PY (Gilbert). – Rousseau et les éducateurs. Étude sur la fortune des idées pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau en France et en Europe au XVIIIe siècle
PY (Gilbert). – Rousseau et les éducateurs. Étude sur la fortune des idées pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau en France et en Europe au XVIIIe siècle. - Oxford : Voltaire Foundation, 1997. – 624 p.
Texte intégral
1L’objectif de Gilbert Py est de montrer l’ampleur exceptionnelle de la fortune des idées pédagogiques de Rousseau depuis les Discours et surtout depuis l’Émile jusqu’à l’instauration du Premier Empire. Rousseau est présenté tout au long de l’étude comme la référence quasi obligée pour tout discours et réflexion sur l’éducation.
- 1 « The pré-Revolutionary period : the fortune of Émile, 1. the first reactions », in Rousseauism an (...)
2L’auteur met au service de son projet une documentation et des lectures considérables, qui font l’intérêt et la richesse de ce travail, tout en privilégiant les situations française, allemande et anglaise. Sa première partie analyse les « Réactions en France et en Europe aux idées de Jean-Jacques Rousseau » (pp. 17-74) ; il passe en revue les « scandales et polémiques » suscités par la publication de l’Émile, les réactions d’incompréhension, voire d’hostilité, aussi bien des milieux chrétiens (Émile chrétiens, mandement de Christophe de Beaumont…) que des sphères philosophiques, à propos de la nature de l’enfant, du sensualisme de la démarche d’entendement et du débat sur les idées innées. La réaction des philosophes du mouvement encyclopédiste est particulièrement vive : ne reprochent-ils pas à Rousseau « de substituer une démarche métaphysique à une autre métaphysique, de remplacer le dogme du péché originel par celui de la bonté originelle » ? (p. 67)1. Cette partie aurait pu être éclairée par les résultats déjà obtenus par Jean Bloch.
- 2 Kant : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, cité p. 78.
3À l’opposé des réprobations évoquées ci-dessus, « La réponse de Kant » est positive et surtout constructive : elle fait l’objet d’intéressants développements (pp. 75-120). G. Py relève l’interprétation du mouvement d’ensemble de l’édifice philosophique de Rousseau : les écrits pédagogiques, l’Émile et le Contrat social sont au cœur de son œuvre comme représentant la régénération de l’Homme, après la chute de l’Humanité exprimée par les Discours et La Nouvelle Héloïse. Il cherche de plus à montrer quelle rencontre fondamentale fut celle de Rousseau et de Kant, et comment le premier a influencé la pensée du second. « Rousseau m’a remis dans le droit chemin », écrit Kant dans une note personnelle (citée p. 119) : c’est le chemin qui conduit l’homme vers l’être moral et l’Humanité vers une société d’hommes libres (p. 81) en s’appuyant, sur les « dispositions naturelles au bien dont est pourvu chaque homme »2.
- 3 « Propos de pédagogie », traduction Pierre Jalabert, in Œuvres philosophiques, III, 1986.
- 4 Avis au peuple sur sa santé, Lausanne, 1761.
4L’influence de Rousseau est particulièrement forte dans les cours de pédagogie3 professés par Kant à Königsberg entre 1776 et 1787 : ils sont ordonnés autour de « l’éducation physique » et de « l’éducation pratique » intellectuelle et morale. G. Py montre bien les fortes correspondances qui existent entre les deux auteurs ; mais les analyses de Kant sur les soins du corps, la mémorisation, l’hygiène, le respect de la nature enfantine, le développement de l’adresse… et l’éducation morale qui est au cœur de sa pensée, ces analyses sont-elles imputables à la seule influence de Rousseau ? Ces préoccupations ne courent-elles pas déjà l’Europe entière après les articles de l’Encyclopédie (« Éducation », de Du Marsais, « Enfantement » de Jaucourt, « Enfants-Maladies-des » de d’Aumont), et spécialement l’espace germanique après les écrits du Suisse Samuel Auguste Tissot4 qui connut un grand succès ? La rencontre entre Rousseau et Kant, selon G. Py, concerne encore l’éducation négative, la formation du caractère, l’éducation religieuse et l’objectif de former des hommes de liberté qui se déterminent par raison et devoir (pp. 113-117). Il y a donc un « contraste saisissant », selon l’auteur, entre la réaction de Kant et celle de ses contemporains, mais, qu’il soit rejeté ou compris, Rousseau sert à toute l’Europe de référence en matière d’éducation.
5C’est ce que G. Py s’emploie à démontrer dans « Rousseau et l’évolution des systèmes éducatifs : les projets de réforme en Europe » (pp. 121-250). Il analyse l’influence du citoyen de Genève sur les efforts et tentatives de réformation de l’éducation en Europe dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, y compris sous la Révolution. Il montre comment l’idée de la nature selon Rousseau, l’existence dans chaque enfant d’un principe actif et d’une intuition sensible, pénètrent dans les éducations familiales, dans les pensions, en bénéficiant de quelques grands et célèbres relais comme Mmes de Staël et de Genlis en France, Basedow, Campe et Pestalozzi dans l’espace germanique. G. Py relie le succès des pensions – très réel en effet dans le deuxième XVIIIe siècle –, comme des instituts philanthropinistes allemands, à « l’audience des idées pédagogiques de Rousseau dans le public » (p. 163).
6La part de Rousseau dans le grand débat sur la réforme des écoles publiques en Europe mérite encore davantage l’attention : G. Py met en évidence l’opposition entre le courant philosophique (Diderot, Condorcet…) attaché à l’instruction et aux savoirs scientifiques, et la position de Rousseau qui recherche la régénération des nations par l’éducation. En Allemagne, l’influence de Rousseau se fait surtout grâce au mouvement philanthropiniste.
- 5 Il faudrait pouvoir suivre par exemple l’influence d’un livre comme La médecine de l’esprit par Le (...)
7Rousseau a encore marqué de son influence la médecine du siècle par l’importance qu’il accorde à la nature : voir chapitre III, « Les applications conjointes de la médecine et de l’éducation naturelle », pp. 251-406. Il est bien exact que les médecins sont nombreux à s’intéresser à l’éducation à la fin du siècle5 et que, d’autre part, les pédagogues oublient de plus en plus rarement de consacrer de longs développements à l’éducation physique dans leurs traités. La médecine investit le champ pédagogique après 1750. G. Py explique cet intérêt par l’influence de Rousseau : « l’Émile est l’élément de référence de tout traité d’éducation dès qu’il s’agit du corps de l’enfant, de son développement physique » (p. 279) ; il le met en relation avec la naissance de la pédiatrie, de l’école maternelle, du développement de l’éducation physique et sportive (pp. 315-337) et de l’éducation féminine (pp. 338-405).
- 6 IV, « Les applications pédagogiques : la littérature d’éducation ».
- 7 « La littérature d’éducation : les romans pédagogiques », chap. 13.
8Il est toutefois difficile de toujours suivre G. Py dans son enthousiasme pour la fortune des idées pédagogiques de Rousseau6. Pour ce qui concerne les contenus de l’enseignement, le débat très actif dans le milieu même des professeurs ne doit pas grand-chose au philosophe. Il est encore plus difficile de penser que les écoles de dessin (p. 427 et sq.) doivent beaucoup à Émile menuisier alors que nous savons par ailleurs que la recherche de la tranquillité publique, les besoins de la société et de la compétition internationale, sont des leviers plus puissants que les seules idées de Jean-Jacques ; difficile encore de lui attribuer beaucoup d’influence dans les nouvelles méthodes d’enseignement dans un siècle particulièrement imaginatif dans le domaine didactique, en particulier dans sa première moitié. L’exemple de la méthode de lecture de Dumas par cartes à jouer est là pour le montrer. Enfin, il y a certes un grand succès des romans pédagogiques en Europe à la fin du siècle7, Rousseau ne participe-t-il pas d’un mouvement dont il n’est pas l’initiateur mais dont il bénéficie pour construire son succès ?
- 8 Rousseauism…, op cit., pp. 27 et sq.
9De plus, la méthode employée pose problème : celle qui consiste à rechercher systématiquement des influences peut porter à une certaine confusion ; les analogies, les accords exprimés, ne sont pas obligatoirement des influences. Enfin, le débat public sur l’éducation, intense au XVIIIe siècle, connaît bien d’autres sujets de médiatisation : l’expulsion des jésuites, le statut et la formation des professeurs, la police de l’État, l’établissement d’écoles professionnelles, l’enfermement des enfants, l’enseignement de choses utiles… Jean Bloch8 a remarqué que les auteurs spécialement impliqués dans la réforme des collèges dans la période cruciale en France 1762-1765 accordaient peu d’importance à Émile : ils se réfèrent peu à Rousseau. Certes, la fortune de Rousseau grandit après 1773 en France et en Europe, et particulièrement pendant la Révolution. L’accueil qui lui est réservé dans l’espace germanique et l’utilisation de sa pensée par les révolutionnaires ont beaucoup ajouté à son influence. Cependant, c’est tout un courant de pensée qui monte de l’Europe des Lumières et qui impose une méthode et des thèmes que s’approprient beaucoup d’auteurs et de pédagogues. Ce sont les nouvelles sciences de l’homme qui s’imposent, plutôt que la pensée de Jean-Jacques. Quoi qu’il en soit, et du choix de méthode, et de l’interprétation des mouvements de pensée, l’ouvrage de G. Py est d’une grande richesse et offre un bon panorama de l’intensité du débat sur la question pédagogique en Europe à la fin du siècle.
Notes
1 « The pré-Revolutionary period : the fortune of Émile, 1. the first reactions », in Rousseauism and education in eighteenth-century France, Oxford, 1995, pp. 19-45.
2 Kant : Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, cité p. 78.
3 « Propos de pédagogie », traduction Pierre Jalabert, in Œuvres philosophiques, III, 1986.
4 Avis au peuple sur sa santé, Lausanne, 1761.
5 Il faudrait pouvoir suivre par exemple l’influence d’un livre comme La médecine de l’esprit par Le Camus, 1753.
6 IV, « Les applications pédagogiques : la littérature d’éducation ».
7 « La littérature d’éducation : les romans pédagogiques », chap. 13.
8 Rousseauism…, op cit., pp. 27 et sq.
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Référence électronique
Marcel Grandière, « PY (Gilbert). – Rousseau et les éducateurs. Étude sur la fortune des idées pédagogiques de Jean-Jacques Rousseau en France et en Europe au XVIIIe siècle », Histoire de l’éducation [En ligne], 85 | 2000, mis en ligne le 19 février 2009, consulté le 06 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/976 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.976
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