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Comptes rendus

David A. King, The Ciphers of the Monks. A forgotten Number-Notation of the Middle Ages

Frantz Steiner Verlag (collection Boethius 44), Stuttgart, 2001, 506 p.
Alain Boureau
p. 199-201

Entrées d’index

Mots-clés :

histoire culturelle

Géographie :

Europe

Chronologie :

Moyen Âge
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Texte intégral

1Les lecteurs d'Histoire & Mesure ont déjà eu connaissance, par un article pré­liminaire publié dans la revue, des travaux de David King sur les « chiffres monas­tiques » dans l'Occident médiéval. Le livre rassemble et complète les travaux de l'auteur sur la question, sous une forme exhaustive. David King, spécialiste des mathématiques arabes du Moyen Âge, sort de son domaine pour traiter d'une curieuse notation numérique, totalement indépendante des deux systèmes que connaissait alors l'Europe, le système dit « Indo-arabique » (nos chiffres « arabes ») et le système romain. Dans ce troisième système, chaque nombre était figuré par un signe unique, composé d'un trait horizontal ou vertical, sur lequel venaient s'atta­cher de petits segments orientés. Les secteurs de la figure (les quarts « nord-ouest », « nord est », « sud-est », « sud-ouest » du dessin) représentaient chacun les unités, les dizaines, les centaines et les milliers. On lisait donc la figure en partant du sec­teur des milliers pour la suivre jusqu'à l'unité, selon un ordre qui différait selon les variantes du système. Cette figuration, qui ne permettait nullement le calcul, avait pour avantage de représenter des nombres importants (jusqu'à 9999) dans un petit espace du support.

2Les occurrences du système sont fort peu nombreuses : D. King, après des années de recherche, ne peut trouver de présence de cette figuration que dans 25 manuscrits, du xiiie' au xvie siècle, 15 mentions dans les livres imprimés jusque vers 1800 et sur un seul objet, un astrolabe de la fin du xvie siècle. Le système a donc une curieuse continuité, mais qui ne se fonde pas sur un usage constant, puisque de nombreuses variantes (disposition horizontale ou verticale, sens de lecture des quatre secteurs de la figure, forme de segments) manifestent une série de redécou­vertes et de ré-élaborations, qui, bien entendu, nuisaient à l'accoutumance nécessai­re à la pratique. La dispersion des sources n'est cependant pas totale puisque les pre­miers manuscrits à présenter le système sont issus de monastères cisterciens du Nord de la France et de la Flandre.

3La question de la fonction effective de ce système demeure fort obscure. Les témoins subsistants ne sont guère éclairants : bon nombre de manuscrits présentent la numération sans en donner d'usage. Un des rares érudits (avec le paléographe Bernhard Bischoff et le mathématicien Jacques Sesiano) à avoir repéré ce système, le grand historien des sciences Guy Beaujouan, pensait soit à une récréation (dans le genre des joca monachorum, les facéties des moines), soit à un vague usage magique ou astrologique. D. King s'insurge contre cette réduction, sans toutefois proposer d'alternative convaincante. Il est vrai que deux ou trois des manuscrits uti­lisent la numérotation pour la confection d'un index. Les médiévistes qui pratiquent les manuscrits savent quelles difficultés posait la confection d'index utilisant les chiffres romains (longueur des chiffres, sources d'erreurs nombreuses). Curieusement, l'usage des chiffres arabes, fréquent pour la pagination, semble avoir été plus limité pour les index. King le suggère avec raison : la numérotation « arabe » manquait de prestige pour de telles entreprises. Nous pourrions ajouter (mais le manque de sources ne peut confirmer cette hypothèse) que le système pou­vait être intéressant comme additif aux autres systèmes : il était fort difficile d'éla­borer des concordances autonomes à partir de textes non divisés et copiés selon des paginations différentes. Une numérotation supplémentaire, faite sur des parties de textes et non sur des pages ou des folios pouvait résoudre cette difficulté (un peu comme la numérotation Bekker sur les textes d'Aristote) : un même manuscrit pou­vait être paginé en romain ou en arabe, puis recevoir des marques indépendantes de la mise en page. Le travail systématique sur les concordances et index n'a com­mencé que trop récemment pour apporter des confirmations.

4Un second usage, lui aussi isolé, n'est pas sans intérêt. Un manuscrit flamand applique la numérotation aux baguettes qui servaient à jauger les barriques. Là encore le problème n'était pas simple, puisqu'il s'agissait de mesurer des volumes liquides parfois précieux dans des contenants aux formes non cylindriques. La figu­ration ne résolvait rien quant à la mesure et d'ailleurs D. King n'a pu retrouver aucun témoin de l'usage concret. Mais on peut se demander si les chiffres mono­iconiques n'avaient pas l'avantage d'être moins faciles à falsifier que les chiffres romains ou arabes auxquels on pouvait ajouter des éléments.

5Cela nous conduit à une dernière interprétation possible : les chiffres pou­vaient aussi être destinés à coder des messages, aux frontières de la sténographie du cryptage et de la magie. Les circonstances de l'invention du système nous paraissent éclairantes. La première mention de cette figuration se trouve dans une chronique du bénédictin anglais Matthieu Paris, à la fin de la première moitié du xiiie siècle : l'auteur expose et illustre le système dont il dit qu'il a été rapporté de Grèce par John de Basingstoke, archidiacre de Leicester, connu pour ses travaux de grammai­rien. Le chroniqueur précise les circonstances de cette transmission : Constantina, fille de l'archevêque d'Athènes, fort versée dans les arts libéraux, aurait livré à John les secrets du système de numérotation. D. King prend au sérieux cette piste grecque et tente, en vain, de trouver quelque origine hellénique. Or rien n'atteste un voyage en Grèce de John de Basingstoke. En outre, cette légende de fondation rappelle étrangement celle de la papesse Jeanne, allemande d'origine, qui, travestie en homme, aurait acquis à Athènes un solide savoir lui permettant, par la suite d'accéder aux plus hautes fonctions de l'Église. Le rapprochement est d'autant plus troublant que le savoir de Jeanne, dans les premières versions de la légende (fin xiiie siècle) est présenté comme un « art notarial ». Or le cryptage et l'abréviation constituaient des parts essentielles de cet art. King lui-même met en parallèle les avancées de l'art notarial anglais et le système attribué à John de Basingstoke. Il faudrait sans doute aller plus loin et penser au grand rêve de l'écriture secrète qui peut aussi s'adresser aux puissances surnaturelles. Les travaux récents de Jean-Patrice Boudet ont montré comment on est passé de l'ars notaria à l'ars notoria (art prestigieux des signes magiques qui font advenir les anges, les démons ou la Vierge). Jean de Morigny, ce moine qui tentait, au début du xvie siècle, de provo­quer des apparitions de la Vierge en pratiquant l'ars notoria pourrait avoir reçu quelques idées du système cistercien. Là encore, les travaux ont à peine commencé (autour de Richard Kieckhefer, Claire Fanger et Robert Mathiesen aux États-Unis, de Jean-Patrice Boudet et Julien Véronèse en France). Le croisement des sources pourrait être fructueux.

6En somme, il est peut-être vain de chercher la fonction d'un système dont l'étrangeté était le trait le plus fascinant. Une fois trouvé, le système incitait à tout, en faisant rêver les documentalistes et les visionnaires, de la confection d'une concordance à la découverte d'un code surnaturel. Il témoigne d'un fait majeur du Moyen Âge central: la confiance immense accordée à la forme.

7Le grand mérite de ce livre tient au dossier exhaustif et minutieux qu'il pré­sente. Les sources sont minces, mais décrites et présentées avec beaucoup de détail et de science, avec de nombreuses illustrations, et le jour où l'on découvrira de nou­veaux manuscrits et de nouveaux emplois, la somme de David King constituera une base solide de travail.

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Pour citer cet article

Référence papier

Alain Boureau, « David A. King, The Ciphers of the Monks. A forgotten Number-Notation of the Middle Ages »Histoire & mesure, XVIII - 1/2 | 2003, 199-201.

Référence électronique

Alain Boureau, « David A. King, The Ciphers of the Monks. A forgotten Number-Notation of the Middle Ages »Histoire & mesure [En ligne], XVIII - 1/2 | 2003, mis en ligne le 18 août 2006, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/1564 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoiremesure.1564

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