Navigation – Plan du site

AccueilNumérosXXXIX-1Statistiques colonialesContrôler et diriger une banque d...

Statistiques coloniales

Contrôler et diriger une banque d’émission coloniale en temps de crise : l’État et la Banque de La Réunion à la Belle Époque

Banking Supervision and Management in the French Colonies in Times of Crisis: The State and the Banque de La Réunion during the Belle Époque
Arnaud Clermidy
p. 51-80

Résumés

En tant que banque d’émission coloniale, la banque de La Réunion était soumise à un contrôle étatique spécifique. Très dépendante de l’économie sucrière, elle traversa à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle des difficultés qui mirent son existence en péril et incitèrent l’autorité de tutelle à renforcer son contrôle. L’administration nomma des directeurs chargés de piloter la gestion de l’établissement en imposant une feuille de route précise : constitution de réserves, respect strict du statut (notamment de la convertibilité des billets), priorisation de certains types d’opérations. Effectués parfois au détriment de l’économie locale que la banque d’émission était pourtant supposée favoriser, ces choix suscitèrent questions et critiques dans la population locale.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Il y en avait donc cinq : une dans chacune des vieilles colonies (La Réunion, Guadeloupe, Martiniqu (...)
  • 2 A. Buffon, 1979, p. 160.

1La création des banques françaises coloniales d’émission est liée à l’abolition de l’esclavage de 1848. En créant ces établissements, la Seconde République espérait régler un double problème : celui des difficultés à trouver un crédit bon marché qui était chronique dans les colonies et celui, immédiat, causé par la nécessité de soutenir l’économie locale bouleversée par l’abolition. L’économie locale reposait principalement sur l’agriculture, et aux Antilles et à La Réunion, sur des plantations sucrières esclavagistes. Les élites politiques républicaines craignaient que la nécessité de payer une main-d’œuvre salariée ne ruine les anciens propriétaires et n’entraîne l’ensemble des sociétés insulaires dans une série de troubles sans fin. La République installa donc une banque d’émission par colonie1 qui avait pour mission principale de soutenir l’économie locale en facilitant le crédit agricole. En contrepartie, chaque banque recevait le « privilège d’émission » accordé pour une vingtaine d’années : elle pouvait, à l’échelle de sa colonie, émettre des billets de banque libellés en francs, comme le faisait la Banque de France sur le territoire métropolitain. Ce privilège était assorti de contraintes fortes, à commencer par un statut spécifique qui plaçait chacune de ces banques sous la surveillance et le contrôle de l’État. Ainsi le directeur de la banque était-il nommé par le gouvernement et une commission était-elle chargée de leur surveillance depuis Paris. Une Agence centrale des banques coloniales servait de « mandataire de toutes les banques centrales pour tout ce qui concerne leurs opérations en métropole2 » et travaillait en coopération avec la commission de surveillance en ce qui concerne la surveillance administrative des établissements.

  • 3 Il s’agit essentiellement d’une crise de surproduction : le marché est insuffisant à absorber les é (...)

2Le premier renouvellement du privilège d’émission pour vingt ans (loi du 24 juin 1874) se fit sans grand débat, moyennant quelques ajustements réglementaires, car il était admis que les banques remplissaient parfaitement leur mission, dans un contexte économique favorable aux producteurs de sucre. À la nouvelle échéance du privilège en 1894, la situation se présenta bien différemment : la crise mondiale qui avait frappé l’économie sucrière3 dans les vingt dernières années du siècle changeait les perspectives. Les instituts d’émission qui étaient fortement impliqués dans ce secteur du fait de l’activité de leurs clients principaux semblaient au bord du naufrage. Pire encore, la crise avait fait émerger des problèmes masqués jusqu’alors par la prospérité. Le poids des intérêts locaux était considérable et ils étaient souvent contradictoires. La direction de la banque devait faire face à la fois aux demandes des actionnaires, dont les plus importants pesaient lourd au conseil d’administration de la banque et disposaient de puissants relais dans la colonie et en métropole, à celles du gouverneur colonial qui prétendait défendre l’intérêt supérieur de la colonie, et à celles de ses clients qui réclamaient avant tout des facilités de crédit. La question même de ce que devait être une banque coloniale d’émission se posait avec acuité tant ces établissements paraissaient écartelés entre leur fonction de banque (qui imposait une gestion privilégiant les intérêts de l’établissement et donc de ses actionnaires) et celle d’un établissement spécifique dont la mission était de sauvegarder les intérêts supérieurs de la colonie.

  • 4 Parmi les autres banques d’émission durant cette période, seule celle de la Guadeloupe a été précis (...)
  • 5 N. Ricaud, 1998.
  • 6 S. Fuma, 1998.
  • 7 D. Vaxelaire, 2003, p. 141-155.
  • 8 L’un des directeurs par intérim fut même poursuivi en 1904.

3La Banque de La Réunion constitue un exemple particulièrement représentatif de ces difficultés rencontrées par les instituts d’émission dans la crise des colonies sucrières de la Belle Époque4. Elle a, à ce jour, été surtout l’objet d’études centrées sur les premières années de son fonctionnement5 et sur les problèmes monétaires spécifiques du territoire6. On doit à Daniel Vaxelaire une monographie très utile et richement illustrée qui consacre un chapitre à la Belle Époque7. L’angle d’étude que nous retenons est ici celui du rôle de l’autorité de tutelle face à la crise, thème qui n’a pas encore été exploré pour cette banque, laquelle cumula en effet les problèmes au point d’être vue par le gouvernement comme un établissement lourdement dysfonctionnel. Les missions sur place mirent au jour à la fois des imprudences graves qui menèrent la banque au bord du gouffre lorsque son principal client, le Crédit agricole et commercial, fit faillite en 1893, mais aussi des irrégularités de gestion et même des fraudes8. L’État se trouvait ainsi obligé d’intervenir directement dans la gestion d’un établissement bancaire en crise, ce qui était exceptionnel à l’époque, et se voyait contraint d’élaborer des solutions ménageant à la fois les intérêts d’un établissement dont la bonne santé engageait sa responsabilité du fait du privilège d’émission, et ceux plus vastes de la colonie, dont les intérêts apparaissaient liés à ses missions régaliennes (défense de l’ordre, des intérêts supérieurs du pays et de ce qui était vu comme une mission civilisatrice dans les colonies). On se propose donc de montrer comment l’action de l’État est progressivement construite et menée à travers la gestion de la banque dans cette période de crise sucrière (des années 1880 aux années 1910).

4Après avoir rappelé le problème posé par la faiblesse des cours du sucre de canne, on montrera comment l’État, via notamment la commission de surveillance et les rapports d’inspection, évalue l’état réel de l’établissement. Les modalités d’action seront étudiées dans un troisième point tandis qu’on développera, dans un dernier temps, la question du change qui constitue un moyen d’action complexe et spécifique.

  • 9 La plupart de ces périodiques sont consultables sur le catalogue de la BNF (Bibliothèque nationale (...)

5Pour l’étude des années 1892-1913, les sources sont abondantes. On en mobilisera trois types : les rapports annuels de la commission de surveillance des banques coloniales, les rapports de missions d’inspection déposés aux Archives nationales d’outre-mer (ANOM), à Aix-en-Provence, et enfin la presse tant métropolitaine (comme La dépêche coloniale, La politique coloniale9, etc.) que locale (Le petit journal de l’île de La Réunion, La patrie créole, etc.).

1. Le problème du prix du sucre de canne

6L’île de La Réunion exportait massivement du sucre à la fin du xixe siècle, ce qui la confrontait à deux difficultés majeures : elle dépendait d’un marché extérieur mondialisé sur lequel elle n’avait aucune prise et, à l’échelle locale, elle était soumise à de très fortes contraintes qui rendaient vain tout espoir de pallier la baisse des cours par une augmentation de la production locale.

  • 10 Archives nationales d’outre-mer (désormais ANOM) 5 AFFECO 39, B. 20 bis, Vérification effectuée par (...)
  • 11 J. Crusol, 2008, p. 260.
  • 12 J. Crusol, 2008, p. 258.
  • 13 J. Crusol, 2008, p. 257.

7Le sucre à cette époque supplantait largement les autres produits exportés par La Réunion tant en volume qu’en valeur : en 1897 par exemple La Réunion en exporta 36 000 t. (bien loin devant les 600 t. de tapioca et autres fécules, les 120 t. de vanille et les 87 t. de café10) qui rapportèrent près de 11 millions de francs sur les presque 18 millions de francs issus des exportations. Autant dire que la bonne santé de l’économie locale dépendait essentiellement des caprices du « roi sucre ». Or dans la seconde moitié du xixe siècle le marché du sucre, qui s’était précocement mondialisé, était devenu « structurellement excédentaire11 » du fait d’une production qui ne cessait de croître (947 000 t. en 1850, 11 200 000 en 1900, 16 700 000 en 191512), entraînant des saturations temporaires d’un marché. Les grandes puissances se livraient une concurrence féroce, alliant protectionnisme et dumping13, les exportations à perte étant subventionnées et le marché intérieur protégé par des tarifs douaniers très élevés. Le sucre de canne de l’empire français, qui n’était pas de taille à rivaliser avec les producteurs de sucre de canne colossaux qu’étaient Cuba ou le Brésil, ne devait sa survie qu’au protectionnisme national.

  • 14 J. Crusol, 2008, p. 258.

8Mais le marché national français même était peu propice au sucre de canne réunionnais du fait de la concurrence du sucre de betterave (dit « indigène » parce qu’on le produisait en métropole même, au contraire du sucre « étranger » importé). Le sucre de betterave se taillait désormais la part du lion, passant de 17 % de la production mondiale en 1850 à 54 % en 190014. En 1901, le sucre réunionnais ne représentait guère que 3 % du sucre indigène français qui cette année-là dépassa pour la première fois le million de tonnes.

9Le prix du sucre était de plus très sensible aux aléas du marché car il était déterminé à la Bourse de Paris où était coté le sucre du type no 3 qui servait de base à son prix, comme le rappelle Jacques Fiérain :

  • 15 J. Fiérain, 1976, p. 178.

« Les raffineurs passaient généralement plusieurs mois à l’avance (quelquefois 1-2 à 3 ans pour le sucre de canne) des contrats avec les producteurs coloniaux ou les fabricants de sucre indigène. Pour le sucre de canne il était toujours spécifié que le prix d’achat de base serait déterminé par la cote du type no 3 de la Bourse de Paris, la veille du jour de l’arrivée du navire porteur de la cargaison dans le port de destination15. »

10Le cours du type 3 entre 1869 et 1913, au-delà des irrégularités, montre une baisse tendancielle sur l’ensemble de la période : de 75 francs/100 kg en 1869, à son minimum autour de 20 francs en 1901.

Figure 1. La dépréciation du sucre (1869-1913)

Figure 1. La dépréciation du sucre (1869-1913)

Source. Données réunies par Jacques Fiérain : J. Fiérain, 1976, p. 240-241.

11On retrouve sur la Figure 1 les trois phases de la crise sucrière mondiale que rappelle Christian Schnakenbourg :

  • 16 C. Schnakenbourg, 2018-2019, p. 114.

« La grande crise sucrière mondiale de la fin du xixe siècle se déroule en trois phases de baisse brutale des cours, en 1884-86, 1894-95 et 1901-02, séparées par de courts moments de stabilité ou de légère hausse16. »

  • 17 A. Artaud, 1912, p. 11.

12Cette périodisation se lit clairement dans les variations du sucre no 3. Après la chute de 1884-1886, on vit remonter le cours au-dessus de 40 francs. De 1893 à 1895, le cours redescendit en dessous des 30 francs tandis que la reprise s’amorça après 1903 pour culminer en 1911 au-dessus de 40 francs, cotation qu’on n’avait plus vue depuis une vingtaine d’années. Les contemporains s’inquiétaient fortement de ces variations et de l’impact que cela pouvait avoir sur les productions de l’Empire français. Dans son rapport sur les banques coloniales adressé à la chambre de commerce de Marseille, l’influent homme d’affaires Adrien Artaud pointait trois dates essentielles sur notre période (1884, 1890, 1906) où « les dépréciations de sucre […] ont parallèlement absorbé les réserves des Antilles et de La Réunion17 ».

13Ces trois phases de forte baisse et de rétablissement des prix affectèrent fortement la situation de La Réunion qui était d’autant plus difficile pour les producteurs qu’ils ne pouvaient, pour pallier la baisse des prix, ni augmenter la production (faute de capitaux, de main-d’œuvre et de terres dont le rendement s’épuisait), ni tabler sur le développement d’activités annexes, ni échapper à des aléas climatiques qui ruinaient les récoltes.

Tableau 1. Les fortes variations de production de sucre à La Réunion (1878-1905)

Année Quantité de sucre
produite (kg)
Date
du cyclone
Baisse de
la production (%)
Moyenne année normale 40 330 332 15 janvier 0
1878 33 031 990 21 mars 18,2
1879 21 175 916 21 janvier 47,5
1881 24 709 401 6 mars 36,8
1899 28 882 519 11-12 janvier 28,7
1901 33 097 677 20-21 janvier 18,03
1904 23 668 587 20-21 mars 41,31
1905 27 244 682 20-21 mars 32,44

Source. L. Bougenot, J. Couturier & L.-A. Dolabaratz, 1907.

14Sur une période de trente ans, La Réunion connut ainsi une année sur quatre où la production sucrière fut réduite en moyenne d’un tiers, ce qui entraîna une baisse drastique des exportations, se cumulant avec la baisse générale des cours, par exemple en 1901, année de crise particulièrement grave. La production globale les meilleures années de 40 000 tonnes ne représentait qu’une partie de celle réalisée aux belles heures du xixe siècle.

2. Comment l’État pouvait-il évaluer la situation d’une banque coloniale ?

15Dans ce contexte économique difficile, la situation de la Banque de La Réunion menaçait de se dégrader fortement, d’autant que sa mission initiale était de soutenir l’économie agricole. Elle était statutairement placée sous la surveillance de l’État via la commission de surveillance des banques coloniales, qui travaillait à distance à partir de données fournies par la banque elle-même, complétées par une série de missions réalisées sur place par des inspecteurs qui n’avaient pas toujours le temps ni les moyens de faire un bilan approfondi. Comment appréhenda-t-elle cette documentation pour évaluer la situation de l’établissement et quels en furent les points retenus pour élaborer son action ?

Un point central qui finalement ne fut pas le problème principal : la couverture métallique des billets de banque

  • 18 Longtemps largement utilisées, elles furent démonétisées en 1879.
  • 19 Dans le décompte on incluait aussi les bons de caisse, créés après la démonétisation des espèces ét (...)
  • 20 Article 5 de la loi organique des banques coloniales, 11 juillet 1851.
  • 21 J. Perroud, 1901, p. 100.
  • 22 R.-G. Lévy, 1912, p. 103 et 151.
  • 23 Ce montant passa ainsi de 350 millions de francs (décret du 15 mars 1848) à 5,8 milliards (loi du 9 (...)

16Du fait de son privilège, la Banque de La Réunion avait le monopole d’émission des billets de banque, les seuls à avoir cours sur le territoire de la colonie puisque ni les billets de France métropolitaine ni les monnaies étrangères18 n’étaient acceptés. Ainsi l’approvisionnement en liquidités était assuré, ce qui facilitait toutes les opérations commerciales dans la colonie. La crainte des pouvoirs publics était au départ que la banque n’abuse du privilège et fasse en quelque sorte fonctionner « la planche à billets » en les émettant sans contrôle ; ce qui aurait fatalement entraîné une dépréciation de la monnaie fiduciaire, une thésaurisation des pièces d’argent voire une banqueroute de la Banque de La Réunion si dans un mouvement de panique, l’ensemble des détenteurs de billets avaient réclamé en même temps leur conversion en pièces. La population française (coloniale ou métropolitaine) était peu habituée aux billets de banque et le risque parut important. On imposa donc l’obligation de conserver un nombre très important de pièces pour garantir la couverture des billets19 : un tiers de la somme en circulation20. Ce « chiffre qui avait pour certains économistes la valeur d’un dogme21 » se retrouvait dans les autres d’émissions coloniaux français mais aussi d’autres banques d’émission comme la Banque nationale de Belgique ou celle d’Espagne22. La Banque de France pour sa part avait un montant maximal de circulation fiduciaire fixé par la loi23.

  • 24 D. Bruneel, 2011, p. 52.

17La situation de la banque était d’autant plus délicate que l’on comptait, dans la somme des billets en circulation, les récépissés remboursables à vue, ce qui en augmentait le nombre, et que le Trésor qui finissait par récupérer les deux tiers des billets en circulation (notamment parce qu’il émettait des mandats-poste sur la métropole) convertissait de droit les billets qu’il avait en caisse au-dessus d’un montant de 1 500 000 francs, ce qui posa à la banque « des difficultés inouïes24 » dans les années 1890.

Figure 2. La couverture métallique des billets de la banque de La Réunion (1884-1913)

Figure 2. La couverture métallique des billets de la banque de La Réunion (1884-1913)

Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1884 à 1913.

18La Figure 2 montre cependant que le ratio de 1/3 fut respecté sur l’ensemble de la période, à l’exception notable des années 1890 où les billets de banque s’accumulaient dans les caisses du Trésor, ce qui rendait leur conversion problématique. L’émission des billets reflétait les variations de l’économie sucrière : diminution des volumes en période de crise, augmentation dans les moments de reprise mais finalement, la question potentiellement la plus difficile posée par l’octroi du privilège d’émission ne fut pas la plus problématique.

La délicate utilisation des bilans produits par la banque elle-même

19Jusqu’en 1880, la situation économique étant favorable, les travaux de la commission se limitaient, en lien avec l’Agence centrale, à étudier les bilans transmis par la direction de la banque. On y trouvait :

  • un état des lieux rapide donnant les montants les différents types d’« avances, prêts ou escompte » ;
  • les opérations dites de « change » qui concernaient les dépôts sur les comptes courants (non rémunérés statutairement) ;
  • les opérations réalisées avec la Banque de France et surtout avec le Comptoir d’escompte de Paris (CEP) puis le Comptoir national d’escompte de Paris (CNEP) qui lui succéda en 1889, établissements qui servaient de correspondants métropolitains à la Banque de La Réunion.

Enfin le « mouvement des caisses » précisait le numéraire en caisse et le montant des billets en circulation.

  • 25 Commission de surveillance des banques coloniales, 1892, p. 23.

20Succincts même s’ils s’étoffèrent et se précisèrent au fil du temps, ces bilans permettaient surtout de contrôler que volume et nature des activités étaient conformes aux statuts. La commission demandait souvent des précisions sur la nature de certains postes au libellé un peu vague (les comptes « divers ») ou dont le montant était difficilement chiffrable (« effets en souffrance » dont la mention finit par disparaître). Si certains chiffres étaient facilement acceptés (le montant du numéraire en caisse, facile à vérifier, le montant d’un crédit ou d’un débit au CNEP, etc.), le point délicat restait l’évaluation de certaines valeurs qui reposait sur l’expertise de la banque coloniale. Les effets de son portefeuille étaient-ils réalisables ? Autre point litigieux : les prêts agricoles. Ceux-ci étaient certes statutairement encadrés : la banque ne pouvait théoriquement pas prêter plus du tiers de la valeur de la récolte future. Mais comment pouvait-on à distance être sûr de la fiabilité de cette estimation, d’autant que les emprunteurs pouvaient être d’importants personnages de la colonie ? La commission en était donc réduite à faire confiance à la banque faute d’avoir plus d’éléments sur les emprunteurs. Tout au plus s’alarmait-elle en comparant des volumes de données : ainsi l’importance du nombre d’effets escomptés par « un établissement de crédits libre existant dans la colonie25 » (le Crédit agricole et commercial) dont le naufrage compromit effectivement la banque par la suite.

21Le seul moyen de confirmer des données suspectes restait de diligenter une inspection mais celle-ci, annoncée et réalisée dans le cadre d’une mission plus large à l’échelle de la colonie, était brève et se contentait souvent d’opérations rapides et superficielles : l’examen de la concordance des livres de la banque et le recomptage des espèces en caisse (qui ne révélait que rarement des erreurs).

  • 26 ANOM, B. 20 bis, Mission de l’Inspection des Finances Jolly, annexe A du rapport sur la situation d (...)
  • 27 Certains étaient prorogés indéfiniment, ce qui était une façon de ne pas mettre en difficulté les c (...)
  • 28 Il faut dire que la valeur en était évolutive, ce qui rend les estimations souvent hasardeuses.

22Lorsque la situation économique se détériora, l’État nomma des directeurs qui avaient toute sa confiance afin d’avoir sur place un homme fiable. Parmi eux un inspecteur, Charles Lepreux, qui fut directeur par intérim en 1894-1895 à la suite du krach du Crédit agricole et commercial. Lors d’une inspection durant son mandat, il fut en quelque sorte juge et partie, fournissant un état de la banque26 au 31 décembre soigneusement corrigé par ses soins. La surévaluation globale de l’actif était selon lui de 8,75 % : 11,5 % pour les effets de place à deux signatures27, 17 % sur les obligations sur actions de la banque, 7 % sur les dépôts d’or et d’argent (dont le montant était très modeste), 37 % sur le compte « divers » (qui comportait des effets en souffrance qui ne seraient de fait jamais récupérés selon lui) et 21,5 % sur des obligations sur titres divers28, mais finalement peu d’erreurs (1 %) sur les avances sur récoltes qui à l’époque étaient déjà très restrictives il est vrai. En revanche le plus sûr était finalement le prêt sur marchandises (5 %). L’hôtel de la banque avait été massivement surévalué (55 %) mais cette erreur corrigée ne pouvait plus se reproduire.

L’évaluation de la solidité de l’établissement : l’ère du soupçon

  • 29 Commission de surveillance des banques coloniales, 1880, p. 17.

23C’est par la question de la réalité des bénéfices et de la nécessaire constitution de réserves que la commission appréhenda la solidité de l’établissement. La banque était une société anonyme qui statutairement devait verser des dividendes à ses actionnaires en fonction des bénéfices réalisés. Il fallait pour cela que le conseil d’administration obtienne l’aval de la commission de surveillance. Les bénéfices figuraient évidemment dans le bilan que le conseil d’administration lui envoyait : ainsi le rapport de 188029 les évaluait pour les exercices 1877-1878 et 1878-1879 respectivement à 499 727,77 francs et 444 162,85 francs. Tant que la situation économique fut favorable, la commission ne contesta guère ces chiffres, pas plus que le versement des dividendes, se contentant de quelques remarques ponctuelles. Ce qui l’inquiétait était surtout l’importance d’un découvert sur le compte du correspondant métropolitain de la banque, à l’époque la Banque de France.

24Cependant ces bilans pouvaient facilement faire apparaître un bénéfice exagéré par exemple en augmentant l’actif de la banque grâce au maintien dans le portefeuille de créances douteuses ou indéfiniment prorogées. C’est le décalage entre la situation rassurante que présentait le bilan et ce qu’elle savait de la gravité de la crise sucrière qui alarma la commission en 1885. Elle demanda au ministère de la Marine et des Colonies l’envoi d’un inspecteur des Finances pour un bilan plus précis et son constat fut accablant.

  • 30 Commission de surveillance des banques coloniales, 1885, p. 23.

« Pour dissimuler le véritable état des choses, on portait à l’actif, malgré les incessantes observations de la Commission de surveillance, des valeurs fictives ou dénuées de caractères statutaires30. »

  • 31 Commission de surveillance des banques coloniales, 1885, p. 46.
  • 32 En plus de cette réserve statutaire, la banque avait commencé à constituer d’autres fonds de réserv (...)

25Pour parer aux difficultés, une réserve importante (1 500 000 francs) était prévue statutairement : l’inspection constata qu’elle avait été engloutie sans que rien n’en soit mentionné31. L’affaire servit de leçon, la commission porta désormais un soin vigilant à la reconstitution de la réserve statutaire comme gage de la stabilité de l’établissement et les bénéfices furent donc prioritairement affectés à sa reconstitution. La réserve n’était parvenue qu’au tiers de sa valeur statutaire32 en 1892 quand elle fut à nouveau absorbée dans la crise de 1893. La banque ne put finalement atteindre son objectif qu’à la sortie de la crise sucrière en 1899-1900 lorsqu’elle compléta enfin sa réserve statutaire au maximum et alimenta une réserve extrastatutaire dont le montant culmina à 333 025 francs Une nouvelle fois, l’ensemble fut affecté par les difficultés du début du siècle mais de façon moins grave que précédemment, la réserve diminuant d’un tiers entre 1904 et 1908. Seule la réserve extrastatutaire disparut. En revanche, signe d’un retour à la prospérité et de l’assimilation de l’expérience passée, la banque fit apparaître dans son bilan des réserves spécifiques supplémentaires à partir de 1906 : un poste fut ainsi créé pour l’amortissement immobilier qui atteint plus de 600 000 francs cumulés entre 1907 et 1912 et un compte de prévoyance pour les opérations en cours entre 200 et 300 000 francs en moyenne sur cette période.

3. Le pilotage de la banque par l’État

26Les actions décidées au niveau de l’État pouvaient être prises à deux niveaux : soit au niveau du gouvernement sur proposition de la commission (donc au niveau central), soit au niveau de la direction de la banque (niveau local), surtout quand le directeur nommé était choisi spécifiquement pour redresser la situation compromise (cas du directeur par intérim Hérissé (1887), qui fut ensuite commissaire du gouvernement envoyé sur place après la crise de 1893, ou du directeur Boby de la Chapelle de 1903 à 1911).

La commission, le versement des dividendes et les actionnaires

  • 33 C. Furiet, 1912, p. 10.

27Comme on l’a vu, la commission s’inquiéta de la réalité des bénéfices et les affecta à la reconstitution de la réserve statutaire. Les premiers touchés en furent les actionnaires qui ne perçurent plus aucun dividende. Le fait est d’ailleurs commun à tous les instituts d’émission des colonies sucrières du fait de la crise : l’ancien inspecteur des Colonies, Charles Furiet, également ex-directeur de la banque de la Guadeloupe et membre de la commission de surveillance remarquait dans un rapport de 28 juillet 191033 que les actionnaires de la banque de la Guadeloupe étaient restés 11 ans sans rien percevoir, ceux de La Réunion 9 ans et ceux de la Martinique 2 ans. En revanche, les actionnaires des banques de la Guyane, de l’Afrique occidentale et de l’Indochine perçurent toujours d’intéressants dividendes. Les actionnaires de La Réunion étaient de plus ceux qui touchaient les dividendes moyens les plus faibles : 8,23 % en moyenne contre près de 20 % pour la banque de l’Indochine.

Figure 3. Répartition colonie/métropole des actionnaires des banques de la Martinique et de La Réunion et dividendes versés par la Banque de La Réunion (1882-1913)

Figure 3. Répartition colonie/métropole des actionnaires des banques de la Martinique et de La Réunion et dividendes versés par la Banque de La Réunion (1882-1913)

Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1882 à 1913.

  • 34 Décret du 15 décembre 1884.
  • 35 Le capital initial de tous les instituts d’émission avait été constitué en imposant aux anciens pro (...)
  • 36 Décret du 5 juillet 1899.

28La Figure 3 reflète les sacrifices imposés aux actionnaires. Une période faste où les dividendes étaient importants et où le capital de la banque avait été augmenté par la vente de 2 000 actions supplémentaires34 s’acheva brutalement en 1884. De 1885 à 1889 puis de 1893 à 1897, les actionnaires ne touchèrent rien du fait de la crise. Sans être nulle, la rentabilité resta faible entre 1904 et 1907. Les versements substantiels autorisés dès que possible par la commission étaient insuffisants pour rassurer d’éventuels acheteurs : le profit sur le long terme paraissait incertain en comparaison de ce que pouvaient offrir les actions d’autres banques coloniales, comme celles de l’Algérie ou de l’Indochine, et on ne voyait que rarement des actions de la Banque de La Réunion mises en vente. C’est probablement une des raisons qui expliquent le fort maintien d’un actionnariat local35 (entre 60 et 70 % contrairement à des banques comme celle de la Martinique où la Figure 3 montre que les actionnaires sur la période deviennent majoritairement des métropolitains). Dans le cas de La Réunion, l’attractivité des actions avait encore décru du fait de la menace de faillite des années 1890 et de la réduction du capital qui s’ensuivit et qui porta la valeur nominale de l’action à 375 francs36.

29Pourtant cette faible rentabilité n’est probablement pas la seule raison de ce maintien d’un actionnariat réunionnais : les actions furent longtemps un moyen de garantir un prêt auprès de la banque même jusqu’à ce qu’elle y mît un terme, comme le montre la Figure 4.

Figure 4. Obligations sur actions de la Banque de La Réunion

Figure 4. Obligations sur actions de la Banque de La Réunion

Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1881 à 1913.

30Il était devenu dangereux en effet d’accepter de prêter sur des titres dont la valeur réelle était devenue très faible : le volume des obligations sur actions de la banque commença à baisser très fortement dès 1891 et resta très faible jusqu’à la Grande Guerre.

31Une autre explication tient au fait qu’habitant majoritairement la colonie, les actionnaires pouvaient facilement assister à l’assemblée générale et y voter, d’autant que la réforme des statuts de 1901 avantageait un peu plus les petits porteurs. Conserver les actions était donc aussi une façon de garder le contrôle de la banque. On n’oubliera pas que la banque elle-même était propriétaire d’actions, notamment après la récupération de celles acquises par le Crédit agricole et commercial et que les actions qu’elle possédait comptent comme « locales ».

La modulation des types de prêts et d’escomptes proposés aux clients

32En ce qui concernait les activités de prêt et d’escompte, la direction adapta progressivement sa politique, qui s’imposa au conseil d’administration. On peut dans ces années-là identifier un type de politique plus favorable aux clients de la banque, notamment sous la direction du populaire directeur Samat (1900-1902), un employé de la banque qui en gravit tous les échelons, et un autre plus favorable aux intérêts supposés de la banque (sous le successeur de Samat, Boby de la Chapelle par exemple).

  • 37 Commission de surveillance des banques coloniales, 1883, p. 24.
  • 38 L’action, « Féodalité coloniale », 10 mars 1905, p. 1.

33Les obligations sur récoltes pendantes (Figure 5) vitales pour l’économie sucrière furent accordées avec bien plus de difficulté à partir des années 1880. La baisse s’expliquait aussi par le rachat de propriétés agricoles par le Crédit foncier colonial37, ce qui réduisit d’autant le nombre de clients. Ces obligations devinrent marginales dans le total des opérations de prêts et d’escompte (Figure 6). Du fait de sa mission initiale, la banque continua à appliquer des taux modérés et orientés à la baisse – 7, puis 6 et même 5 % en fin de période, quel que fût le prix du sucre ou le volume du prêt –, mais réserva le prêt aux clients les plus solides, d’où le très faible pourcentage d’impayés prévisibles trouvé par le directeur Lepreux en 1893 (cité plus haut). Cependant le refus de prêter aux agriculteurs posait de graves problèmes : cela les obligeait à s’endetter en contractant d’autres types de prêts à des taux moins favorables ou de se rapprocher d’autres banques, ce qui accentuait le ressentiment de beaucoup envers la banque. On voit sur la Figure 5 l’impact de la direction de Samat, qui permit ce type de prêts, et au contraire l’effet des restrictions prudentes imposées par Boby de la Chapelle (1903), que la presse de gauche métropolitaine qualifia de « très clérical » et même de « tyranneau38 ». Le sénateur radical réunionnais Brunet, dont les propos sont rapportés dans le même article, déclara que ce directeur aurait :

« courbé sous ses menaces et sous la pression la plus brutale, la clientèle agricole de la Banque, devenue ainsi, par le fait même de son privilège, un instrument d’asservissement économique. »

On mesure la violence de cette formulation faisant de la banque, créée au lendemain de l’abolition et supposée soutenir la prospérité de l’île, l’« instrument » d’un nouvel esclavage, économique cette fois.

Figure 5. Le déclin des avances sur cessions récoltes pendantes à la Banque de La Réunion (1879-1914)

Figure 5. Le déclin des avances sur cessions récoltes pendantes à la Banque de La Réunion (1879-1914)

Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1879 à 1913.

34La sélection des clients et la parcimonie des prêts agricoles seraient ainsi devenues des instruments de rétorsion politique.

Figure 6. Principales opérations de prêt et d’escompte de la Banque de La Réunion (1882-1913)

Figure 6. Principales opérations de prêt et d’escompte de la Banque de La Réunion (1882-1913)

Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1882 à 1913.

35Le mouvement général des volumes de prêt et escompte sur la période de la Figure 6 reflète le dynamisme des affaires de la banque et le type de prêt qui était privilégié. La crise qui vit se restreindre l’activité est suivie d’une phase de croissance dopée par l’escompte massif des effets sur place (notamment ceux du Crédit agricole et commercial). En 1893 la faillite de ce dernier, cumulée aux difficultés économiques générales, entraîna une contraction des activités : le nombre des effets sur place escomptés s’effondra devant les risques qu’ils pouvaient représenter. Après une phase de stagnation, la banque bénéficia d’un contexte plus favorable à la fin du siècle et au tout début des années 1900. De plus, dans ces années-là, Samat autorisa facilement l’escompte d’effets sur place et l’octroi de prêts agricoles. Les difficultés économiques entraînèrent logiquement une contraction des activités ; le directeur Boby de la Chapelle opta pour une politique prudente qui vit pour la première fois les prêts sur marchandises devenir le type de prêt principal : c’est la sécurité qu’ils offraient au prêteur qui explique ce phénomène. Ces obligations sur marchandises pouvaient aussi servir en cas de spéculation sur le change : elles étaient donc intéressantes à plus d’un titre.

4. Le change : un levier d’action essentiel et contesté

36Le change était un autre levier d’action dont la banque pouvait disposer et que l’État pouvait contraindre à moduler. Après en avoir rappelé le fonctionnement, on montrera les enjeux que peuvent représenter pour la banque et pour l’économie locale les variations de son taux. Au départ, moyen ponctuel de réduire un découvert sur le compte de la banque qui servait de correspondante métropolitaine, le Comptoir d’escompte de Paris (CEP) puis le Comptoir national d’escompte de Paris (CNEP), il servit de façon de plus en plus importante au début du xxe siècle.

Le change en économie coloniale

  • 39 Le mécanisme est expliqué, pour le cas de la banque de la Guadeloupe, par A. Buffon, 1979, p. 188-1 (...)

37Pour régler leurs importations, les habitants de la colonie devaient soit envoyer du numéraire en France, ce qui n’était guère réalisable dans les faits, soit utiliser des traites sur la métropole, qu’il fallait donc se procurer39. À La Réunion, c’étaient les exportateurs de sucre (et plus marginalement de produits tropicaux comme la vanille) qui détenaient la majorité de ces traites sur la métropole : leurs clients les payaient en effet au moyen de traites sur la métropole à 90 jours. Les exportateurs de sucre pouvaient alors les escompter auprès d’un établissement de crédit local pour se procurer des liquidités.

38Quand le sucre se vendait à bon prix et/ou que la récolte était abondante, les traites sur la France étaient nombreuses. À l’inverse, quand les prix étaient bas et/ou la récolte insuffisante, elles étaient rares.

39La Banque de La Réunion cherchait à se procurer un maximum de ces traites (nommées « remises ») pour créditer son compte dans une banque en métropole (la Banque de France d’abord puis le CEP à partir de 1884 et enfin le CNEP en 1889). Elle pouvait ensuite vendre des mandats (des « émissions ») à des clients qui voulaient des moyens de paiement sur la métropole, par exemple pour régler un fournisseur métropolitain qui pourrait encaisser ce mandat auprès du CNEP. La banque appliquait sur ces mandats (souvent à 90 jours) un taux (appelé « prime »). Quand les remises abondaient, la prime était basse. En effet, le compte de la banque au CNEP était largement approvisionné et donc les émissions de la Banque de La Réunion couvertes sans difficulté. En revanche, si les remises se faisaient rares et les émissions restaient nombreuses, le compte de la Banque de La Réunion au CNEP risquait de se trouver à découvert, ce que le CNEP acceptait dans une certaine limite mais en imposant des pénalités. Lorsque cela se produisait ponctuellement, cela ne portait guère à conséquence mais lorsque la situation perdurait, la Banque de La Réunion devait absolument décourager les acheteurs d’émissions, et donc augmenter la prime.

40Théoriquement on devait constater une corrélation étroite entre prime et balance commerciale de la colonie puisque de l’équilibre entre importations et exportations dépendait celui des remises et des émissions. En réalité ce n’était pas systématiquement le cas surtout en début de période (voir Figure 7 qui met en perspective le solde du compte et les taux pratiqués). La banque pouvait décider de maintenir un taux bas malgré tout pour avantager des clients qui cherchaient à acquérir des produits métropolitains. C’était contre ses propres intérêts puisqu’elle en assumait le coût mais un taux élevé pénalisait les importations dans une économie qui n’était pas autosuffisante, ce qui mécontentait la population et les principaux clients de la banque, dont certains étaient aussi membres du conseil d’administration chargé de fixer ce taux.

Figure 7. Compte de la Banque de La Réunion au CEP/CNEP et taux des mandats à 90 jours (1883-1913)

Figure 7. Compte de la Banque de La Réunion au CEP/CNEP et taux des mandats à 90 jours (1883-1913)

Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1883 à 1913.

  • 40 C. Schakenbourg présente de façon très éclairante le mécanisme pour le franc guadeloupéen qui fonct (...)

41Théoriquement il n’existait pas de différence de valeur entre le franc réunionnais et le franc métropolitain40. Les pièces étaient identiques et si les billets étaient différents et ne pouvaient s’échanger en dehors de leur zone d’émission, les valeurs étaient supposées identiques. On dit que les deux francs étaient « au pair ». Cependant une prime élevée traduisait dans les faits une dépréciation du franc colonial. En effet si un Réunionnais achetait un mandat sur la métropole de 1 000 francs à 10 %, cela signifiait concrètement qu’il versait 1 100 francs coloniaux pour avoir une somme de 1 000 francs pour régler ses créanciers métropolitains et donc, en d’autres termes, qu’1 franc colonial ne valait que 90 centimes de francs.

Réduire le déficit ou maintenir un taux bas ?

42Le problème qui alarma la commission était le déficit abyssal du compte au CEP. Il était lié à un montant très élevé des tirages sur la métropole alors même que la crise sucrière entraînait une baisse des remises. Ces tirages réputés excessifs avaient en effet été encouragés par les pouvoirs publics métropolitains. Comme le souligne Didier Bruneel :

  • 41 D. Bruneel, 2011, p. 48.

« À partir de 1879 le change avait baissé mais artificiellement, parce que le Gouvernement avait ordonné à la banque de délivrer des traites au pair à guichets ouverts et avait lui-même délivré tant qu’on en demandait des mandats-postes ou des mandats sur le Trésor. Mais ces tirages exagérés firent monter la dette de la banque au Comptoir à près de 9 millions au 30 juin 188441. »

43La commission s’en alarma et Hérissé, un inspecteur de la Banque de France, fut envoyé sur place comme directeur intérimaire de la Banque de La Réunion en 1886. La presse métropolitaine salua son action énergique qui consista principalement à utiliser les réserves pour combler le déficit et réduire les dépenses en décourageant notamment les importations :

  • 42 F. Géraud, 1887, p. 2.

« Enfin il s’est attaché avec raison à modifier les conditions des opérations de change, cause permanente de perte pour la banque depuis plusieurs années, en restreignant les affaires dont les conséquences, c’est-à-dire les avances sur marchandises d’importation et les recouvrements pour compte de correspondants42 ».

44En plus des limitations de l’émission d’obligations sur marchandises, la prime fut augmentée considéralement, ce qui eut l’effet attendu : le niveau des émissions rejoignit celui des remises qu’il ne devait plus, sauf exception, dépasser jusqu’en 1913 (Figure 8).

Figure 8. Émissions, remises et taux maximum sur les mandats à 90 jours de la Banque de La Réunion (1883-1913)

Figure 8. Émissions, remises et taux maximum sur les mandats à 90 jours de la Banque de La Réunion (1883-1913)

Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1883 à 1913.

45La période suivante vit la banque revenir paradoxalement à des taux très bas. Certes les remises dépassaient les émissions, mais le déficit au CEP restait considérable (entre 1 et 2 millions de francs, ce qui représentait 9-10 % du passif de la banque). Cependant sa réduction n’était plus une priorité absolue. La politique de la banque était plutôt de comprimer les taux, ce qui réduisait ses bénéfices mais permettait à la colonie des importations à meilleur prix et évitait les tensions sociales que pouvait causer une augmentation trop forte. En effet, les importateurs répercutaient logiquement sur leurs clients le renchérissement de la prime.

46La banque à cette époque se contenta de restreindre son activité de prêt et d’escompte en évaluant plus sévèrement la fiabilité des clients, notamment pour les prêts agricoles, et de limiter drastiquement la vente de mandats : peu de mandats, émis avec une faible prime, ce qui contraignait évidemment les clients à se reporter sur d’autres établissements ou à racheter à des tiers, plus cher évidemment, les mandats de la Banque de La Réunion.

  • 43 Commission de surveillance des banques coloniales, 1890, p. 23.

« La rareté des moyens de remise sur France a amené la banque à se montrer très réservée dans l’émission sur le Comptoir national d’escompte de mandats dont elle n’aurait pu se procurer la contre-valeur. Le taux du change est néanmoins demeuré assez bas43. »

  • 44 D. Bruneel, 2011, p. 65-70.
  • 45 Journal des débats politiques et littéraires, 6 septembre 1893, p. 4.

47La banque se heurta bientôt à la double difficulté de la faiblesse des cours du sucre dans les années 1890 et de la crise du Crédit agricole et commercial. Le gouvernement renvoya Hérissé comme commissaire du gouvernement auprès de la banque (cas qui n’était pas prévu par les statuts). Loué par la commission pour son action résolue, Hérissé, qui avait accéléré la liquidation du Crédit agricole et commercial, se trouva sous les feux des critiques de la presse locale44 qui l’accusait d’avoir brusqué les choses à outrance et privé le Crédit agricole et commercial de toute chance de salut. Il fut même provoqué en duel par le gendre du directeur de cet établissement45. Une subvention votée par le conseil général, une mobilisation des réserves propres de la banque et une hausse des primes sauvèrent l’établissement : la ligne de conduite à tenir en temps de crise était désormais fixée. Et c’est peu dire qu’elle n’était pas populaire aux yeux des clients locaux.

Change et spéculation : la banque sous les feux de la critique

48La situation de la banque s’améliora dans la seconde moitié des années 1890 du fait d’une forte augmentation des remises (Figure 8) mais le compte au CNEP redevint débiteur avec les problèmes des années 1900, aggravés par le passage de trois cyclones en 5 ans. Le directeur par intérim Samat s’accommoda du découvert important causé par l’excès des émissions sur les remises, ce qui lui valut une forte popularité mais il ne fut pas titularisé, à la déception de ses clients, et dut quitter son poste. Son successeur, Boby de la Chapelle, un métropolitain, rompit avec la politique de crédit facile et appliqua, comme le firent ses successeurs, une politique de change restrictive et impopulaire (primes élevées et tirages sur la métropole limités), adaptée à la réduction rapide du découvert au CNEP puis à son contrôle tant que la situation économique était critique.

  • 46 Voir A. Buffon, 1979, p. 286-295 ; id., 2011, p. 176-180 ; C. Schnakenboug, 1991 ; id., 1995.
  • 47 La dépêche coloniale, « Le change à la Guadeloupe », 15 janvier 1905, p. 1.
  • 48 C. Schnakenbourg, 1991, p. 47.

49Le problème de change toucha l’ensemble des colonies sucrières à la Belle Époque : il a été bien étudié pour la Guadeloupe où il posa des difficultés extrêmes46. À La Réunion, les primes étaient très élevées (16-17 %) mais restèrent deux fois moindres qu’en Guadeloupe où la banque d’émission locale exerçait un « monopole de fait du commerce des traites sur la France47 », son taux pouvant même devenir « un véritable “taux directeur” du change48 » à l’échelle de la colonie. À La Réunion en revanche, la concurrence d’autres établissements de crédit limitait la hausse des primes. Le change resta cependant très haut alors même que le compte au CNEP n’était plus à découvert, ce qui aurait dû logiquement faire baisser les primes. C’était lié à la prudence de la banque mais aussi à la spéculation de certains exportateurs.

  • 49 ANOM 5 AFFECO 39, B. 20 bis, Mission de vérification de M. l’Inspecteur des colonies Furiet, 1904, (...)

50Le mécanisme spéculatif a été parfaitement compris par l’inspecteur Furiet49 qui s’étonnait de la persistance d’un change élevé alors même que la balance commerciale aurait dû inciter à l’inverse. L’explication de ce mécanisme est fort simple : le marché des traites était étroit et la spéculation y était facile pour le petit groupe qui en possédait. On ne trouvait pourtant pas de « trace ou preuve d’entente ou de coalition », disait-il : la convergence d’intérêts suffisait amplement. Il régnait une sorte d’entente tacite entre ceux qui possédaient des traites sur la France, soit une poignée de gros négociants ayant acheté les produits tropicaux locaux ou bien quelques grands propriétaires vendant eux-mêmes leur production. Ces négociants et propriétaires avaient en commun d’avoir suffisamment de réserves pour attendre le moment opportun de vendre leurs traites à des acheteurs pressés. Ils bénéficiaient de leur côté d’un solide crédit local qui leur permettait d’emprunter facilement et au besoin gageaient des marchandises d’exportations encore invendues : le temps jouait pour eux, au contraire des importateurs (par exemple des marchands qui achetaient des produits français) qui ne pouvaient s’offrir le luxe d’attendre : La Réunion étant peu et mal desservie, ils devaient commander par grosses quantités à régler sans attendre de les avoir écoulées et recherchaient donc désespérément des créances sur la France dans un marché artificiellement asséché par les spéculateurs, ce qui évidemment entraînait une hausse des prix locaux, les commerçants répercutant sur l’acheteur la hausse des coûts. Ce qui faisait dire à Furiet que la manœuvre se retournait contre les spéculateurs : ceux-ci y gagnaient sur le court terme, mais sur le long terme, comme tout le monde (eux compris) achetait des biens et denrées importées, ils en venaient à perdre une partie de leur profit dans ces achats. Pire encore, leurs ouvriers et employés en venaient à réclamer des augmentations pour faire face à cette inflation… qu’ils finissaient par obtenir étant donné les pénuries de main-d’œuvre dans la colonie. En tout cas, les primes élevées affectaient toute la population et alimentaient la rumeur d’un complot des riches exportateurs.

  • 50 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Denrées coloniales-Monnaie et change », 2 juin 1904, p.  (...)

51La banque n’était certes pas seule responsable des taux élevés : tous les établissements concurrents finissaient par aligner leurs primes. Par exemple le 2 juin 1904 : le taux est à 10 % à vue pour la Banque de La Réunion, il en va de même pour la banque Dolfus et atteint même 12,5 % à la Société bourbonnaise de crédit, le papier des « Grands Propriétaires » à 90 jours est de 9,5 à 10, les traites documentaires du commerce entre 9 et 10 % et « les billets de la Banque de France font prime à 10 % », selon Le petit journal de l’île de La Réunion50. La Banque de La Réunion cependant attira contre elle une haine particulière dans un contexte politique très tendu tant au niveau national qu’au niveau local.

  • 51 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Rapport », 6 juillet 1904, p. 3.

52Le change élevé et la limitation des tirages pénalisaient les clients de la banque, notamment les agriculteurs : non seulement, comme on l’a vu, les prêts agricoles étaient plus difficiles à obtenir mais encore la banque imposait, pour les accorder, que les emprunteurs la remboursent en créances sur la France. C’était une pratique ancienne que la hausse des primes rendait odieuse : les agriculteurs y perdaient beaucoup car la banque leur achetait des créances à un taux fixé par elle alors qu’ils auraient pu les vendre ailleurs à meilleur prix. La sous-commission chargée d’étudier les moyens de relever l’agriculture de la colonie, dans son rapport au gouverneur en 1904, dénonçait dans cette pratique « un abus à réformer51. »

  • 52 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Le change et la banque », 23 janvier 1905, p. 2.

53La presse républicaine, qui se voulait la défenseure des classes populaires dans l’île, accusa le directeur de détourner la banque de son objectif initial (faciliter le crédit local) pour la transformer en une entreprise rapace au service du grand capital. Ne pouvant se procurer des mandats auprès de la banque qui appliquait une prime à un niveau jamais vu à La Réunion et qui restreignait délibérément les possibilités de tirage, les clients étaient obligés de se tourner vers les vendeurs qui spéculaient à la hausse. On en revenait aux temps où dans la colonie, n’ayant pas encore de banques locales, le crédit était entre les griffes de prêteurs avides. Le petit journal de l’île de La Réunion s’indignait contre cette « dîme odieuse », « arbitraire » et « illégale » de 16 % contre laquelle il appelait à envoyer une pétition au Parlement car « la banque, maîtresse du change, fait ce que bon lui semble » : le change ne dépendait pas du tout du rapport exportations/importations et c’étaient des individus mal intentionnés qui étaient « les auteurs de cette iniquité52 ». Et de dénoncer un vaste complot :

  • 53 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Toujours le change. La revanche », 28 janvier 1905, p. 2

« Quelque faculté que l’on ait de tirer sur la France, quel que soit le crédit disponible de la Banque, le plan arrêté c’est d’accaparer toutes les traites, d’empêcher le public de s’en procurer ailleurs qu’au guichet des traites, d’en maintenir le cours par tous les moyens au taux agréable au Crédit foncier et à leurs seigneuries, les comtes53 ».

  • 54 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Notre enquête sur la Banque », 23 juillet 1904, p. 4.

54Le petit journal de l’île de La Réunion multipliait dans ses colonnes, sous forme de lettres anonymes adressées au directeur de la banque, des histoires de manipulations astucieuses autant qu’invérifiables auxquelles l’établissement se livrerait pour maximiser son profit en exploitant agriculteurs et gens modestes avec la complicité de riches négociants ou d’autres banques. C’était par exemple un « vanillard54 » (producteur de vanille) ayant contracté un prêt auprès de la banque et qui se voyait contraint de le rembourser au moyen de traites sur la France. Ne pouvant s’en procurer qu’auprès de la Société bourbonnaise de crédit à un taux prohibitif (15 %), il les revendait à la banque de La Réunion pour rembourser son prêt… à 8 % seulement… Et le journaliste de conclure que la banque n’hésitait pas ensuite à les revendre à 14 %, s’assurant ainsi un bénéfice aussi solide qu’immoral.

  • 55 La lanterne, « Fonctionnaires coloniaux », 18 décembre 1905, p. 2.
  • 56 La politique coloniale, « La politique à La Réunion », 26 novembre 1905, p. 2 et Le Voltaire, « La (...)

55La presse locale réussissait, du fait des réseaux politiques, à trouver des relais dans la presse métropolitaine qui réclamait (en vain) le rappel en France de ce directeur « clérical militant » ayant transformé la banque en « instrument d’oppression du parti jésuite55 ». Il faut dire qu’en métropole, les tensions entre l’Église et l’État étaient au maximum. La dépêche coloniale et Le Voltaire reproduisirent le même type d’accusation56 sans le moindre recul. La banque était à leurs yeux celle de la réaction. Pourtant le gouvernement alerté et qui était aux mains des radicaux ne se laissa pas forcer la main : Boby de la Chapelle resta soutenu contre vents et marées, appliquant une politique impopulaire mais que le ministère approuvait manifestement. La rigueur financière l’emportait sur les considérations politiques.

  • 57 L. Bougenot, J. Couturier & L.-A. Dolabaratz, 1907.
  • 58 M. Hamelin, 1907.
  • 59 A.-R. Boisneuf, 1907.

56La question du change était, au-delà des cas particuliers, un point important dans la réflexion sur le rôle des banques coloniales : quels intérêts devaient-elles servir en priorité, comment et surtout à quel prix ? Comment concilier la rigueur de la gestion et les intérêts de la colonie, que l’on ne saurait réduire à ceux des principales fortunes ? Fallait-il tabler sur un change haut, quitte à ce que les banques en reversent une part aux producteurs pour faire soutenir les exportations par les importations ? C’était l’avis de l’Union coloniale57 ou du juriste Maurice Hamelin qui réclamait un change « absolument libre et placé en dehors de toute réglementation officielle58 » qui suivrait simplement les fluctuations de la balance commerciale. Ou au contraire, les primes élevées étaient-elles une source de graves injustices, comme l’avait constaté le député guadeloupéen Achille-René Boisneuf59 ?

  • 60 G. Mayer, 1910.

57En tout cas, dès que la situation économique s’améliora, la Banque de La Réunion abaissa ses primes au point d’arriver au pair pour la première fois et le nouveau directeur prit bien soin de préciser par voie de presse que le taux sur les récoltes pendantes était à 5 % (son minimum historique) et que « les prêts sont remboursables en monnaie locale. MM. les emprunteurs conservent ainsi le droit absolu de disposer de leurs traites60 » pour tourner le dos aux pratiques si décriées. Mais le problème du change n’était pas réglé sur le fond, c’est l’amélioration des exportations qui permit la baisse des primes.

58À la veille de la Grande Guerre, la Banque de La Réunion semblait enfin sortir d’une longue période de troubles.

Conclusion

59Au terme de cette étude, il est possible de mettre en évidence la progressive élaboration d’une politique de gestion de crise qui s’étoffa, lors de ces années difficiles, à mesure que la banque se trouvait soumise à un contrôle plus strict des autorités de tutelle via des missions d’inspection ou des nominations de directeurs recrutés dans un vivier d’inspecteurs coloniaux. Quatre phases successives peuvent être identifiées.

60Du début de la crise (1884) jusqu’à l’amorce de la reprise (fin de la décennie), la banque dut faire face à l’affaiblissement des cours et à un très important découvert sur son compte au CEP. Elle appliqua exceptionnellement des taux très importants sur les mandats, ce qui réduisit le découvert mais elle le fit pendant trop peu de temps pour espérer le faire disparaître, d’autant que les exportations stagnaient. À l’inverse de ce qu’on aurait pu attendre, la majorité du temps, les primes basses, favorables aux importations, furent privilégiées. La consigne fut surtout de reconstituer les réserves, quitte à refuser le versement des dividendes : l’action, dont la valeur nominale avait déjà été réduite, sortit du marché spéculatif contribuant au maintien d’un fort actionnariat local. Les effets de places à deux signatures facilement acceptés permirent de relancer l’activité.

61La liquidation du Crédit agricole et commercial en 1893 fit vaciller la banque qui ne dut son salut qu’à un prêt du conseil général. On abordait alors une seconde phase, caractérisée par une politique de hausse de la prime, qui contribua à régler le problème du découvert au CNEP pour la première fois de la période. De plus la banque se mit à sélectionner fortement les actifs de son portefeuille comme elle le faisait déjà pour les prêts agricoles, ce qui permettait de minimiser les risques. Le nombre d’effets sur place dans le portefeuille chuta logiquement, au grand dam des clients mécontents.

62La reprise de la fin du siècle permit la reconstitution des réserves et le versement de dividendes, ce qui fit rentrer progressivement l’action sur le marché spéculatif. La banque jusqu’en 1903 renoua avec des pratiques plus souples, favorisant le commerce extérieur (grâce à la baisse des primes) et le développement des affaires locales (grâce à un crédit facilité). Mais l’insuffisance des exportations rendit à nouveau débiteur le compte de la banque au CNEP. Aux yeux des décisionnaires parisiens, c’était la marque d’une gestion imprudente même si cela correspondait aux besoins d’une économie locale dépendant des importations.

63L’arrivée d’un nouveau directeur dans un contexte économique redevenu difficile signa le retour aux pratiques éprouvées mais impopulaires : la priorité donnée aux reconstitutions des réserves sur les dividendes, la hausse considérable et pour une fois durable du change quitte à encourager la spéculation dans un climat social dégradé, la forte sélectivité du crédit local. Le directeur cristallisa la haine d’une partie de l’opinion mais il n’innovait pas spectaculairement par rapport à ses prédécesseurs. Alors même que ses détracteurs réunionnais étaient du même bord politique que le gouvernement dont il dépendait, le soutien qu’il reçut des autorités de tutelle montra qu’un consensus avait eu lieu dans les sphères dirigeantes : en temps de crise, l’intérêt de la banque devait passer avant les considérations politiques. Ses successeurs conservèrent la même politique jusqu’à l’amélioration de la situation économique (en grande partie liée à la remontée des cours du sucre) qui permit de revenir à un change très bas, mettant pour la première fois réellement le franc réunionnais au pair du franc français.

64La banque était, apparemment en tout cas, en meilleure posture en 1912. Si l’existence des banques coloniales resta encore en débat jusqu’à la loi de 1919 qui renouvela le privilège, actionnaires, clients et pouvoirs publics étaient rassurés sur l’état de celle de La Réunion. Pourtant sur le fond, rien n’était réglé : l’amélioration de la situation économique était surtout liée au marché du sucre et à ses fluctuations qui permirent la mise au pair du franc réunionnais et du franc français. Une dégradation rapide restait possible. En d’autres termes, la Banque de La Réunion connaissait un calme qui rappelait dangereusement celui de l’œil du cyclone.

Haut de page

Bibliographie

Sources archivistiques

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence. Ministère des Colonies, direction des Affaires économiques et du plan 1835-1964, sous-direction des Finances ; bureau des Finances privées ; banques ; banques de La Réunion ; vérification et inspection ; 5 AFFECO 39.

Sources imprimées

Documentation officielle

Commission de surveillance des banques coloniales, Rapport au président de la République sur les opérations des banques coloniales, Paris, Imprimerie nationale, 1873-1898 ; 1900-1907 ; 1910-1912 et 1914.

Commission de surveillance des banques coloniales, « Rapport au président de la République sur les opérations des banques coloniales pour l’exercice 1898-1899 », Journal officiel de la République française (JO), 1er avril 1899, p. 2166-2176.

Commission de surveillance des banques coloniales, « Rapport au président de la République sur les opérations des banques coloniales pour l’exercice 1906-1907 », annexes du Journal officiel de la République française (JO), 28 juillet 1908, p. 716-728.

Commission de surveillance des banques coloniales, « Rapport au président de la République sur les opérations des banques coloniales pour l’exercice 1907-1908 », annexes du Journal officiel de la République française (JO), 8 juillet 1909, p. 723-735.

Presse

Journal des débats politiques et littéraires, 6 septembre 1893.

L’action, 10 mars 1905.

La dépêche coloniale, 15 janvier 1905.

La lanterne, 18 décembre 1905.

La politique coloniale, 26 novembre 1905.

Le petit journal de l’île de La Réunion, 2 juin 1904, 6 juillet 1904, 23 juillet 1904, 23 janvier 1905, 28 janvier 1905.

Le Voltaire, « La politique à La Réunion », 26 novembre 1905, p. 2.

Monographies et articles

Artaud, Adrien, « Banques coloniales, rapport présenté par M. Adrien Artaud, vice-président de la chambre de commerce de Marseille, et adopté par cette Compagnie dans sa séance du 5 décembre 1911 », L’expansion coloniale : bulletin de l’Institut colonial marseillais, no 50, 1er janvier 1912, p. 1-22.

Boisneuf, Achille-René, « Les banques coloniales et le change », La politique coloniale, 5 et 19 octobre 1907, p. 1.

Bougenot, Louis, Couturier, Jules & Dolabaratz, Louis-Alfred, « Rapport de l’Union coloniale sur le régime des banques coloniales et du change aux Antilles et à La Réunion, adressé au ministre des Colonies », La quinzaine coloniale, 10 septembre 1907, p. 711-716.

Furiet, Charles, « Résumé des notes relatives au régime du crédit et de la circulation monétaire aux Antilles, à la Guyane et à La Réunion », in Adrien Artaud, « Banques coloniales, rapport présenté par M. Adrien Artaud, vice-président de la chambre de commerce de Marseille, et adopté par cette Compagnie dans sa séance du 5 décembre 1911 », L’expansion coloniale : bulletin de l’Institut colonial marseillais, no 50, 1er janvier 1912, p. 10-14.

Géraud, François, « Les banques coloniales », Le messager de Paris, 25 mars 1887, p. 2.

Hamelin, Maurice, « La question du change aux Antilles et à La Réunion », La dépêche coloniale, 29 septembre 1907, p. 1.

Lévy, Raphaël-Georges, Banques d’émission et Trésors publics, Paris, Libraire Hachette et Cie, 1912.

Mayer, Gustave, « Avis du directeur par intérim », La patrie créole, 1er décembre 1910, p. 1.

Perroud, Jean, Essai sur le billet de banque. Thèse pour le doctorat (ès sciences politiques et économiques), Paris, Arthur Rousseau éditeur, 1901.

Théry, Edmond, « La banque de France de 1897 à 1909 », Journal de la société statistique de Paris, t. 51, 1910, p. 416-427.

Travaux

Bruneel, Didier, Des banques coloniales à l’IEDOM, Basse-Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe, 2011.

Buffon, Alain, Monnaie et crédit en économie coloniale. Contribution à l’histoire économique de la Guadeloupe (1635-1919), Basse-Terre, Société d’histoire de la Guadeloupe, 1979.

Buffon, Alain, Contributions à l’histoire économique et sociale de la Guadeloupe, xvie-xxe siècle, Gourbeyre, Éd. Nestor, 2011.

Crusol, Jean, Les îles à sucre : de la colonisation à la mondialisation, Bécherel, Les Perséides, 2008.

Fiérain, Jacques, Les raffineries de sucre des ports en France (xixe-début du xxe siècles), Paris, Honoré Champion, 1976.

Fuma, Sudel, « Les problèmes monétaires à La Réunion au milieu du xixe siècle : un frein au développement économique », Revue historique des Mascareignes, no 1, 1998, p. 169-178.

Ricaud, Nathalie, « La création de la banque coloniale à La Réunion », Revue historique des Mascareignes, no 1, 1998, p. 157-168.

Schnakenbourg, Christian, « La Banque de la Guadeloupe et la crise de change (1895-1904) : loi de l’usine ou loi du marché ? », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe (BSHG), no 87-90, 1er-4e trimestre, 1991, p. 31-95.

Schnakenbourg, Christian, « La Banque de la Guadeloupe et la crise de change (1895-1904) : loi de l’usine ou loi du marché ? (suite) », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe (BSHG), no 104-105, 2e-3e trimestre, 1995, p. 3-102.

Schnakenbourg, Christian, « La crise économique de la fin du xixe siècle dans les Antilles britanniques d’après le rapport de la “Commission Norman” », Bulletin de la société d’histoire de la Guadeloupe (BSHG), no 181-182, septembre-décembre 2018, janvier-avril 2019, p. 111-130.

Vaxelaire, Daniel, Histoire d’une île, histoire d’une banque… De 1853 à nos jours, Saint-André, Océan éditions et Banque de La Réunion, 2003.

Haut de page

Notes

1 Il y en avait donc cinq : une dans chacune des vieilles colonies (La Réunion, Guadeloupe, Martinique, Guyane, et Sénégal). La Banque de l’Algérie fut fondée dans le même but de faciliter le crédit mais dans un contexte économique différent et avec un autre statut.

2 A. Buffon, 1979, p. 160.

3 Il s’agit essentiellement d’une crise de surproduction : le marché est insuffisant à absorber les énormes quantités produites notamment du fait de la croissance de la production de sucre de betterave en Europe et de sucre de canne, entre autres par Cuba et le Brésil. Voir par exemple C. Schnakenbourg, 2018-2019, p. 111-113.

4 Parmi les autres banques d’émission durant cette période, seule celle de la Guadeloupe a été précisément étudiée. Voir C. Schnakenbourg, 1991 ; id., 1995.

5 N. Ricaud, 1998.

6 S. Fuma, 1998.

7 D. Vaxelaire, 2003, p. 141-155.

8 L’un des directeurs par intérim fut même poursuivi en 1904.

9 La plupart de ces périodiques sont consultables sur le catalogue de la BNF (Bibliothèque nationale de France) (URL : https://0-www-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/), ou sur le site de presse de la BNF (URL : https://www.retronews.fr).

10 Archives nationales d’outre-mer (désormais ANOM) 5 AFFECO 39, B. 20 bis, Vérification effectuée par M. l’Inspecteur Lepreux, 1898, no 33, rapport fait par M. Lepreux, 13 juin 1898, p. 10.

11 J. Crusol, 2008, p. 260.

12 J. Crusol, 2008, p. 258.

13 J. Crusol, 2008, p. 257.

14 J. Crusol, 2008, p. 258.

15 J. Fiérain, 1976, p. 178.

16 C. Schnakenbourg, 2018-2019, p. 114.

17 A. Artaud, 1912, p. 11.

18 Longtemps largement utilisées, elles furent démonétisées en 1879.

19 Dans le décompte on incluait aussi les bons de caisse, créés après la démonétisation des espèces étrangères, ce qui permettait de réduire d’autant l’encaisse métallique.

20 Article 5 de la loi organique des banques coloniales, 11 juillet 1851.

21 J. Perroud, 1901, p. 100.

22 R.-G. Lévy, 1912, p. 103 et 151.

23 Ce montant passa ainsi de 350 millions de francs (décret du 15 mars 1848) à 5,8 milliards (loi du 9 février 1906). E. Théry, 1910, p. 417

24 D. Bruneel, 2011, p. 52.

25 Commission de surveillance des banques coloniales, 1892, p. 23.

26 ANOM, B. 20 bis, Mission de l’Inspection des Finances Jolly, annexe A du rapport sur la situation de la Banque de La Réunion au 31 décembre 1893 (no 15).

27 Certains étaient prorogés indéfiniment, ce qui était une façon de ne pas mettre en difficulté les clients en échappant à la surveillance de la commission.

28 Il faut dire que la valeur en était évolutive, ce qui rend les estimations souvent hasardeuses.

29 Commission de surveillance des banques coloniales, 1880, p. 17.

30 Commission de surveillance des banques coloniales, 1885, p. 23.

31 Commission de surveillance des banques coloniales, 1885, p. 46.

32 En plus de cette réserve statutaire, la banque avait commencé à constituer d’autres fonds de réserves spécifiques extra-statutaires afin de parer à des difficultés spécifiques. Ces réserves disparurent elles aussi dans cette crise.

33 C. Furiet, 1912, p. 10.

34 Décret du 15 décembre 1884.

35 Le capital initial de tous les instituts d’émission avait été constitué en imposant aux anciens propriétaires d’esclaves d’y participer en y consacrant une part de l’indemnité reçue. Cette forme de participation forcée au capital d’une banque est une singularité dans l’histoire bancaire.

36 Décret du 5 juillet 1899.

37 Commission de surveillance des banques coloniales, 1883, p. 24.

38 L’action, « Féodalité coloniale », 10 mars 1905, p. 1.

39 Le mécanisme est expliqué, pour le cas de la banque de la Guadeloupe, par A. Buffon, 1979, p. 188-195 et C. Schnakenbourg, 1991, p. 37-41.

40 C. Schakenbourg présente de façon très éclairante le mécanisme pour le franc guadeloupéen qui fonctionne selon les mêmes modalités (C. Schnakenbourg, 1991, p. 36 et 43-44).

41 D. Bruneel, 2011, p. 48.

42 F. Géraud, 1887, p. 2.

43 Commission de surveillance des banques coloniales, 1890, p. 23.

44 D. Bruneel, 2011, p. 65-70.

45 Journal des débats politiques et littéraires, 6 septembre 1893, p. 4.

46 Voir A. Buffon, 1979, p. 286-295 ; id., 2011, p. 176-180 ; C. Schnakenboug, 1991 ; id., 1995.

47 La dépêche coloniale, « Le change à la Guadeloupe », 15 janvier 1905, p. 1.

48 C. Schnakenbourg, 1991, p. 47.

49 ANOM 5 AFFECO 39, B. 20 bis, Mission de vérification de M. l’Inspecteur des colonies Furiet, 1904, no 4, Rapport fait par M. Furiet, [...] concernant la vérification du service de M. Boby de la Chapelle, [...] 9 novembre 1904 et jours suivants, paragraphe 27, p. 16.

50 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Denrées coloniales-Monnaie et change », 2 juin 1904, p. 4.

51 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Rapport », 6 juillet 1904, p. 3.

52 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Le change et la banque », 23 janvier 1905, p. 2.

53 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Toujours le change. La revanche », 28 janvier 1905, p. 2.

54 Le petit journal de l’île de La Réunion, « Notre enquête sur la Banque », 23 juillet 1904, p. 4.

55 La lanterne, « Fonctionnaires coloniaux », 18 décembre 1905, p. 2.

56 La politique coloniale, « La politique à La Réunion », 26 novembre 1905, p. 2 et Le Voltaire, « La politique à La Réunion », 26 novembre 1905, p. 2.

57 L. Bougenot, J. Couturier & L.-A. Dolabaratz, 1907.

58 M. Hamelin, 1907.

59 A.-R. Boisneuf, 1907.

60 G. Mayer, 1910.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1. La dépréciation du sucre (1869-1913)
Crédits Source. Données réunies par Jacques Fiérain : J. Fiérain, 1976, p. 240-241.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/docannexe/image/20950/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 399k
Titre Figure 2. La couverture métallique des billets de la banque de La Réunion (1884-1913)
Crédits Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1884 à 1913.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/docannexe/image/20950/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 537k
Titre Figure 3. Répartition colonie/métropole des actionnaires des banques de la Martinique et de La Réunion et dividendes versés par la Banque de La Réunion (1882-1913)
Crédits Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1882 à 1913.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/docannexe/image/20950/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 802k
Titre Figure 4. Obligations sur actions de la Banque de La Réunion
Crédits Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1881 à 1913.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/docannexe/image/20950/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 626k
Titre Figure 5. Le déclin des avances sur cessions récoltes pendantes à la Banque de La Réunion (1879-1914)
Crédits Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1879 à 1913.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/docannexe/image/20950/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 857k
Titre Figure 6. Principales opérations de prêt et d’escompte de la Banque de La Réunion (1882-1913)
Crédits Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1882 à 1913.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/docannexe/image/20950/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 759k
Titre Figure 7. Compte de la Banque de La Réunion au CEP/CNEP et taux des mandats à 90 jours (1883-1913)
Crédits Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1883 à 1913.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/docannexe/image/20950/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 809k
Titre Figure 8. Émissions, remises et taux maximum sur les mandats à 90 jours de la Banque de La Réunion (1883-1913)
Crédits Source. Commission de surveillance des banques coloniales, 1883 à 1913.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/docannexe/image/20950/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 710k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Arnaud Clermidy, « Contrôler et diriger une banque d’émission coloniale en temps de crise : l’État et la Banque de La Réunion à la Belle Époque »Histoire & mesure, XXXIX-1 | 2024, 51-80.

Référence électronique

Arnaud Clermidy, « Contrôler et diriger une banque d’émission coloniale en temps de crise : l’État et la Banque de La Réunion à la Belle Époque »Histoire & mesure [En ligne], XXXIX-1 | 2024, mis en ligne le 11 octobre 2024, consulté le 10 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/20950 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12ht5

Haut de page

Auteur

Arnaud Clermidy

Institut de recherches historiques du Septentrion (IRHiS, UMR 8529), Université de Lille, professeur d'histoire en classes préparatoires littéraires, lycée Thiers, Marseille

arnaud.clermidy@ac-aix-marseille.fr

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search