CHESSEL (Marie-Emmanuelle), PAVIS (Fabienne). – Le Technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion
CHESSEL (Marie-Emmanuelle), PAVIS (Fabienne). – Le Technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion. / Préface de Patrick Fridenson. Postface de Jean-Claude Cuzzi et Jean-Marie Doublet. – Paris : Belin, 2001. – 286 p. (Histoire de l’éducation).
Full text
1Dans cet ouvrage, les auteurs suggèrent que la rencontre des trois types d’acteurs désignés dans le titre permet d’expliquer l’institutionnalisation du secteur de formation supérieur en gestion des entreprises, dont elles proposent également une synthèse de l’évolution en France entre 1960 et 1980. La démonstration s’appuie sur deux éléments : d’une part la création de la FNEGE (Fondation nationale pour l’enseignement de la gestion) en 1968 et, d’autre part, l’analyse d’une activité spécifique de cet organisme : la formation de formateurs en gestion des entreprises grâce à des séjours en Amérique du Nord.
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2Bien évidemment, l’histoire de l’enseignement supérieur de gestion ne commence pas avec la création de la FNEGE, à condition de considérer, et de définir, le champ de la gestion comme celui « d’apprendre à gérer les affaires », comme le suggère la première phrase de la préface. Patrick Fridenson rappelle d’ailleurs, en quelques lignes, une genèse ancienne, depuis la formation d’ingénieurs, dès avant 1750, jusqu’aux prémisses proposées par les universités de Nancy (1905) ou de Grenoble (1912). Mais les années 1960 et 1970 sont essentielles puisque « la France a pris un tournant » et que se construisent alors « quatre piliers de la sagesse gestionnaire française »1 : la FNEGE, l’Université qui développe enseignements et recherches en sciences de gestion, les écoles de commerce qui connaissent alors une expansion énorme et les écoles d’ingénieurs qui intègrent la nécessité d’une recherche managériale.
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3Dans l’introduction de l’ouvrage, les auteurs précisent leurs hypothèses : « avant les années 1960, les formations à la gestion ne sont pas considérées comme des formations supérieures ». Il s’agit alors d’un ensemble « d’outils et de méthodes » et non encore d’une « discipline institutionnalisée dans l’enseignement supérieur qui attire les étudiants et bénéficie d’une certaine visibilité sociale »2.
- 3 p. 25.
- 4 pp. 46-49.
- 5 En liaison, notamment, avec le champ de l’analyse de la « gouvernance » des entreprises.
- 6 L’action de Pierre Tabatoni, initiateur notamment, après une tentative d’installation d’un doctorat (...)
- 7 En abandonnant évidemment tout projet de formation de cadres moyens.
4L’ouvrage s’articule en trois parties, relativement autonomes, complétées par une importante bibliographie récente et un index très utile des personnes citées. Dans la première partie, Marie-Emmanuelle Chessel décrit la « genèse de la FNEGE », fondée sur l’évidence d’un « retard quantitatif et qualitatif de la France en matière de formation des ingénieurs et autres cadres »3. C’est dans un contexte de mutation des universités françaises, d’évolution de la logique de planification et de volonté politique de réformes de certaines institutions que, malgré méfiance et attitude défensive des organisations patronales, la FNEGE est légalement constituée. Il s’agit bien de lier l’objectif de productivité des entreprises à l’évolution des formes de gestion des entreprises : comment, politiquement, établir le lien entre les nouvelles structures ? Le développement consacré à cet aspect est passionnant4 et pourrait à l’évidence faire l’objet d’un travail de recherche spécifique5. On comprend très bien, dans cette partie, la liaison entre politiques (les « technocrates ») et entreprises (les « patrons »), notamment par l’implication directe des professionnels dans la FNEGE, les « professeurs » tentant, dans le même temps, d’installer les sciences de gestion au sein des universités6. Les objectifs de la FNEGE se limitent très vite aux seuls cadres dirigeants : un marché relativement réduit de la formation en gestion des entreprises. Il s’agit d’une entrée par le haut des sciences de gestion dans l’enseignement supérieur qui relativisent évidemment la portée des actions envisagées : former rapidement des professeurs pour fournir des cadres supérieurs7.
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- 9 Avec un ratio d’un cadre de gestion pour 30 cadres en activité. Cette analyse correspond évidemment (...)
- 10 p. 123.
- 11 L’objectif de 700 futurs enseignants formés Outre-atlantique est atteint en 1975.
5La deuxième partie, « à la recherche du management en Amérique », prolonge cette genèse et décrit dans le détail les implications des acteurs de la FNEGE entre 1969 et 1974. À partir de sources institutionnelles (archives du premier ministre et des ministères) et des archives de la FNEGE complétées par une soixantaine d’entretiens avec des acteurs, Marie-Emmanuelle Chessel met en évidence, d’une part la fragilité de la fondation liée à la confrontation des acteurs et de leurs logiques, d’autre part l’émergence d’un projet fondateur : former des formateurs. Pour Charles Giraud, secrétaire général de la FNEGE en 1969, « le nombre de cadres dirigeants ou de gestion intéressés par les problèmes de perfectionnement » est évalué à « 360 000 personnes (soit 210 000 pour le privé et 150 000 pour le public) »8. À cet objectif de formation continue s’ajoute un objectif de formation initiale : Il conviendrait de former au niveau supérieur au moins dix mille cadres par an9. Mille professeurs aidés par deux mille assistants auraient ainsi été nécessaires à partir de 1976. Cette analyse de besoins permet de justifier le programme de la fondation, après relativisation quantitative : former 700 enseignants dont 400 à l’étranger. La FNEGE va donc tenter de mettre en œuvre cette démarche en finançant en partie ces formations. Au total, « 288 personnes auront été formées en Amérique du Nord entre 1969 et 1973 »10 soit une bonne partie de l’objectif visé. À partir de 1973, ces programmes de formation de formateurs à l’étranger sont réduits jusqu’à une dizaine de boursiers en 1976 et les activités de la FNEGE sont redéployées11 : l’évolution des formations universitaires, des Instituts d’administration des entreprises (IAE), des écoles consulaires, la création de l’agrégation du supérieur en sciences de gestion sont autant d’éléments qui relativisent la pertinence du programme initial.
- 12 On peut se demander si le choix du terme « apôtres », après celui de « missionnaires », illustre l’ (...)
- 13 p. 154.
- 14 p. 167.
6La dernière partie, rédigée par Fabienne Pavis, « une génération d’apôtres du management »12, analyse les carrières des boursiers de la FNEGE. L’enquête par questionnaire réalisée à cet effet aboutit à la constitution d’un corpus de 158 réponses. Qui étaient ces boursiers ? À 97 %, des hommes, d’origine sociale moyenne ou supérieure, diplômés d’une école de commerce (36 %), d’une école d’ingénieurs (29 %) ou de l’université. Plus de 80 % des boursiers s’engagent dans l’enseignement à leur retour d’Amérique et 16 % travaillent directement en entreprise sans enseigner. L’analyse des profils des boursiers permet d’expliciter les critères de sélection de la FNEGE, exercice auquel ne se livre pas l’auteur qui centre son développement sur les effets du « choc culturel vécu lors du séjour au sein des business schools »13, revenant ainsi à la « fascination » pour l’état d’esprit et le style de vie américain. Plus de vingt ans après leur séjour, les boursiers, pionniers ou missionnaires, relatent encore leurs difficultés, face à des résistances au changement, regrettant les « conditions d’exercice du métier d’enseignant de gestion qu’ils ont expérimenté »14. Des entretiens auraient certainement permis d’aller plus loin dans l’analyse de ces expériences et on peut regretter la juxtaposition d’éléments subjectifs, liés aux impressions ou aux souvenirs, avec des éléments objectifs, relatifs aux carrières individuelles : qui enseigne quoi, où et comment ? De plus, quelles étaient les stratégies de ces boursiers ? Suffisait-il réellement de proposer une « mission » ou un avenir radieux pour emporter l’adhésion de jeunes diplômés issus, dans la plupart des cas, de formations prestigieuses ?
- 15 Notons qu’à aucun moment, les auteurs ne proposent une description de cette formation à l’américain (...)
7La question essentielle, d’un point de vue institutionnel, est formulée page 167 : « dans quelle mesure l’arrivée de jeunes gens formés à l’américaine15 sur le marché français de la formation à la gestion a-t-il eu l’effet escompté de modernisation et de professionnalisation » ? Les deux derniers chapitres proposent des éléments de réponse à cette question : d’une part, avec l’analyse des « trajectoires » des nouveaux « missionnaires », d’autre part, avec l’exploration d’études de cas (ESSEC, IAE d’Aix-en-Provence, ESC Lyon et ESC Rouen) dont certaines relativisent l’impact réel du retour des boursiers sur le développement des institutions de formation.
8Cette histoire de l’enseignement supérieur de gestion annoncée dans le sous-titre ne propose donc pas une analyse des offres de formation supérieure en réponse à des demandes de formation en management ou de qualifications spécifiques. Il s’agit bien plus de décrire quand et comment l’enseignement de la gestion devient universitaire, de statut comme de reconnaissance. Cette construction historique très bien documentée est donc plus une histoire institutionnelle qu’une histoire du champ des sciences de gestion, une histoire institutionnelle qui reste, de plus, limitée à la FNEGE, replacée, fort heureusement, dans son contexte idéologique et politique.
- 16 Ce qui pose évidemment, et constamment, au moins deux types de problèmes : celui de la visibilité i (...)
- 17 p. 13.
- 18 Au même titre que n’importe quel champ scientifique.
- 19 Les auteurs rappellent que « 4 500 missionnaires français, patrons, ingénieurs et représentants du (...)
9Comme d’autres champs universitaires, systématisés historiquement au sein des sections du Conseil national des Universités ou bien du Centre national de la recherche scientifique16, les sciences de gestion apparaissent sur le terrain plutôt par scissions institutionnelles que par création ex nihilo. L’histoire des facultés, UER puis UFR illustre assez bien cette évolution : les sciences économiques s’autonomisent par rapport au droit, puis les sciences de gestion par rapport aux sciences économiques. Les IAE se développent à partir du début des années 1960 et, effectivement, enseignent la gestion « à titre complémentaire »17. Il s’agit bien de répondre à une demande de formation : les sciences de gestion ne peuvent pas être considérées comme des invariants historiques18 et l’inspiration du modèle américain entraîne tout à la fois un constat politique du manque d’institutions de formation en management, une augmentation des demandes de formation spécifique et un désir de reconnaissance académique de nouvelles spécialités. La fascination pour l’Outre-Atlantique19 a donc certainement correspondu à l’évolution du management des entreprises françaises et les initiatives de la FNEGE auront des effets concrets sur certaines institutions et leur développement, parfois en rupture. Il faudrait, pour éclairer cette analyse, mettre en parallèle l’histoire institutionnelle avec l’évolution des types de recrutements et des qualifications demandées dans les entreprises, en prenant aussi en compte les cadres moyens de gestion.
10En définitive, l’ouvrage présenté, s’il ne correspond qu’imparfaitement au projet annoncé, a le mérite d’initier de nouvelles pistes de recherches, par exemple sur la délimitation du champ même des sciences de gestion ou sur l’histoire pédagogique de l’enseignement du management. Ainsi, une histoire de l’enseignement et de la recherche universitaire en sciences de gestion reste à écrire. Le lecteur pourrait considérer comme relativement monographique cette histoire d’une institution « atypique », la FNEGE, et presque anecdotique cette exploration de la formation Outre-Atlantique de sept cents futurs enseignants de gestion. La dimension même de l’objet d’étude permet justement une exploration fine et riche d’enseignement : en ce sens, l’ouvrage constitue une des premières explorations de « l’histoire de l’enseignement supérieur de gestion ».
Notes
1 p. 5.
2 p. 12.
3 p. 25.
4 pp. 46-49.
5 En liaison, notamment, avec le champ de l’analyse de la « gouvernance » des entreprises.
6 L’action de Pierre Tabatoni, initiateur notamment, après une tentative d’installation d’un doctorat d’État en administration des entreprises, de l’arrêté de 1971 instituant les maîtrises de Sciences de Gestion dans les universités, mériterait un développement complémentaire.
7 En abandonnant évidemment tout projet de formation de cadres moyens.
8 p. 106.
9 Avec un ratio d’un cadre de gestion pour 30 cadres en activité. Cette analyse correspond évidemment à la structure des entreprises à cette époque.
10 p. 123.
11 L’objectif de 700 futurs enseignants formés Outre-atlantique est atteint en 1975.
12 On peut se demander si le choix du terme « apôtres », après celui de « missionnaires », illustre l’analyse des auteurs ou bien la compréhension des acteurs.
13 p. 154.
14 p. 167.
15 Notons qu’à aucun moment, les auteurs ne proposent une description de cette formation à l’américaine. Quelques éléments apparaissent au travers de l’analyse des réponses des interviewés, pp. 158-161.
16 Ce qui pose évidemment, et constamment, au moins deux types de problèmes : celui de la visibilité internationale des champs, d’une part, et celui de la pertinence des « marges » et des évolutions de la recherche scientifique, d’autre part.
17 p. 13.
18 Au même titre que n’importe quel champ scientifique.
19 Les auteurs rappellent que « 4 500 missionnaires français, patrons, ingénieurs et représentants du monde ouvrier, sont allés visiter les usines américaines dans l’objectif de comprendre les ressorts de la puissance économique américaine », à partir de la reconstruction de l’après-guerre (p. 14).
Top of pageReferences
Bibliographical reference
Gilles Rouet, “CHESSEL (Marie-Emmanuelle), PAVIS (Fabienne). – Le Technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion”, Histoire de l’éducation, 101 | 2004, 124-128.
Electronic reference
Gilles Rouet, “CHESSEL (Marie-Emmanuelle), PAVIS (Fabienne). – Le Technocrate, le patron et le professeur. Une histoire de l’enseignement supérieur de gestion”, Histoire de l’éducation [Online], 101 | 2004, Online since 06 January 2009, connection on 07 October 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/histoire-education/779; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/histoire-education.779
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