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Note critique et comptes rendus

Ana Isabel Carrasco Manchado (dir.), El historiador frente a las palabras. Lenguaje, poder y política en la sociedad medieval : nuevas herramientas y propuestas

Jean-Philippe Genet
p. 257-260
Référence(s) :

Ana Isabel Carrasco Manchado (dir.), El historiador frente a las palabras. Lenguaje, poder y política en la sociedad medieval : nuevas herramientas y propuestas, Axac, Lugo, coll. « Medievalismo crítico », 2017 (409 p.)

Texte intégral

1En Espagne aussi, les historiens ont réalisé que le langage est en lui-même une source historique qu’il convient d’analyser avec des méthodes spécifiques et plus particulièrement celles que proposent les humanités numériques : c’est à un tour d’horizon de diverses méthodologies que nous convie donc ce volume, qui regroupe des communications présentées à la Casa de Velàsquez à Madrid en 2014. Ce compte rendu ne prétend pas rendre compte exhaustivement de l’ensemble de ce travail, ce qui dépasserait les limites qui nous sont imparties, mais, une fois saluée la communication de l’éditrice du volume, Ana Isabel Carrasco Manchado, sur les relations entre les concepts de « politique » et de « pouvoir » pour la période médiévale (« ¿Por qué escribimos política en la Edad Media, cuando queremos decir poder? Por una necesaria renovación conceptual en el estudio de la sociedad medieval », p. 257-277) tout à fait remarquable et qui donne bien le ton de l’entreprise, il nous a paru légitime de concentrer notre attention sur tout ce qui concerne le champ d’intervention d’Histoire & Mesure, c’est-à-dire la statistique lexicale et la textométrie.

2Les premières sessions étaient dévolues à la présentation de lexiques, de corpus et de bases de données, le plus souvent conçus avant tout dans une perspective philologique, mais qui, pour les historiens, ont le grand avantage de permettre des comptages et l’analyse chronologique des évolutions du langage. D’une façon générale, les travaux dans ce domaine qui sont présentés ici frappent par leur caractère régional. C’est tout à fait compréhensible pour les différentes langues ibériques, qu’il s’agisse du castillan, ici représenté sous sa forme pure (Biblia medieval, corpus évoqué plus loin) et sous sa variante andalouse (Diccionario de textos concejiles de Andalucía [DITECA, présenté par Inés et Pilar Carrasco Cantos, p. 85-110]) ou du galaïco-portugais (Biblioteca dixital Galego-Portuguesa Antiga [BGPA, présentée par Xavier Varela Barreiro et Ricardo Pichel Gotérrez, p. 130-153]), mais cela l’est moins pour les textes latins et il est permis de soupçonner que le cadre presque exclusivement régional du financement des projets pousse à une certaine dispersion des efforts : néanmoins, l’échec de la tentative d’approche globale autrefois tentée par Rafael Lapesa légitime ces projets de lexique et de glossaires construits sur une base géopolitique comme le Corpus Documentale Latinum Gallaeciae [CODOLGA, présenté par José Carlos Sánchez-Pardo, p. 69-84] pour la Galice et le Portugal, le Lexicon Latinitatis Medii Aevi Regnis Leonis [LELMAL, présenté par Estrella Pérez Rodríguez, p. 25-53] pour le royaume des Asturies et du León et, pour la Catalogne, le Glossarium Mediae Latinitatis Cataloniae et le Corpus Documentale Latinum Cataloniae [GMLC et CODOLCAT, présentés par Ana Gómez Rabal, p. 55-68]. Comme la BGPA, ces corpus latins englobent toute la production textuelle d’une période et d’une région. Les corpus Biblia medieval et DITECA, beaucoup plus restreints, sont d’un tout autre genre. Le premier rassemble les traductions castillanes de la Bible, relativement nombreuses, mais fort peu diffusées, à l’exception des fragments contenus dans la General estoria du roi de Castille, Alphonse X le Sage : son concepteur, Andrés Enrique-Arias, le décrit comme un « corpus parallèle », dont le contexte spécifique permet des comparaisons fructueuses avec les corpus plus généraux pour mieux évaluer les stratégies des traducteurs. Le corpus andalou DITECA est du même genre, puisqu’il contient essentiellement des ordonnances urbaines réparties entre le règne d’Alphonse X et le xviiie siècle, une amplitude diachronique qui n’est pas sans risque.

3Ces corpus sont des outils indispensables à l’approche quantitative du langage, ne serait-ce que parce qu’ils donnent une vision précise de la temporalité par la répartition chronologique des documents qu’ils contiennent : un simple coup d’œil au contenu de CODOLGA montre que la rapide croissance des actes à partir du xiiie siècle tient d’abord à la prolifération des documents émanant de particuliers, et secondairement seulement à celle des textes produits par l’administration royale, la production ecclésiastique, dominante jusque-là, restant à peu près à son niveau antérieur. La répartition des langues est également intéressante : 50,4 % des textes produits dans l’aire du galaïco-portugais sont rédigés dans cette langue, contre 37,7 % en latin et seulement 7,7 % en castillan. Et enfin, il y a l’exploration du lexique lui-même : dans CODOLGA, grâce à des courbes, l’on distingue clairement les évolutions contraires des vocables castrum et castellum, et la disparition au xiiie siècle de torres apparues au viiie siècle. Plus saisissant encore est le graphique des emplois des termes utilisés pour désigner église, monastère et paroisse : au vie siècle, église et paroisse font jeu égal, mais la paroisse disparaît ensuite totalement, avant de reparaître timidement au xie siècle pour atteindre progressivement une fréquence élevée au xve siècle. Quant aux termes décrivant les monastères, ils ne dépassent ceux décrivant l’église qu’au xiiie siècle. De bons exemples sont donnés ici par les fréquences du mot « nation » dans les traductions de la Bible, ou par les fréquences les plus élevées des mots dans le corpus des ordonnances émises par les conseils des villes andalouses : les deux plus fréquents sont pena (peine, signe de l’importance du droit pénal dans les préoccupations des élites urbaines) et maravedis, qui se passe de commentaires. Ces instruments de travail, disponibles en ligne, sont donc précieux pour l’historien, aussi faut-il se féliciter de leur multiplication.

4Du comptage on passe à des exemples de lexicographie quantitative avec deux communications. Celle de Carlos Estepa Díez est consacrée à l’étude du lexique « politique » des deux chroniques du monastère clunisien de Sahagún, contenues dans un même manuscrit du xvie siècle, mais qui appartiennent en fait à deux époques différentes : la première semble dériver d’un texte latin datable de 1110-1117, période d’affrontement entre l’abbaye clunisienne et les bourgeois, la seconde étant une compilation du milieu du xiiie siècle. La comparaison porte sur une série de notions (conseil, vassalité, justice, autorité, pouvoir, serment, fidélité, amitié, amour, seigneurie naturelle, tyrannie). Du fait de l’expertise de l’auteur, l’article ne manque pas d’intérêt mais les textes n’ayant pas été numérisés, les fréquences ne sont pas utilisées systématiquement et les contextes ne sont rendus que par des citations, si bien que les résultats de ce travail n’ont qu’une valeur « indicative, du point de vue méthodologique, des possibilités qu’offre l’analyse lexicographique pour l’étude de la société de cette période » (p. 289). François Foronda fait au contraire usage de toutes les ressources de la lexicométrie en traitant un corpus textuel constitué à partir de 516 apparitions du lemme priv dans des textes castillans du xiiie siècle avec le logiciel HYPERBASE d’Étienne Brunet. Cela lui permet de produire une analyse détaillée du sens des termes privado, privanza et aprivar à partir des graphes des cooccurrences, construits par le logiciel à partir d’un indice mesurant l’attractivité entre les mots en comparant les fréquences générales des mots dans le texte complet et les fréquences dans le sous-texte constitué par les contextes rapprochés du mot, le logiciel permettant de faire varier l’étendue du contexte.

5Enfin, le texte peut aussi être transformé en base de données, si l’on ne souhaite pas faire l’étude systématique de son lexique et de ses structures linguistiques, mais traiter seulement son contenu, ce qui peut en effet se justifier dans le cas de textes administratifs et/ou répétitifs. Cristina Jular Pérez-Alfaro analyse ainsi une enquête royale effectuée en trois jours, du 18 au 20 juin 1409, et portant sur 21 villages « voisins et sujets » de Medina de Pomar, une petite ville située à l’est de la cordillère Cantabrique à une cinquantaine de kilomètres de Burgos dont le seigneur est Juan de Velasco, en réponse aux protestations des habitants : il s’agit de fixer la part qui reviendra à chaque communauté dans le paiement du pedido, un impôt extraordinaire levé par la monarchie castillane, en se fondant sur les interrogatoires tenus dans sept lieux différents de 54 personnes (des laïcs à 87 %) dont les récits sont cautionnés par 17 témoins. Il s’agit de savoir si les villages peuvent être considérés comme « voisins » (la vicinité entraînant certaines obligations de solidarité) et s’ils sont « sujets » à la juridiction de Medina, l’un des villages, La Riba, faisant particulièrement problème. La base enregistre les caractéristiques de chaque déposition, les données prosopographiques, les éléments d’argumentation de chacun, leur position par rapport à la littératie, la façon dont ils ont acquis leurs informations, l’ordre dans lequel les villages sont mentionnés, tous éléments qui deviennent ainsi quantifiables. Mise en contrepoint des plaintes adressées par les habitants, contre l’emprise seigneuriale de Juan de Velasco (mort en 1418), au roi Jean II de Castille, cette enquête permet de comprendre comment circule l’information dans un petit centre de pouvoir castillan. La question des bases de données est aussi abordée dans un plaidoyer bienvenu, encore qu’un peu inattendu dans ce contexte presque entièrement langagier, d’Arsenio Dacosta et José Ramón Díaz de Durana en faveur des bases de données prosopographiques et de la prosopographie en général.

6Au total, ce volume nous offre donc un utile panorama des développements méthodologiques de la recherche en histoire médiévale en Espagne.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Philippe Genet, « Ana Isabel Carrasco Manchado (dir.), El historiador frente a las palabras. Lenguaje, poder y política en la sociedad medieval : nuevas herramientas y propuestas »Histoire & mesure, XXXV-2 | 2020, 257-260.

Référence électronique

Jean-Philippe Genet, « Ana Isabel Carrasco Manchado (dir.), El historiador frente a las palabras. Lenguaje, poder y política en la sociedad medieval : nuevas herramientas y propuestas »Histoire & mesure [En ligne], XXXV-2 | 2020, mis en ligne le 31 décembre 2020, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoiremesure/13563 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoiremesure.13563

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Auteur

Jean-Philippe Genet

Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris(LAMOP, CNRS-Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8589) E-mail : jean-philippe.genet@univ-paris1.fr

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