François Jarrige, La ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité
François Jarrige, La ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité, Paris, La Découverte, 2023, 456 p.
Texte intégral
1Voici un travail qui fera date : après ses recherches sur les briseurs de machines sur le continent au début du xixe siècle, puis, avec Thomas Le Roux, celles sur l’histoire des pollutions industrielles, François Jarrige nous livre un immense travail sur les manèges et l’énergie animale. Issu de son habilitation à diriger des recherches, ce volume déploie une investigation extrêmement poussée et érudite sur le recours au travail animal. Après avoir correctement rappelé l’exiguïté de l’historiographie sur ce sujet, l’auteur évoque les antécédents de cette technique aux époques antique, médiévale et moderne, pour finalement focaliser son attention sur le xixe siècle. Les chapitres 2 à 5 décrivent en détail le recours aux manèges dans des secteurs variés, tels que les mines, les carrières, les moulins et les brasseries, les sucreries et l’industrie chimique, la métallurgie et l’agriculture. Ces chapitres éblouissent le lecteur, tout d’abord par l’ampleur des lectures de Jarrige, des milliers de titres et de documents d’archives, lui permettant de cartographier la présence des manèges dans pratiquement tous les secteurs de l’économie et des régions françaises et, occasionnellement, dans d’autres pays. Le même étonnement saisit encore face au constat, dérivé de cette immense quantité de sources, de la diffusion des manèges dans le temps et dans l’espace, jusqu’ici seulement en partie soupçonnée. Cette découverte fondamentale remet en discussion l’historiographie conventionnelle de la révolution industrielle, insistant, elle, sur la vapeur et les machines. Tout au contraire, nous découvrons que, non seulement dans l’agriculture et dans les colonies, mais également dans des secteurs de pointe comme la métallurgie et la chimie, le recours au travail animal voire humain, tout au moins dans la réalisation de certaines opérations, persiste longtemps au cours du xixe siècle et ne décline que très lentement par la suite.
2En même temps, les détails sur les secteurs et les régions sont tellement importants (255 pages, soit bien plus que la moitié de l’ouvrage) qu’ils conduisent le lecteur à soulever un certain nombre de questions : pourquoi cette persistance ? Est-ce pour des raisons techniques, d’accès au crédit, de réticence à l’innovation ? La réponse dépend bien évidemment des secteurs et des régions. Cependant, l’auteur se limite à suggérer ici et là de courtes ébauches d’explication, le plus souvent sous forme d’hypothèses. C’est regrettable, car cette surreprésentation de la description, dans un souci excessif d’exhaustivité, se fait aux frais de l’explication et, dès lors, du dialogue avec les historiographies en histoire économique et en histoire des techniques, à l’arrière-plan par rapport à l’histoire sociale et environnementale. Pourtant, les micro-innovations et le rôle majeur du travail humain et animal, y compris dans l’industrie en Angleterre et en France au xixe siècle, plus loin dans le temps dans l’agriculture française et dans d’autres pays, font désormais partie du bagage récent de l’historiographie, rompant avec les arguments conventionnels qui mettaient l’accent sur la mécanisation et les grandes ruptures technologiques. Tirer les fils dans cette direction aurait permis de mieux valoriser ce travail au sein de ces multiples historiographies.
3Il en va de même pour un autre point aveugle de cette longue première partie : l’absence de toute tentative de mesurer les contributions des manèges en termes d’énergie (comparaison entre homme et animal), mais également d’indiquer l’importance quantitative des manèges par rapport à d’autres sources d’énergie et de traction. Le premier aspect, étudié par des ingénieurs et des savants, manque, hormis les calculs des puissances des manèges et des machines lors du passage ultérieur de l’animal à la vapeur (examiné dans la deuxième partie). En revanche, les calculs plus anciens autour de la force animale et de la force humaine ne sont guère évoqués.
4Quant aux statistiques des manèges à l’échelle macro, l’auteur a tout à fait raison de pointer la partialité des données officielles publiées au xixe siècle à ce sujet. Cependant, il est tout aussi vrai que ces statistiques auraient pu être utilisées avec précaution afin de montrer utilement la tendance générale. Aussi, ces statistiques officielles auraient pu être complétées par des vérifications et des corrections faites à partir des données identifiées par l’auteur dans telle et telle industrie et dans telle et telle région, comme certaines méthodes permettent de le faire. En particulier, des pointages, soit aléatoires soit par échantillonnage raisonné à partir des données d’archives, auraient permis de se faire une idée assez précise de la diffusion des manèges dans une région, ou dans un secteur. Même si cette approche dépend des informations disponibles, elle aurait néanmoins pu être menée pour plusieurs régions et secteurs.
5La deuxième partie (chapitres 5 à 8) cherche à introduire l’histoire des manèges dans une perspective sociale bien plus large et dans un cadre chronologique également plus étendu. Ainsi, le cinquième chapitre, passionnant, évoque les discussions publiques et savantes autour de la question des animaux au travail et de leur proximité avec les conditions de travail des êtres humains. Dans ce cadre, de très nombreuses pistes sont évoquées, quoique souvent insuffisamment explorées : les tensions entre les stocks de fourrages pour les animaux et ceux en céréales pour les hommes (immense sujet), la destinée des animaux de travail selon l’âge et l’espèce, la relation esclave-animal, tant du point de vue économique (formes du capital à préserver) qu’anthropologique et moral, les perceptions des économistes, de Marx, des ingénieurs et d’autres commentateurs, etc. Chacun de ces sujets aurait mérité un développement à part entière.
6Les chapitres suivants (6 à 8) font état de la très lente obsolescence des manèges et du travail animal ; déclin bien plus long qu’on pourrait le croire en Europe même, où les sources de travail et de traction coexistent jusqu’au début du xxe siècle, et surtout dans les pays d’Europe orientale, y compris l’URSS et les pays du Sud, jusqu’au xxe siècle avancé.
7En résumé, François Jarrige offre un ouvrage incontournable, magistral tant par le nombre de cas envisagés que par la suggestion de pistes pour les recherches à venir.
Pour citer cet article
Référence papier
Alessandro Stanziani, « François Jarrige, La ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité », Histoire & mesure, XXXIX-1 | 2024, 213-215.
Référence électronique
Alessandro Stanziani, « François Jarrige, La ronde des bêtes. Le moteur animal et la fabrique de la modernité », Histoire & mesure [En ligne], XXXIX-1 | 2024, mis en ligne le 11 octobre 2024, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/21007 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12htf
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page