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Notes critiques

ROGGERO (Marina). – L’Alfabeto conquistato. Apprendere e insegnare nell’Italia tra Sette e Ottocento

Bologne : Il Mulino, 1999. – 322 p.
Mariella Colin
Référence(s) :

ROGGERO (Marina). – L’Alfabeto conquistato. Apprendere e insegnare nell’Italia tra Sette e Ottocento. – Bologne : Il Mulino, 1999. – 322 p.

Texte intégral

1Entre histoire de l’école primaire et histoire de l’alphabétisation, ce livre retrace les rythmes et les modalités de l’entrée des populations rurales italiennes dans l’univers de l’écrit sous la direction de l’État, lorsque l’alphabétisation, auparavant axée sur l’enseignement du latin et limitée aux élites et à des catégories professionnelles bien définies, fut remplacée par l’apprentissage des savoirs élémentaires en langue italienne et ouverte à un public plus large. Cette phase de mutations et innovations coïncida largement avec la période de la domination française. Même si l’institution des premières écoles élémentaires inspirées par la méthode normale avait déjà eu lieu dans la Lombardie autrichienne, ce fut seulement avec l’arrivée des Français que le nouveau modèle éducatif fut étendu, sur le plan central et institutionnel, à la quasi-totalité du territoire national. Ce fut d’ailleurs au même moment que l’écrit envahit littéralement la vie publique, lorsque les affiches mentionnant les innombrables avis, décrets et ordonnances promulguées par les nouvelles autorités à une cadence soutenue tapissèrent les murs des villes italiennes.

2Il ne faudrait pas croire pour autant que l’étude de Marina Roggero se cantonne dans la politique gouvernementale et la législation afférente. Sa ligne épistémologique est en effet celle d’une histoire de l’éducation comme science between, entre histoire sociale et histoire des institutions, histoire de la culture et histoire des mentalités, et elle s’intéresse autant à la construction du modèle qu’à ses réalisations effectives. Son ouvrage se compose de trois parties, respectivement consacrées à l’apprentissage des savoirs élémentaires dans l’Ancien Régime, à la nouvelle pédagogie mise en place entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle, et aux compétences et fonctions des enseignants. Sur le plan chronologique, en revanche, on peut distinguer deux périodes : la première sur une longue durée (du XVIe au XVIIIe siècle), et la deuxième sur une durée courte, de l’époque des Lumières à la fin de la domination napoléonienne. Pendant l’Ancien Régime, les découpages s’estompent et les permanences l’emportent sur les changements, en Italie comme dans toute l’Europe occidentale ; l’auteur se réfère d’ailleurs souvent aux ouvrages d’histoire de l’éducation et des mentalités des autres pays européens, tant les traces laissées dans les archives italiennes pendant la même période sont rares. Les livres ne sont pas absents de la culture des analphabètes, mais s’y enracinent au moyen des livres religieux, des estampes ou de l’affichage public, même si ces textes ont avant tout une fonction orale, et servent davantage de supports mnémoniques que d’outils didactiques. La maîtrise de la lecture et des autres savoirs élémentaires est fragmentée et partielle, et l’alphabétisation aboutit rarement à la possession d’un bagage global de connaissances de base. Si la lecture en forme bien le premier degré, son apprentissage ne se fait pas en parallèle avec celui de l’écriture et encore moins avec celui du calcul : ce sont des étapes distinctes qu’aucune obligation ne relie dans une succession fixée à l’avance. La langue écrite par définition reste le latin, et les livrets de psaumes et de prières (Salterio et Santacroce), complétés par un feuillet de lettres et de syllabes, font fonction d’abécédaires. L’arithmétique et le calcul sont relégués en marge de l’enseignement scolaire, mais des systèmes de décompte et de calculs ont été élaborés par la société paysanne pour ses besoins économiques : mémoires en bois (memorie di legno), calculs « par les jetons », signes spontanés et marques traditionnelles. La coexistence de systèmes hétérogènes et de méthodes marginales dans l’approche et la maîtrise des chiffres et des lettres, tout comme la multiplicité des formations et la variété des parcours, est la marque fondamentale de l’Ancien Régime.

3Les deux autres parties de ce livre, tout en tenant compte des institutions et des pratiques éducatives de la longue durée, portent surtout sur la phase de brusque accélération provoquée par le déferlement de la Révolution à la suite des années françaises. La méthode normale fait son apparition dans toutes les régions annexées à la France (le Piémont, la Ligurie, le duché de Parme et la Toscane, ainsi que le Latium), puis dans le royaume d’Italie. Conçue pour permettre l’accès à l’écrit à tous les enfants, elle instaure l’enseignement simultané en langue vulgaire par classes ou par groupes de niveaux, selon des programmes définis à l’avance et au moyen d’instruments didactiques appropriés : des manuels en italien, ainsi qu’un équipement spécifique allant du tableau noir pour le maître aux plumes métalliques pour les enfants.

4Les sources locales ont été largement exploitées pour la connaissance de l’application effective de la méthode normale. Les informations ont été fournies par les nombreuses enquêtes diligentées par l’infatigable administration française, soucieuse non seulement de dresser des statistiques, mais aussi de mesurer les applications pédagogiques sur le terrain, de connaître le profil des maîtres et d’inventorier les méthodes et les manuels utilisés. Ces documents ont été consultés dans toutes les archives des localités du nord et du centre de la botte, alors que le Mezzogiorno (Naples excepté) continue de rester à l’écart des recherches des historiens italiens de l’éducation. À ces sources officielles sont venues s’ajouter quelques heureuses trouvailles, dont la plus intéressante est le témoignage offert par les dossiers et les mémoires du maître d’école Giovanni Battista Sassetti, un enseignant du Piémont, religieux de son état et animé par une foi pédagogique inébranlable. Bravant les préjugés des parents, surmontant l’indifférence des autorités municipales, palliant par tous les moyens les insuffisances et la pauvreté du milieu, il chercha à promouvoir et appliquer les nouvelles méthodes dans tous les villages piémontais. À ces mêmes obstacles se trouva partout confrontée l’implantation de la nouvelle école primaire, sans compter l’hostilité contre tout ce qui était imposé par l’envahisseur français, et la défense des pratiques séculières faisant figure de traditions autochtones dans une Italie restée conservatrice sinon réactionnaire. C’est ainsi que les livres de prières traditionnels furent préférés aux nouveaux abécédaires « payens et républicains », et que le rétablissement de l’enseignement du latin fut réclamé à corps et à cris par les petits notables, qui le considéraient comme une formation indispensable à toute insertion sociale honorable. D’autres entraves s’ajoutèrent à ces différends idéologiques et culturels : des difficultés matérielles de toutes sortes (comme les salles de classes insalubres et dépourvues de tout), mais aussi la barrière linguistique dressée par l’ignorance générale de la langue italienne. Si les élites étaient plurilingues (elles parlaient le dialecte et l’italien et connaissaient le latin et le français) la population rurale était dialectophone, et la langue italienne n’était guère parlée en dehors de la Toscane, de l’Ombrie et de la ville de Rome. La pénétration de l’italien sera très lente, et l’usage du dialecte à l’école continuera d’être attesté même après 1860.

5La troisième et dernière partie du livre est consacrée aux maîtres et maîtresses de l’enseignement primaire. Ce sont, dans leur immense majorité, des ecclésiastiques (entre 70 % et 90 % selon les régions). L’enseignement du catéchisme, de l’alphabet et des rudiments du latin était traditionnellement assuré par les curés, en échange d’une petite rétribution des communes ou des familles, satisfaites des garanties morales assurées par leur statut de membres du clergé. Le nombre de « petites écoles » tenues par les prêtres impressionna les autorités françaises, qui jugèrent urgent le recrutement d’instituteurs professionnels. Mais s’il était toujours possible de demander à un jury de décerner des brevets aux candidats compétents, il était bien plus difficile de décréter une amélioration de leurs conditions de vie et de travail. Celles-ci furent laissées à la discrétion des administrations municipales et des familles, qui n’avaient ni les moyens ni la volonté de leur permettre d’obtenir des salaires décents. L’insuffisance générale des rétributions en vigueur est également la cause de l’existence d’une foule de maîtres irréguliers et improvisés, exerçant à côté des instituteurs officiels : des artisans sans travail, des domestiques sans emploi ou des soldats en congé, prêts à s’adapter à la demande des communautés villageoises souhaitant des horaires flexibles ou partiels (le soir, ou bien l’hiver) pour répondre aux impératifs d’une agriculture faisant appel à la main d’œuvre enfantine. La souplesse et la modération des prétentions de ces « petits maîtres » expliquent leur permanence, notamment dans les vallées alpines du nord-ouest, bien mieux alphabétisées d’ailleurs que les plaines. Le courant migratoire saisonnier qui provoque la mobilité des hommes confirme l’utilité intrinsèque de l’alphabet dans l’exercice des métiers nomades frontaliers, le recensement des signatures des époux dans les registres paroissiaux a mis en évidence des taux exceptionnels d’alphabétisme masculin à la fin du XVIIIe siècle.

6Les magistre (femmes maîtresses) sont les dernières figures d’enseignants typiques de l’Ancien Régime : d’un niveau intellectuel très modeste, elles gardent les enfants et les familiarisent avec les lettres de l’alphabet sans pour autant leur apprendre à lire (ce qu’elles-mêmes ignorent le plus souvent) et enseignent à coudre aux fillettes. Leur utilité est surtout sociale, et elles se situent au plus bas de l’échelle des agents de l’alphabétisation traditionnelle.

7Cet ouvrage abondamment documenté, passionnant et de lecture agréable, offre une excellente synthèse et constitue une contribution scientifique majeure. Il met en évidence les persistances et les changements entre la fin de l’Ancien Régime et le début de l’ère nouvelle, et montre avec force et pertinence combien ces années furent une période charnière dans l’histoire de l’école primaire et de l’alphabétisation en Italie.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mariella Colin, « ROGGERO (Marina). – L’Alfabeto conquistato. Apprendere e insegnare nell’Italia tra Sette e Ottocento »Histoire de l’éducation [En ligne], 85 | 2000, mis en ligne le 19 février 2009, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/972 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.972

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Auteur

Mariella Colin

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