- 1 Dispositions concernant le commerce de l’opium du 28 décembre 1861, Bulletin officiel de l’expéditi (...)
- 2 C. A. Trocki, 1999.
1Il n’est guère surprenant qu’une des premières décisions prises par les Français dans les provinces de Cochinchine fut d’établir le monopole sur le commerce de l’opium à fumer1. Taxer les vices et plaisirs, telle était la doctrine choisie par les colonisateurs. Cela n’était aucunement original en Asie du Sud-Est : suivant l’extension des colonisations, l’exploitation de l’opium comme matière fiscale s’est imposée dans la plupart des possessions européennes2. La diaspora chinoise fut quant à elle le principal vecteur de diffusion de la consommation de la drogue et l’installation des monopoles étatiques au xixe siècle visait à drainer leurs capitaux pour l’établissement de finances coloniales autonomes. En Cochinchine, le monopole était attribué à des fermiers jusqu’en 1881, date à partir de laquelle une régie directe fut constituée. Mais il fallut attendre la fin des années 1890 pour que le régime soit uniformisé et unifié en une régie d’État sur l’ensemble du territoire indochinois. Le monopole sur l’achat, la fabrication, et la vente, en théorie direct, reposait en réalité sur une série d’intermédiaires. L’opium brut, acheté aux enchères à Calcutta aux Britanniques (Bénarès), était importé à la manufacture de Sài Gòn où il était transformé en chandoo propre à la consommation sous forme fumée. La distribution des boîtes de la régie qui en sortaient, de différents calibres (5, 10, 20, 40 ou 100 g), s’effectuait par l’intermédiaire d’un réseau d’entrepôts généraux et de recettes subordonnées des douanes. Les boîtes étaient ensuite vendues à des débitants qui payaient licence et assuraient la vente au détail directement au consommateur.
- 3 J. P. Bassino, 2000 ; M. López Jerez, 2019.
- 4 G. Demorgny, 1900 ; H. Guermeur, 1999 [1909].
- 5 C. Descours-Gatin, 1992. Voir aussi P. Q. Nguyễn, 1994.
- 6 P. Le Failler, 2001.
- 7 Direction des affaires économiques et administratives, Bureau de la statistique générale, 1927.
- 8 P. Le Failler, 2001, p. 114.
2Le monopole sur l’opium faisait partie d’un appareil fiscal dual : les impôts directs alimentaient les budgets locaux, tandis que les taxes indirectes – dont la régie de l’opium – alimentaient le budget général3. Les ressources du budget général servaient à rembourser les importants emprunts contractés pour financer les dépenses communes de développement et d’équipement des pays indochinois, notamment en infrastructures. L’Indochine supportait le poids de l’amortissement d’un emprunt de 80 millions de francs contracté en 1896, auquel s’ajoutait l’emprunt de 200 millions de francs de 1898 absorbé par la réalisation des travaux d’infrastructures4. La part de l’opium dans les recettes du budget général est d’ores et déjà bien connue des historiens. Les travaux de Chantal Descours-Gatin s’intéressaient à la première phase d’exploitation du monopole, des fermes à l’exploitation en régie directe, jusqu’au tournant du xxe siècle5. Ceux de Philippe Le Failler, complémentaires, portent sur le rôle de l’opium dans les finances de l’Indochine, depuis les réformes de Paul Doumer jusqu’aux années 1940, dans le contexte de montée en puissance du mouvement international anti-opium6. Tous deux ont posé les jalons d’une meilleure compréhension de la place de l’opium dans les finances indochinoises. Pourtant, la documentation disponible alors présentait certaines difficultés. Tout d’abord, il n’existe pas de fonds unique de la régie de l’opium, qui couvrirait l’ensemble du territoire de l’Indochine. L’histoire de la régie ne peut être écrite qu’à partir de voies détournées, que sont les correspondances avec le Gouvernement général, les Résidences supérieures, les ministères des Colonies et des Affaires étrangères, mais aussi à partir des archives provinciales et des tribunaux. Quant aux données statistiques, elles sont parcellaires, apparaissent toujours de manière ponctuelle dans les correspondances entre les administrations, ou dans les rapports d’inspection. Il n’y a pas de pratique statistique systématique en Indochine avant 1922, date à partir de laquelle est créé un service de statistique générale placé sous la supervision de la direction des services économiques du Gouvernement général. La création de ce service s’accompagne de la publication d’un annuaire statistique, dont le premier volume rassemble des données allant de 1913 à 19227. Henri Brenier, chef du Service des affaires économiques au Gouvernement général, a joué un rôle central dans le développement d’une pratique statistique systématique en Indochine. Son Essai d’atlas statistique de l’Indochine française, publié en 1914, proposait un tour d’horizon chiffré de l’Indochine, agrémenté de nombreuses infographies, prenant en compte, entre autres, les dimensions géographique, démographique, financière, agricole, commerciale et industrielle… Henri Brenier fut par ailleurs le spécialiste attitré de l’Indochine sur la question de l’opium, et nommé négociateur lors des conférences internationales (Shanghai et La Haye)8. Toutefois, les statistiques produites sur l’opium sont rares, et ne deviennent à peu près systématiques qu’avec la constitution de la Société des Nations (SDN) et de la Commission consultative sur l’opium. En 1928, les données produites par la France pour la Commission d’enquête de la SDN envoyée en Extrême-Orient complètent finement la documentation chiffrée. Celle-ci a été constituée dans le but d’examiner les mesures à prendre en vue de la suppression de l’usage de l’opium et de la lutte contre la contrebande dans les territoires coloniaux européens.
3Mais les données statistiques produites sur l’opium ne sont pas pleinement satisfaisantes, dans la mesure où elles donnent l’illusion d’un monopole absolu qui se déploierait sans entraves. Or, si les méthodes chiffrées employées par les contemporains donnent une assez bonne idée des quantités d’opium vendues par la régie, et des recettes qui en découlent, elles ne permettent pas de rendre compte de l’état réel de la consommation en Indochine, ni du marché de l’opium dans son ensemble. Les pratiques de consommation et l’ampleur des approvisionnements en opium par les réseaux de contrebande exerçaient en effet une pression considérable sur le monopole. Partant des statistiques officielles pour appréhender la question de l’opium en Indochine, et en les confrontant avec d’autres données, parfois mal comprises des contemporains, cet article se propose de replacer le monopole à sa juste place dans les échanges économiques de l’opium en Indochine. La régie de l’opium, bien que toute puissante du point de vue fiscal, reposait en réalité sur un équilibre fragile qui présupposait une bonne tenue des approvisionnements et une stabilité théorique de la consommation. Mais cela était très largement remis en cause par le fait que la plus grande partie des consommateurs se tournait vers les réseaux de contrebande qui échappaient au pouvoir colonial.
- 9 C. Descours-Gatin, 1992, p. 101.
4Le poids fiscal de l’opium en Indochine n’est plus à démontrer. Dans le budget colonial, les revenus de l’opium sont dès le départ très importants : en Cochinchine, ils représentent le tiers des recettes totales, et les trois quarts des revenus des contributions indirectes de 1861 à 1871 ; puis, jusqu’en 1881, 20 % des recettes totales et 50 % des contributions indirectes9. Mais les tâtonnements de l’instauration du monopole ne permettaient pas de garantir une stabilité des recettes. À la fin du xixe siècle, le coût de la conquête et la « pacification » au nord du Việt Nam plaçaient la colonie dans une situation économique catastrophique. Pour parvenir à un équilibre des finances, le gouverneur général Paul Doumer, nommé en 1896, entreprend un ensemble de réformes visant à refonder le système fiscal, notamment par la création du budget général de l’Indochine en 1898. Les pièces maîtresses de ce dispositif furent trois régies : celles des alcools et du sel, qui touchaient des produits de consommation courante, et la régie de l’opium, marchandise à visée récréative, la plus lucrative, qui présentait la particularité de toucher les pratiques de consommation de la minorité chinoise. La refonte du système financier permet l’émission d’un emprunt de 200 millions de francs pour la construction de lignes ferroviaires en Indochine et au Yunnan pour un total de 1 697 km de voies.
Figure 1. Part de la régie de l’opium dans les recettes du budget général (1899-1946)
Sources. H. Brenier, 1914 ; Direction des affaires économiques et administratives, Bureau de la statistique générale, 1927-1949.
- 10 P. Le Failler, 2001, p. 337.
5Dans cet appareil financier, les revenus de l’opium sont considérables. Les statistiques officielles des recettes financières permettent de constater leur part moyenne à 24 % des recettes brutes totales du budget général entre 1898 et 1945 (Figure 1). Les dépenses d’approvisionnement en opium brut et de de fonctionnement de la régie représentent 30 à 40 % de ces recettes. Quant aux régies des alcools et du sel, leurs recettes sont relativement stables, et représentent une part respective de 7 à 18 %, et de 5 à 9 %. La part de la régie de l’opium dans le budget est donc sans équivalent, si bien que ses recettes recouvrent à elles seules les annuités de la dette jusqu’aux années 193010. Selon les pays de l’Union indochinoise, les quantités d’opium vendues par la régie présentent des disparités significatives (Figure 2). C’est en Cochinchine que l’on trouve la plus grande partie des consommateurs d’opium de la régie, les ventes sont plutôt constantes d’une année à l’autre. Les chiffres des ventes au Cambodge, en Annam et au Laos, bien que très stables, demeurent assez bas au regard des quantités vendues en Cochinchine. Vient ensuite le Tonkin où le chiffre des ventes varie le plus, ce qui traduit la place de la contrebande. En effet, c’est au Tonkin que la contrebande est la plus intense et exerce la pression la plus forte sur le marché de la drogue.
Figure 2. Ventes d’opium de la régie par subdivision (1907-1927)
Source. Archives nationales d’outre-mer (désormais ANOM), GGI, 43078, Rapports au Département sur les travaux de la Commission d’enquête sur l’opium en Indochine, 1929-1930.
- 11 P. Le Failler, 2001, p. 212.
- 12 Trung Tâm Lưu Trữ Quốc Gia I [Centre no 1 des archives nationales du Việt Nam], Hà Nội (TTLTQG-I), (...)
6L’évolution générale de la part de l’opium dans les recettes et des ventes dans les subdivisions appellent certaines observations. Plusieurs variations et inflexions apparaissent nettement dans l’évolution de ces chiffres. Si les revenus procurés par la régie sont plutôt stables jusqu’en 1912, on observe une soudaine croissance de la part de l’opium dans les recettes jusqu’en 1918. Cela se traduit aussi dans les quantités d’opium vendues par la régie, passant de 12,5 t vendues au Tonkin en 1913 à 52 t en 1916, soit une augmentation de 316 %. Contrairement à l’avis de certains administrateurs de la colonie qui estimaient que cet accroissement des ventes était dû à l’efficacité de la répression de la contrebande, elle s’explique en réalité par des raisons conjoncturelles. Le plan de Dix Ans, un édit publié par le pouvoir impérial chinois en 1906 visant à la suppression de l’opium, commence à produire des effets très sérieux sur la production de pavot, notamment dans la province du Yunnan. La raréfaction de l’opium d’origine chinoise entraîne une élévation des prix de la drogue. Tout l’opium disponible alors se dirige vers les ports côtiers de la Chine. À Canton, le prix de l’opium de Bénarès atteignait 317 piastres/kg, alors que le prix de l’opium de la régie indochinoise était de 140 piastres/kg11. La régie a donc soudainement vendu des quantités astronomiques d’opium, qui étaient ensuite exportées en contrebande par de nombreux colporteurs. De 1916 à 1919, nombreux sont les trafiquants arrêtés dans le port de Hải Phòng en partance vers les ports chinois, en possession de quelques dizaines à plusieurs centaines de boîtes de la régie indochinoise destinées à l’exportation12.
7Au tournant des années 1920, les ventes d’opium de la régie sur le territoire s’effondrent brusquement, puis stagnent à une moyenne annuelle de 66 200 kg. Cela entraîne une diminution de la part de l’opium dans les recettes. Si le chiffre des ventes ne change pas significativement dans quatre pays de l’Union indochinoise, il n’en est pas de même au Tonkin et au Nord-Annam, où les ventes passent de 39 977 kg en 1919 à 13 098 kg en 1920. Cette diminution s’explique en grande partie par la baisse considérable du prix de l’opium de contrebande d’origine chinoise. Après la réussite du plan de Dix Ans, la production de pavot repart de plus belle en 1919-1920 dans le contexte d’affirmation des seigneurs de la guerre. Les circonstances ne permettent pas de se passer d’une source de revenus si lucrative. Une très grande partie de l’opium produit au Yunnan se déverse alors en contrebande au Tonkin, au détriment des ventes de la régie.
8La régie de l’opium continue néanmoins de prodiguer des revenus significatifs au budget général. Ainsi, en dépit du mouvement international anti-opium qui gagne en intensité et renforce la pression sur les monopoles, il n’est pas question de remettre en cause le système fiscal en Indochine. La régie continue donc à vendre son opium, tout en organisant une politique d’approvisionnement visant à constituer des stocks, afin de pallier la réduction progressive des importations d’opium de Bénarès annoncée par les Britanniques en 1926. En plus de l’opium indien, la régie captait une proportion d’opium d’origine chinoise et des populations montagnardes du Laos et au Tonkin. Or, la diminution des ventes d’opium par la régie se poursuit à la fin des années 1920 et au début des années 1930, en raison de la contrebande, mais aussi de la crise économique qui entraînait une baisse générale de la consommation.
- 13 TTLTQG-I, fonds de la direction des Finances de l’Indochine (DFI), 3354, Achat et régie d’opium en (...)
9L’administration se trouva alors confrontée à un problème comptable. Les chiffres des ventes ne suivant plus ceux des approvisionnements, le directeur des douanes et régies autorisa le bureau comptable à inscrire dans les registres des opérations fictives pour équilibrer les comptes. Il s’agissait d’une opération d’anticipation : le budget général devait être remboursé une fois les ventes effectuées l’année suivante. Étant donné que l’opium indien se vendait généralement bien en Indochine, le directeur a sans doute estimé que ce jeu d’écritures n’était guère risqué. Or, les opérations répétées de ce type mirent à mal la régularité des comptes de la régie, si bien que le Trésor dût consentir une avance de 6,3 millions de piastres pour rééquilibrer les comptes13. Si l’opium continua de peser dans les recettes du budget général, sa part n’atteignit plus jamais les taux des années 1900 et 1910.
10La variable des recettes, principale donnée sur l’opium présente dans les documents statistiques, est insuffisante pour comprendre la place socio-économique de l’opium dans la société coloniale. On pourrait s’étonner que la part considérable de la drogue dans les recettes fiscales n’ait pas suscité une production plus systématique de données chiffrées dans les publications officielles. Pourtant, le système financier reposait sur une stabilité théorique de la consommation : en cas de diminution des ventes, voire de suppression du monopole sur l’opium, comment recouvrer des revenus aussi importants ? La question est centrale pour les administrateurs coloniaux, puisque les facteurs susceptibles de remettre en cause le fragile équilibre étaient nombreux : l’essor du mouvement international anti-opium et la question de plus en plus prégnante de la prohibition, d’une part ; la dépendance du monopole vis-à-vis des importations en opium brut, d’autre part. Enfin et surtout, la contrebande, omniprésente durant la période, et qui menaçait grandement les intérêts du Trésor.
- 14 P. Le Failler, 2002.
- 15 ANOM, fonds du Gouvernement général de l’Indochine (GGI), 43078.
11Si les taxes de consommation sur le sel ou les alcools étaient notoirement impopulaires et donnaient lieu à des révoltes antifiscales régulières14, la résistance à l’impôt sur l’opium s’exprimait davantage par la contrebande. Celle-ci, d’autant plus intense que la plus-value réalisée par la régie est importante, est une donnée fondamentale pour comprendre la place de l’opium dans la société coloniale. Les chiffres de la répression constituaient les principaux indicateurs à disposition du pouvoir colonial pour mesurer la fraude. Entre 1917 et 1928, environ 90 % des procès-verbaux dressés pour contrebande d’opium par les services douaniers indochinois concernent le nord du Việt Nam, au Tonkin et Nord-Annam (Figure 3)15. Cette prédominance du Tonkin dans les saisies d’opium s’explique principalement par la proximité géographique avec la province chinoise du Yunnan, centre majeur de la culture du pavot au sud de la Chine, et dépassant les besoins de la consommation locale. Une autre cause est la cherté des prix de l’opium de la régie, qui s’explique par la plus-value réalisée. La coexistence de ces deux causes a engendré la spéculation d’où est née la contrebande.
Figure 3. Procès-verbaux dressés pour contrebande d’opium de 1917 à 1929
Source. ANOM, GGI, 43078, Rapports au département sur les travaux de la Commission d’enquête sur l’opium en Indochine, 1929-1930.
- 16 TTLTQG-I, fonds de la Résidence supérieure au Tonkin (RST), 74660-01, A.s de la répression de la co (...)
- 17 TTLTQG-I, RST, 74172, Vente de l’opium au Tonkin, 1906.
12De cette plus-value résulte une différence considérable entre les prix officiels et ceux de la contrebande. Les résidents provinciaux ont très tôt identifié le problème, à l’instar de Conrandy, délégué de Chợ Chu à Thái Nguyên en 1906, qui explique à l’occasion d’une enquête sur les moyens d’enrayer la contrebande d’opium que « la différence de prix entre l’opium de contrebande (1 $) et l’opium de la régie (2 $ 40) est telle que, malgré les risques, un grand nombre d’individus seront toujours tentés par les bénéfices de la fraude16 ». Au début du xxe siècle, la différence entre les prix de la régie et ceux de la contrebande est d’ores et déjà très importante. Dans l’ensemble de la région frontalière, les prix de l’opium brut vendu dans la montagne par la régie ne sont pas en dessous de 20 $/kg, et ceux de l’opium préparé varient entre 37 et 49 $/kg. Dans le même temps, les prix de l’opium brut de contrebande varient entre 6,35 et 16 $/kg17.
- 18 Arrêté du 5 juillet 1930 fixant les prix officiels de vente des opiums en Indochine par les débitan (...)
13Les rapports administratifs qui détaillent les prix du marché illicite ne sont pas nombreux dans les fonds d’archives. La plupart du temps, l’historien doit mener un patient travail de dépouillement des fonds de plusieurs tribunaux du Tonkin afin d’avoir une idée des évolutions du cours de la drogue durant la période. En effet, lors des constatations de fraude par les agents de la répression, les contrevenants étaient régulièrement interrogés sur la provenance et le prix payé pour l’opium en leur possession. La retranscription des prix donnés par les fraudeurs et dans les procès-verbaux donne une assez bonne idée de la valeur réelle de l’opium à un instant donné. Par exemple en 1934, bien que la Haute région bénéficie d’un prix de vente préférentiel pour concurrencer la fraude à 80 $/kg d’opium préparé, les pains d’opium brut de la contrebande se négocient autour de la zone frontière entre 10 et 15 $/kg. Dans le delta du Tonkin, alors que l’opium de la régie se vend 100 $/kg, les pains d’opium brut se vendent de 15 à 25 $/kg, et l’opium préparé, conditionné généralement dans des boîtes métalliques ou des bouteilles, se négocie entre 25 et 45 $/kg18. Dans le delta, malgré les risques encourus, l’opium préparé de contrebande est vendu moitié moins cher que celui de la régie.
Figure 4. Les flux de l’opium de contrebande au Tonkin (première moitié du xxe siècle)
- 19 TTLTQG-I, RST, 1309-01 (fonds du tribunal de première instance de Haiphong) ; 70842–03 ; 70842–04 ; (...)
- 20 TTLTQG-I, THP, 2404, P. V. du 26 mars 1929 dressé par le commissaire de police contre Vong-Chi domi (...)
14De ces écarts de prix résulte un déversement massif de l’opium de contrebande depuis la frontière sino-tonkinoise. Les flux suivent une trajectoire allant des zones de production de pavot des hauts plateaux du Yunnan et du nord du Việt Nam vers le delta du fleuve Rouge, Hà Nội et la ville-port de Hải Phòng (Figure 4). La drogue est souvent transportée par des caravanes transportant de quelques dizaines à plusieurs centaines de kilogrammes d’opium brut (souvent sous forme de pains) depuis différents points de la frontière, par les rivières ou les sentiers qui serpentent à travers les territoires militaires et les provinces civiles frontalières. Les caravanes, souvent escortées par des hommes en armes, se dirigent vers des dépôts situés dans les régions qui entourent le delta du fleuve Rouge, en particulier dans les provinces de Yên Bái, Tuyên Quang, Thái Nguyên, Bắc Kạn ou Lạng Sơn. Les chargements y sont stockés, puis divisés et vendus à d’autres contrebandiers. Les espaces à forte concentration ouvrière constituent des dépôts privilégiés par les contrebandiers, en tant que viviers de consommateurs et de main-d’œuvre susceptible d’accepter de colporter quelques centaines de grammes d’opium de contrebande. Dans les concessions minières, quelques bâtons de dynamite volés servent de monnaie d’échange pour acheter les pains d’opium brut19. L’opium est ensuite préparé non loin et conditionné, le plus souvent dans des boîtes métalliques, puis transporté par de petits portefaix qui se rendent dans les centres urbains du delta du fleuve Rouge. En ville, l’opium est souvent placé en dépôt dans les maisons d’intermédiaires. C’est le cas par exemple d’une femme chinoise habitant au no 80, rue de la Marine à Hải Phòng, chez qui le commissaire de police découvre 7 boîtes en laiton contenant chacune 380 g d’opium préparé en mars 192920. Depuis ces dépôts, l’opium passe souvent de mains en mains, puis est vendu au détail, à la sauvette ou livré à des points de rendez-vous fixés à l’avance. Une partie de cet opium se retrouve entre les mains de débitants officiels de la régie, qui le revendent directement aux consommateurs, aux côtés de l’opium de la régie, ou mélangé à celui-ci.
- 21 Commission d’enquête sur le contrôle de l’opium à fumer en Extrême-Orient, 1930, p. 95-97.
- 22 Commission d’enquête sur le contrôle de l’opium à fumer en Extrême-Orient,1930, p. 22-23.
15Bien entendu, la majeure partie des convoyeurs de contrebande passe entre les mailles du cordon douanier ; nous n’avons connaissance que d’une toute petite partie prise par les autorités. Les autorités peinent à mesurer l’ampleur des volumes d’opium échangés sur le territoire. Cela conduit les administrateurs à des évaluations souvent imprécises. En 1929, répondant aux questions de la Commission d’enquête de la SDN, le Gouvernement général évalue à environ 29 000 kg les quantités d’opium qui avaient fait l’objet du trafic illicite l’année précédente : « en prenant pour base la moyenne annuelle des ventes de la période pendant laquelle le Yunnan ne produisait pas d’opium, soit environ 97 000 kilogrammes par comparaison avec les ventes de 1928, qui ont été d’environ 68 000 kilogrammes »21. Cette évaluation de la quantité totale du trafic illicite semblerait indiquer que les saisies ont porté, en 1927, sur environ 25 % et, en 1928, sur plus de 50 % des quantités totales d’opium de contrebande. Dans son rapport final, la Commission évalue la quantité d’opium introduite en fraude à 45 000 kg22.
- 23 La brigade mobile de renseignement de la vallée du fleuve Rouge est créée en 1927 dans le seul but (...)
- 24 Archives historiques du Crédit agricole SA, fonds de la Banque de l’Indochine, 439AH879, Note sur l (...)
16Probablement bien plus proche de la réalité, Joseph Barbaud, chef de la brigade spéciale23, estimait que 5 à 10 % seulement des quantités faisant l’objet du trafic illicite avaient été saisies durant cette période. Pour le sous-directeur des douanes et régies à Hải Phòng, « 10 % peut-être de la quantité d’opium introduite en contrebande avaient pu être saisis ». Ces évaluations, bien plus basses, se rapprochent de celle des quantités d’opium exportées depuis les provinces chinoises voisines de la colonie. Pour mesurer finement ces exportations, un examen minutieux des archives chinoises serait d’un apport certain. Il convient de considérer que la contrebande qui traverse la frontière pour se déployer au Tonkin ne constitue qu’une infime part des exportations d’opium depuis la province du Yunnan. Selon une note de la Banque de l’Indochine de 1935, les exportations en contrebande d’opium vers le Tonkin, préalablement déclarées au Bureau anti-opium chinois, sont estimées à 100 t par an24. Les exportations vers les autres provinces chinoises seraient de 300 à 800 t. Mais il s’agit là des sorties contrôlées et connues, qui ont acquitté un droit de 115 $ yunnanais pour 100 taëls. Les sorties clandestines depuis le territoire du Yunnan seraient de près de 2 000 t d’opium par an, dirigées dans toutes les directions vers les autres provinces de Chine, vers la Birmanie, le Laos et le Tonkin. Il est donc difficile d’établir avec précision les quantités exportées par le Yunnan et qui traversent la frontière avec l’Indochine, mais nous pouvons estimer qu’elles sont d’au moins une centaine de tonnes par an dans les années 1930. Selon cette hypothèse, les chiffres des saisies se rapprochent des évaluations de Joseph Barbaud et de la sous-direction des douanes.
- 25 TTLTQG-I, RST, 74795-07, rapport du chef de bataillon Arnould, Commandant le 3e territoire militair (...)
- 26 Au sujet de la production d’opium sur les hauts plateaux du Tonkin et du Laos, voir les travaux d’A (...)
17Outre l’opium du Yunnan, les autorités durent prendre en compte la production d’opium local par les populations montagnardes de la haute région du Tonkin. Dans les territoires frontaliers de Lai Châu, Lào Cai et Hà Giang (en particulier dans la région de Đồng Văn), le pavot est cultivé par les Hmong et Yao. À titre d’exemple : en 1920, la culture du pavot à Hà Giang est estimée à au moins 1 250 hectares25. Sur ces hauts plateaux, la régie procédait de la même façon que sur les hauts plateaux laotiens, c’est-à-dire qu’elle cherchait à capter la plus grande partie de l’opium produit, afin d’éviter que la drogue intègre les flux de la contrebande26. À Đồng Văn, l’administration estimait pouvoir acheter 30 000 taëls, soit plus de 1 100 kg. Mais aucune des dispositions mises en place par les autorités n’entravait la contrebande, et la régie ne parvenait qu’à capter une infime partie de cet opium. Pour concurrencer la fraude, la régie avait admis dans son fonctionnement le principe d’approvisionnement en opium « local », que ce soit sous forme d’achats ou de saisies (Tableau 1). Mais au regard des évaluations données plus haut sur les quantités d’opium en circulation, on était encore loin du compte.
Tableau 1. Quantités d’opium « local » acheté ou saisi par l’administration des douanes et régies dans toutes les provinces (1932-1942)
|
Achats (en t) |
Saisies (en t) |
Total (en t) |
1932 |
|
8,4 |
8,4 |
1933 |
1,9 |
6,3 |
8,2 |
1934 |
0,2 |
9,6 |
9,8 |
1935 |
9,0 |
9,5 |
18,5 |
1936 |
12,1 |
6,9 |
19,0 |
1937 |
11,2 |
1,0 |
12,2 |
1938 |
7,9 |
1,6 |
9,5 |
1939 |
2,2 |
1,6 |
3,8 |
1940 |
7,4 |
2,2 |
9,6 |
1941 |
17,5 |
2,2 |
19,7 |
1942 |
34,4 |
1,5 |
35,9 |
Source. TTLTQG-I, DFI, 3952, A.s organisation des campagnes d’achat d’opium dans certaines provinces de l’Indochine, 1942-1943.
18L’intensité de la contrebande traduisait une méconnaissance des autorités vis-à-vis des pratiques de consommation. En l’absence d’enregistrement systématique des fumeurs, il était difficile d’établir des statistiques fiables en la matière. L’état de la consommation de l’opium se mesurait par le seul indicateur des ventes de la régie. Cela écartait de facto la consommation d’opium de contrebande qui n’était pas prise en compte dans les calculs. L’opiomanie demeurait donc un fait social difficilement observable, bien que beaucoup de contemporains s’accordaient à penser que celle-ci n’était pas un péril pour la colonie, tout au plus une tendance qui tendait à s’implanter. Une première difficulté majeure de la mesure de la consommation résidait dans l’évaluation du dosage moyen. La quantité consommée par un fumeur ne se mesurait pas par grammes, mais par le nombre de pipes fumées. Son accoutumance était fonction de ce nombre de pipes consommées quotidiennement :
- 27 Gaide (Dr.), 1911, p. 51.
« Les petits fumeurs s’en tiennent à une dizaine de pipes par jour et les fumeurs moyens à une trentaine ou quarantaine. Quant aux gros fumeurs, leur dose journalière peut varier entre 50 et 100. On peut admettre une quatrième catégorie, celle des grands intoxiqués qui fument plus de 100 pipes chaque jour27. »
- 28 Sous-produit de l’opium issu d’une première combustion.
- 29 X. Paulès, 2010, p. 30.
- 30 Gaide (Dr.), 1911, p. 52.
- 31 Trung Tâm Lưu Trữ Quốc Gia II [Centre no 2 des archives nationales du Việt Nam], Hô Chi Minh-Ville, (...)
- 32 En raison de la réduction des stocks de la régie dans les années 1940, l’administration a été contr (...)
19Ensuite, le nombre de pipes fumées ne donne pas une indication suffisante pour mesurer la consommation moyenne d’un fumeur : celle-ci est fonction de son addiction, de la qualité de l’opium employé – qui dépend des moyens de subsistance du consommateur, de la taille de la boulette placée sur le fourneau de la pipe, et de la quantité éventuelle de dross28 ajoutée à la portion d’opium. La préparation d’une pipe d’opium nécessite environ un quart à un demi-gramme d’opium préparé29. Quant à la quantité moyenne consommée, les médecins donnent des indications précieuses à ce sujet : « La dose quotidienne est de 5 à 10 grammes pour les petits fumeurs, de 10 à 25 grammes pour les fumeurs moyens, de 25 à 45 grammes pour les gros fumeurs et de 45 à 65 grammes et au-delà pour les grands intoxiqués30 ». Parmi les rares témoignages directs de fumeurs, nous disposons de celui de Trần Văn Cương, un bijoutier demeurant à Bến Tre. Le 27 janvier 1944, celui-ci formule une réclamation auprès du gouverneur de Cochinchine afin de faire valoir son « état d’opiomanie très avancée » qui nécessite une consommation mensuelle d’opium de 90 g, soit environ 3 g par jour31. Cette quantité paraît dérisoire au regard des chiffres avancés par les médecins. Dans un contexte de restriction des ventes officielles32, il peut simplement s’agir d’un argument pour pouvoir acheter de l’opium auprès de l’administration afin de satisfaire une consommation ordinaire. Mais dans le cas d’une « opiomanie très avancée », il est aussi possible que le bijoutier complète sa consommation par un approvisionnement auprès de la contrebande.
- 33 ANOM, fonds ministériel des affaires politiques, 2417, Rapport de M. Hardouin relatif à la législat (...)
20Comment donc mesurer efficacement l’opiomanie, c’est-à-dire établir un nombre relativement précis des fumeurs d’opium en Indochine, et ainsi évaluer plus précisément une consommation moyenne quotidienne ? La première étude sérieuse sur le sujet fut celle de la Commission Hardouin (1907-1908), chargée de rendre compte de l’ampleur du problème, de proposer des mesures susceptibles de mener à la suppression progressive de l’usage de l’opium sur le territoire, et de trouver les moyens de remplacer cette ressource fiscale33. La principale conclusion du rapport est que la consommation de l’opium est un phénomène principalement urbain, touche surtout la communauté chinoise, et reste un phénomène marginal au sein de la population vietnamienne. Des chiffres produits, il ressort que la Cochinchine représente à cette époque la moitié de la consommation totale de l’Indochine. Le nombre des fumeurs est évalué approximativement à 70 000 Vietnamiens et 15 000 Chinois. Par rapport au chiffre de la population mâle adulte, les fumeurs représentent le cinquième des Chinois et le neuvième des Vietnamiens. Cette proportion, explique Hardouin dans son rapport, a été établie en tenant compte, d’une part, de ce que les 1 110 débits d’opium sont pour les quatre cinquièmes tenus par des Chinois et que, d’autre part, les villes de Sài Gòn et de Chợ Lớn, peuplées en majorité de Chinois, représentent, à elles seules, 38 % de la consommation totale de la Cochinchine. Le cas de la ville de Chợ Lớn est significatif, dans la mesure où elle achète à la régie 11 t d’opium par an et possède 97 fumeries pour une population dont les trois quarts des 180 000 habitants sont Chinois. En comparaison, la province qui constitue l’arrière-pays de Chợ Lớn ne consomme que 460 kg pour une population de 138 000 habitants, composée exclusivement de Vietnamiens. Au Tonkin, les douanes et régies estiment à 123 000 le nombre de fumeurs vietnamiens, et 9 000 le nombre de fumeurs chinois (soit 38 % des 24 484 Chinois inscrits sur les rôles de l’impôt). Cela relativise l’idée d’une pratique de consommation qui ne toucherait que la population chinoise.
- 34 ANOM, GGI, 43020, Note sur l’opium, rédigée par M. Lacombe et destinée à la SDN, 1921.
21Au début des années 1920, les administrateurs de la colonie ont effectué un calcul portant sur l’ensemble de la population de l’Indochine, soit environ 20 millions de personnes34. On peut s’interroger sur la pertinence d’un tel calcul, dans la mesure où étaient compris indifféremment Chinois, Cambodgiens, Laotiens et Vietnamiens sans distinction d’âge ni de sexe. Leurs conclusions furent une estimation du nombre véritable des fumeurs à 58 000, soit 3 % de la population totale et 9 % de la population adulte mâle. Soit moins d’1 kg par an et par fumeur, ce qui correspond à une consommation quotidienne de moins de 3 g. Selon Philippe Le Failler, ces résultats témoignent d’une certaine hypocrisie des administrateurs :
- 35 P. Le Failler, 2001, p. 220.
« On est donc loin de l’estimation moyenne de 20 gr, ce qui signifiait soit une population de fumeurs occasionnels ou pour le moins de très petits consommateurs, soit, et c’est l’hypothèse à retenir que ceux qui établissaient les statistiques du nombre de fumeurs prenaient en compte l’ampleur du trafic clandestin. Ils multipliaient ainsi par quatre ou cinq leur estimation de base. Le tabou d’une contrebande omniprésente, absente des rapports officiels, est ici prouvé par les ambiguïtés du raisonnement administratif35. »
- 36 Commission d’enquête sur le contrôle de l’opium à fumer en Extrême-Orient, 1930, p. 22-23.
22Cette base d’1 kg par an et par fumeur fut reprise par la Commission d’enquête de la SDN dans son rapport de 1930. Mais dans son calcul, elle prend cette fois en compte la contrebande estimée à partir des quantités saisies en fraude36. En partant de la quantité d’opium vendue par la régie, 68 268 kg en 1928, et en évaluant la quantité d’opium introduite en fraude à 45 000 kg, la Commission estime le nombre total de fumeurs à 115 000.
- 37 Direction des Affaires économiques et administratives, Bureau de la statistique générale, vol. 1 (1 (...)
- 38 Bureau international du travail, 1935, p. 41. L’opium, activité de loisir, pouvait aussi être consi (...)
23S’il est délicat d’évaluer avec précision le nombre de fumeurs, il est toutefois indispensable de reconsidérer les pratiques de consommation au regard de la documentation aujourd’hui à disposition de l’historien. Conservés dans les fonds des tribunaux aux archives nationales du Việt Nam, les procès-verbaux dressés par les douaniers et officiers de police dans les cas de constatation de fraude en matière d’opium renseignent plus finement sur les pratiques de consommation courante. Et si l’évaluation d’une consommation quotidienne de 3 g peut paraître dérisoire, elle semble néanmoins assez proche de la réalité en ce qui concerne les fumeurs les plus modestes. Les travailleurs peu qualifiés, coolies, manœuvriers, journaliers, dockers, mineurs, tireurs de pousse, exposés à des conditions de travail difficiles, consomment de l’opium pour soulager la douleur, faciliter le sommeil, tromper l’ennui et la faim. Le salaire moyen d’un manœuvrier mineur dans les années 1910 et 1920 est de 0,30 $ par jour37. Avec un salaire comme celui-ci, un mineur qui consomme quotidiennement une petite quantité de drogue est plus susceptible de se tourner vers la contrebande qui lui offre un prix de 0,12 $ à 0,22 $ les 5 g, que vers un débitant de la régie qui offre la même quantité pour 0,40 à 0,95 $ selon les zones. Un tireur de pousse peut gagner quant à lui 1,50 $ par jour. Selon un rapport du Bureau international du travail, presque tous les tireurs de « rickshaws » sont des fumeurs, et « ils dépensent en moyenne 30 cents par jour environ pour de l’opium », soit moins de 2 g si l’on s’en tient aux prix de la régie38. Ainsi, bien que la régie mette en vente de petites boîtes de 5 g, il semble qu’une très grande partie des consommateurs ne soit pas en mesure de les acheter, car elles restent onéreuses. En dépit des risques, la contrebande était une alternative sérieuse pour les fumeurs les plus modestes, pour lesquels il était impossible d’acheter de l’opium de la régie, bien trop cher. Ils se tournaient tout naturellement vers les réseaux de contrebande, où les prix étaient quatre à cinq fois inférieurs à l’opium du monopole.
- 39 TTLTQG-I, fonds de la résidence de Hà Đông, 4347, Achat et vente de contrebande de l’alcool et de l (...)
- 40 TTLTQG-I, THP, 334, Vente d’opium sans licence commise par Nguyễn Văn Bắc, Phạm Văn Cân, Đoan Văn V (...)
- 41 TTLTQG-I, THP, 2012, Ouverture d’une fumerie d’opium sans autorisation commis par Trần-Thị-Cản dite (...)
24Pour permettre à ces consommateurs modestes d’acheter de l’opium de la régie, l’administration ferma les yeux sur une pratique pourtant interdite. Lorsque les fumeurs se fournissaient auprès des débitants de la régie, ils achetaient bien souvent de plus petites quantités, 1 à 2 g tout au plus, délivrées dans de petits coquillages. Lors d’un contrôle du stock effectué par les douanes de Hà Nội le 2 septembre 1909 chez Lê-Thị-Thuạt, débitante sise no 58, rue du Riz, les douaniers comptabilisent depuis l’extérieur 17 clients achetant de l’opium au détail « qu’ils emportaient dans des coquilles »39. Ces pratiques semblent assez courantes dans les débits officiels. Bien davantage que les boîtes de la régie, ou même des « pipes », l’unité de mesure du point de vue de la plus grande partie des consommateurs était très certainement la coquille de palourde. Celle-ci représentait une dose de 10 ou 20 cents, et était accessible aux consommateurs les plus modestes. Les coquilles étaient livrées par des débitants au détail, détenteurs de licence ou vendeurs d’opium de contrebande, ou même directement vendues dans les fumeries pour une consommation immédiate et elles furent employées durant l’ensemble de la période. Lors de perquisitions dans des fumeries clandestines, il n’est pas rare que les agents de police mettent la main sur ces coquilles vendues directement par les tenanciers aux fumeurs installés dans leur établissement. En 1905, dans une de ces nombreuses fumeries perquisitionnées aux alentours d’Hải Phòng, les agents des douanes découvrent dans une chambre trois Vietnamiens qui « fumaient de l’opium et avaient à côté de chacun d’eux une petite coquille qui contenait de l’opium40 ». Dans une autre à Nam Đinh en 1926, un client habitué explique que « les coquilles d’opium sont toujours déposées sur le lit […] et elles contiennent chacune une mesure de dix cents41 ». Bien entendu, la tolérance vis-à-vis de la vente au détail dans des coquilles pose des problèmes du point de vue du contrôle du poids et de la qualité, la plus grande partie de l’opium de la régie vendue ainsi au détail pouvant être adultérée par du dross, ou coupée avec de l’opium de contrebande. Les faibles quantités en circulation hors des boîtes officielles de la régie rendaient difficiles la répression de la petite contrebande par les douanes ou les services de police. Si bien que de nombreux débitants se firent les relais naturels des circuits de contrebande, en dépit d’une surveillance accrue des agents des douanes.
25Il est indiscutable que la consommation de l’opium était beaucoup plus forte que le suggèrent les chiffres des ventes de la régie. La compréhension renouvelée des pratiques de consommation implique de réévaluer complètement la place de l’opium au Việt Nam, dont l’économie est largement dominée par la contrebande. Dans ces échanges, le monopole ne joue qu’un rôle d’acteur parmi d’autres, en concurrence avec les échanges illicites. La fraude est endémique, systématique, et s’exacerbe à partir des années 1920, menaçant constamment l’équilibre des finances de la colonie.
26Les pistes de réflexion ouvertes pour une meilleure compréhension chiffrée de la place de l’opium dans l’économie et les finances de l’Indochine ainsi que dans sa société coloniale invitent à ne pas conclure de manière définitive. Les nouvelles données à disposition de l’historien, issues notamment des fonds d’archives conservés au Việt Nam, restent encore peu exploitées, bien qu’elles renouvellent en profondeur notre compréhension de la domination fiscale sur le territoire indochinois. L’opium joue un rôle incontestable dans l’équilibre des finances coloniales, mais il ressort que le pouvoir politique n’en contrôlait nullement la plus grande partie des flux, ni même la consommation en raison de l’absence d’un système d’enregistrement des fumeurs. La régie n’avait finalement de « monopole » que le nom, ne constituant qu’un acteur parmi les autres dans l’économie de l’opium en Indochine. En ce sens, afin de saisir les pratiques de consommation et l’empreinte de l’opium au sein de la société coloniale, l’historien ne peut faire l’économie d’une analyse des pratiques de fraude. Celle-ci permet non seulement d’éclairer la réalité du marché de l’opium par une réévaluation de l’offre, mais également de mieux comprendre les pratiques de consommation des fumeurs, et ainsi d’approcher la réalité de l’opiomanie.
27Cette absence de maîtrise du marché se traduit dans les données chiffrées disponibles. Les statistiques des douanes et régies relatives à la question de l’opium sont en effet peu satisfaisantes et d’un intérêt limité. En dehors des circuits de distribution officiels au milieu desquels figure la manufacture d’opium de Sài Gòn, les chiffres sont presque toujours approximatifs et imprécis, ne relevant bien souvent que d’une évaluation sommaire qui peine à refléter l’ensemble des dimensions socio-économiques de l’opium dans les différents territoires de l’Indochine. Ces lacunes dissimulent mal un certain malaise, de plus en plus présent au sein des administrations coloniales. En faisant peser l’essentiel de la fiscalité sur les contributions indirectes, et en particulier l’opium, les autorités coloniales assuraient des revenus en théorie stables au Trésor. Mais dans le même temps, les administrateurs eurent beaucoup de mal à trouver les ressources susceptibles de remplacer l’impôt sur l’opium, qui avait pourtant vocation à disparaître à plus ou moins long terme. En effet, dans le contexte d’affirmation de plus en plus forte du mouvement international anti-opium, et des conférences internationales de la SDN, le monopole sur l’opium devenait une tare de plus en plus difficile à assumer auprès de l’opinion et des instances internationales. Le voisinage de pays producteurs de pavot justifiait l’inaction, dans la mesure où une suppression pure et simple aurait simplement laissé libre cours à la fraude, et le monopole perdura jusqu’en 1946.