JACQUET-FRANCILLON (François). – Instituteurs avant la République. La profession d’instituteur et ses représentations de la monarchie de Juillet au second Empire
JACQUET-FRANCILLON (François). – Instituteurs avant la République. La profession d’instituteur et ses représentations de la monarchie de Juillet au second Empire – Lille : Presses universitaires du Septentrion, 1999. – 318 p. (Éducation et didactiques)
Texte intégral
- 1 Cette « République » ne pouvant qu’être la Troisième !
1Le titre de l’ouvrage de François Jacquet-Francillon pourrait laisser supposer que l’auteur contribue à une histoire inscrite dans une périodisation implicite évidente (« avant la République »)1. Il n’en est heureusement rien et le sous-titre, qui n’apparaît pas, hélas, en couverture, le confirme : François Jacquet-Francillon apporte des éléments nouveaux, par ses sources et sa méthode, à l’histoire des instituteurs sous la monarchie de Juillet et le second Empire.
2L’ouvrage se compose d’une « introduction générale » suivie d’un premier chapitre (« Naissance de la corporation des instituteurs ») (pp. 10-59), puis d’une « première partie » consacrée exclusivement à la carrière de Léopold Charpentier, instituteur et directeur d’école rémois de 1831 à 1866 (pp. 63-122) et d’une « deuxième partie » rédigée à partir du dépouillement de l’enquête ordonnée par Gustave Rouland, ministre de l’Instruction publique, en 1861, prolongeant ainsi la démarche initiée par François Guizot en 1833 (pp. 125-275). Après une rapide conclusion (pp. 263-275), l’auteur propose, en annexe (pp. 279-285), un état de l’instruction primaire à Reims (qui reste difficile à comprendre en l’absence de localisation spatiale et d’indications sur le développement urbain entre 1830 et 1860), une explication méthodologique concernant le dépouillement de l’enquête Rouland (pp. 287-291) et quelques extraits des « mémoires » rédigés par les instituteurs dans le cadre de cette enquête (pp. 292-304). Un inventaire des sources utilisées et une bibliographie exploitable complètent l’ensemble (pp. 303-316).
- 2 Cf. l’article de Gilbert Nicolas supra, pp. 000-000 (Ndlr).
3Ces trois parties auraient pu constituer trois ouvrages indépendants et on peut regretter notamment la juxtaposition d’une étude centrée sur la biographie d’un seul instituteur avec l’exploitation qualitative d’un échantillon de réponses (les « mémoires » des instituteurs) à l’enquête Rouland qui mériterait à elle seule une exploitation méthodique permettant de participer à la construction toujours en friche d’une histoire de l’école primaire sous le second Empire2. Mais la démarche de F. Jacquet-Francillon est clairement centrée sur « le matériau biographique » (et même autobiographique), constitué des « récits de carrière ou des récits de vie que certains instituteurs ont écrit pour offrir leur existence souvent droite et austère à d’éventuelles remémorations familiales ou corporatives » (p. 9). L’auteur entend ainsi cerner et décrire la « profession d’instituteur » à partir de ces sources.
4Le premier chapitre constitue une synthèse bien écrite et argumentée. En quarante pages, l’auteur expose clairement les conditions de « l’existence professionnelle des instituteurs » dans la période considérée, dans un plan en quatre parties : la « position sociale », « la fonction sociale », « le statut institutionnel », et « les finalités institutionnelles ». Si F. Jacquet-Francillon utilise quelques statistiques sans faire état de leur imprécision il ne se laisse pas abuser par des interprétations tronquées. Par exemple, en matière de revenu des instituteurs, la répartition brute « n’accrédite pas […] le stéréotype de la misère » (p. 21) car est souvent oubliée dans les analyses la réalité économique de la vie rurale avant 1860. Mais cette situation reste disparate sur l’ensemble de la France.
5Néanmoins, on peut regretter que l’auteur adopte une mise en relation discutable et établisse une liaison directe entre « les ressources économiques » et les « ressources culturelles » (p. 22). Le rapport « entre qualification et position » peut « se modifier ou se décaler selon les époques car la « rentabilité » d’un diplôme dépend d’un marché et d’un contexte économique et social » (p. 23). Cette argumentation peut ne pas convaincre et apparaître pour le moins anachronique dans le cadre, d’une part, du système scolaire et universitaire existant entre 1830 et 1860, d’autre part de la demande des individus en matière de scolarisation, de formation ou d’instruction. Doit-on assimiler le brevet de capacité à un diplôme, au sens moderne du terme, à un certificat de réussite à un examen (voire à un concours), ou encore à l’attestation d’un niveau déterminé ou d’une certaine scolarité ?
- 3 D’autant plus que la référence à Marx (Les luttes des classes en France) ne trouve sa validité hist (...)
6À partir de la Restauration, « l’obligation du brevet s’impose bon gré mal gré à tous les aspirants instituteurs » (p. 27) bien avant, donc, la généralisation des écoles normales. Pour l’auteur, il existe un « décalage entre le niveau plutôt modeste et plutôt stagnant des ressources économiques (des instituteurs) et le niveau plus intéressant et plus évolutif de leurs acquisitions culturelles ». Ils seraient en définitive « en position inférieure économiquement dans une classe supérieure culturellement » (p. 32). Encore une fois, l’auteur utilise des concepts historiquement datés et un paradigme économique très figé3.
7L’activité de l’instituteur est inscrite dans un rapport entre demandes et offres d’école car « c’est l’offre qui crée la dynamique institutionnelle de l’enseignement […] (et) n’est pas seulement réponse à une demande ; elle peut aussi bien la précéder, la décevoir, la modifier, etc. » (p. 33). L’auteur, hélas, distingue assez mal les situations urbaines, où une concurrence en matière d’offre d’école existe (public/privé, laïque/congréganiste) des situations rurales où les usages et la pression de la demande d’école déterminent l’organisation et le choix des modèles scolaires. Cependant, dans tous les cas, la « fonction d’instituteur s’ordonne à de multiples rapports et à de multiples enjeux […] (et) exige une forte mobilisation de ceux qui l’assument ou du moins qui désirent l’assumer ». Ainsi, « les finalités du métier d’instituteur se formulent dans deux directions particulières […] (parmi d’autres) : d’une part une direction pratique, qui est pris en charge par le discours « pédagogique » ; d’autre part une direction éducative, plus lointaine, qui s’inscrit dans une perspective d’innovation sociale » (p. 47).
- 4 L’enseignement primaire et notamment l’enseignement mutuel à Reims de 1831 à 1868, Reims, 1869.
- 5 Encore une fois, le lecteur pourra avec bénéfice suivre ce texte avec une carte de la ville de Reim (...)
8On peut se demander pourquoi le cas de Léopold Charpentier est apparu « un des plus remarquables du genre » : est-ce à cause de la proximité et la prolixité des sources (notamment, écrits de l’instituteur lui-même) ou bien d’une impression de représentativité ou d’exemplarité que l’auteur choisit de nous décrire cette carrière ? « Représentant typique de ces instituteurs d’élite » urbains, L. Charpentier a exercé des fonctions de directeur d’école publique durant plus de trente-cinq ans avant d’en rédiger un bilan personnel4. Pour F. Jacquet-Francillon, l’intérêt de ce « curieux récit » est justement de situer « très précisément dans leurs différents contextes » les « conditions non scolaires de son activité professionnelle » (p. 63). Ce témoignage permet de décrire très précisément une situation de « conflits et concurrence » politiques et scolaires : les choix municipaux se matérialisent directement en termes de moyen, d’implantation, de valorisation et de méthodes pédagogiques en même temps que la carte scolaire de la ville de Reims évolue avec son urbanisation5. L’auteur, en utilisant d’autres témoignages d’acteurs de cette époque, et en dépouillant partiellement les comptes rendus des conseils municipaux, construit ainsi une histoire politique de l’évolution des écoles à Reims et met en évidence l’utilisation de divers moyens afin d’exacerber ou de réduire la « concurrence professionnelle » (p. 82). Par exemple, les distributions de prix aux élèves deviennent même « une occasion de ritualiser la concurrence » (p. 85).
9Il ne s’agit donc pas seulement d’un combat entre enseignement mutuel et enseignement simultané. Le destin de L. Charpentier est ponctué de blessures, d’échecs mais aussi de réussites et on peut encore se demander si la municipalité n’a pas utilisé cette guerre scolaire entre les Frères et les partisans de l’école mutuelle afin d’étendre à un moindre coût, le système de scolarisation. La volonté de conciliation, globalement, l’emporte toujours et la municipalité doit gérer efficacement une scolarisation généralisée ou généralisable. F. Jacquet-Francillon ne cite d’ailleurs pas une phrase extraite du Mémoire sur la question de l’enseignement mutuel, rédigé par L. Charpentier en 1866 : « ç’a été une grande faute, lors de l’introduction du système de Lancaster en France, d’avoir voulu assujettir tous les nouveaux établissements à un type unique, et d’avoir présenté la méthode mutuelle comme un mécanisme aveugle ». Le bilan est assez sévère : la méthode mutuelle n’est pas plus économique, n’est pas toujours mieux ressentie par les usagers, n’est pas significativement plus efficace, du point de vue pédagogique, que la méthode simultanée.
10Ce serait donc bien cette situation de concurrence, synthétisée par l’auteur dans son introduction générale puis illustrée par le cas rémois, qui a favorisé à la fois l’ampleur du débat pédagogique, l’évolution des relations corporatistes entre instituteurs « attribuée, à tort, à la forte direction des réformateurs laïques de la période suivante » (p. 108), et l’extension de la scolarisation primaire.
11Passant « de l’élite à la masse », F. Jacquet-Francillon consacre plus de la moitié de son ouvrage aux instituteurs « ordinaires » des années 1860, contribuant ainsi à améliorer la connaissance historique de l’école primaire de cette période, en fait assez méconnue et peu explorée. Près de la moitié des instituteurs publics était alors issue des écoles normales (avec, évidemment, des disparités très importantes entre les départements) et presque tous disposaient du brevet. L’enquête ordonnée par le ministre Rouland consistait à organiser un concours auprès de la totalité des instituteurs publics sur le thème des « besoins de l’instruction primaire dans un commune rurale, du point de vue de l’école, des élèves et du maître » (p. 126). Un échantillon de 248 mémoires (sur environ 6 000 textes envoyés en 1861) a été prélevé « dans 14 académies et 25 départements » afin d’être soumis à une analyse de contenu : « l’analyse thématique » (p. 130).
- 6 « Les conditions de vie des instituteurs, l’insertion institutionnelle des instituteurs, les représ (...)
12L’auteur fournit des informations et des justifications méthodologiques (méthode d’échantillonnage, établissement de la liste des thèmes) dans une annexe et on peut en déduire que la grille de lecture repose à la fois sur « une lecture préliminaire et diagonale » d’environ 450 textes (p. 287) ainsi que sur des présupposés essentiellement historiographiques. 7 thématiques ont été choisies, regroupant au total 33 thèmes6, et déterminent le plan de cette seconde partie de l’ouvrage. Beaucoup de mémoires « n’ont été rédigés […] que pour faire état d’une injustice criante, d’une souffrance trop vive » (p. 134) et même s’il est difficile d’admettre une totale liberté d’écrit de la part de ces instituteurs, les risques « sont bel et bien assumés » ; d’après l’auteur, ces témoignages ne se réduisent pas, « ou peu », à des manifestations « d’obéissance » ou à des actes publics « de soumission » (p. 135). Ces instituteurs auraient également été « mis en confiance par l’initiative ministérielle du concours » dans le contexte politique anti-congréganiste de 1861 (p. 167). On peut également postuler que c’est l’existence d’une forte identification professionnelle qui autorise cet état d’esprit. Rien d’étonnant, dans ce cas, à ce que « la protestation la plus générale, la revendication la plus insistante porte évidemment sur la situation pécuniaire des maîtres » (p. 137). Survivent ainsi, en 1861, des pratiques de la période précédente durant laquelle « le métier d’enseignant […] coexistait avec un autre état » ce qui permettait aux maîtres d’école de compléter leur revenu. Mais cette situation est désormais incompatible avec leur représentation professionnelle.
13Au niveau des conditions de travail et, en particulier, de l’état des maisons d’école, de nombreux constats « déplorables » établis sous la Monarchie de Juillet se retrouvent encore malgré l’évolution législative. Mais le niveau d’insatisfaction des instituteurs au début du Second Empire s’explique également par leur degré de professionnalisation : il ne s’agit plus d’obtenir un minimum et de lutter contre l’insalubrité, mais de dénoncer des retards d’équipement, en rapport avec une normalisation des locaux et des équipements scolaires.
14La troisième grande inquiétude de ces instituteurs « porte sur la présence insuffisante et irrégulière des élèves » (p. 153) : globalement, c’est l’offre qui entend induire une régularité de la demande de scolarisation et imposer un rythme et un temps scolaire. D’ailleurs, de nombreux mémoires « se prononcent pour l’obligation scolaire » (p. 157) qui permettra aux instituteurs d’exercer correctement leur métier, la gratuité de l’enseignement pouvant inciter les parents à respecter cette régularité nécessaire. Les instituteurs réclament également une certaine normalisation de leurs rapports avec les autorités (les sous-préfets, capables de les déplacer arbitrairement), avec le clergé, avec les inspecteurs.
15De nombreux thèmes retenus dans la grille d’analyse choisie par F. Jacquet-Francillon sont directement liés à la « culture pédagogi-que » des instituteurs (p. 191) qui « ont souvent une prétention de modernité pour tout ce qui a trait aux questions générales de pédagogie et de didactique ». Même si cet aspect n’est pas vraiment nouveau (on retrouve de nombreux témoignages dans ce sens sous la Monarchie de Juillet), le recours aux « méthodes modernes » consacre bien l’évolution du corps des instituteurs, spécialistes reconnus de pédagogie. L’organisation générale des classes est justifiée selon cette logique, les maîtres cherchant au travers des choix effectués à « préserver coûte que coûte la régularité des activités, sans interruptions et sans confusions » (p. 198).
16« Entre les maîtres et leurs élèves, entre ceux qui éduquent et ceux qui sont éduqués, la distance construit un ordre, c’est-à-dire une hiérarchie culturelle et morale, bien différente de ce qui serait le rapport simple d’une offre à une demande d’éducation » (p. 237). La rupture fondamentale qui caractérise l’évolution du corps des instituteurs entre 1830 et 1860 serait donc celle « entre les valeurs de l’école et celles des familles » qui « conduit les maîtres à examiner et flétrir les défauts et les vices de leurs élèves bien plus qu’à louer leurs qualités » (p. 238). Évidemment, l’école est considérée comme nécessaire, voire indispensable, par les parents mais, désormais, l’offre est imposée par des instituteurs qui s’éloignent culturellement du monde rural. Ces derniers peuvent donc entreprendre des « actions moralisatrices » (p. 248) et, par exemple, combattre la mixité dans les écoles (avec laquelle beaucoup d’entre eux se satisfaisaient dans la période précédente) (pp. 250-258).
17En définitive, l’analyse thématique proposée par François Jacquet-Francillon illustre une « dynamique de revendication » qui « caractérise la profession d’instituteur dans les rapports sociaux où elle s’organise avant la Troisième République » (p. 263). Léopold Charpentier, comme ces instituteurs anonymes de 1861, se considèrent bien investis d’une « mission » en définitive constitutive de leur corps professionnel.
18Cet ouvrage passionnant se révèle ainsi bien plus cohérent dans sa construction qu’il n’y paraît de prime abord : l’analyse du témoignage de Léopold Charpentier s’inscrit dans la même perspective que les dépouillements thématiques de l’enquête de Rouland, la construction d’une unité professionnelle qui semble donc bien installée dans la première moitié du Second Empire. À l’évidence, une confrontation d’une analyse plus exhaustive des mémoires de 1861 avec le dépouillement de l’enquête Guizot de 1830 permettrait une articulation plus précise des thèmes mis en évidence. De plus, une relativisation régionale semble s’imposer car, encore en 1860, plusieurs modèles scolaires coexistent. Cet ouvrage ouvre donc des perspectives de recherche et de synthèse et, surtout, revalorise une source très importante pour l’histoire de l’éducation : les témoignages des acteurs eux-mêmes.
Notes
1 Cette « République » ne pouvant qu’être la Troisième !
2 Cf. l’article de Gilbert Nicolas supra, pp. 000-000 (Ndlr).
3 D’autant plus que la référence à Marx (Les luttes des classes en France) ne trouve sa validité historique que dans des situations urbaines.
4 L’enseignement primaire et notamment l’enseignement mutuel à Reims de 1831 à 1868, Reims, 1869.
5 Encore une fois, le lecteur pourra avec bénéfice suivre ce texte avec une carte de la ville de Reims : l’évolution des implantations scolaires révèle à la fois un marquage progressif des écoles mutuelles et des écoles des Frères et une extension du réseau vers les faubourgs.
6 « Les conditions de vie des instituteurs, l’insertion institutionnelle des instituteurs, les représentations sociales de l’instituteur, les obstacles à l’instruction, la conduite de la classe, solutions et propositions, les finalités de l’école » (p. 131).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Gilles Rouet, « JACQUET-FRANCILLON (François). – Instituteurs avant la République. La profession d’instituteur et ses représentations de la monarchie de Juillet au second Empire », Histoire de l’éducation, 93 | 2002, 117-123.
Référence électronique
Gilles Rouet, « JACQUET-FRANCILLON (François). – Instituteurs avant la République. La profession d’instituteur et ses représentations de la monarchie de Juillet au second Empire », Histoire de l’éducation [En ligne], 93 | 2002, mis en ligne le 15 janvier 2009, consulté le 07 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/924 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.924
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