POUCET (Bruno) (dir.), L’éducation en tension(s)
POUCET (Bruno) (dir.), L’éducation en tension(s), Arras, Artois Presses université, 2021, 275 p.
Texte intégral
1Les études réunies dans cet ouvrage sont le résultat de deux journées d’études organisées en 2015 par le Centre amiénois de recherche en éducation et formation (CAREF). Enseignants-chercheurs, docteurs et doctorants de ce laboratoire, dirigé alors par Bruno Poucet, étaient invités à analyser les tensions qui parcourent le monde de l’éducation. Les contributions témoignent de la pluralité des sciences de l’éducation : histoire, anthropologie, philosophie, sociologie politique, didactique, psychologie, etc. Comme le remarque André Robert dans son « envoi » final, les unes relèvent de recherches sur l’éducation, « où le phénomène éducatif fait l’objet d’un traitement distancié comme n’importe quel autre », et les autres de recherches en éducation, « qui supposent une implication plus directe du chercheur engageant sa propre subjectivité, par exemple dans une démarche clinique, ou sa personnalité dans une démarche pédagogique » (p. 260). Les lecteurs de la revue Histoire de l’éducation seront sans doute plus particulièrement intéressés par la première partie de cet ouvrage qui, sous le titre « tension(s) entre le local, le national et le global », regroupe des études de nature historique ou socio-historique.
2Deux contributions analysent les tensions que crée l’impact des actions ou des politiques menées par des organismes supranationaux. Jean-Louis Yerima Banga montre comment le système scolaire de la République centrafricaine a été déstructuré par l’application du programme d’ajustement structurel (PAS) imposé par la Banque mondiale à partir des années 1980. La réduction des défenses publiques n’épargne pas l’éducation. Résultat : le taux de scolarisation passe de 73 % en 1980 à 49 % en 2001. Une politique de recrutement d’enseignant « au rabais » est mise en place, qui détériore les conditions de travail et précarise la fonction enseignante. Pour Jean-Louis Yerima Banga, « allant à l’encontre de la théorie du capital humain, développée à la fin des années 1950 aux États-Unis, la politique éducative, en Centrafrique, n’était plus considérée comme un investissement productif à long terme pour la société et pour les individus » (p. 26). De son côté, Sarah Croché synthétise les travaux récents pour analyser comment, notamment à travers l’exemple belge, « les instances de pilotage de Bologne percolent jusqu’aux acteurs » (p. 39) et transforment le travail des enseignants-chercheurs, par le biais des nouvelles politiques managériales, des procédures d’assurance-qualité et du pilotage des programmes par les learning outcomes (LO). Elle montre notamment comment l’évaluation des enseignements, initialement instaurée pour aider les professeurs à ajuster leur enseignement, se convertit en instrument de contrôle de la production pédagogique, et comment la mise en œuvre des LO conduit à un affaiblissement de l’autonomie pédagogique des universitaires, au profit des services spécialisés en « pédagogie universitaire » : « ainsi l’érosion du “droit d’initiative pédagogique” qui était accordé sans partage ni contrôle aux universitaires, va de pair avec le renforcement très significatif du rôle des services pédagogiques, auxquels une mission de prescription a été confiée par les autorités » (p. 46). Conclusion : « avec l’assurance qualité et l’approche par les LO, c’est le cœur du métier de l’Homo Academicus qui est touché » (p. 48). Cette contribution peut être mise en relation avec celle d’Alain Maillard (par ailleurs coordinateur de cette partie), qui vise à montrer les conséquences de l’accélération de nos sociétés sur le travail des enseignants. De fait, qui n’a pas l’impression de toujours devoir travailler dans l’urgence ? Alain Maillard commence par examiner l’accélération de nos sociétés comme un « fait social total », avant de montrer que la conséquence est la mise sous pression des enseignants. Si les nouvelles technologies font gagner beaucoup de temps, les usages du numérique s’avèrent chronophages, chacun peut le constater. « Le “Multitasking”, comme on dit dans les pays anglo-saxons, se traduit par une inflation de réunions et […] de courriels » (p. 74). Pour Alain Maillard, c’est en partie une conséquence de l’introduction dans le monde de l’enseignement et de la recherche des techniques bureaucratiques élaborées dans les cercles de la finance et de l’entreprise, dont l’obsession des évaluations est un exemple : « les enseignants remplissent chez eux une quantité industrielle de carnets de compétences. Les universitaires ne cessent d’évaluer leurs formations et leur laboratoire » (p. 79).
3Ces visions critiques se retrouvent moins, ou pas du tout, dans les contributions d’Ismaïl Ferhat et de Julien Cahon, tous deux historiens de l’éducation. Leurs études, qui reposent sur le dépouillement de plusieurs fonds d’archives, articulent échelle locale et échelle nationale. Ismail Ferhat revient sur l’affaire du foulard à Creil en 1989 (au sujet de laquelle il a cordonné un ouvrage paru en 2019 aux Éditions de l’Aube). Il y voit « un exemple de gestion par le système éducatif de tensions en son sein » en même temps qu’un aperçu des « difficultés provoquées par l’externalisation partielle hors de l’éducation nationale de ces mêmes tensions » (p. 58-59). Selon lui, c’est en effet le défaut de régulation des tensions (certaines préexistant à l’affaire du foulard) par la communauté éducative qui explique la nationalisation de ces tensions. Par ailleurs, observe-t-il, l’école n’a qu’une capacité partielle d’internalisation, comme en témoigne « l’éclatement médiatique » de l’affaire. De son côté, Julien Cahon s’attache à analyser les « tensions multiformes entre les communes et l’État dans les années 1970 ». Il montre en effet qu’émerge alors une nouvelle réflexion sur les rapports école/mairie et que des expériences de décentralisation avant l’heure sont menées, qui concernent notamment la gestion des locaux scolaires. Cependant, l’idée de « locaux intégrés » rassemblant plusieurs structures (bibliothèque, maison pour tous, conservatoire de musique, etc.) se heurte rapidement à l’hostilité des administrations de l’État, « soucieuses d’exercer sans entrave leur tutelle sur les équipements de leur ressort et jugeant sévèrement la perte d’autonomie de ces équipements au sein de la structure intégrée, dont la gestion était mixte » (p. 63). Autre point de tension : l’application de la loi Guermeur, car de nombreux maires socialistes refusent d’apporter la contribution municipale prévue par la loi au financement des établissements privés sous contrat d’association. Ce refus est parfois attisé par un autre point de crispation, la fermeture d’écoles en zone rurale : des élus de gauche accusent en effet le gouvernement (de droite) de démanteler le service public, de surcharger des classes d’écoles publiques et ainsi de favoriser ainsi le départ d’élèves du public vers le privé. Malgré tout, les élus socialistes reconnaissent le caractère positif des « regroupements pédagogiques intercommunaux » (RPI).
4À ces études historiques ou sociohistoriques, on peut ajouter celle de Maryse Decayeux-Cuvillier, qui relève de la deuxième partie, consacrée aux tensions dans la transmission des savoirs. S’intéressant à l’enseignement des mathématiques à l’école élémentaire entre 1882 et 1923, elle axe son étude sur la tension qui existe d’emblée entre les deux finalités attribuées à cet enseignement, qui doit d’une part être pratique et utilitaire, et d’autre part être éducatif en ce sens qu’il doit cultiver les facultés. Présente dans les textes officiels, cette tension se retrouve, à des degrés différents, dans les différentes versions des articles consacrés à l’enseignement des mathématiques dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire dirigé par Ferdinand Buisson. L’intérêt de l’étude de Maryse Decayeux-Cuvillier est toutefois de s’intéresser aussi au discours des acteurs de terrain que sont les inspecteurs primaires. Elle montre que, si, dans les premières années de l’école républicaine, les inspecteurs ont demandé aux maîtres de développer davantage la réflexion et le raisonnement, « en fin de période, l’enseignement mathématique apparaît comme satisfaisant aux yeux des autorités et il semble devenir plus éducatif » (p. 145). Finalement, tout en demeurant la spécificité de l’enseignement primaire, la dimension pratique et concrète ne s’impose pas au détriment de la dimension éducative.
5Au total, par-delà la diversité des orientations et des objets, ces études témoignent de la fécondité du croisement des disciplines contributives des sciences de l’éducation dans le cadre d’une recherche menée autour d’un concept central, ici les tensions en éducation. Comme le note Bruno Poucet dans son introduction « apparaissent des perspectives variées, kaléidoscopiques, comme toute recherche en sciences de l’éducation » ; mais pour lui, toutes « sont, d’une manière ou d’une autre, traversées par la question politique, avec la volonté d’améliorer les conditions mêmes de l’action éducative. Cela ne peut que provoquer des tensions » (p. 13).
Pour citer cet article
Référence papier
Yves Verneuil, « POUCET (Bruno) (dir.), L’éducation en tension(s) », Histoire de l’éducation, 161 | 2024, 276-279.
Référence électronique
Yves Verneuil, « POUCET (Bruno) (dir.), L’éducation en tension(s) », Histoire de l’éducation [En ligne], 161 | 2024, mis en ligne le 01 juillet 2024, consulté le 09 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/9963 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wtt
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