il est également bien représenté dans les immeubles de la régie (dix-neuf immeubles).
• Les immeubles du quatrième et dernier type («grands immeubles anciens») datent le plus souvent d’avant 1850 et, comme les précédents, présentent des façades assez simples. Ils s’en distinguent par leur taille (surface bâtie supérieure à 350 m² avec cour et parfois atelier, mais hauteur dépassant rarement quatre étages) et par leur emplacement, souvent plus dégagé (sur des places notamment). Cette catégorie est plus hétérogène que les précédentes car elle compte à la fois des immeubles simples, proches du troisième groupe et d’autres qui, pour avoir une façade assez discrète, n’en sont pas moins de véritables immeubles bourgeois d’une valeur comparable à ceux du premier groupe.
22La typologie ainsi élaborée ne se résume pas à une hiérarchisation des immeubles. S’il est vrai que les immeubles du premier type s’apparentent à ce que l’on appelle couramment les immeubles bourgeois, alors que ceux du troisième type semblent destinés à des locataires plus modestes, la hiérarchie est moins nette entre ceux du deuxième et du troisième groupe. De la même façon, les « grands immeubles anciens » (quatrième groupe) peuvent se situer au sommet de l’échelle des prix comme à des positions plus basses. La typologie servira de base aux traitements suivants, qui abordent d’abord le revenu tiré des immeubles avant d’en venir aux mesures de la rentabilité.
- 27 Op. cit.
- 28 Neuf grands immeubles haussmanniens, neuf petits immeubles anciens, trois petits immeubles haussma (...)
23La première étape dans la détermination de la rentabilité d’un investissement immobilier consiste à mesurer les revenus qu’en tire le propriétaire. Afin de préciser les tendances qu’a suivies ce revenu nous commencerons par présenter les séries chronologiques des valeurs locatives (nous entendrons par valeur locative la somme des loyers procurés par l’immeuble à une date donnée). L’ensemble des immeubles n’entre pas dans les calculs suivants. En effet, les périodes de gestion n’étant pas tout à fait les mêmes selon les immeubles, l’échantillon n’est pas entièrement fixe dans le temps et l’ajout d’une série (c’est-à-dire d’un nouvel immeuble) à une date donnée peut modifier les moyennes et introduire, au moins à court terme, des mouvements qui ne proviennent pas des fluctuations économiques mais des données. Ce problème est notamment rencontré par Marnata27, qui conserve malgré tout l’ensemble des séries à sa disposition. Pour la construction d’une moyenne nous avons préféré travailler sur un échantillon stable, en l’occurrence sur les immeubles qui sont gérés de façon continue par la régie entre 1890 et 1968, soit vingt-six immeubles. Les différentes catégories y sont représentées dans des proportions comparables à celles de l’ensemble de l’échantillon28. Cela représente une réduction importante par rapport à l’échantillon de départ mais se justifie par le souci de réduire la variabilité aux périodes extrêmes, en particulier en début de période : beaucoup d’immeubles de l’échantillon entrent en effet dans le portefeuille de la régie au cours des années 1890. Par ailleurs, les tendances observées, et en particulier les dates de retournement de tendances, ne changent pas selon que l’on conserve cet échantillon restreint ou bien l’ensemble des immeubles.
24Pour ces courbes comme pour la suite des calculs, nous retiendrons le rapport brut de l’immeuble (somme des loyers des différents appartements) moins les charges liées à la gestion locative (entretien, travaux de réparation, etc.). La fiscalité liée à l’immobilier est prise en compte (impôt foncier et taxes municipales), mais pas l’impôt sur le revenu. Il ne s’agit donc pas totalement d’un revenu net : il aurait fallu pour cela avoir accès aux déclarations de revenus des propriétaires, ce qui n’a été possible que pour un petit nombre de cas, non traités ici. Par ailleurs, dans la mesure où les charges figurent dans les registres de la régie intégrant l’impôt foncier, on tient compte, au moins partiellement, de la façon dont la fiscalité peut entrer dans le calcul économique du propriétaire. Du fait de l’importance de l’érosion monétaire, une représentation en francs constants a été préférée à une représentation en francs courants (Figure 4).
25Il n’est toutefois pas inutile de dire quelques mots de l’évolution du revenu locatif en francs courants, de façon à donner quelques ordres de grandeur. À la fin du xixe siècle, il oscille entre 4 800 francs et 15 000 francs par an selon les catégories d’immeubles (respectivement 7 000 francs et 22 000 francs en revenu brut). En 1930, il se situe entre 17 000 francs et à 52 000 francs (respectivement 25 000 francs et 75 000 francs en revenu brut). À la fin des années 1960, les montants sont évidemment très différents (entre 1 et 3,1 millions d’anciens francs) mais l’amplitude reste la même avec un écart de 1 à 3 environ. Cette amplitude demeure à peu près constante tout au long de la période observée. Nous ne présenterons pas ici l’évolution des charges, qu’il est pourtant possible de suivre grâce aux registres de la régie. Notons simplement qu’elles s’accroissent tendanciellement tout au long de la période (taxes foncières comprises). Elles passent en moyenne de 25 % à 30 % du revenu brut de l’immeuble entre 1890 et 1914 avant d’atteindre 40 % dans l’entre-deux-guerres. Elles se fixent ensuite entre 45 % et 50 % dans les années 1950 et 1960.
Figure 4. Évolution des revenus locatifs et des loyers d’habitation à Lyon et à Paris (1890-1968)
- 29 Présentée par J. Friggit, 2001. Pour la période suivante, c’est l’indice Insee des prix à la conso (...)
- 30 Sur la majorité de la période concernée ici, il s’agit de l’indice des prix des loyers des locaux (...)
26La série utilisée pour passer aux francs constants est celle des prix de détail figurant dans l’Annuaire rétrospectif de l’Insee 196629. Les séries de chaque immeuble ont été ramenées en francs constants, et une moyenne a ensuite été calculée sur ces séries corrigées. Les différents groupes d’immeubles suivant des tendances très proches, seule la moyenne de l’ensemble des immeubles est représentée sur les graphiques. Deux types de courbes figurent : le premier représente les revenus locatifs, c’est-à-dire l’évolution du revenu global tiré d’un immeuble en brut et en net (ou plutôt en « semi net », cf. supra). Les loyers commerciaux, qui entrent pour la moitié du revenu locatif en moyenne dans l’échantillon, y sont donc intégrés. À titre indicatif, la courbe des loyers d’habitation y figure également : elle suit évidemment les mêmes tendances que le revenu locatif, mais ne recouvre pas tout à fait la même réalité. Il n’existe pas à notre connaissance de série de revenus locatifs à laquelle comparer celle construite pour Lyon, alors qu’il en existe pour les loyers d’habitation. On représente donc sur la Figure 4b les séries disponibles sur Paris, celle de Marnata construite à partir de données longitudinales sur les loyers des appartements bourgeois à Paris et la série des loyers parisiens reconstituée par Friggit (là aussi à partir de l’Annuaire rétrospectif de l’Insee de 1966)30. Seuls les indices étant connus pour ces deux séries, nous avons également dû indicer notre série de revenus locatifs (indice 100 en 1913), ce qui empêche d’en comparer les montants.
27Du fait des différences entre les modes de calcul des trois indices, il faut rester prudent dans la lecture du graphique, en particulier aux périodes extrêmes : l’indice de Marnata porte sur un plus petit nombre de mesures en fin de période, tandis que celui de l’Insee n’est pas bâti sur un suivi longitudinal et ne représente donc pas le même échantillon aux différentes dates. Ces réserves exprimées, la grande ressemblance des tendances apparaît comme le principal enseignement de la Figure 4. Les retournements de tendances ont lieu les mêmes années à Paris et à Lyon. Il ne semble pas y avoir de cycle spécifique à l’une ou l’autre des deux villes. Les grandes coupures correspondent, sans surprise, aux rythmes de la réglementation des loyers : moratoire durant la Première Guerre mondiale, suivi du régime spécial d’encadrement des loyers tout au long de l’entre-deux-guerres, puis d’un second moratoire durant la Seconde Guerre mondiale. La loi de 1948, conçue comme un moyen de sortir de cette réglementation spéciale en abandonnant la référence au loyer de 1914 pour fixer les hausses réglementaires, signe la reprise des loyers. Ceux-ci ne retrouvent toutefois pas leur niveau d’avant 1914. On remarquera que la courbe des revenus locatifs à Lyon suit de près celle des loyers bourgeois de Paris établie par Marnata.
28Au-delà d’une confirmation de ces grandes tendances, un certain nombre de traits n’en restent pas moins assez peu discutés dans la littérature31. Il s’agit en particulier de la reprise des loyers dans l’entre-deux-guerres, réellement perceptible en valeurs constantes après la grande inflation de 1926 (alors que des lois permettant une hausse nominale des loyers sont promulguées en 1921 et 1923). Cette hausse, qui tranche avec une vision souvent uniforme de la période, se poursuit jusqu’au milieu des années 1930. La Grande Dépression ne se répercute sur les loyers qu’à partir de 1936, ce qui est également largement imputable au régime spécial des loyers. Une baisse du plafond des loyers est en effet décrétée dans le cadre du plan Laval dont les mesures déflationnistes stoppent, en 1935, la reprise amorcée en 1926.
29Les observations menées sur les immeubles lyonnais confirment les tendances de l’évolution des loyers connues jusqu’ici surtout pour Paris. S’il s’agit en soi d’un résultat notable, cela ne suffit pas à une étude de la rentabilité qui doit compléter l’étude de l’évolution des revenus locatifs par celle des prix des immeubles et par la prise en compte des revenus cumulés. Un acquéreur peut s’intéresser à un immeuble de faible revenu si le prix est particulièrement bas. Pareillement, une diminution tendancielle des revenus locatifs est moins dommageable si l’immeuble a déjà été amorti et si l’horizon d’attente du propriétaire est suffisamment long pour anticiper la reprise. Pour intégrer ces éléments, nous commencerons par aborder la question des prix et le calcul du rendement de l’immobilier le plus couramment pratiqué, avant d’en venir à une étude de la rentabilité qui tienne compte des durées de détention et du cumul des revenus, étude que rend possible le travail sur des données longitudinales.
- 32 Par exemple, un immeuble de 200 000 francs rapportant annuellement 10 000 francs de loyers a un re (...)
- 33 Voir par exemple A. Hirsch, 1984.
30L’indicateur le plus couramment utilisé pour mesurer la rentabilité de l’investissement immobilier est le ratio loyer / prix, qui correspond au rendement locatif instantané ainsi qu’au taux de capitalisation32. Tout porte à croire qu’il a été l’outil le plus fréquemment mobilisé par les acteurs de l’immobilier pour orienter leurs décisions d’achat ou de vente. On le retrouve en particulier dans les publications légales des ventes des notaires, dans les délibérations de conseils d’administration de sociétés immobilières ou des Hospices Civils de Lyon et dans toute la littérature sur le sujet. Indicateur facile à utiliser, il est particulièrement utile pour comparer deux immeubles qui présentent des caractéristiques différentes, ou pour juger de l’opportunité d’un investissement immobilier par rapport à d’autres placements (en particulier les placements considérés comme « sûrs » ou « de père de famille » tels que les rentes perpétuelles ou les obligations). Par ailleurs, les analyses33 du marché immobilier partent souvent de ce ratio, que ce soit pour souligner la grande rentabilité des immeubles dits bourgeois et expliquer le sous-investissement dans le logement ouvrier, ou, à l’inverse, pour mettre en avant le fait qu’une portion importante du parc immobilier vétuste ou dégradé présentait des niveaux de rentabilité élevés ce qui retarde leur remplacement par des immeubles plus grands et de meilleure qualité.
31Dans le cadre de la mise au point d’une méthodologie destinée à mesurer la rentabilité de l’immobilier de rapport, cet indicateur n’est pas à rejeter totalement. Il est particulièrement intéressant en coupe transversale, surtout lorsque l’on dispose de données sur un grand nombre d’immeubles. Un bon exemple peut être tiré du recensement mené par les Hospices Civils de Lyon en 1912 sur leur patrimoine immobilier34. Portant sur 110 immeubles (92 une fois retirés ceux mentionnés comme vétustes), ce recensement précise la valeur locative de l’immeuble ainsi qu’une estimation de son prix. Nous considérerons ces estimations comme fiables, à l’inverse, par exemple, de celles pratiquées par les notaires lors des successions que l’on ne retient pas en général à cause du risque de sous-estimation pour raisons fiscales. Il est donc possible de les utiliser pour calculer le ratio loyer / prix. Comme précédemment, le revenu pris en compte est le revenu brut corrigé des charges et de la fiscalité immobilière. Les résultats par groupe d’immeubles figurent dans le Tableau 6.
Tableau 6. Rendement locatif de 92 immeubles appartenant aux Hospices Civils de Lyon en 1912
Type d’immeuble
|
Nb.
|
Revenu moyen (moins charges locatives)
|
Prix moyen (francs courants)
|
Prix/m2 (rapporté à surf. plancher totale)
|
Moyenne des rendements %
|
1er type (Grands Imm. Haussmanniens)
|
13
|
11 635
|
327 779
|
91
|
4,1
|
2e type (Petits Imm. Haussmanniens)
|
8
|
8 140
|
178 342
|
88
|
4,4
|
3e type (Petits Immeubles anciens)
|
35
|
2 704
|
63 847
|
61
|
5,1
|
4e type (Grands Immeubles anciens)
|
13
|
4 469
|
119 127
|
64
|
4,9
|
Immeubles non classés
|
23
|
5407
|
181 514
|
*
|
4,7
|
Total
|
92
|
5 349
|
137 263
|
70
|
4,8
|
Note. Le prix au m2 n’a pu être calculé pour les immeubles « non classés » dont on n’a pu retrouver la surface plancher (il s’agit souvent d’immeubles démolis depuis).
- 35 Vaslin, J., 1999.
- 36 Voir notamment F. Carrière, 1957.
32En 1912, les administrateurs des Hospices Civils de Lyon comparent le rendement à un taux de capitalisation de 3 % pour juger de la rentabilité d’un immeuble. Ce taux est calculé sur la valeur locative brute (charges non déduites). Rappelons que le taux des rentes perpétuelles, placement alors considéré comme sûr et que l’on peut comparer à celui dans l’immobilier, est de 3 % ou 5 % selon le type de rente35. Sept immeubles sur les soixante neuf se situent en dessous de ce seuil de 3 %. Les ratios loyer / prix figurant dans le tableau peuvent paraître faibles par rapport à ceux rencontrés dans la littérature qui se situent plutôt entre 5 % et 7 %36. L’écart provient de la prise en compte des charges dans le calcul du revenu du propriétaire : avec le revenu brut, le ratio se situe entre 5,7 % et 7,3 %.
- 37 Les tests réalisés ont d’abord confronté immeubles haussmanniens et immeubles anciens, puis « peti (...)
33Les rendements locatifs varient fortement d’un immeuble à l’autre, mais on observe une liaison entre les catégories d’immeubles et les niveaux de rendement, ce qui tend à confirmer l’idée d’une articulation entre la forme du bâti et l’économie de l’immeuble de rapport. La hiérarchie des prix au mètre carré et des revenus confirme la cherté des immeubles haussmanniens par rapport aux immeubles anciens. En revanche, les deux catégories d’immeubles haussmanniens ne présentent pas les rendements les plus élevés, comme si leur prix était surestimé par rapport au revenu offert. La distribution des rendements ne suivant pas la loi normale, le choix a été fait de tester les différences de rendement par des tests non paramétriques. Les rendements moyens par catégorie ont donc été comparés deux à deux à l’aide du test de Mann-Whitney37. Les rendements moyens des immeubles haussmanniens et anciens sont significativement différents au seuil de 5 %. Les petits immeubles anciens (type 3) apparaissent comme les plus rentables, avec un ratio moyen de 5,1 %. Les immeubles considérés comme vétustes, ne figurant pas dans le Tableau 6, offrent un rendement encore plus élevé (plus de 6 % et pouvant dépasser les 10 %). Cela va dans le sens de l’idée selon laquelle il existe un réel intérêt à conserver des logements dégradés, ou simplement anciens et de petite taille, intérêt qui peut ralentir le rythme des démolitions / reconstructions, ou celui de la rénovation du bâti. Il y a, plus généralement, un intérêt à détenir des logements de moindre qualité que les immeubles haussmanniens plutôt que d’entamer un processus de rénovation, voire de démolition / reconstruction. Cet intérêt ne se retrouve pas nécessairement dans la construction neuve, ce qui peut expliquer le retard dans la construction de logements populaires avant l’instauration des hbm puis des hlm. Il est néanmoins réel dans le parc existant. On peut estimer que ce bon rendement est de nature à attirer les investissements privés, mais avec une nuance de taille : c’est la relative médiocrité, voire le mauvais état de ces immeubles qui leur assure une rentabilité supérieure au reste du parc. C’est parce que le prix de marché sous-estime la valeur de l’immeuble au regard du revenu procuré qu’il peut y avoir un rendement supérieur dans cette fraction du parc immobilier. On peut donc s’interroger sur l’intérêt à long terme de ce type d’investissement, question qui sera reprise un peu plus loin.
- 38 Service des affaires domaniales, rapport du chef du service technique (22/02/1941).
34Quoiqu’utile, cet indice doit être utilisé avec prudence. La détention d’un immeuble vétuste ne peut se prolonger indéfiniment car les dépenses d’entretien risquent de grever sa rentabilité. C’est par exemple le cas d’un immeuble de trois étages en pisé proche du parc de la Tête d’Or (à Villeurbanne), acquis par les Hospices Civils en 1899 et revendu en 1941. Il est alors en très mauvais état, endommagé par « des lézardes allant du rez-de-chaussée à la toiture »38. Estimant les coûts de réparation à 84 700 francs, le chef du service technique des affaires domaniales conclut :
- 39 Service des affaires domaniales, rapport du chef du service technique (22/02/1941).
« Même en effectuant cette grosse dépense, on n’apporte qu’une plus value illusoire, étant donné la situation de cet immeuble et l’impossibilité dans laquelle on se trouve d’en augmenter le revenu ».39
35L’immeuble est alors mis en vente au prix du terrain (soit 21 000 francs pour 280 m2), car les coûts de démolition et l’indemnisation des locataires qui échoiront au futur propriétaire rend illusoire toute mise en vente à un prix plus élevé.
36Indépendamment des modalités de prise de décision des Hospices Civils, qui constituent un propriétaire tout à fait atypique par rapport aux particuliers, cet exemple montre que le ratio loyer / prix n’est pas le seul critère pris en compte dans les choix de vente ou d’acquisition. D’une façon ou d’une autre, le propriétaire anticipe les revenus et dépenses à venir. On pourrait penser que ce type de restriction s’applique uniquement à des immeubles dégradés et que les immeubles en pierre de taille offrent une plus grande stabilité du bâti comme des revenus, ce qui rend le ratio loyer / prix pertinent. Sans être totalement erroné, ce raisonnement reste réducteur parce que les anticipations ne portent pas uniquement sur la stabilité des loyers mais peuvent intégrer, dans une optique plus spéculative, des perspectives d’appréciation comme de dépréciation. En plus de la question des anticipations des acteurs du marché, qui reste le plus souvent difficile à saisir, l’indicateur de rendement instantané pose le problème de ne pas mesurer les revenus réellement perçus par le propriétaire. La rentabilité d’un investissement dépend non seulement de son rendement à la date de l’achat mais également de l’évolution des revenus qu’il procure, de la durée de détention et du contexte dans lequel il est acheté puis géré. Afin de prendre en compte ce double problème de restitution des anticipations et de mesure de la rentabilité réelle, il est donc nécessaire de changer d’indicateur et d’intégrer l’ensemble des loyers effectivement perçus. Seul un suivi longitudinal des immeubles permet de calculer ce type d’indicateur.
37Les biens immobiliers ne peuvent être traités exactement comme des actifs financiers car ils sont nettement moins liquides et ne font pas l’objet d’une cotation quotidienne qui permet d’en connaître la valeur à chaque instant. Par ailleurs, la dimension symbolique et affective qui imprègne le patrimoine immobilier, ainsi que la complexité des modes de propriété avec la prédominance de l’indivision, contribuent à ralentir le rythme des transactions par rapport aux valeurs mobilières. La question de l’arbitrage entre la détention d’un immeuble et les autres placements ne se pose donc pas uniquement en termes de comparaison de taux de rentabilité à une date donnée. Cela ne signifie évidemment pas que la rationalité économique soit absente des stratégies patrimoniales des propriétaires mais simplement que la réflexion sur cette rationalité doit tenir compte des spécificités des biens immobiliers. En particulier, il est nécessaire de connaître la durée de détention des immeubles, à la fois pour mesurer le revenu réellement perçu par le propriétaire, mais également pour se faire une idée de leur horizon d’attente.
- 40 Les transcriptions de moins d’un siècle (appelées « publications » après 1956) sont conservées aux (...)
- 41 Daumard, A., 1965. Dans notre échantillon, le rythme des ventes ralentit d’ailleurs surtout entre 1 (...)
38Dans cet objectif, nous avons réalisé des historiques de propriété à partir des transcriptions d’actes de ventes conservés aux hypothèques. Ceux-ci comportent, outre les données sur la vente (caractéristiques du bien, prix), un historique de la propriété plus ou moins fourni qui inclut les transmissions (successions, donations, partages). Le principe de publicité foncière rend ces transcriptions accessibles pour la période récente40, à l’inverse des actes de vente devant notaire, pour peu que l’on parvienne à identifier précisément l’immeuble dont il est question (le plus souvent grâce à ses références cadastrales). Les historiques de propriété réalisés sur les immeubles de la régie couvrent la période de gestion, et l’excèdent même la plupart du temps : ils courent du début du xixe siècle (pour les plus anciens) ou de la construction de l’immeuble jusqu’à sa mise en copropriété ou jusqu’au début des années 2000. Ils durent en moyenne quatre vingt-seize ans. Toutes les mutations sont ainsi connues, ainsi que le prix de l’immeuble à chaque vente et son estimation lors de la plupart des transmissions. On sait qu’à partir du Second Empire, les immeubles tendent à rester de plus en plus longtemps dans les patrimoines familiaux et à changer moins fréquemment de main41. Sept immeubles de la régie ne sont par exemple jamais vendus sur la période considérée, et on ne recense que cinquante neuf ventes pendant les périodes de gestion. Les durées moyennes entre chaque mutation sont précisées dans le Tableau 7 qui distingue selon les différents types de mutations. Précisons que les transmissions retenues ne portent pas nécessairement sur la totalité de l’immeuble : la transmission de l’usufruit (par exemple au décès de la veuve du propriétaire) ou d’une fraction de propriété dans le cadre de partages entre les héritiers, est également pris en compte.
Tableau 7. Durée médiane entre chaque mutation selon le type d’immeuble
Type d’immeuble
|
Durée médiane entre deux transmissions (en années)
|
Durée médiane entre deux ventes (en années)
|
Durée médiane entre deux mutations (en années)
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1er type (Grands Imm. Haussmanniens)
|
15
|
21
|
11
|
2e type (Petits Imm. Haussmanniens)
|
16
|
26
|
11
|
3e type (Petits immeubles anciens)
|
16
|
24
|
14
|
4e type (Grands immeubles anciens)
|
8
|
27
|
8
|
Total
|
13
|
25
|
11
|
Lecture. 50 % des immeubles du premier type font l’objet d’une transmission (succession, donation, partage etc.) dans un délai de quinze ans ou moins (durée médiane). Ils sont vendus tous les vingt et un ans. Tous types de mutations confondues, ils changent de propriétaire tous les onze ans.
39Les ventes sont en moyenne espacées de vingt huit ans et les transmissions de vingt trois (les médianes étant respectivement de vingt cinq et treize ans). Notons que les médianes calculées sur les petits immeubles haussmanniens (type 2) sont à considérer avec prudence en raison de la minceur de l’effectif. Les différents types d’immeubles font l’objet de modes de détention distincts. Les grands immeubles anciens sont moins souvent vendus mais tournent plus fréquemment que les autres à l’intérieur des groupes familiaux. Ils sont souvent partagés entre un grand nombre d’héritiers dès le début de l’historique de propriété. À l’inverse, les petits immeubles anciens appartiennent à des groupes familiaux plus petits. Ils correspondent mieux à la figure du petit propriétaire qui achète un bien pour le transmettre à ses enfants. Les grands immeubles haussmanniens, quant à eux, se vendent et se transmettent régulièrement. La différence avec les grands immeubles anciens (type 4) tient en partie à ce que, construits plus tardivement, ils sont moins nombreux à être marqués par un émiettement de la propriété dès le début de la période d’étude.
40La composition des groupes familiaux est sans doute une des clés pour comprendre les logiques et les rythmes de ces mutations. Son analyse demanderait une étude socio-historique des propriétaires qui sortirait des bornes du présent article. Il est en revanche important de noter que les facteurs économiques sont loin d’être absents dans ces généalogies d’immeubles. Ainsi, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, peu de ventes ont lieu immédiatement après une succession. En revanche, une vente sur deux prend place dans une période pendant laquelle les loyers décroissent en francs constants, une sur quatre pendant une période de stabilité des loyers et le dernier quart quand ils sont orientés à la hausse. Les années de baisse des loyers ne représentent pourtant que 27 % de la période globale couverte par l’étude, celles de stabilité et de hausse respectivement 31 % et 42 %. Les tendances à la baisse signalent une détérioration de la rentabilité, et donc une surévaluation du prix par rapport au revenu qui peut inciter à vendre. Nous ne chercherons pas ici à approfondir l’analyse des interactions entre les dynamiques patrimoniales des groupes familiaux et les facteurs économiques, nous contentant de noter que ces derniers ne semblent pas s’éclipser devant les logiques familiales.
41Les remarques qui précèdent ne visent qu’à préciser l’horizon temporel d’un investissement immobilier et à soulever la question de la période sur laquelle considérer les revenus locatifs. En effet, le propriétaire est souvent un groupe de propriétaires, et l’on peut considérer soit les revenus de l’individu, soit ceux du groupe familial qui détient l’immeuble sur une période plus longue. Les profils de revenus changent nettement selon que l’on considère l’un ou l’autre acteur. Pour en donner un exemple, on a représenté sur la Figure 5 les courbes des revenus cumulés tirés d’un grand immeuble haussmannien, situé sur une des places centrales du 2e arrondissement, entre deux ventes (c’est-à-dire correspondant au groupe familial) et entre chaque mutation (correspondant à l’individu). Pour permettre une comparaison intertemporelle, les sommes sont converties en francs constants (francs de 1913). On représente également les valeurs de l’immeuble à chaque vente (en 1866, 1910, 1937) ainsi que celle estimée en 1954 à l’occasion d’une succession. Cette estimation de 1954 est donnée à titre indicatif, car il n’y pas de vente après celle de 1937 (lorsque cela est possible, il est préférable de se référer à un prix de vente effectif plutôt qu’à une estimation). La comparaison des deux courbes montre notamment, au moins pour cet immeuble, que les transmissions patrimoniales (en 1891, 1924, 1948 et 1954) ne sont pas suivies par des ventes rapides.
- 42 De tels processus de décisions ont pu être analysés, aussi bien par des sociologues que par des éc (...)
42La Figure 5 montre nettement que la durée de détention et la période qu’elle couvre sont des paramètres essentiels pour calculer la rentabilité de l’immeuble. Les profils des loyers cumulés montrent certes des tendances comparables, avec un écrasement progressif des courbes après 1910, mais les niveaux atteints sont naturellement très différents. En particulier, la valeur en capital est dépassée beaucoup plus rapidement (en 1892 au lieu de 1906) si l’on considère l’horizon temporel du groupe familial et non de l’individu. De ce point de vue, il semble plus pertinent de prendre en compte le premier dans la détermination des durées de détention. Un tel choix est cohérent avec la dimension de long terme qui caractérise l’investissement immobilier, sans pour autant ignorer la part que prend la dimension collective dans les prises de décision concernant de tels actifs patrimoniaux42. Par la suite, nous retiendrons donc la durée entre deux ventes. Raisonner sur les loyers perçus entre deux mutations peut avoir une pertinence dans une étude sur la circulation des biens à l’intérieur des familles, mais moins dans la perspective retenue ici. On notera également que la valeur en capital n’est pas atteinte dans l’entre-deux-guerres, même sur un délai assez long.
Figure 5. Revenus cumulés d’un grand immeuble haussmannien situé dans la Presqu’île (en francs de 1913)
43Lecture. Entre 1866 et 1910, date à laquelle il est vendu, cet immeuble a rappoté 647 000 francs de loyers cumulés (hors charges locatives et en francs de 1913). Son prix de vente en 1866 est de 354 000 franc (francs de 1913), valeur qui est dépassée en 1892.
- 43 Par ailleurs, on ne peut calculer les intérêts composés de façon classique. Rappelons qu’ils se c (...)
44Le temps mis pour atteindre la valeur en capital peut être un indicateur de rentabilité intéressant, mais il ne prend pas en compte toute la durée de détention. L’indicateur que nous proposons est donc différent : il consiste d’abord à ramener la somme des revenus cumulés entre deux ventes au premier prix de vente, les deux valeurs étant calculées en francs constants. Ce premier indicateur dépasse 100 % si la valeur en capital est atteinte (ce qui est le cas d’une vente sur deux dans le corpus). Il est ensuite à nouveau divisé par le nombre d’années de détention, de façon à obtenir un taux de rentabilité annuelle. Par cette méthode, on s’écarte des modes habituels de calcul de la rentabilité des placements financiers qui supposent que les intérêts perçus chaque année sont incorporés au capital et produisent à leur tour des intérêts (intérêts composés). Le choix retenu ici se justifie parce que les loyers ne peuvent pas être réinvestis exactement au même taux43. Il nous a paru plus juste de conserver cette spécificité de l’investissement immobilier, quitte à limiter les comparaisons avec les placements financiers (cf. infra).
- 44 Pour une présentation des méthodes usuelles de calcul de la rentabilité de l’investissement locat (...)
45Pour qu’un tel décompte soit possible, il est nécessaire de connaître les revenus locatifs de l’immeuble sur l’ensemble de la période entre les deux dates. Habituellement, ce décompte n’est pas possible et le calcul s’appuie sur des anticipations44. Lorsque nos données sont tronquées en amont ou en aval, la rentabilité n’a pas été calculée. Il a été possible de la déterminer pour cinquante neuf ventes, concernant trente neuf immeubles dont vingt trois ne sont vendus qu’une fois (les autres l’étant deux ou trois fois sur la période). Cette forme de propriété rentière se caractérise par la rareté des ventes : les immeubles ne sont pas détenus à des fins spéculatives mais pour le revenu qu’ils rapportent. Il est donc normal de constater un nombre assez faible de ventes dans l’échantillon. Par ailleurs, la source ne fournissant pas toujours les loyers sur l’ensemble de l’intervalle entre deux ventes, le nombre de cas reste relativement restreint. La rentabilité procurée par chacune de ces opérations est représentée dans la Figure 6.
46La lecture de la distribution sur le graphique suggère qu’il n’y a pas d’effondrement de la rentabilité durant l’entre-deux-guerres ni de haut régime à la Belle Époque, qui est pourtant souvent considérée comme « l’âge d’or » de l’immeuble de rapport pour rentier. De façon surprenante au regard de l’évolution des loyers, les taux sont les plus bas pour la période antérieure à 1890 (médiane à 2 %, à 2,5 % et 3 % pour les deux périodes suivantes). On peut y voir le signe d’une disposition à payer des prix élevés pour les immeubles et, sans doute, à sous-estimer un phénomène d’érosion monétaire qui, pour faible qu’il soit à la fin du xixe siècle, n’en est pas moins réel sur des périodes de détention aussi longues. Afin de s’en assurer, on a testé les différences entre périodes sur la base de tests non paramétriques. Le test de Kruskall-Wallis montre qu’il y a une différence entre les taux moyens des différentes périodes. Le test de Mann-Whitney, utilisé quant à lui pour comparer les taux moyens entre deux périodes consécutives, fait ressortir une différence significative au seuil de 5 % entre 1915-1948 et 1949-1968. Les écarts ne sont pas significatifs entre les autres périodes, notamment entre 1890-1914 et 1915-1948, même si le taux de rentabilité médian paraît plus élevé durant l’entre-deux-guerres (3 % contre 2,5 %).
Figure 6. Rentabilité annuelle des acquisitions immobilières
- 45 Cf. notamment C. Topalov, 1974.
47Les prix des immeubles s’ajustent donc à la baisse des revenus due au contrôle des loyers durant l’entre-deux-guerres. Après 1948, ils ne repartent pas à la hausse autant que les revenus locatifs. On peut faire l’hypothèse que le sous-investissement dont souffrent les immeubles depuis 1914 et la dégradation qui en résulte freine le redémarrage des prix. Il est alors plus intéressant pour les propriétaires de conserver des immeubles dans un état médiocre, mais d’un bon rapport, que de s’en défaire ou de les rénover pour augmenter le loyer. Cette remarque est importante pour l’appréciation des conséquences de la loi de 1948 sur la dégradation des immeubles anciens durant les années 1950 et 1960. C’est moins le niveau des loyers que le rapport entre les prix et les loyers qui limite alors la rénovation des immeubles et l’investissement dans l’ancien. Certes, le retard accumulé durant l’entre-deux-guerres rend cette rénovation plus coûteuse et plus difficile à mener par les propriétaires. Il convient néanmoins de souligner cet apparent paradoxe, déjà noté à propos de la détention des petits immeubles anciens, qu’une bonne rentabilité peut freiner l’entretien des biens immobiliers anciens. Sur la longue période, il n’est pas excessif d’y voir une des raisons de la lenteur avec laquelle le parc ancien a pu se transformer dans les années 1950-1960. Si l’on retient souvent, à juste titre, les profondes mutations de cette période45 (rôle de promoteurs, de la rénovation urbaine, mises en copropriété), il faut aussi tenir compte de l’inertie qui marque alors de nombreux quartiers anciens de centre ville où il faudra attendre l’intervention publique, notamment avec les Opah instituées en 1977, pour que s’enclenche la requalification de ce parc dégradé.
48Les écarts entre catégories d’immeubles sont-ils sensibles de la même façon aux différentes périodes ? La faiblesse des effectifs incite à rester prudent. Le test de Mann Whitney montre que les taux de rentabilité moyens sont différents entre grands immeubles anciens et petits immeubles haussmanniens sur la période 1915-1948, mais il ne peut être réellement appliqué dans les autres cas de figure, faute d’effectifs suffisants. On se contentera donc de noter ce qui semble constituer la tendance dominante, sans pouvoir la valider statistiquement. Si les petits immeubles anciens semblent bien offrir une meilleure rentabilité avant 1914 (le taux médian est à 6,5 % contre 2,5 % pour les grands immeubles haussmanniens), cette hiérarchie s’inverse durant l’entre-deux-guerres (les médianes passant respectivement à 3 % et 4 %). Cela suggère que les grands immeubles haussmanniens étaient surestimés avant la guerre et sous-estimés ensuite : alors que leurs revenus locatifs résistent mieux que ceux des autres immeubles (du fait de la place des locaux commerciaux et des loyers élevés, moins affectés par le régime spécial), ils ont subi une décote comparable à celle de l’ensemble du parc immobilier.
- 46 Le fait de ne pas prendre en compte les intérêts composés limite les possibilités de comparaison a (...)
49Ce mode de calcul fournit une représentation différente de celle qui est le plus souvent admise parce qu’elle tient compte de la durée de détention des immeubles et de la date à laquelle ils ont été achetés. On pourrait le compléter par un troisième indice qui prenne en compte la valeur de revente de l’immeuble. Nous ne le présenterons pas ici, notons simplement qu’il est en moyenne supérieur de deux points de pourcentage à l’indice précédent. Il est également possible de comparer cet indicateur de rentabilité à d’autres placements, à condition de pouvoir replacer ces derniers dans le même contexte et la même temporalité que la détention de l’immeuble46. Ainsi, la comparaison avec des placements à taux fixes, comme les rentes, peut paraître favorable à la rente en période de basse inflation ou sur des périodes courtes, mais l’immobilier est plus rentable sur des périodes longues. Il nous a paru plus intéressant ici de comparer le taux annuel de rentabilité au rendement instantané. En effet, si le taux annuel de rentabilité donne une mesure exacte de la rentabilité a posteriori, il est difficilement accessible aux acteurs, à moins de faire l’hypothèse qu’ils anticipent exactement l’évolution des loyers et de l’inflation. À l’inverse le rendement instantané est souvent connu. L’écart entre les deux taux indiquerait ainsi l’écart entre la rentabilité anticipée et la rentabilité réellement offerte par les placements immobiliers.
- 47 La série des taux d’intérêts (taux longs) est calculée à partir du taux de la rente perpétuelle à (...)
50De ce point de vue, le rendement instantané (loyer/prix) apparaît en général comme un assez mauvais prédicteur du taux réel de rentabilité (le R2 de l’ajustement ne s’élève qu’à 0,37). Si le rendement est systématiquement supérieur au niveau des taux d’intérêts47, ce n’est que rarement le cas pour la rentabilité annuelle. Le rendement surestime en moyenne la rentabilité (la médiane des écarts est de 0,6 points). L’écart entre la rentabilité et le rendement varie selon les périodes. Là aussi on teste la différence à la moyenne de l’ensemble avec le test de Kruskall-Wallis puis les différences entre périodes consécutives par le test Mann-Whitney. Les différences entre les moyennes ne sont significatives qu’entre 1860-1889 (écart médian de 0,5 point de pourcentage) et 1890-1914 (écart médian de 0,6 point de pourcentage). On notera toutefois que cet écart semble se réduire par la suite (0,4 entre 1915 et 1948 puis 0,2 entre 1949 et 1968). L’écart est important : il représente, en moyenne annuelle, un tiers du revenu net de l’immeuble, 43 % durant l’entre-deux-guerres. Cela revient à dire que le revenu locatif annuel à prendre en compte pour calculer une rentabilité réelle de long terme doit sous-estimer d’autant le revenu locatif observé l’année de l’achat. Si l’on admet que cet écart représente les différences entre le rendement escompté et la rentabilité réellement procurée par l’investissement immobilier, il n’est pas surprenant de voir que les opérations réalisées au début du xxe siècle, premières touchées par une inflation et un encadrement des loyers impossibles à prévoir avant la guerre, se révèlent les moins rentables par rapport au rendement anticipé. La distribution des écarts dans le temps (Figure 7) indique que les anticipations ne sont pas plus précises par la suite.
Figure 7. Écart entre le rendement locatif instantané et la rentabilité réelle des opérations immobilières
51Au contraire, la dispersion semble augmenter dans l’entre-deux-guerres et après 1949. Les coefficients de variation sont alors respectivement de 8,5 et de 5,1 alors qu’ils n’étaient que de 2,3 entre 1890 et 1914. Cela indique que le ratio utilisé par les propriétaires pour déterminer l’intérêt d’un investissement perd ainsi de sa pertinence. Bien que la période de l’entre-deux-guerres habitue progressivement les acteurs de l’économie à la notion d’inflation, elle reste difficile à anticiper et à intégrer au calcul économique. Il apparaît ainsi judicieux de ne pas s’en tenir à un unique indicateur de rentabilité mais de comparer les indicateurs classiques de rendement à celui calculé sur la base des revenus cumulés : même si l’on ne peut totalement restituer les anticipations sur cette unique base, elle permet de mieux cerner les déterminants des stratégies patrimoniales des propriétaires immobiliers. L’écart entre les deux ne joue pas systématiquement contre l’investissement puisque dans un cas sur trois environ la rentabilité réelle dépasse le rendement attendu : il s’agit essentiellement de grands immeubles, anciens ou haussmanniens. La plupart du temps toutefois, la rentabilité réelle est en deçà du niveau escompté. Plus que le niveau de la rentabilité, dont on a vu qu’il ne témoignait pas d’un effondrement notable, c’est sans doute cet écart qui explique la désaffection pour l’immobilier de rapport, du moins sous la forme d’une propriété rentière qu’il a connue au xixe siècle, et la transformation progressive de ces immeubles en copropriétés.
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52Opération complexe, la mesure de la rentabilité est essentielle pour saisir les déterminants de l’investissement dans l’immobilier de rapport. Elle n’en épuise pas tous les tenants et aboutissants, puisque la dynamique des transmissions patrimoniales lui imprime également son rythme, mais elle permet de resituer sur la longue période les facteurs qui orientent les investissements vers tel ou tel secteur du parc. Si la construction neuve est ici laissée de côté, le suivi d’un échantillon d’immeubles sur la période 1890-1968 donne une image de la rentabilité réelle des opérations immobilières dans le parc ancien. Cette mesure ne se limite pas à celle de la fluctuation des revenus qui épouse assez largement les contraintes des différents régimes réglementaires mis en place à partir de 1914, du moratoire des loyers à la loi de 1948. Les effets du contrôle des loyers se ressentent en effet dans les prix de vente qui s’ajustent suffisamment pour maintenir un niveau de rentabilité sinon stable, du moins important.
53Le maintien de bons niveaux de rentabilité ne bouleverse pas la lecture que l’on fait habituellement du contrôle des loyers, mais invite à en préciser les conséquences. S’il s’agit bien de rendre compte de la désaffection qui frappe l’investissement dans l’immobilier de rapport, désaffection plus lente que celle qui marque la construction neuve, on ne l’explique pas uniquement par le niveau des loyers mais par les évolutions relatives des revenus locatifs et des prix de vente.
54Deux facteurs se combinent pour expliquer cette séquence longue du désinvestissement. Le premier est le fait que les niveaux supérieurs de rentabilité sont observés pour des immeubles de qualité médiocre et/ou dévalorisés par le manque d’entretien. Cet écart de rentabilité entre catégories d’immeubles s’observe avant même l’instauration du régime spécial des loyers. Avec la loi de 1948, les loyers repartent à la hausse et la rentabilité s’améliore alors que les prix de vente ne reflètent pas de revalorisation des immeubles. On touche ici sans doute à la limite d’un modèle dans lequel les bons niveaux de rentabilité ne fonctionnent pas comme des incitations à entretenir et rénover le patrimoine immobilier. Le second facteur mis en évidence est la difficulté à apprécier la rentabilité réelle à partir de l’instrument à disposition des acheteurs, le rendement locatif (loyer / prix). À partir de la fin du xixe siècle, les acquisitions immobilières se révéleront d’un rapport moindre que celui escompté, non seulement à cause de la législation, mais également du fait de l’inflation qui semble mal anticipée. L’écart entre la rentabilité réelle et la rentabilité anticipée explique donc en partie le recul progressif de l’intérêt pour ce type de placement.