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Comptes rendus

Theodore M. Porter, Genetics in the Madhouse: The Unknown History of Human Heredity

Fabrice Cahen
p. 207-210
Référence(s) :

Theodore M. Porter, Genetics in the Madhouse: The Unknown History of Human Heredity, Princeton, Princeton University Press, 2018, 464 p.

Texte intégral

1« La génétique dans la maison de fous » : ce titre à double fond peut s’avérer trompeur. On ne trouvera guère, dans cet ouvrage, de malades, de soignants et d’univers asilaire. Encore moins de paillasses, de microscopes et de « double-hélice ». Ted Porter propose dans Genetics in the Madhouse une relecture vivifiante de l’histoire de l’eugénisme, au prisme de l’histoire de la quantification et des techniques statistiques, dont il est l’un des spécialistes les plus incontestés. Issu d’une recherche menée en partie auprès de l’Institut Max Planck pour l’histoire des sciences de Berlin, ce livre s’inscrit dans une perspective théorique qui se refuse à la fois à considérer la politique et l’idéologie comme « extérieures » à la science et à réduire l’activité scientifique à ses motivations hétéronomes. Étudiées à partir des terrains britannique, français, allemand, américain et scandinave, les sciences de l’hérédité humaine du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle sont décrites comme le produit de configurations spécifiques, associant des disciplines, des types de savoir-faire et des institutions pourvoyeuses de données. La thèse centrale du livre est que la génétique humaine est l’héritière d’une statistique humaine enracinée dans le champ psychiatrique, elle-même baignée dans le data work et les technologies de papier.

2Le récit démarre à l’aube du xixe siècle. Les investigations sur l’hérédité, qui se multiplient alors, sont « saturées de nombres » (p. 1). L’existence de populations institutionnalisées (celles des asiles, des prisons et, plus tard, de l’éducation spécialisée) impose en effet aux administrations ou aux autorités gestionnaires de produire de l’information chiffrée ou chiffrable. L’optimisme révolutionnaire qui présidait à la mise en place d’ambitieuses et coûteuses politiques d’assistance, politique asilaire en tête, a laissé place à une inquiétude devant l’afflux grandissant des malades ou des « arriérés » mentaux. Étienne Esquirol propage dès 1816 la thèse de la « maladie de civilisation ». Bientôt, celle plus pessimiste encore de la « dégénérescence », associée au nom de Bénédict-Auguste Morel, relaiera la précédente. Frénésie de données et alarmisme se nourrissent mutuellement. Les aliénistes brassent, fouillent, triturent les informations dont regorgent les registres de patients, recueils d’observations médicales et autres formulaires d’admission. Les chiffres ainsi produits peuvent parfois être croisés avec ceux des recensements de population, donnant lieu à des ratios nombre de fous/population totale, et certains recensements généraux (comme le Census américain de 1840) intègrent un recensement des aliénés. Le sentiment d’un échec du système asilaire et d’une progression incontrôlable du nombre de fous et, après 1880, de « retardés mentaux » – catégorie qui naturalise les inégalités de performance scolaire – constituent les ressorts fondamentaux d’un eugénisme pré-darwinien et pré-galtonien souvent occulté par les histoires nominalistes de l’eugénisme. L’hérédité, généralement pensée comme prédisposition, attire l’attention des savants jusqu’à la monopoliser. Cerner son rôle causal devient une obsession, indissociable de la « raison tabulaire » et des différents procédés d’agrégation et de tri des données. Or rien n’est plus incertain que d’imputer une maladie à l’hérédité sur la foi de la déclaration du malade ou de sa famille, supposés savoir et accepter de révéler qu’un aïeul ou un collatéral souffre ou souffrait de la même affection. Si bien que la catégorisation intervient souvent faute d’explication alternative. Pour mener une enquête familiale rigoureuse, tout le monde ne dispose pas de conditions aussi favorables que celles dont bénéficie le médecin anglais John Thurnam, qui exerce dans un établissement tenu par les Quakers, communauté dont il est lui-même issu.

3C’est sous l’influence explicite de Quetelet que ce même Dr Thurnam impulse dans les années 1840 un projet de standardisation des catégories d’enregistrement et des méthodes de calcul qui connaît un écho international. Dans la décennie suivante, le Français Jules Baillarger milite à son tour pour l’harmonisation statistique et pour la constitution de données répondant davantage aux besoins scientifiques, notamment en prenant en compte les liens de parenté exacts et en différenciant les lignes maternelle et paternelle. Il se heurte au scepticisme de l’Académie de médecine, peu convaincue de l’utilité des statistiques, ce qu’avait montré Libby Schweber à propos du démographe Louis-Adolphe Bertillon, et peu encline à admettre que l’information sur l’hérédité puisse aider à la compréhension de troubles aussi complexes et idiosyncratiques que la folie. C’est encore un Français, Ludger Lunier, qui plaide pour l’internationalisation statistique au tournant des années 1860. Le projet n’aboutit pas, du fait de l’absence, hors de France, de centralisation administrative des asiles, mais incite l’Allemagne unifiée à homogénéiser ses statistiques asilaires. Si les spécialistes allemands aspirent à une meilleure comparabilité des données, c’est en vue de réfuter empiriquement la thèse de la dégénérescence et de pouvoir comparer, grâce à de nouveaux bulletins individuels intégrant un volet généalogique, la descendance des sujets malades à celle des sujets sains. Les pedigrees, tout comme les tableaux de corrélation qui facilitent l’exploration des liens entre hérédité et types d’anomalies, se répandent dans les années 1860. L’un des grands innovateurs en la matière est le brillant Ludvig Dahl, également à l’origine de recherches de pointe qui tirent parti des riches recensements norvégiens pour cartographier la fréquence régionale de la folie.

4Par-delà les frontières, une question vient insidieusement s’installer à l’agenda : celle du bienfondé de la libre procréation des malades. Elle explique la détermination de certains scientifiques allemands à réaliser des prédictions statistiques pour guider les décisions reproductives. En Angleterre, Darwin lui-même, préoccupé pour des raisons personnelles par les effets de la consanguinité, suit de près les travaux européens sur l’hérédité des troubles mentaux et en tire des conclusions sur l’accès au mariage et à la parentalité qui surpassent en eugénisme les préconisations de son cousin Galton.

5Une nouvelle ère s’ouvre dans les années 1900 avec la montée en puissance du mendélisme. Deux grands foyers du « mendélisme social » se constituent : l’équipe de Charles Davenport, fondateur du Eugenics Record Office (ERO) à Cold Spring Harbor (État de New York, USA), et le groupe de Ernst Rüdin à Munich. La quête effrénée du gène (on parle alors plutôt de Mendelian factor et d’Erbanlage) qui déterminerait le profil mental des individus est lancée. Il s’agit alors, par le moyen des données asilaires et des pedigrees, d’établir que la transmission intergénérationnelle des traits psychiques obéit bien à des ratios analogues à ceux observés par Mendel sur les pois. Cette démarche présuppose que les symptômes cliniques expriment des pathologies strictement discrétisables et que folie, idiotie ou criminalité procèdent d’un gène récessif unique. Ted Porter retrace de manière particulièrement éclairante le long conflit qui oppose les mendéliens et les « biométriciens ». Outre les Anglais rangés derrière Karl Pearson, mathématicien à qui l’historien avait précédemment consacré un livre, une partie des Allemands se revendique de l’approche biométrique. Cette dernière a pour finalité première d’établir un pronostic empirique (empirical prognosis) à partir de données massives, traitées selon des méthodes de corrélations multiples (appliquées à des variables continues), plutôt que de rechercher des mécanismes génétiques d’échelle individuelle comme le font les mendéliens – en vain selon leurs adversaires. Démarche extensive vs démarche intensive ? Certes, mais Porter rappelle que Pearson ne remet aucunement en cause les lois de Mendel et que le ERO est un immense stock de données, provenant d’une multitude d’institutions et du travail d’enquêteurs de terrain censés amasser, sans jamais s’embarrasser du consentement éclairé des individus, des informations certaines sur les pathologies et sur les antécédents familiaux.

6Dans le camp mendélien surtout, les biais de construction, la circularité des raisonnements et la falsification avérée de certaines données – voir les pedigrees d’Henry Goddard – se conjuguent pour accentuer le poids du facteur héréditaire. Mais l’échec à prouver leurs hypothèses par la voie généalogique conduit les mendéliens à se tourner, aux alentours de la Grande Guerre, vers les procédés mathématiques et la prédiction. Le groupe de Rüdin développe une statistique mendélienne qui entend dresser des probabilités théoriques de transmission via le calcul de ratios mendéliens moyens. De père juif et de mère luthérienne, fondateur de la Société allemande d’hygiène raciale mais opposé à la stérilisation forcée, Wilhelm Weinberg est au premier plan de cette réorientation. Esprit rigoureux, il se montre attentif aux effets de sources et aux erreurs d’interprétation liées à la non-prise en compte de la structure par âge.

7S’ouvrant sur la loi de stérilisation eugénique de 1934, le dernier chapitre démontre le lien entre l’eugénisme germanique pré-nazi et l’eugénisme hitlérien. On y découvre comment les savants allemands, Rüdin au premier chef, accueillent avec un mélange d’enthousiasme et d’opportunisme l’accession d’Hitler au pouvoir et les possibilités offertes par le nouveau régime. Leur propension à se délester de toute inhibition éthique rejoint les observations déjà anciennes de Paul Weindling ; leur manière de ramener les « anormaux » à une « charge » budgétaire converge également avec des constats préexistants (on songe aux travaux d’Isabelle von Bueltzingsloewen). Malgré les interrogations suscitées en Europe occidentale et aux États-Unis par la loi nazie de 1934 et l’apparition d’une nouvelle génération de généticiens plus progressistes, la remise en cause au sein de la profession reste partielle et superficielle. Le réductionnisme génétique et le déterminisme monogéniste perdureront bien après les années 1940, particulièrement dans le monde anglosaxon et scandinave.

8Usant dans ce livre, comme à son habitude, d’un style concis et dénué de jargon, Ted Porter donne le premier rôle aux documents, dont certains extraits sont judicieusement reproduits. Loin de la caricature ou de la téléologie, il suit pas à pas les acteurs dans leur effort pour produire, collecter, rassembler et faire parler les données. Il en ressort que l’incertitude du diagnostic et le flou des entités nosologiques, de même que les difficultés inhérentes à la détection des parents atteints, ou encore à la distinction entre « familial » et « héréditaire », n’ont jamais été surmontées. Les débats, controverses et emprunts mutuels font apparaître tout un nuancier d’approches et de positions, en constante évolution. Pareil tableau aurait pu devenir illisible et l’érudition nuire à la démonstration si Ted Porter, convaincu que « la texture du passé est souvent polyphonique ou contrapuntique » (p. 13), n’avait cette faculté à rendre limpide et captivante une histoire aussi complexe et austère. Dans ses réflexions conclusives, l’auteur rappelle que cette histoire sombre commença par de belles promesses scientifiques et nous enjoint, à la lueur de ce passé, à ne pas nous prosterner béatement devant « l’alliance post-génomique de la mystique de l’ADN et du déluge de données » (p. 343).

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Pour citer cet article

Référence papier

Fabrice Cahen, « Theodore M. Porter, Genetics in the Madhouse: The Unknown History of Human Heredity »Histoire & mesure, XXXIX-1 | 2024, 207-210.

Référence électronique

Fabrice Cahen, « Theodore M. Porter, Genetics in the Madhouse: The Unknown History of Human Heredity »Histoire & mesure [En ligne], XXXIX-1 | 2024, mis en ligne le 11 octobre 2024, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/20997 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12htc

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Auteur

Fabrice Cahen

Histoire et populations (UR 11), Genre, sexualité et inégalités (UR 4), Institut national d’études démographiques (Ined)
fabrice.cahen@ined.fr

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